mercredi 24 juin 2015

Son dernier coup d'archet Arthur Conan Doyle ( nouvelle Angleterre )


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                                                         Son dernier coup d'archet

            Il était 9 heures du soir en ce deuxième jour d'août... le plus beau terrible mois d'août de l'histoire mondiale. Déjà on eût pu se dire que la malédiction divine pesait sur ce monde dégénéré, car un silence impressionnant et un vague sentiment d'attente imprégnaient la touffeur. Le soleil était couché depuis longtemps mais, loin à l'ouest, une traînée rouge sang balafrait la ligne d'horizon, pareille à une plaie béante. Au-dessus, les étoiles resplendissaient, dessous, les lumières des navires scintillaient dans la baie. Les deux célèbres Allemands, debout devant le parapet de pierre qui bordait l'allée du jardin, tournaient le dos à la longue et basse demeure aux pignons massifs derrière eux, contemplaient la vaste étendue de plage qui s'étirait au pied de la grande falaise de craie au faîte de laquelle von Bork, tel un aigle errant, était venu se percher quatre ans auparavant. Côte à côte, leurs deux têtes toutes proches, ils échangeaient à voix basse des propos confidentiels.Vus d'en bas les deux points rougeoyants de leurs cigares auraient pu passer pour les yeux incandescents de quelque malveillant démon scrutant les ténèbres.
            Un individu étonnant que ce von Bork, un individu qui n'avait certes pas son pareil parmi tous les agents dévoués du Kaiser. Ce furent ses talents qui le firent initialement remarquer pour la mission en Angleterre, la plus importante de toutes, mais depuis qu'il en était chargé, les talents en question étaient devenus de plus en plus manifestes aux yeux des cinq ou six hommes au monde ayant connaissance de la vérité. Son compagnon du moment était justement de ces derniers : le baron von Herling, secrétaire principal de la légation, dont l'énorme Benz-100 chevaux bloquait la petite route de campagne en attendant de véhiculer confortablement son propriétaire pour le ramener à Londres.
            - Pour autant que je puisse augurer du cours des événements vous serez probablement de retour à Berlin dans la semaine, affirmait le secrétaire. Je crois qu'en arrivant là-bas, mon cher von Bork, vous serez surpris de l'accueil qui vous sera fait. Il se trouve que je sais ce qu'on pense en haut lieu de votre travail dans ce pays.
            Individu gigantesque, massif, épais, grand, le secrétaire était doté d'une élocution lente et pesée qui constitué l'atout majeur de sa carrière politique. Von Bork se mit à rire.
            - Les gens ne sont pas très difficiles à berner, déclara-t-il,. On ne saurait imaginer peuple plus docile, plus ingénu.
Résultat de recherche d'images pour "voiture benz 100 chevaux annee 1900"*            - Je ne suis pas de cet avis, répondit pensivement l'autre.Ils ont des limites curieuses et il faut apprendre à les connaître. C'est précisément leur apparente ingénuité qui trompe l'étranger. On a tout d'abord l'impression qu'ils sont complètement mous, puis on tombe tout à coup sur quelque chose de très coriace, alors on comprend qu'on vient d'atteindre la limite et qu'il faut s'adapter à la situation. Ils ont, par exemple, ces coutumes insulaires qu'il est tout bonnement impératif d'observer.
            - Vous parlez des " convenances " et autres choses du même genre ?
            Von Bork soupira comme quelqu'un qui aurait déjà beaucoup enduré.
            - Je parle des préjugés britanniques dans toutes leurs manifestations bizarres. A titre d'exemple je vous citerai l'un de mes pires faux pas, je peux me permettre d'en parler, vous connaissez assez mon travail pour être au courant de réussites. Cela se passa alors que je venais d'arriver dans le pays pour la première fois. Je fus invité à une réception, un samedi dans la maison de campagne d'un ministre du gouvernement. Les conversations y étaient incroyablement imprudentes.
            Von Bork hocha la tête.
            - J'ai connu ça, répondit-il laconiquement.
            - Très juste. Là-dessus, naturellement, j'envoyai à Berlin un résumé des informations glanées. Notre bon chancelier, qui n'a malheureusement guère de doigté dans ce genre d'affaires, propagea une remarque prouvant qu'il était informé de ce qu'il s'était dit. Du coup, bien sûr, la piste remonta directement jusqu'à moi. vous n'avez pas idée du mal que cela me fit. Nos hôtes britanniques n'avaient  plus rien de mou, en l'occurrence, je puis vous l'assurer. J'ai mis deux ans à rattraper cela. De votre côté, le rôle de sportif que vous jouez...
            - Non, non, ne dîtes pas qu'il s'agit d'un rôle. Un rôle c'est quelque chose de superficiel. Mon attitude est tout à fait naturelle. Je suis un sportif né. Je goûte profondément le sport.
            - Eh bien ! c'est d'autant plus efficace. Vous prenez part à leurs régates, à leurs parties de chasse, de polo, vous les égalez en tous sports, votre attelage rafle le prix à l'Olympia. J'ai même entendu dire que vous alliez jusqu'à boxer avec les jeunes officiers. Quel est le résultat ? Personne ne vous prend au sérieux. Vous êtes " un chic type, tout à fait fréquentable  pour un Allemand ", un jeune casse-cou aimant boire sec, faire la fête et se coucher à l'aube. Et, pendant ce temps-là, dans la paisible demeure campagnarde qui est la vôtre, se fomente la moitié des offensives de l'Angleterre, et son propriétaire si sportif est l'agent secret le plus habile d'Europe. Génial, mon cher von Bork, génial !
            -Vous me flattez, baron. Mais je puis certes affirmer que les quatre années que j'ai passées dans ce pays n'ont pas été inutiles. Je ne vous ai jamais montré ma petite réserve. Cela vous ennuierait-il d'entrer un instant ?
            La porte du bureau donnait directement sur la terrasse. Von Bork la poussa, puis entra le premier et abaissa le commutateur électrique. Il ferma ensuite la porte derrière la robuste silhouette qui le suivait et tira soigneusement les rideaux devant la fenêtre grillagée. Ce fut seulement une fois toutes ces précautions prises et vérifiées qu'il tourna son visage hâlé d'oiseau de proie vers son invité.
            - Une partie de mes documents n'est plus là, expliqua-t-il. En partant pour Flushing  ma femme et les domestiques ont emporté les importants, pour les autres il faut, bien sûr, que je requière la protection de l'ambassade.
            - Votre nom figure déjà sur la liste des membres de l'escorte personnelle. Il n'y aura aucun problème ni pour vos bagages, ni pour vous-même. Bien entendu, il se peut tout aussi bien que nous n'ayons pas besoin de partir. L'Angleterre abandonnera peut-être la France à son sort. Nous sommes certains qu'il n'existe pas de traité d'alliance entre les deux pays.
            - Et la Belgique ?
            - Pareil pour la Belgique.
            Von Bork hocha négativement la tête.                                             civilwartalk.com
            - Je ne comprends pas comment cela se pourrait . Il existe bel et bien un traité. Jamais l'Angleterre ne relèverait la tête après un tel affront.
            - Au moins préserverait-elle la paix pour le moment.
            - Mais son honneur ?
            - Bah ! nous vivons une époque utilitaire, mon cher monsieur. L'homme est une notion médiévale. Du reste l'Angleterre n'est pas prête. C'est un fait inimaginable, mais même notre impôt de guerre spécial de cinquante millions, dont on pouvait penser qu'il révélait aussi clairement nos intentions que si nous avions placardées en première page du Times n'a pas tiré ces gens de leur léthargie. Ça et là , on entend une question. J'ai pour tâche de trouver une réponse. Ça et là, de même, on s'échauffe. J'ai pour tâche d'apaiser les esprits. Mais je peux vous certifier que dans les domaines essentiels, stockage des munitions, préparation des attaques sous-marines, installations destinées à la fabrication d'explosifs lourds, rien n'est au point. Alors, comment l'Angleterre pourrait-elle intervenir ? D'autant que nous lui avons mitonné un brouet diabolique entre guerre civile irlandaise, émeutes de suffragettes, et Dieu sait quoi qui l'empêche de s'occuper de ses voisins.
            - Elle doit bien songer à son avenir.
            - Ah ! ça c'est une autre histoire. J'ai idée que pour ce qui est de l'avenir nous avons nos propres projets bien arrêtés pour l'Angleterre et que vos renseignements seront pour nous d'une importance capitale. Pour John Bull, notre ami l'Anglais, ce sera aujourd'hui ou demain, au choix. S'il préfère opter pour aujourd'hui, nous sommes fin prêts. S'il choisit demain nous le serons encore plus. A mon avis, il serait plus sage leur part de combattre avec des alliés que sans, mais c'est leur affaire. Cette semaine est celle qui décidera de leur destinée. Mais vous parliez de vos documents.
            Assis dans le fauteuil, la lumière se reflétant sur son gros crâne dégarni, il se mit à tirer calmement sur son cigare à petites bouffées. Au fond de la grande pièce lambrissée de chêne, tapissée de livres, était tirée une tenture. Une fois écartée celle-ci révéla un grand coffre-fort à ferrures de cuivre. Von Bork détacha une petite clé de sa chaîne de montre et, au terme de longues manipulations de serrure, ouvrit en grand la lourde porte.
            - Voyez ! lança-t-il en s'écartant avec un geste de la main.
            La lumière inonda crûment l'intérieur du coffre béant, et le secrétaire d'ambassade contempla avec intérêt, captivé, les rangées de cases bourrées de documents qu'il contenait. Chacune des cases avait son étiquette : en les parcourant du regard, son oeil saisit une longue succession d'intitulés tels que " Gués - Défense portuaire - Aéroplanes - Irlande - Egypte - Forts de Porsmouth - Manche - Rosythe ", parmi une infinité d'autres. Une forêt de documents et de plans dépassait de chaque compartiment.
            -  Colossal : s'écria le secrétaire.
            Posant son cigare il applaudit claquant sans bruit ses mains dodues.
            - Et tout cela en quatre ans, baron. Pas si mal pour un propriétaire rural buvant sec et courant par monts et par vaux. Mais la perle de ma collection va arriver. En voici l'écrin tout prêt.
            Du doigt il désigna un emplacement au-dessus duquel était inscrit : " Signaux navals ".
            - Mais vous avez déjà là un dossier copieux.
            - Plus d'actualité, bon à jeter. L'Amirauté a été alertée, Dieu sait comment, et tous les codes ont changé. Ce fut un rude coup, baron... le pire revers de toute ma campagne. Mais grâce à mon chéquier et à ce brave Altamont, tout sera réparé ce soir.
            Le baron consulta sa montre et poussa une exclamation de déception gutturale.
           - Ma foi, je ne peux vraiment pas rester plus longtemps. Comme vous vous en doutez, il y a du mouvement à Carlton Terrace, en ce moment, et il faut que nous soyons tous à nos postes. J'avais espéré être en mesure de rapporter des nouvelles de votre grand coup de main. Altamont n'a-t-il pas précisé d'heure ?
            Von Bork poussa un télégramme vers son interlocuteur : '  Viendrai sans faute ce soir. Apporterai nouveau jeu bougies Altamont ".
            - Un jeu de bougies ?
            - Vous comprenez, il se fait passer pour un expert en mécanique et j'ai, moi, un garage complètement équipé. Notre code attribue un nom de pièce détachée à chaque information susceptible de se présenter. Si Altamont mentionne un radiateur il s'agit d'un cuirassé, une pompe à huile c'est un croiseur, et ainsi de suite. Un jeu de bougies désigne les signaux navals.
            - Expédié de Portsmouth à midi, constata la commissaire en examinant l'adresse d'origine du télégramme. A propos, que lui donnez-vous en retour ?
            - Cinq cents livres pour cette mission spécifique. Bien entendu, il a également un salaire.
            - Gourmand, le bougre. Ces traîtres ont leur utilité, mais c'est à contre-coeur que je leur verse le prix de leur forfait.
            - Je ne verse rien à contre-coeur à Altamont. C'est un excellent agent. S'il est vrai que je le paie bien, au moins me livre-t-il la marchandise, pour reprendre son expression. Du reste, ce n'est pas un traître. Les sentiments que professent les plus pangermanistes de nos " junker " à l'égard de l'Angleterre ne sont, je vous l'assure, que roucoulades timorées à côté des propos que tien un Irlandais d'Amérique vraiment enragé.
            - Ah ? Un Irlandais d'Amérique ?
           - Si vous l'entendiez parler vous n'auriez aucun doute là-dessus. J'ai parfois du mal à le comprendre, je vous l'assure. Apparemment il a aussi bien déclarer la guerre à l'anglais du roi qu'au roi des Anglais. Faut-il vraiment que vous partiez ? Il se peut qu'il arrive d'ici une minute.
           - Je suis navré mais je suis déjà resté plus longtemps que je ne pouvais me le permettre. Nous vous attendons demain matin de bonne heure, et quand vous aurez glissé ce manuel de signaux dans la chatière, sur le perron du duc d'York, vous pourrez refermer triomphalement votre dossier concernant l'Angleterre. Quoi ! du Tokay ?
            Le secrétaire désignait une bouteille poussiéreuse au bouchon encapuchonné de cire posée sur un plateau et flanquée de deux verres à pied.
            - Puis-je vous en offrir un verre avant que vous repartiez ?
            - Non merci. Mais c'est la grande vie, dites-moi ?
           - Altamont est un fin connaisseur en vins, et il s'est entiché de mon tokay. C'est un gaillard ombrageux qu'il convient de ménager à l'aide de petites choses. J'ai intérêt à creuser le sujet, je vous l'assure.
            Les deux hommes étaient tranquillement ressortis sur la terrasse qu'ils longèrent jusqu'à son extrémité où, au tour de doigts que donna le chauffeur du baron, la grande automobile frémit et toussa.
 **         - Ces lumières sont celles de Harwick, je suppose, demanda le secrétaire en enfilant son cache-poussière. Comme tout cela semble calme et paisible. On verra peut-être d'autres lumières avant la fin de la semaine, et la côte anglaise risque d'être moins tranquille ! Le ciel aussi risque d'être plus animé si notre bon Zeppelin tient toutes ses promesses. A propos, qui est cette personne ?
            Il n'y avait qu'une fenêtre éclairée derrière les deux hommes. Près de la vitre une lampe, à côté de laquelle, assise devant une table, se trouvait une délicieuse petite vieille au teint vermeil portant une coiffe campagnarde. Penchée sur son tricot elle s'interrompait de temps à autre pour caresser un gros chat noir installé sur un tabouret à côté d'elle.
            - C'est Martha, l'unique domestique que j'ai gardée avec moi.
            Le secrétaire ricana.
            - C'est quasiment Britannia personnifiée; lança-t-il, toute à ses petites affaires, avec son air douillet et endormi. Sur ce, von Bork, au revoir.
            Sur un dernier signe d'adieu, il sauta en voiture et l'instant d'après les deux pinceaux dorés des phares s'élancèrent à l'assaut de l'obscurité. Bien installé sur la banquette rembourrée de sa luxueuse limousine, absorbé qu'il était par la perspective de l'imminente tragédie qu'allait connaître l'Europe, ce fut à peine si le secrétaire remarqua qu'en tournant pour rejoindre la rue principale du village son automobile manqua de peu une petite Ford venant en sens contraire.
            Quand les dernières lueurs des phares eurent disparu au loin, von Bork regagna lentement le bureau, remarquant au passage que sa vieille gouvernante avait éteint la lampe et regagné sa chambre. C'était un sentiment nouveau pour lui que le silence et l'obscurité qui baignaient sa longue demeure habituellement habitée par une famille et une domesticité nombreuses. Il se sentait soulagé, toutefois, de les savoir tous en sécurité et de penser que, mis à part la vieille femme qui s'était attardée dans la cuisine, il disposait de la maison entière pour lui seul. Un gros travail de tri dans son bureau l'attendait. Il s'attela à la tâche, et bientôt les flammes où se consumaient les documents embrasèrent son beau visage impérieux. Dans une mallette de cuir posée sur son bureau il entassa très soigneusement, méthodiquement, le précieux contenu de son coffre-fort.. Mais à peine avait-il commencé que son ouïe perçante décela un bruit éloigné de moteur. Aussitôt, avec une exclamation satisfaite, il sangla la mallette, ferma le coffre à clé et se précipita sur la terrasse. Il arriva juste à temps pour voir les lumières d'une petite automobile s'arrêter au portail. Un passager à terre s'avança prestement à sa rencontre, pendant que le chauffeur, vieil homme robuste à moustache grise, prenait la pose de qui se résigne à observer une longue veille.
            - Alors ? s'enquit avidement von Bork en accourant vers son visiteur.
            Pour toute réponse, l'homme brandit triomphalement un petit paquet enveloppé de papier brun.
           - Vous pouvez me gratifier de la poignée de main des grands jours, monsieur ! s'écria l'homme. J'ai enfin décroché la timbale.
           - Les signaux ?
           - Comme je l'ai annoncé dans mon câble. Tous, jusqu'au dernier. Signaux à bras, codes lumineux, Marconi... une copie, notez bien, pas l'original. C'était trop dangereux. Mais c'est la marchandise qu'il vous faut, vous pouvez en être sûr.
            Il abattit la main sur l'épaule de l'Allemand avec une rude familiarité qui fit tressaillir ce dernier.
            - Entrez, dit von Bork. Il n'y a que moi dans la maison. Je n'attendais plus que ça. Bien entendu, une copie est préférable à l'original. Si l'original disparaissait, ils modifieraient tous leurs plans. Vous ne pensez pas que cette copie présente le moindre défaut ?
 ***       L'Irlandais d'Amérique entré dans le bureau, étira ses longs membres du fond du fauteuil. C'était un grand individu osseux d'une soixantaine d'années aux traits bien dessinés, portant un petit bouc qui le faisait ressembler dans l'ensemble aux caricatures de l'Oncle Sam. Un cigare à demi fumé, détrempé, pendait au coin de sa bouche. En s'asseyant il craqua une allumette et le ralluma.
           - On déménage ? lança-t-il en regardant autour de lui. Dites voir, monsieur, reprit-il lorsque son regard tomba sur le coffre dont la tenture était à présent ôtée, vous n'allez pas me faire croire que vous gardez vos documents là-dedans ?
            - Pourquoi ne le ferais-je pas ?
            - Pardi ! dans un machin grand ouvert comme ça ! et on vous prend pour un espion du tonnerre. Ma parole, un espion yankee percerait ça avec un ouvre-boîtes. Si j'avais su qu'une seule de mes lettres allait finir dans un truc comme ça, il aurait vraiment fallu que je sois poire pour vous écrire.
            - Aucun escroc ne trouvera le moyen de forcer ce coffre, répliqua von Bork. Ce métal ne peut être découpé avec aucun outil.
            - Et la serrure ?
            - Non, c'est une serrure à double combinaison. Vous savez en quoi ça consiste ?
            - Dîtes-moi donc ça, dit l'Américain.
            - Eh bien, il faut composer un mot accompagné d'un groupe de chiffres pour pouvoir faire fonctionner la serrure.
            Von Bork se leva et montra les deux molettes concentriques autour du trou de la serrure.
            - Les lettres se trouvent sur la plus grande, et les chiffres sur la petite.
            - Bien, bien, pas mal.
            - Le système n'est donc pas aussi simple que vous pensiez. Il y a quatre ans que j'ai fait fabriquer ce coffre, et que croyez-vous que j'ai choisi comme combinaisons de lettres et de chiffres ?
            - Je ne vois pas.
            - Eh bien : j'ai choisi " août " comme mot, et " 1914 " pour les chiffres, et nous y voilà.
            La physionomie de l'Américain révéla une surprise admirative.
            - Mince alors, c'est rudement fort ! Vous aviez joliment vu venir le coup.
            - Oui, peu d'entre nous, même à ce moment-là, auraient pu prévoir la date. Voilà, et je plie bagage demain matin.
            - Ma foi, j'ai idée que vous allez devoir me caser dans vos bagages. Pas question que je reste tout seul dans ce foutu pays. A ce que je vois, d'ici une semaine au maximum, l'ami John Bull va se mettre debout sur ses pattes arrière et faire du vilain. Je préférerais assister au spectacle de la rive d'en face.
            - Vous êtes pourtant citoyen américain ?
            - Ma foi, Jack James était aussi citoyen américain, et ça ne l'empêche pas de croupir dans les prison de Sa Majesté. Il est à Portland. On peut toujours dire aux flics britanniques qu'on est citoyen américain ça les laisse froids. " Ce qu'on observe ici c'est l'ordre public britannique ", qu'ils disent. A propos, monsieur, en
parlant de Jack James, je trouve que vous n'avez pas l'air de protéger vos agents tant que ça.
            - Qu'entendez-vous par là ? rétorqua sèchement von Bork.
            - Ma foi, c'est bien vous qui les employez, hein ? Donc à vous de veiller à ce qu'ils ne tombent pas. Pourtant ils tombent quand même, mais on ne vous a jamais vu les tirer d'affaires. Prenez James...
            - Ce qui est arrivé était de sa faute, vous le savez bien. Il ne voulait en faire qu'à sa tête. Ca ne convenait pas pour ce genre de missions.
            - James était une tête de lard... je vous l'accorde, mais ensuite il y a eu Hollis.
            - Ce type était fou.
Résultat de recherche d'images pour "vieille femme 1900 peinture"            - Eh bien ! Il avait l'esprit un peu embrumé, les derniers temps. Etre obligé de jouer un rôle du matin au soir au beau milieu d'une centaine de types tous prêts à aviser les flics, il y a de quoi devenir maboul. Et voilà que maintenant c'est Steiner...
            Von Brock tressaillit violemment et son visage coloré pâlit légèrement.
            - Que se passe-t-il avec Steiner ?
            - Eh bien ! Ils l'ont coffré, voilà tout. Ils ont fait une descente dans son magasin hier soir, si bien que lui et ses documents se retrouvent tous à la prison de Portsmouth. Vous, vous levez camp, mais lui, le pauvre diable, il va devoir payer les pots cassésn et, s'il n'y laisse pas la vie, il aura de la chance. Voilà pourquoi je veux traverser la Manche en même temps que vous.
            Von Bork était un homme solide et peu démonstratif, mais on constatait sans peine que la nouvelle lui avait porté un coup.
            - Comment ont-ils pu arriver jusqu'à Steiner ? marmonna-t-il. Ca c'est le pire de tout.
            - Ma foi, il a failli vous arriver encore pire, car je crois qu'ils ne sont pas loin de s'en prendre à moi.
            - Vous ne parlez pas sérieusement !
            - Que si ! ma logeuse, là-bas à Fratton, a eu droit à quelques questions, alors en apprenant ça, j'ai senti qu'il devenait temps pour moi d'activer les choses. Mais ce que je voudrais savoir, monsieur, c'est comment les flics ont eu vent de tout ça. Steiner est le cinquième agent que vous perdez depuis que j'ai signé avec vous, et pour peu que je m'attarde sur place, je connais le sixième. Comment expliquez-vous ça ? Vous n'avez aucun scrupule à voir vos hommes tomber comme ça ?
            Von Bork s'empourpra violemment.
            - Comment osez-vous tenir de tels propos ?
            - Si je n'osais jamais rien, monsieur, je ne serais à votre service. Mais ce que je pense, je vais vous le dire tout net. Il m'est venu aux oreilles que vous autres, politiciens allemands, ça ne vous chagrine pas trop qu'un agent se retrouve à l'ombre dès qu'il a terminé sa mission.
            Von Bork se leva d'un bond.
            - Osez-vous insinuer que j'aie livré mes propres agents ?
            - Je n'ai pas affirmer ça, monsieur, mais il y a un indic ou une arnaque quelque part, et c'est à vous de découvrir où. Pour moi, de toute manière, prendre des risques, c'est fini. Moi, la Hollande m'attend, alors le plus tôt sera le mieux.
            Von Bork avait dominé sa colère.
            - Vous et moi sommes alliés depuis trop longtemps pour nous disputer à l'heure même de la victoire, lança-t-il. Vous avez fait de l'excellent travail et pris des risques, je ne saurais l'oublier. Quoi qu'il en soit, allez en Hollande et, de Rotterdam, vous pourrez prendre un bateau pour NewYork. Aucune autre ligne maritime ne sera sûre d'ici une semaine. Je vais prendre le manuel et le boucler dans mes bagages avec le reste.
            L'Américain tenait le petit paquet à la main, mais il ne fit pas mine de le remettre à son hôte.
           - Et pour le pèze, alors ? s'enquit-il.
           - Le quoi ?
           - La galette, la récompense. Les 500 livres. Le canonnier est devenu méchamment gourmand sur la fin et il a fallu que je sorte 100 dollars de plus pour arranger le coup, sans quoi ç'aurait été niet pour vous et moi. Rien à faire qu'il disait, et il était bien décidé à ne pas changer d'avis avec ça, mais les 100 dollars ont tout réglé. En tout ça m'a coûté 200 livres, alors il n'y a pas grande chance que je lâche le manuel sans empocher le magot.
            Von Bork sourit avec un brin d'amertume.
             - Vous n'avez pas l'air de nourrir une haute opinion de mon honneur, constata-t-il. Vous demandez l'argent avant de me remettre le manuel.
            - Ma foi, monsieur, c'est une proposition d'affaire.
            - C'est bon. A votre guise.
            Il s'assit devant la table et griffonna un chèque qu'il arracha du livret, sans pour autant le donner à son interlocuteur.
            - Après tout, monsieur Altamont, puisqu'il faut que nos relations en arrive là, je ne vois pas pourquoi je me fierais plus à vous que vous à moi. Vous comprenez, ajouta-t-il en jetant un regard par-dessus son épaule en direction de l'Américain. Le chèque est là, sur la table. Je revendique le droit d'examiner ce paquet avant que vous preniez l'argent.
            L'Américain le lui tendit sans un mot. Von Bork dénoua la ficelle et enleva les deux couches de papier d'emballage. Puis, muet de stupéfaction, il contempla un instant le petit fascicule bleu qui se trouvait devant lui. Sur la couverture le titre était imprimé en lettres d'or : Manuel pratique d'apiculture. L'illustre espion n'eut qu'une seconde pour froncer les sourcils à la vue de cet intitulé étrangement incongru. L'instant d'après une poigne d'acier se referma sur sa nuque et un tampon de chloroforme fut pressé contre son visage grimaçant.
            - Encore un verre, Watson ? lança Mr Sherlock Holmes en tendant la bouteille de tokay impérial.
            Le robuste chauffeur,qui avait pris place à côté de la table, avança son verre avec un enthousiasme certain
            - Ce vin est bon, Holmes.
            - Remarquable, Watson. Notre ami, que voilà couché sur le sofa, m'a assuré que cette bouteille venait de la cave particulière de François-Joseph au château de Schönbrunn. Puis-je vous demander de bien vouloir aller ouvrir la fenêtre ? Les effluves de chloroforme dénaturent le palais.
            Debout devant le coffre entrebâillé, Holmes en sortait les dossiers l'un après l'autre, les examinait rapidement au passage, puis les entassait soigneusement dans la mallette de von Bork. Le souffle ronflant, l'Allemand dormait allongé sur le sofa, les avant-bras et une jambe ligotés.
            Inutile de nous précipiter, Watson. Nous n'avons aucune interruption à craindre Cela vous ennuierait-il d'appuyer sur la sonnette ? Il n'y a personne dans la maison, à l'exception de la vieille Martha
qui a joué son rôle à merveille. Je l'ai fait engagé ici au début, quand je me suis chargé de l'affaire. Ah! Martha, vous serez heureuse d'apprendre que tout va bien.
            La charmante vieille dame venait d'apparaître dans l'embrasure de la porte. Elle fit une petite révérence et un sourire à Holmes, mais jeta un coup d'oeil vaguement inquiet à la silhouette allongée sur le sofa.
            - Tout va bien Martha. Il n'a subi aucun mal.
            - Tant mieux, Mr Holmes. A sa manière à lui, ç'a été un bon maîtreHier, il voulait que je parte en Allemagne avec sa femme, mais ça n'aurait pas vraiment servi vos projets, n'est-ce pas, monsieur ?
            - Que non, Martha, en effet. Du moment que vous étiez sur place, j'avais l'esprit tranquille. Nous avons attendu votre signal un bon moment, ce soir.
            - C'était à cause du secrétaire, monsieur.
            - Je sais. Nous nous sommes croisés en automobile.
            - Je me disais que jamais il ne s'en irait. Je savais que ça ne servirait pas vos projets, monsieur, de le trouver sur place.
            - Non, en effet. Ma foi, nous en avons simplement été quittes pour attendre à près une demi-heure, jusqu'au moment où nous avons vu s'éteindre votre lampe et compris que la voie était libre. Demain, vous pourrez venir me faire votre compte rendu à Londres, Martha, au Claridge.
            - Très bien, monsieur.                                                                      qw.fr
            - Vous avez tout préparé en vue du départ, je suppose ?
            - Oui, monsieur. Aujourd'hui il a posté sept lettres. J'ai relevé les adresses, comme d'habitude.
            - Parfait, Martha. J'y jetterai un coup d'oeil demain. Bonsoir. Les documents que voilà, reprit-il tandis que la vieille dame s'éclipsait, n'ont pas grande importance, car, bien entendu, les renseignements qu'ils contiennent ont été communiqués depuis longtemps au gouvernement allemand. Il s'agit des originaux qui ne pouvaient sortir du pays en toute   sécurité.
            - Dans ce cas ils ne sont d'aucune utilité.
            - Je n'irais pas jusqu'à affirmer une chose pareille, Watson. Ils renseigneront au moins nos compatriotes sur ce que l'ennemi sait, et sur ce qu'il ne sait pas. C'est par mon entremise qu'une bonne partie de ces documents est arrivée là, je le précise. Il va donc sans dire qu'ils sont tout à fait fantaisistes. Cela illuminerait mes dernières années que de voir un croiseur allemand naviguer dans le Solent en se fondant sur le plan des champs de mines fourni par mes soins. Mais vous, Watson...
            Il suspendit son geste et prit son vieil ami par les épaules.
            -... je vous ai encore à peine vu à la lumière. Quel effet les années ont-elles eu sur vous ? Vous ressemblez toujours au fringant jeune homme d'autrefois.
            - Je me sens rajeuni de vingt ans, Holmes. J'ai rarement ressenti autant de joie qu'en recevant votre câble me demandant de vous rejoindre à Harwich avec l'auto. Mais vous, Holmes... vous avez si peu changé... mis à part cet horrible bouc.
            - C'est le genre de sacrifice que l'on fait pour son pays, Watson, répondit Holmes en tirant sur sa petite barbiche. Dès demain ce ne sera plus qu'un vilain souvenir. Une coupe de cheveux, quelques minimes modifications de plus et demain je ferai sans doute ma réapparition au Claridge tel que j'étais avant ce boulot.... je vous demande pardon, Watson, on dirait que mon anglais est à tout jamais perverti à la source.... avant que cette mission en tant qu'Américain se présente.
            - Mais, vous aviez pris votre retraite, Holmes. D'après les nouvelles que nous recevions, vous meniez une vie d'ermite entre vos abeilles et vos livres dans une petite ferme du sud des Downs.
            - Très juste, Watson. Voici d'ailleurs le fruit de ma bien-heureuse oisiveté, le " magnum opus " de mes vieux jours !
            Il ramassa l'ouvrage sur la table et en lut à haute voix le titre complet : Manuel pratique d'apiculture, complété de quelques observations concernant l'isolement de la reine.  
            - J'ai rédigé cela tout seul. Voyez là le résultat de nuits de réflexion et de journées de labeur, durant lesquelles j'observai ces petites équipes industrieuses comme j'observai jadis le monde criminel londonien.
            - Mais comment en êtes-vous venu à reprendre votre activité ?
            - Ah ! je m'en étonne bien souvent moi-même. S'il n'y avait eu que le ministre des Affaires étrangères, j'aurais tenu bon, mais quand le Premier ministre est allé jusqu'à honorer mon humble logis de sa visite....  Le fait est, Watson, que le monsieur que vous voyez là sur le sofa fut un petit peu trop habile pour nos agents. C'était un individu hors ligne. Les choses clochaient et personne ne comprenait pourquoi. Des agents étaient suspectés et même pris, mais certains éléments attestaient la présence d'une force centrale puissante et secrète. Il était absolument nécessaire de la démasquer. On me pressa instamment de me pencher sur la question. Cela m'a coûté deux années, Watson, qui n'ont pas été dépourvues d'intérêt. Si je vous dis que j'ai commencé mon périple à Chicago, adhéré à une société secrète irlandaise à Buffalo, causé de sérieux tracas à la police de Skibbereen, et du coup, fini par attirer l'attention d'un subordonné de von Bork, qui me recommanda comme un agent possible, vous comprendrez que l'affaire fut complexe. Depuis, von Bork m'a honoré de sa confiance, ce qui n'a pas empêché la plupart de ses projets clocher imperceptiblement, ni ses meilleurs agents d'échouer en prison. Je les tenais à l'oeil, Watson, et sitôt mûrs, je les cueillais. Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne vous ressentez pas de cet incident.
            Cette dernière remarque s'adressait à von Bork lui-même, qui, après force hoquets et clignements de paupières, avait écouté sans mot dire les explications de Holmes. Il se mit alors à déverser un furieux torrent d'invectives en allemand, le visage convulsé de rage. Holmes poursuivit son rapide examen des dossiers pendant que son prisonnier jurait sacrait.
            - Si peu mélodieux que soit l'allemand, cela reste la plus expressive de toutes les langues, déclara-t-il une fois que von Bork se fut interrompu par pur épuisement. Tiens, tiens ! ajouta-t-il en examinant attentivement l'angle d'un décalque avant de le poser dans la mallette. Voilà qui va expédier un autre oiseau derrière les barreaux. Je n'imaginais pas que le commissaire de la Marine était une telle crapule, bien que je le tienne à l'oeil depuis longtemps. Vous êtes lourdement compromis, monsieur von Bork.
            Le prisonnier,qui s'était relevé avec peine sur le sofa, dévisageait avec un curieux mélange de stupeur et de haine l'homme qui l'avait confondu.
            - Vous me paierez ça, Altamont, dit-il avec une lenteur pesée. Quand bien même je devrais attendre jusqu'à la fin de mes jours, vous mes paierez ça !
            - Cette bonne vieille rengaine, conclut Holmes. Combien de fois l'ai-je entendue par le passé. C'était le refrain de prédilection de feu le regretté professeur Moriarty. Le colonel Sebastian Moran le fredonna aussi à son heure, dit-on. Malgré tout je suis bien vivant et j'élève des abeilles dans le sud des downs.
            - Soyez maudit, double traître que vous êtes ! s'écria l'Allemand en se débattant pour se dégager de ses liens, une lueur de meurtre flambant dans son regard furibond.
            - Non, non, ce n'est pas si terrible que ça, reprit Holmes en souriant. Comme vous le révèle sans nul doute mon accent, Mr Altamont de Chicago n'a jamais réellement existé. Je me suis servi de lui, après quoi il a disparu.
            - Dans ce cas, qui êtes-vous ?
            - Cela n'a aucune importance, qui je suis, mais puisque la question semble vous intéresser, Mr von Bork, je puis vous dire que ce n'est pas la première fois que j'ai affaire aux membres de votre famille. J'ai eu bien des enquêtes à mener en Allemagne par le passé, et mon nom vous est probablement familier.
            - J'aimerais le connaître, répondit le Prussien d'un air sombre.
            - Je fus l'ordonnateur de la séparation d'Irene Adler et de feu le roi de Bohème à l'époque où votre cousin Heinrich occupait la fonction d'envoyé de l'empereur. Ce fut également moi qui sauvai le comte von Grafenstein, frère aîné de votre mère, de l'assassinat que projetait le nihiliste Klopman. Maoi qui...
            Von Bork se redressa, stupéfait.
            - Mais il n'y a qu'un homme au monde ! s'écria-t-il.
            - Tout juste, répondit Holmes.
            Von Bork gémit et retomba sur le sofa.
             - Et c'est vous qui nous avez fourni la plupart de ces renseignements ! s'écria-t-il. Quelle valeur ont-ils ? Qu'ai-je fait ? Je suis fini, à tout jamais fini !
            - Leur valeur est certes assez contestable, confirma Holmes. Ils vont nécessiter quelques vérifications, or vous n'avez guère de temps pour cela. Votre amiral s'apercevra sans doute que les nouveaux canons sont passablement plus puissants qu'il ne s'y attend, et les croiseurs peut-être un brin plus rapides.
            Dans son anxiété,  von  Bork s'étreignit la gorge.
****        - Quantité d'autres détails ne manqueront certainement pas de faire jour en leur temps. Cela dit , vous possédez une qualité très rare pour un Allemand, Mr von Bork, vous avez l'esprit sportif. Vous ne me garderez donc pas rancune quand vous découvrirez que vous, dont l'ingéniosité a surpassé celle de tant d'autres, vous êtes fait surpasser à votre tour. Après tout, vous avez servi votre pays de votre mieux, et moi j'ai servi le mien de mon mieux, qu'y a-t-il de plus naturel ? Du reste, ajouta-t-il non sans bienveillance en posant la main sur l'épaule de l'homme prostré, cela vaut mieux que de tomber face à quelque moins noble ennemi. Les documents sont prêts, à présent, Watson. Si vous voulez bien m'aider à transporter notre prisonnier, je crois que nous allons tout de suite pouvoir nous mettre en route pour Londres.
            Déplacer von Bork ne fut pas chose facile, car il était fort et n'avait rien à perdre. Finalement, l'empoignant chacun par un bras, les deux amis lui firent très lentement descendre l'allée du jardin qu'à peine quelques heures plus tôt il empruntée d'un pas si assuré après les félicitations du célèbre diplomate. Au terme d'une ultime et courte lutte, il fut hissé, toujours pieds et poings liés, dans le siège supplémentaire de la petite auto. On cala sa précieuse mallette à côté de lui.
            - Je crois que vous êtes aussi confortablement installé que les circonstances le permettent, constata Holmes lorsque les derniers préparatifs furent accomplis. Serait-ce prendre une excessive liberté que d'allumer une cigare et placer entre vos lèvres ?
            Mais toutes ces amabilités envers l'Allemand furieux restèrent sans effet.
            - Je suppose que vous vous rendez compte, Mr Sherlock Holmes, lança-t-il, que si votre gouvernement vous soutient dans une initiative de cet acabit cela en fait un acte d'hostilité.
            - Que dire de votre gouvernement et de toute cette initiative-là ? répliqua Holmes en tapotant la mallette.
            - Vous êtes un particulier. Vous ne disposez d'aucun mandat vous autorisant à m'arrêter. Cette procédure est, dans son ensemble, totalement illégale et scandaleuse.
Résultat de recherche d'images pour "vent d'est"            - Totalement, renchérit Holmes.
            - Enlever un sujet allemand.
            - Et lui voler ses documents personnels.
            - Ma foi, vous avez conscience de la situation qui est la vôtre, à vous et votre complice que voilà. S'il se trouvait que j'appelle à l'aide quand nous traverserons le village....
            - Si vous faisiez une sottise pareille, mon cher monsieur, vous enrichiriez probablement les deux malheureux noms d'auberges que nous avons au village d'une troisième enseigne vantant " Le Prussien  pendouillé." L'Anglais est un individu patient, mais à cette heure, ses esprits sont un rien irrités, et il vaudrait mieux éviter de le pousser à bout. Non, Mr von Bork, vous nous accompagnerez avec calme et bon sens jusqu'à Scotland Yard, d'où vous pourrez appeler votre ami le baron von Herling, et voir si, même à présent, vous ne pouvez pas prendre la place qu'il vous a réservée dans l'escorte diplomatique. Quant à vous, Watson, j'ai cru comprendre que vous nous apportiez votre concours de toujours. Londres ne sera donc pas un détour pour vous. Restons un instant sur la terrasse, car il se pourrait que ce soit la dernière discussion tranquille que nous ayons jamais.
            Les deux amis bavardèrent quelques minutes en tête à tête, évoquant une fois de plus le souvenir des jours passés, tandis que leur prisonnier se contorsionnait en pure perte pour tenter défaire ses liens. En regagnant l'automobile avec Watson, Holmes tendit le bras vers la mer baignée de lune, derrière eux, et hocha pensivement la tête.
            - Un vent d'est se lève,Watson.
            - Je ne pense pas, Holmes. Il fait très chaud.
            - Brave vieux Watson ! Vous êtes l'unique point fixe au sein de cette époque mouvante. Un vent d'est se lève pourtant, un vent comme jamais il n'en a soufflé sur l'Angleterre. Un vent froid et âpre, Watson. Sans doute seront-ils nombreux ceux d'entre nous qui périront dans la bourrasque. Il n'empêche, cela reste un souffle divin, et ce sera une contrée plus pure, meilleure, plus forte, que le soleil baignera une fois la tempête apaisée. Démarrez, Watson, il est temps de nous mettre en route. J'ai en poche un chèque de 500 livres qu'il faut encaisser sans tarder, sans quoi son auteur est tout à fait capable d'y faire opposition s'il le peut.


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                                                                                         Arthur Conan Doyle
   


                                                                                                                                                                                                                                                                                                           

                   
   

dimanche 21 juin 2015

Correspondance Proust Gide extraits 1 ( Lettres France )

André Gide et Marcel Proust.
lefigaro.fr

                                                                                                 Janvier 1914
                                                                                            ( extrait )
            Mon cher Proust,
            Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre ; je m'en sursature avec délices, je m'y vautre......
            ............
            Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N.R.F., et ( car j'ai cette honte d'en être beaucoup responsable ) l'un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Sans doute je crois qu'il faut voir là un fatum implacable........

                                                                                                                             André Gide

                                                                                                                                      Janvier 1914
                                                                                                 ( extrait )
            Mon cher Proust,
            Je vous écris encore........
            La N.R.F. est prête...... à faire l'impossible pour que le premier volume vienne rejoindre dans sa collection les suivants......... Je suis chargé de vous en faire part.......

                                                                Votre dévoué
                                                                               André Gide


                                                                           

                                                                                      
                                                                           Réponse Proust              
                                                                                                   
                                                                           12 ou 13 janvier 1914
lexpress.fr                                                                                       ( extrait )

                  J'ai souvent éprouvé que certaines grandes joies ont pour condition que nous ayons d'abord été privés d'une joie de moindre qualité, que nous méritions, et sans le désir de laquelle nous n'aurions jamais pu connaître l'autre joie, la plus belle. Sans le refus, sans les refus répétés de la N.R.F. je n'aurais pas reçu votre lettre. Et si les mots d'un livre ne sont pas entièrement muets, si ( comme je le crois ) ils sont pareils à l'analyse spectrale et nous renseigne sur la composition interne de ces mots lointains que sont les autres êtres, il n'est pas possible qu'ayant lu mon livre vous ne me connaissiez pas assez pour être certain que la joie de recevoir votre lettre passe infiniment celle que j'aurais eue à être publiée par la N.R.F. Je peux d'autant plus le dire que, quand j'ai éprouvé les mauvaises dispositions de la N.R.F., je n'ai nullement feint d'y être indifférent. Votre ami ( je crois presque pouvoir dire mon ami ), Monsieur Copeau, peut vous le dire  Longtemps après les derniers refus de sa revue, comme je lui souhaitais bonne chance pour son théâtre, je lui écrivais ( je ne me rappelle pas les termes exacts, mais c'était la pensée :
            " Mais les résistances que vous rencontrerez, de la part des gens qui ne peuvent comprendre votre effort, vous seront moins cruelles que celles que j'éprouve, de la part des gens qui devraient comprendre le mien. Rappelez-vous que, pour pouvoir sentir mon livre placé dans l'atmosphère qui me semblait lui convenir, j'ai fait bon marché de mon amour-propre, et que sans me laisser décourager, ayant un éditeur et un journal, je les ai quittés pour solliciter chez vous un éditeur et une revue, qui, sous aucune forme, n'ont voulu de moi.......... " 
            ....... Et tenez, je me rappelle ceci. Tout à l'heure, je vous disais que j'avais désiré être édité à la N.R.F. pour sentir mon livre dans l'atmosphère noble qu'il me semblait mériter. Ce n'était pas seulement cela.
Vous savez, quand après bien des indécisions on se décide à partir en voyage, le plaisir qui nous a décidé, dont l'image fixe a fini par triompher de l'ennui de quitter sa maison, etc., c'est souvent un tout petit plaisir, arbitrairement choisi par la mémoire dans les souvenirs du passé... c'est manger une grappe de raisin à telle heure, par tel temps. Et le plaisir pour lequel on part, quand on est revenu on s'aperçoit qu'on ne l'a pas goûté. Or, si je veux être tout à fait sincère, ce petit plaisir qui me décida tout d'un coup à faire, malade comme j'étais, ces absurdes démarches auprès de Monsieur Gallimard, à y persévérer, etc., ce fut, je m'en souviens très bien : " le plaisir d'être lu par vous. " Je me disais : " si je suis édité à la N.R.F., il y a grand'chance pour qu'il me lise. Je me rappelle que ce fut cela, la grappe de raisin rafraîchissante dont l'espoir me fit surmonter l'ennui des coups de téléphone auxquels on ne répondait pas, etc., quand " du côté du boulevard " on m'adressait au contraire de si gentils appels. Or, ce plaisir-là, plus heureux que le voyageur, je l'ai enfin eu, pas comme je croyais, pas quand je croyais, mais plus tard, mais autrement, et bien plus grand, sous la forme de cette lettre de vous. Sous cette forme-là, j'ai retrouvé Le temps perdu. Je vous remercie et je vous quitte, mais pour rester avec vous, pour vous suivre toute cette soirée dans " les Caves du Vatican ".
                         Votre bien dévoué et reconnaissant

                                                                                        Marcel Proust
            


                                                                                                       18 janvier 1914

               Je vous remercie de tout mon coeur et vous imaginez quel plaisir cela m'aurait fait de vous voir ! Malheureusement, c'est d'une réalisation trop difficile. Du reste je ne suis pas bien loin de vous. Les Baraglioul, Juste-Agénor et Julius, mais surtout Lafcadio, sont entre moi et vous des organes transmetteurs beaucoup plus fidèles qu'un téléphone. Je me console de ne pas vous revoir en pensant que je reverrai Lafcadio. Mais quelle impatience j'ai de cela ! Comme je voudrais être au 1er février ! Et que va-t-il advenir de la jeune femme dont il a pris la bourse ? Je n'ai jamais attendu la N/R.F. ni aucune revue avec autant d'impatience.
            Merci encore et tout à vous,

                                                                                           Marcel Proust


                                                                                                                  Sans date
                                                                                                             ( extrait )
                                                                                                                                                                 pixabay.com
            Cher ami ( vous me permettrez bien, n'est-ce pas, d'user avec vous de ce terme qui m'est vraiment nécessaire, de ce terme poreux qui languit d'habitude, vidé par nous de tout sens, mais qui s'enfle merveilleusement quand je vous l'adresse, empli de tout ce que mon coeur ressent ), je reçois à quelques heures de distance votre première lettre, votre livre et à l'instant votre deuxième lettre, comme des signaux multipliés et qui vont se rapprochant d'une planète où tout n'est, non pas qu'ordre, calme et volupté, mais que noblesse, grandeur morale, beauté émouvante et suprême. Je vous répondrai dès que je serai un peu moins malade : il faudrait que je me lève pour pouvoir chercher mon traité, car je ne me rappelle plus de tout ce qu'il y a dedans. Mais, donnât-il toute liberté, je ne crois pas que j'en userais, par peur d'être peu gentil vis-à-vis de Grasset. Dernièrement, Fasquelle ( chez lequel je devais primitivement paraître ) m'a fait demander  ( il est vrai que c'est indirectement et je ne peux pas affirmer qu'il ait été aussi formel qu'on me l'a dit ) de publier le deuxième et le troisième volume. Je n'y ai pas songé un instant, ne voulant pas quitter Grasset. Pour la N/R/F., c'est autre chose. C'est l'honneur que j'ai le plus ambitionné, vous le savez, et vous remercierez bien pour moi vos amis de me l'accorder. Mais il ne faut pas que le désir que j'ai de dire oui me fasse mal agir à l'égard de Grasset. Je vais y penser, je vous écrirai dans quelques jours. ( En tout cas, si je m'y décidais, ce que je ne crois pas, une condition absolue, c'est que les frais de l'édition seraient entièrement à ma charge )........... J'ai reçu je ne sais combien de journaux et des critiques, ayant une égale faculté d'assimilation et d'oubli, citant comme d'eux des phrases..... " Monsieur Proust ne sait rien refuser. Il a fait le contraire d'une oeuvre d'art. " J'ai été bien heureux de recevoir ces coupures....... Cher ami, c'est si bon de causer avec vous que je me fatigue trop, et il faut que je vous quitte avant de vous avoir dit rien de ce que j'avais à vous dire. Je vous écrirai dans quelques jours. Et puis, un jour, si je vais mieux, je tâcherai de vous voir. Maintenant que vous avez bien senti, n'est-ce pas, que mes sentiments pour vous ne sont que de reconnaissance, d'affection, d'admiration, j'oserai, dans la douceur du tête-à-tête où les paroles peuvent faire subir les retouches nécessaires aux paroles précédentes et n'ont pas le caractère impitoyablement définitif et ne varietur d'une lettre, vous confesser un grief que j'avais contre vous et qu'a tellement effacé votre adorable bonté. Ma fatigue me force à vous quitter ici, mais je vous assure que c'est avec une véritable tendresse que je vous serre la main.

                                                                                                 Marcel Proust

            Peut-être auriez-vous l'idée de demander à Grasset de ne pas m'en vouloir si je lui retirais le livre. Je vous demande de ne pas le faire, parce que ce serait lui révéler que j'en ai eu le désir, la pensée. Or, déjà cela n'est pas très gentil. J'y songerai longuement. Si je crois pouvoir le faire, il vaudra mieux que je fasse la démarche nettement. Et, si je n'ose pas, il vaut mieux qu'il ne sache jamais que j'y ai un peu pensé.

            P.S. - Et je crois que je ne vous ai pas parlé de ce qui m'a le plus ému dans votre lettre ( au sujet du Journal sans dates ).Vous pensez bien que ce serait pour moi une joie bien plus grande encore que d'être édité à la N.R.F., une joie infinie. Votre délicieuse intention me suffit. Ne vous fatiguez pas à cela. Si vous n'y renoncez pas immédiatement, vous en garderez l'arrière-pensée et vous finirez par me prendre en grippe, parce que je serai associé par vous à une chose difficile à réaliser. Je suis pleinement ainsi et n'ai pas besoin de plus.



                                                                                 ........./ à suivre
                                                                                                                                          ...... 6 mars                                                                                   
                                                      

lundi 15 juin 2015

Mémoires d'un père suivi de Pendant la Révolution Marmontel suite et fin ( extraits 11 France )

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                                                  Mémoires d'un père
                                                       Livre onzième ( fin )
                  A notre retour à Paris, l'Académie ayant été convoquée pour l'élection de son secrétaire perpétuel, sur vingt-quatre voix électives j'en réunis dix-huit.....
            Le succès de Didon fut le même à Paris qu'il avait été à la cour, et cet opéra fit pour nous les plaisirs de l'hiver, comme avaient fait Roland et Atys dans leur nouveauté.
            L'ancien banquier de la cour, M de la Borde, ajouta ses concerts à ceux de la comtesse d'Houdetot et de madame de la Briche. Ce fut l'occasion de ma connaissance avec lui.
            Il avait deux filles à qui la nature avait accordé tous les charmes de la figure et de la voix et qui, écolières de Piccini, rendaient l'expression de son chant plus douce et plus touchante encore.
            Prévenu par les politesses de M de la Borde, j'allais le voir, j'allais dîner quelquefois avec lui. Je le voyais honorable, mais simple, jouir de ses prospérités sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d'âme d'autant plus estimable qu'il est bien difficile d'être aussi fortuné sans un peu d'étourdissement. De combien de faveurs le Ciel l'avait comblé ! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et de loyauté, la confiance de l'Europe, un crédit sans bornes, et dans son intérieur six enfants bien nés......
                                 " Che non trova l'invidia ove l'emende ( Ariost. "
            Que manquait-il aux voeux d'un homme aussi complètement heureux ?
             Il a péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette foule de gens de bien qu'un vil scélérat envoyait à la mort.                                                                  
            Cette affreuse calamité ne nous menaçait point encore, et dans mon humble médiocrité, je me croyais heureux moi-même. Ma maison de campagne avait pour moi dans la belle saison, encore plus d'agrément que n'avait eu la ville. Une société choisie composée au gré de ma femme y venait successivement varier nos loisirs et jouir avec nous de cette opulence champêtre que nous offraient dans nos jardins, l'espalier, le verger, la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons, présents dont la nature couvrait sans frais une table frugale et qui changeaient un dîner modique en un délicieux festin.
            Là régnaient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une liberté de penser dont on connaissait les limites, et dont on n'abusait jamais.......
            " - Nous sommes trop heureux, me disait ma femme, il nous arrivera quelque malheur. "
            Elle avait bien raison. Apprenez, mes enfants, combien, dans toutes les situations de la vie, la douleur est près de la joie.
            Cette bonne et sensible mère avait nourri le troisième de ses enfants. Il était beau, plein de santé. Nous croyions n'avoir plus qu'à le voir croître et s'embellir encore, quand tout à coup il est frappé d'une stupeur mortelle. Bouvart accourt. Il emploie, il épuise tous les secours de l'art sans pouvoir le tirer de ce fumeux assoupissement. L'enfant avait les yeux ouverts, mais Bouvart s'aperçut que la prunelle était dilatée. Il fit passer une lumière, les yeux et la paupière restèrent immobiles.
            " - Ah ! me dit-il, l'organe de la vue est paralysé, le dépôt est formé dans le cerveau, il n'y a plus de remède. "
            Et en disant ces mots le bon vieillard pleurait, il ressentait le coup qu'il portait à l'âme d'un père.
            Dans ce moment cruel, j'aurais voulu éloigner la mère, mais à genoux au bord du lit de son enfant, les yeux remplis de l'armes, les bras étendus vers le Ciel, et suffoquée de sanglots :
            " - Laissez-moi, disait-elle, ah ! laissez-moi du moins recevoir son dernier soupir. "
            Et combien ses larmes, ses cris redoublèrent lorsqu'elle le vit expirer ! Je ne vous parle point de ma douleur, je ne puis penser qu'à la sienne. Elle fut si profonde que de plusieurs années elle n'a pas eu la force d'en entendre nommer l'objet. Si elle en parlait elle-même, ce n'était qu'en termes confus : " Depuis mon malheur, disait-elle " sans pouvoir se résoudre à dire " Depuis la mort de mon enfant."
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            Ce fut vers ce temps-là qu'à sa quatrième grossesse, ma femme convint avec moi de la nécessité de prendre son ménage. Mais comme la séparation se fit de bon accord avec ses oncles et sa mère, nous nous éloignâmes le moins qu'il fut possible. Ma femme ne fut pas insensible à l'agrément d'être chez elle à la tête de sa maison. Pour moi j'éprouvai, je l'avoue, un grand soulagement de vivre avec l'abbé Morellet dans une pleine indépendance, et il en fut lui-même bien plus à son aise avec moi......  
            Ce qui rendait notre nouvelle situation encore plus agréable, c'était l'aisance où nous avait mis un accroissement de fortune. Sans parler du casuel assez considérable que me procuraient mes ouvrages, la place de secrétaire de l'Académie française jointe à celle d'historiographe des bâtiments que mon ami M d'Angeviller m'avait fait accorder à la mort de Thomas, me valaient un millier d'écus. Mon assiduité à l'Académie y doublait mon droit de présence. J'avais hérité à la mort de Thomas de la moitié de la pension de deux mille livres qu'il avait eue et qui fut partagée entre Gaillard et moi, comme l'avait été celle de l'abbé Batteux. Mes logements de secrétaire au Louvre et d'historiographe de France à Versailles, que j'avais cédés volontairement, me valaient ensemble dix-huit cents livres. Je jouissais de mille écus sur le Mercure. Mes fonds dans l'entreprise de l'île des Cygnes étaient avantageusement placés. Ceux que j'avais mis dans les octrois de la ville de Lyon me rendaient l'intérêt légal, comme ceux que j'avais placés dans d'autres caisses. Je me voyais donc en état de vivre agréablement à Paris et à la campagne, et dès lors je me chargeai seul de la dépense de Grignon. La mère de ma femme, sa cousine et ses oncles y avaient leur logement, lorsqu'ils leur plaisaient d'y venir, mais c'était chez moi qu'ils venaient......
            Dès lors, jusqu'à l'époque de la révolution je ne puis exprimer combien la vie et la société eurent pour nous d'agrément et de charme.
            Ma femme était heureusement accouchée de son quatrième enfant. M et Mme d'Angiviller l'avaient tenu sur les fonts de baptême......
Résultat de recherche d'images pour "d'ormesson 18è siècle"*            Nous fîmes peu de temps après l'heureuse acquisition d'une nouvelle société d'amis dans M et Mme de Sèze...... A l'égard de M de Sèze, je ne crois pas qu'il y ait au monde une société plus désirable que la sienne......
            De Brevane, où de Sèze dans la belle saison, passait ses moments de repos, de Brevane, dis-je, à Grignon, il n'y avait guère que la Seine à passer, et que la plaine qu'elle arrose. Nos deux coteaux se regardaient..
            Les changements de ministres apportèrent encore quelques améliorations dans ma fortune.
            Le traitement d'historiographe de France qui, autrefois était de mille écus, avait été réduit à dix-huit cents livres par je ne sais quelle mesquine économie. Le contrôleur général d'Ormesson trouva juste de le remettre sur l'ancien pied.
           L'on sait qu'en arrivant au contrôle général, M de Calonne annonça son mépris pour une étroite parcimonie. Il voulut en particulier, que les travaux des gens de lettres fussent honorablement récompensés. En ma qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie française, il me fit prier de l'aller voir. Il me témoigna l'intention de bien traiter l'Académie, me demanda s'il y avait pour elle des pensions, comme il y en avait pour l'Académie des sciences et pour l'Académie des belles lettres. Je lui répondis qu'il n'y en avait aucune. A quoi pouvait monter pour les plus assidus, le produit du droit de présence. Je l'assurai qu'il ne pouvait aller jusqu'à huit ou neuf cents livres, le jeton n'étant que de trente sous. Il me promit d'en doubler la valeur. Il voulut savoir quel était le traitement du secrétaire. Je répondis qu'il était de douze cents livres. Il trouva que c'était trop peu. En conséquence il obtint du roi que le jeton serait de mille écus. Ainsi mon revenu d'académicien put se monter à quatre mille cinq ou six cents livres.
            J'obtins encore un nouveau degré de faveur et de nouvelles espérances sous le ministère de M de Lamoignon, garde des sceaux.

            Bientôt les intérêts de la chose publique et les inquiétudes sur le sort de l'Etat s'emparèrent de mes esprits. Ma vie privée changea de face et prit une couleur qui, nécessairement, va se répandre sur le reste de mes Mémoires.


                                                                                       Fin des Mémoires 
                                                                             

 vendeensetchouans.com                                    Pendant la Révolution
Résultat de recherche d'images pour "1789"                         Je n'écris pas l'histoire de la Révolution...... Mais, si la vie de l'homme est un voyage, puis-je vous raconter la mienne, sans dire à travers quels événements et par quels torrents, quels abîmes, quels lieux peuplés de tigres et de serpents elle a passé ? Car c'est ainsi que je me retrace les dix années de nos malheurs, presque en doutant si ce n'est pas un violent et funeste songe.
            Quoique Paris fût comme le foyer de la fermentation excitée dans le royaume, les assemblées y furent assez tranquilles et ne parurent occupées qu'à se donner de bons électeurs pour avoir de bons députés
            J'étais du nombre des électeurs nommés par la section des Feuillants. Je fus aussi l'un des commissaires chargés de la rédaction du cahier des demandes, et je puis dire que dans ces demandes il n'y avait rien que d'utile et de juste. Ainsi l'esprit de cette section fut raisonnable et modéré.
            Il n'en fut pas de même de l'assemblée électorale, la majeure partie était saine en arrivant, mais nous y vîmes fondre une nuée d'intrigants qui venaient souffler parmi nous l'air contagieux qu'ils avaient respiré aux conférences de Duport, l'un des factieux du parlement.

            ... Nos fonctions ne se bornaient pas à élire des députés, nous avions encore à former dans leurs mandats des réclamations, des plaintes, des demandes. Et chacun de ces griefs donnaient lieu à de nouvelles déclamations. Les mots indéfinis d'égalité, de liberté, de souveraineté du peuple retentissaient à nos oreilles. Chacun les entendait, les appliquait à sa façon. Dans les règlements de police, dans les édits sur les finances, dans les autorités graduelles sur lesquelles reposaient l'ordre et la tranquillité publique, il n'y avait rien où l'on ne trouvât un caractère de tyrannie, et l'on attachait une ridicule importance aux détails les plus minutieux. Je n'en citerai qu'un exemple.
            Il s'agissait du mur d'enceinte et des barrières de Paris qu'on dénonçait comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des hommes.                                                          franceinfo.fr
            " - J'ai vu, nous dit l'un des hommes, oui, citoyens, j'ai vu à la barrière Saint-Victor, sur l'un des piliers, en sculpture, le croirez-vous ? j'ai vu l'énorme tête d'un lion, gueule béante et vomissant des chaînes dont il menace les passants. Peut-on imaginer un emblème plus effrayant du despotisme et de la servitude ? "
L'orateur lui-même imitait le rugissement du lion. Tout l'auditoire était ému, et moi qui passais si souvent à la barrière Saint-Victor, je m'étonnais que cette image horrible ne m'eût point frappé. J'y fis donc ce jour-là une attention particulière. Et sur le pilastre je vis pour ornement un bouclier pendu à une chaîne mince que le sculpteur avait attaché à un petit mufle de lion, comme on en voit à des marteaux de porte ou à des robinets de fontaine.

            ... Quoique je fusse presque isolé et que, de jour en jour, mon parti s'affaiblît dans l'assemblée électorale, je ne cessais de dire à qui voulait m'entendre, combien cet art d'en imposer par d'imprudentes déclamations me semblait grossier et facile. Mes principes étaient connus, je n'en dissimulais aucun et l'on prenait soin de divulguer à l'oreille que j'étais ami des ministres et comblé des bienfaits du roi.
            Les élections se firent, je ne fus point élu. On me préféra l'abbé Sieyès. Je remerciai le Ciel de mon exclusion, car je croyais prévoir ce qui allait se passer à l'assemblée nationale, et dans peu j'en fus mieux instruit.
            Nous avions à l'Académie française un des des plus outrés partisans de la faction républicaine : c'était Chamfort, esprit fin, délié, plein d'un sel très piquant lorsqu'il s'égayait sur les vices et les ridicules de la société, mais d'une humeur âcre et mordante contre les supériorités de rang et de fortune qui blessaient son orgueil jaloux. De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort était celui qui pardonnait le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons et les délices de leurs tables, dont il était lui-même fort aise de jouir. Présents, et en particulier, il les ménageait, les flattait et s'ingéniait à leur plaire. Il semblait même qu'il en aimait quelques-uns dont il faisait de pompeux éloges. Bien entendu pourtant que, s'il avait la complaisance d'être leur commensal et de loger chez eux, il fallait que, pour leur crédit, il obtint de la cour des récompenses littéraires, et il ne les en tenait quittes pour quelques mille écus de pension dont il jouissait, c'était trop peu pour lui.
            " - Ces gens-là, disait-il à Florian, doivent me procurer vingt mille livres de rente, je ne vaux pas moins que cela. "
            A ce prix, il avait des grands de prédilection qu'il exceptait de ses satires. Mais pour la caste en général, il la déchirait sans pitié, et lorsqu'il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d'être renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux tous, et se rangea du côté du peuple.
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            Dans nos sociétés nous nous amusions quelquefois des saillies de son humeur et, sans l'aimer, je le voyais avec précaution et avec bienséance, comme ne voulant pas m'en faire un ennemi.
            Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance académique :
            " - Eh bien, me dit-il, vous n'êtes donc pas député ?
              - Non, répondis-je, et je m'en console, comme le renard des raisins auxquels il ne pouvait atteindre
- Ils sont trop verts.
              - En effet, reprit-il, Je ne les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d'une trempe trop douce et trop flexible pour l'épreuve où elle serait mise. On fait bien de vous réserver à une autre législature.
Excellent pour édifier, vous ne valez rien pour détruire. "
            Comme je savais que Chamfort était ami et confident de Mirabeau, l'un des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que je voulais avoir et, pour l'engager à s'expliquer, je feignis de ne pas l'entendre.
            " - Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire. Il me semblait à moi que l'on ne voulait que réparer.
              - Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines. En attaquant un vieux mur on ne peut pas répondre qu'il n'écroule sous le marteau, et franchement, ici, l'édifice est si délabré que je ne serais pas étonné qu'il fallût le démolir de fond en comble.
              - De fond en comble ! m'écriai-je.
              - Pourquoi pas, repartit Chamfort, et sur un autre plan moins gothique et plus régulier .Serait-ce, par exemple, un si grand mal qu'il n'y eût pas tant d'étages et que tout y fût de plain-pied ? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, ni de grandeur, ni de titres, ni d'armoiries, ni de noblesse, ni de roture, ni du haut ni du bas clergé ? "
            J'observai que " l'égalité avait toujours été la chimère des républiques et le leurre que l'ambition présentait à la vanité. Mais ce nivellement est surtout impossible dans une vaste monarchie, et en voulant tout abolir, il me semble ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend, et plus loin qu'elle ne demande. "
            " - Bon, reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut ? On lui fera vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé, et si elle en doute on lui répondra comme Crispin au Légataire : " C'est votre léthargie. " La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître et qu'avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c'est son bien que l'on veut faire à son insu car, mon ami, ni votre vieux régime, ni votre culte, ni vos moeurs, ni toutes vos antiquailles de préjugés ne méritent qu'on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à un siècle comme le nôtre. Et pour tracer un nouveau plan on a toute raison de vouloir faire place nette. "
             " - Place nette ! insistai-je, et le trône, et l'autel ?
             "- Et le trône et l'autel, me dit-il, tomberont ensemble. Ce sont deux arcs-boutants appuyés l'un par l'autre, et que l'un des deux soit brisé, l'autre va fléchir. "      
            Je dissimulai l'impression que me faisait sa confidence et, pour l'attirer plus avant :
            " - Vous m'annoncez, lui dis-je, une entreprise où je crois voir plus de difficultés que de moyens.
Résultat de recherche d'images pour "berger troupeau brebis" **       - Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues et les moyens sont calculés. "
           Alors il se développa, et j'appris que les calculs de la faction étaient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute violence qu'on le croyait pusillanime. Sur l'état actuel du clergé où il n'y avait plus, disait-il que quelques vertus sans talents, et quelques talents dégradés et déshonorés par des vices. Enfin sur l'état même de la haute noblesse que l'on disait dégénérée et dans laquelle peu de grands caractères soutenaient l'éclat d'un grand nom.
            Mais c'était surtout en lui-même que le tiers-état devait mettre sa confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d'une autorité arbitraire et graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avait sur les deux autres ordres, non seulement l'avantage du nombre, mais celui de l'ensemble, mais celui du courage et de l'audace à tout braver.
            " - Enfin, disait Chamfort, ce long amas d'impatience et d'indignation, formé comme un orage, et cet orage prêt à crever, partout la confédération et l'insurrection déclarées, et au signal donné par la province du Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu'il prétend être libre. Les provinces liguées, leur correspondance établie, et de Paris comme de leur centre, l'esprit républicain allant porter au loin sa chaleur avec sa lumière. Voilà l'état des choses. Sont-ce là des projets en l'air ?  "
            J'avouai qu'en spéculation tout cela était imposant. Mais j'ajoutai qu'au-delà des bornes d'une réforme désirable, la meilleure partie de la nation ne laisserait porter aucune atteinte aux lois de son pays, et aux principes fondamentaux de la monarchie.
            Il convint que dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses ateliers d'industrie une bonne partie de ces citadins casaniers trouveraient peut-être hardis des projets qui pourraient troubler leur repos et leurs jouissances.
            " - Mais, s'ils les désapprouvent ce ne sera, dit-il, que timidement et sans bruit, et l'on a, pour leur en imposer cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au changement, et croit y voit tout à gagner.
            Pour l'ameuter on a les plus puissants mobiles, la disette, la faim, l'argent, des bruits d'alarme et d'épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses esprits. Vous n'avez entendu parmi la bourgeoisie que d'élégants parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des complots d'assiéger et d'affamer Paris. C'est là ce que j'appelle des hommes éloquents. L'argent surtout et l'espoir du pillage sont tout-puissants parmi ce peuple. Nous venons d'en faire l'essai au faubourg Saint-Antoine, et vous ne sauriez croire combien peu il en a coûté au duc d'Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête Réveillon qui, dans ce même peuple, faisait subsister cent familles. Mirabeau soutient plaisamment qu'avec un millier de louis on peut faire une jolie sédition.                                  1080plus.com
              - Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes et vos milices sont des brigands.
              - Il le faut bien, me répondit-il tranquillement. Que feriez-vous de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l'honnête et du juste ? Les gens de bien sont faibles, personnels et timides. Il n'y a que les vauriens qui soient déterminés. L'avantage du peuple, dans les révolutions, est de n'avoir point de morale. Comment tenir contre tous les hommes à qui tous les moyens sont bons ? Mirabeau a raison : il n'y a pas une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir. Il n'en faut point au peuple, ou il lui en faut d'une autre trempe. Tout ce qui est nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile est juste : c'est là le grand principe.
            - C'est peut-être celui du duc d'Orléans, répliquai-je, mais je ne vois que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n'ai pas, je vous l'avoue, grande opinion de son courage.
             - Vous avez raison, me dit-il, et Mirabeau qui le connaît bien dit que ce serait bâtir sur de la boue que de compter sur lui.. Mais il s'est montré populaire, il porte un nom qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il déteste encore plus la reine. Et si le courage lui manque, on lui en donnera. Car, dans le peuple même on aura des chefs intrépides, surtout dès le moment qu'ils se seront montrés rebelles et qu'ils se croiront criminels. Car il n'y a plus à reculer, lorsqu'on n'a derrière soi pour retraite que l'échafaud. La peur, sans espérance de salut, est le vrai courage du peuple. On aura des forces immenses, si l'on peut obtenir une immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous attristent. Vous ne voulez pas d'une liberté qui coûtera beaucoup d'or et de sang. Voulez-vous qu'on vous fasse des révolutions à l'eau rose ?
            Là finit l'entretien et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière immoralité. Le malheureux s'en est puni en s'égorgeant lui-même, lorsqu'il a connu ses erreurs.
            Je fis part de cet entretien à l'abbé Maury le soir même.
            " - Il n'est que trop vrai, me dit-il, que dans leurs spéculations ils ne se trompent guère et que, pour trouver peu d'obstacles, la faction a bien pris son temps. J'ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr sur la brèche. Mais je n'en ai pas moins la triste certitude qu'ils prendront la place d'assaut, et qu'elle sera mise au pillage.
              - S'il est ainsi, lui dis-je, quelle est donc la clémence du clergé et de la noblesse de laisser le roi s'engager dans cette guerre ?                                                                    
              - Que voulez-vous qu'ils fassent ?                                                   classtools.net
              - Ce qu'on fait dans un incendie. Je veux qu'ils fassent la part au feu. Qu'ils remplissent le déficit en se chargeant de la dette publique, qu'ils remettent à flot le vaisseau de l'Etat, enfin qu'ils retirent le roi du milieu des écueils où ils l'ont engagé eux-mêmes et, qu'à quelque prix que ce soit, ils obtiennent de lui de renvoyer les états-généraux avant qu'ils ne soient assemblés. Je veux qu'on leur annonce qu'ils sont perdus si les états s'assemblent et qu'il n'y a pas un moment à perdre pour dissiper l'orage qui va fondre sur eux. "
            Maury me fit des objections, je n'en voulus entendre aucune.
            " - Vous l'exigez, me dit-il, eh bien ! je vais faire cette démarche. Je ne serai point écouté. "
            Malheureusement il s'adressa à l'évêque D***, tête pleine de vent, lequel traita mes avis de chimères. Il répondit :
            " - qu'on n'en était pas où l'on croyait en être, et que l'épée dans une main, le crucifix dans l'autre, le clergé défendrait ses droits. "
            Libre de ma députation de l'Assemblée électorale, j'allai chercher dans ma maison de campagne le repos dont j'avais besoin, et par là je me dérobai à une société nouvelle qui se formait chez moi. Elle était composée de gens que je me serais plu à réunir dans des temps plus paisibles : c'était l'abbé de Périgord, récemment évêque d'Autun, le comte de Narbonne, et le marquis de La Fayette. Je les avais vus dans le monde aussi libres que moi d'intrigues et de soins, l'un d'un esprit sage, liant et doux, l'autre d'une gaîté vive, brillante, ingénieuse, le dernier d'une cordialité pleine d'agréments et de grâce, et tous les trois du commerce le plus aimable.
            Mais dans leurs rendez-vous chez moi, je vis leur humeur rembrunie d'une teinte de politique et, à quelques traits échappés, je soupçonnais des causes de cette altération dont mes principes ne s'accommodaient pas. Ils s'aperçurent comme moi que dans leurs relations et dans leurs conférences, ma maison n'était pas un rendez-vous pour eux. Ma retraite nous sépara.
            Les jours de la semaine où j'allais à l'Académie je couchais à Paris et je passais assez fréquemment les soirées chez M Necker. Là, me trouvant au milieu des ministres, je leur parlais à coeur ouvert de ce que j'avais vu et de ce que j'avais appris.Je les trouvais tout stupéfaits et comme ne sachant où donner de la tête.
Ce qui se passait à Versailles avait détrompé M Necker, et je le voyais consterné. Invité à dîner chez lui avec les principaux députés des communes, je crus remarquer, à l'air froid dont ils répondaient à ses attentions et à ses prévenances, qu'ils voulaient bien de lui pour leur intendant, mais non pas pour leur directeur.
            M de Montmorin, à qui je parlai d'engager le roi à se retirer dans l'une de ses places fortes et à la tête de ses armées, m'objecta le manque d'argent, la banqueroute, la guerre civile.
            " - Vous croyez donc, ajouta-t-il, le péril bien pressant pour aller si vite aux extrêmes ?
              - Je le crois si pressant, lui dis-je, que dans un mois d'ici, je ne répondrai plus ni de la liberté du roi, ni de sa tête, ni de la vôtre. "
            Hélas ! Chamfort m'avait rendu prophète. Mais je ne fus point écouté, ou plutôt je le fus par un ministre faible, qui lui-même ne le fut pas.

            Ce fut alors que s'éloigna de moi cet ami qui, dans les travaux et les périls de la tribune, avait si dignement rempli ses devoirs et mes espérances, et qui venait d'être appelé à Rome pour y être comblé d'honneurs, l'abbé Maury, cet homme d'un talent si rare et d'un courage égal à ce rare talent.
            En vous parlant de lui, je ne vous ai donné, mes enfant, que l'idée d'un bon ami, d'un homme aimable. Je dois vous le faire connaître en qualité d'homme public et tel que ses ennemis eux-mêmes n'ont pu s'empêcher de le voir, invariable dans les principes de la justice et de l'humanité, défenseur intrépide du trône et de l'autel, aux prises tous les jours avec les Mirabeau et les Barnave, en butte aux clameurs menaçantes du peuple des tribunes, exposé aux insultes et aux poignards du peuple du dehors, et assuré que les principes dont il plaidait la cause succomberaient sous le plus grand nombre. Tous les jours repoussé, tous les jours sous les armes, sans que la certitude d'être vaincu, le danger d'être lapidé, les clameurs, les outrages d'une populace effrénée l'eussent jamais ébranlé ni lassé. Il souriant aux menaces du peuple, il répondait par un mot plaisant ou énergique aux invectives des tribunes et revenait à ses adversaires avec un sang-froid imperturbable.......
            J'ai moi-même plus d'une fois été témoin qu'il dictait de mémoire le lendemain ce qu'il avait prononcé la veille..... Tel s'était montré l'homme qui a été constamment mon ami, qui l'est encore et le sera toujours......
         
            Par un pressentiment trop fidèle de ce qui allait se passer, ma femme me pressa de quitter cette maison de campagne, qu'elle avait tant aimée et d'aller chercher loin de Paris une retraite où, dans l'obscurité, nous pourrions respirer en paix.
            Nous ne savions où diriger nos pas. Le précepteur de nos enfants décida notre irrésolution. Ce fut lui qui nous assura qu'en Normandie, où il était né, nous trouverions sans peine un asile possible et sûr, mais il fallait du temps pour nous le procurer et, en arrivant à Evreux nous ne savions encore où reposer notre tête. Le maître de l'auberge où nous descendîmes avait à deux pas de la ville, dans le hameau de Saint-Germain, une maison assez jolie située au bord de l'Iton et à la porte des jardins de Navarre. Il nous l'offrit. Charmés de cette position ce fut là que nous nous logeâmes en attendant que, plus près de Gaillon, lieu natal de Charpentier, sa famille nous eût trouvé une demeure convenable..
            Si, dans l'état pénible où étaient nos esprits, un séjour pouvait être délicieux, celui-là l'eùt été pour nous, mais à peine étions-nous arrivés à Evreux que nous apprîmes l'épouvantable événement du 10 août

            Ce fut dans ces jours d'épouvante et de frémissement que vint loger auprès de nous, dans le hameau de Saint-Germain, un homme que je croyais m'être inconnu. Dans son déguisement j'eus tant de peine à me rappeler où j'avais pu le voir qu'il fut obligé de se nommer ; c'était Lorry, évêque d'Angers......
Résultat de recherche d'images pour "21 septembre 1789"            Nous voilà donc en société et en communauté de table comme il le désira lui-même, et, dans un meilleur temps, cette liaison fortuite nous aurait été réciproquement  agréable. Logés ensemble au bord d'une jolie rivière, dans la plus belle saison de l'année, ayant pour promenade des jardins enchantés et une superbe forêt, parfaitement d'accord dans nos opinions, dans nos goûts et dans nos principe..... mais toutes ces douceurs étaient empoisonnées par les chagrins dont nous étions continuellement abreuvés.                                     ***
            La Convention prit, le 21 septembre, la place de la législature. Son premier décret fut   l'abolition de la royauté.                      
            Cependant, au nom de la liberté républicaine, des colonnes de volontaires accouraient aux armes. Nous nous trouvions sur leur passage, et notre repos en était troublé. D'ailleurs l'approche de l'hiver rendait humide et malsain le lieu où nous étions. Il fallut le quitter, et ce ne fut pas sans regret que nous y laissâmes le bon évêque. Nous nous retirâmes, ma femme et moi, à Couvicourt.

            Tout confinés que nous étions dans notre chaumière d'Abloville, où nous avions passé en quittant Couvicourt, nous ne laissions pas de redouter un siècle si corrompu pour nos enfants, et nous employions tous nos soins à les prémunir d'une éducation salutaire et préservative lorsque la mort presque soudaine de leur fidèle instituteur vint ajouter à nos chagrins une affliction domestique qui acheva de nous accabler. Une fièvre pourprée, d'une extrême malignité, nous enleva cet excellent jeune homme. Nos enfants doivent se souvenir de la douleur que nous causa sa perte, et de la frayeur que nous eûmes des les voir exposés aux-mêmes à l'air contagieux d'une maladie pestilentielle.
            Nous ne savions que devenir votre mère et moi, et notre dernière ressource était d'aller chercher un refuge dans quelque hôtellerie de Vernon, lorsqu'on nous suggéra l'idée de demander l'asile à un vénérable vieillard qui, dans le village d'Aubevoie, peu éloigné du nôtre, habitait une maison assez considérable pour nous y loger tous, sans qu'il en fût incommodé. Cette circonstance de ma vie a quelque chose de romanesque..
            Le vieillard qui, touché de notre situation, s'empressa de nous accueillir, était l'un des religieux qu'on avait expulsés de la chartreuse voisine. Son nom était " don Hobora ".Il était plus âgé que moi. Ses moeurs rappelaient celles des solitaires de la Thébaïde...... Il se permettait rarement de dîner avec nous, mais une heures, l'après-midi et un peu plus longtemps le soir, il venait nous entretenir des grands objets qu'il méditait sans cesse, de la providence divine, de l'immortalité de l'âme, de la vie à venir, de la morale de l'Evangile...... Il nous releva de l'abattement où nous avait mis la mort du roi......
            L'adoucissement qu'un pieux solitaire pouvait trouver à sa situation en communiquant avec nous importuna le maire d'Aubevoie. Au bout de dix-hui jours il vint me faire entendre qu'il serait temps de nous retirer......
            .... Il fallait tâcher de nous accommoder à notre situation et, s'il était possible, vivre aussi  honorablement dans la détresse que nous avions vécu dans l'abondance. L'épreuve était pénible. Mes places littéraires étaient supprimées, l'Académie française allait être détruite ( * 10 août 1793 ), la pension d'homme de lettres qui était le fruit de mes travaux, n'était plus d'aucune valeur. Le seul bien modique qui me restât était cette modique ferme de Paray que la sage prévoyance de ma femme m'avait fait acquérir. Il avait fallu mettre bas ma voiture et renvoyer jusqu'au domestique dont ma vieillesse aurait eu besoin. Mais dans cette masure, où nous avions à peine l'indispensable nécessaire, ma femme avait le bon esprit et l'art de restreindre notre dépense...... Le soin que je donnais à l'instruction de nos enfants et la tendre part que prenait leur mère..... L'orage passe sur leur tête, disions-nous en leur souriant, et nous avions pour eux l'espérance d'un temps plus calme et plus serein.......
       
            Tant que mon imagination put me distraire par d'amusantes rêveries, je fis de nouveaux Contes, moins enjoués...... un peu plus philosophiques..... Lorsque ces songes me manquèrent je fis usage de ma raison, et j'essayai de mieux employer le temps de ma retraite et de ma solitude en composant, pour l'instruction de mes enfants, un Cours élémentaire en petits Traités de Grammaire, de Logique, de Métaphysique et de Morale, où je recueillis avec soin ce que j'avais appris dans mes lectures en divers genres, pour en transmettre les fruits.
            Quelquefois, pour les égayer ou pour les instruire d'exemples, j'employais nos soirées d'hiver à leur raconter, au coin du feu, de petites aventures de ma jeunesse, et ma femme, s'apercevant que ces récits les intéressaient, me pressa d'écrire pour eux les événement de ma vie.
            Ce fut ainsi que je fus engagé à écrire ces volumes de mes Mémoires. J'avouerai bien, comme Mme de Stael, que je ne m'y suis peint qu'en buste, mais j'écrivais pour mes enfants.
            Ces souvenirs étaient pour moi un soulagement véritable, en ce qu'ils effaçaient au moins pour des moments, les tristes images du présent par les doux songes du passé.


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                                                       fin des Mémoires d'un père

                                                                                                      Marmontel