dimanche 24 juillet 2016

Mariage en douce Ariane Chemin ( Roman France )



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                                            Mariage en douce

                                                Gary & Seberg

            Elle fut la découverte des années 60. Ses rôles dans Bonjour Tristesse, Pierrot le fou avec JP Belmondo..... etc... l'ont rendue inoubliable, née dans l'Iowa elle épousa l'homme aux mille vies, l'écrivain, le consul, l'homme des guerres et des renseignements, Romain Gary, médaillé, et double prix Goncourt, puisqu'il usa d'un subterfuge qu'il décrit dans son dernier livre, il publia sous le nom de Ajar quelques livres, La vie devant soi, Gros Câlin..... tous avec succès. Homme sombre, né à Vilnius. Ils divorcèrent, se marièrent, très discrètement, en Corse, dans un village peu connu, proche d'Ajaccio, où atterriront les futurs mariés, avant de terminer le chemin en voiture jusqu'à la mairie tenue depuis 1946 par Natale Sarrola, "..... un homme de service, expression corse pour parler d'un homme de clan...." A Sarrola - Carcopino tentèrent de se marier un autre couple célèbre Carlo Ponti et Sophia Loren, mais Ponti pas encore divorcé faute d'accord des autorités italiennes, l'union en Corse n'eut pas lieu. Dans ces années-là, années De Gaulle, et surtout en Amérique, il fallait être marié puis avoir un enfant. Le couple Gary Seberg réussit à cacher la naissance de leur petit garçon, Diego, élevé à Barcelone par une nourrice Eugenia, jusqu'après l'union légalisée, loin des paparazzi. L'auteur, Ariane Chemin, reporter, a enquêté, suivi la piste corse et nous raconte les voyages, les divorces de ce couple. Des nerfs fragiles, portée à défendre les Black Panthers, soupçonnée par le FBI, fin trouble et tragique de Jean Seberg. Plus tard Gary suivra le même chemin mais sans rapport avec la mort de Jean, affirme-t-il dans une lettre. Elle est l'interprète de films entrés dans les cinémathèques, lui l'auteur d'une oeuvre importante, outre une personnalité aux multiples visages/
            
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jeudi 21 juillet 2016

Etranger dans le mariage Emir Kusturica ( Roman Serbie-France )



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                                      Etranger dans le mariage

            Dans Sarajevo, en ex-Yougoslavie, sous le régime de Tito encore au pouvoir, un petit garçon mal supporté par un père qui pour son anniversaire lui offre le plaisir tout particulier de monter dans un tank. Et c'est tout, à la grande fierté du père et la très grande déception de l'enfant. Mais s'il n'aime pas lire, thème de l'une des six nouvelles, il a de l'imagination ce qui lui permet de plonger dans la baignoire où vivote une carpe avant le jour précis de sa mise au four, soit quelques semaines, avec un tuba et de tenir conversation avec l'animal muet. Confidences, mal-être dissipé, dans cette autre nouvelle, le déménagement familial le sépare de sa petite amie. Séparés de longues années, la fin est sympathique, un peu. Dans les premières pages d'une autre nouvelle, un brave garçon tombe amoureux d'une fermière promise à un militaire éloigné, lui-même se rend chaque jour à la ferme remplir des bidons de lait destiné à la caserne, et croisant des animaux rampants et venimeux, il ne les tue pas, mais verse quelques poignées de lait sur la route, repas apprécié. Des détails dans ces nouvelles qui nous content la vie quotidienne de personnages dans un pays qui n'existe plus sous ce nom. Mais en Bosnie Herzégovie ou ailleurs les jeunes garçons détaillent les filles et assurent qu'une femme est sexy lorsqu'elle monte un escalier, mais perd tout attrait en descendant. Personnages turbulents, tziganes et fonctionnaires mènent des vies quotidiennes sous la plume imagée de réalisateur de " Papa est en voyage d'affaires, Underground, etc... "  

samedi 16 juillet 2016

Les Deux Van Gogh Hozumi ( manga Japon )


Les Deux Van Gogh

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                                        Les deux Van Gogh

            A Paris dans les années 1880/90 l'Académie avait la haute main sur le choix et la promotion des artistes. Théo Van Gogh galeriste reconnu dans la capitale estimait la nouvelle génération qui pointait son nez. Toulouse Lautrec aimait peindre les filles, les danseuses, le décor qui les entoure dans leur réalité. Ainsi de Vincent le frère tant aimé et admiré de Théo. Dès l'enfance ce dernier reconnut le talent de son frère toujours un crayon à la main. Et le manga nous raconte l'enfance des deux frères, et le présent romancés. Les démêlés de Théo avec les représentants de l'Académie, les rebelles pour qui il organisait des expositions improvisées. Un boulanger peint un pain, un amateur plus classique un portrait ils ne savaient où exposer. Ils seront donc proposés dans la rue. Lequel sera acheté ?  Chacun connaît la réaction du public devant les premiers impressionnistes. Les jeunes peintres ne voulaient plus d'une peinture glacée, ils avaient une chaleur différente. Mais la vie de Vincent, malgré ses voyages, ses mélancolies parait insipide, alors Théo, frère génial, poussa très loin l'idée de transformer la biographie de son jeune peintre, malgré des incidents dramatiques, Ramenés à un volume épais les deux mangas, l'histoire parisienne de ces deux frères enterrés côte à côte sous un lierre qui les unit, à Auvers, est très dessinée, voir Théo en couverture, assez peu écrit. Hozumi est l'auteur du texte et des dessins. Le manga n'est pas qu'un josei.










            

vendredi 15 juillet 2016

J'ai écrit le rôle de ta vie Marcel Pagnol ( Correspondance France )



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                                                 J'ai écrit le rôle de ta vie

                        Correspondance avec Raimu, Fernandel, Cocteau et les autres

            Après Jazz, pièce bien accueillie en 1926 Marcel Pagnol s'approche de Raimu devenu très populaire et lui présente le manuscrit de Marius. Si dans un premier temps Raimu n'est guère intéressé par cette comédie marseillaise, il accepte très vite de jouer la pièce, conquis par le rôle de Panisse. Ainsi commença une correspondance avec tous les interprètes, les amis tous professionnels de la scène et de l'écran. Réussites parisiennes ou internationales, la troupe, le clan Pagnol est du midi, de Marseille à Toulon, Bandol, Saint-Tropez, refuge habituel de René Clair voisin de Pagnol à l'Académie Française, à Carry-le-Rouet retraite de Fernandel. Poussé par le succès et le public qui demandait une suite aux deux premiers volets, il écrit et termine la trilogie marseillaise après César.
Pagnol met en scène, réalise plusieurs films, Topaze grand succès pour Fernandel, Manon des Sources, etc. Il écrit et Alexandre Korda réalise Marius, Yves Allégret Fanny. Et chacun écrit, complète les lettres de propos peu conséquents, mais ces lettres, parfois d'affaires, comblent le lecteur d'aujourd'hui tant elles sont délicates. Fernandel et Pagnol en désaccord, deux manières d'aborder le travail, mais amicaux. " Mon cher Pagnol,........ méfie-toi, si nous prenons trop de Martigues nous allons tomber  dans la pastorale  ou bien la pochade. Il faut tout de même de la tenue dans tout cela
Alors, à un de ces jours. si vous passez dans la forêt, arrête-toi pour dire bonjour.......  Raimu "
* Fernandel écrit "....... Mon cher Marcel, je ne peux rien te refuser, tu auras ton nounours, mais comme je ne te vois jamais lorsque tu es à Paris, tu viendras le prendre à la maison, le jour où tu me feras le plaisir de venir avec Jacqueline déjeuner ou dîner.......... Fernandel " Les lettres, beaucoup manuscrites, intéresseront sûrement les graphologues, jolies, claires. Cary Grant tape à la machine une réponse et des compliments pour son travail si apprécié à Hollywood. Différence de style : Tino Rossi trop occupé, il chante en Amérique du Sud, envoie des réponses à des lettres parties plusieurs semaines plus tôt. Maurice Chevalier ".... Mon cher Pagnol, Voici une autre saison terminée et je radine en vitesse dans le midi........ Que devenez-vous ? Avez-vous le temps ou le désir de penser au scénario que vous me disiez avoir derrière le crâne pour moi ?....... si non vous n'en aurez tout de même pas moins mon admiration et mon amitié. Maurice Chevalier " Louis B Mayer, William Wyler, et d'autres professionnels du cinéma américain écrivent à Pagnol, mais ce dernier n'aimait pas les transports qui l'auraient conduit hors de l'héxagone, il n'accompagna donc pas ses films bien reçus aux EtatsUnis. Vingt réalisateurs, scénaristes ( Jeanson ) comédiens, producteurs, ont correspondu durant quelques décennies, qui participèrent au meilleur du cinéma avec l'auteur de Le temps des secrets, la gloire de mon père..... " disparu en 1974. Livre vraiment agréable. Rangé dans la bibliothèque, le parcourir l'oeil rêveur en pensant à tous ces films qu'il faudrait voir ou revoir, et lire Pagnol.

  




A des âmes envolées Victor Hugo ( Poème France )

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lefigaro.fr



                                               A des Ames Envolées            

            Ces âmes que tu rappelles,
            Mon coeur, ne reviennent pas. 
            Pourquoi donc s'obstinent-elles,
            Hélas, à rester là-bas ?

            Dans les sphères éclatantes,
            Dans l'azur et les rayons,
            Sont-elles donc plus contentes 
            Qu'avec nous qui les aimions ?

            Nous avions sous les tonnelles
            Une maison près Saint-Leu.
            Comme les fleurs étaient belles !
            Comme le ciel était bleu !

            Parmi les feuilles tombées,
            Nous courions au bois vermeil ;
            Nous cherchions des scarabées
            Sur les vieux murs au soleil ;
                                                                          
            On riait de ce bon rire                                 esperluette-associes.com 
Afficher l'image d'origine            Qu'Eden jadis entendit,
            Ayant toujours à se dire
            Ce qu'on s'était déjà dit.

            Je contais la Mère l'Oie ;
            On était heureux, Dieu sait !
            On poussait des cris de joie
            Pour un oiseau qui passait.


                                                           Victor Hugo

                                                                    in L'âge d'être Grand-Père














lundi 11 juillet 2016

Daisy Miller 4 fin ( Henry James ( EtatsUnis )

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marchebiron.com


                                                     Daisy Miller

                                                                      IV ( fin )

            Le lendemain il eut du moins la satisfaction de ne pas susciter de sourires chez les domestiques quand il demanda Mrs Miller à son hôtel. Mais cette dame et sa fille étaient absentes, de même le jour suivant, renouvelant sa visite. Winterbourne eut de nouveau l'infortune de ne pas les trouver à leur domicile. La réception de Mrs Walker eut lieu dans la soirée du troisième jour, et malgré la froideur de sa dernière rencontre avec la maîtresse de maison, Winterbourne fut l'un des invités. Mrs Walker était l'une de ces Américaines qui, séjournant à l'étranger se font, pour reprendre leur expression, un devoir d'étudier la société européenne. Elle avait à cette occasion réuni plusieurs spécimens de mortels de diverses naissances, qui devaient, en quelque sorte, lui servir de manuel. Quand Winterbourne arriva, Daisy n'était pas là. Mais après quelques instants il vit arriver sa mère, seule, très timidement et tristement. La chevelure de Mrs Miller, relevée au-dessus de ses tempes désarmées, était plus frisottée que jamais. Comme elle s'approchait de Mrs Walker, Winterbourg s'avança.
            - Comme vous le voyez je suis venue seule, dit la pauvre Mrs Miller. J'ai si peur ! Je ne sais pas quoi faire. C'est la première fois que je viens seule à une soirée, surtout dans ce pays. Je voulais emmener Randolph, ou Eugenio, quelqu'un enfin, mais Daisy m'a carrément expédiée comme ça, toute seule. Je n'ai pas l'habitude de sortir seule.
            - Votre fille n'a donc pas l'intention de nous faire l'honneur de sa compagnie ? demanda solennellement Mrs Walker.
            - Oh, Daisy est tout habillée, dit Mrs Miller sur le ton de l'observateur impartial, voire philosophe qu'elle prenait toujours pour rapporter les menus incidents de la carrière de sa fille. Elle s'est habillée exprès avant le dîner, mais est arrivé un de ces amis, ce monsieur, cet Italien, qu'elle voulait emmener. Ils se sont mis au piano. On aurait dit qu'ils ne pouvaient plus partir. M. Giovanelli chante admirablement. Mais je pense que maintenant ils ne vont plus tarder, conclut Mrs Miller sur un ton plein d'espoir.
            - Je déplore vraiment qu'elle vienne de cette façon, dit Mrs Walker.
            - Je lui ai bien dit que ce n'était pas la peine de s'habiller avant le dîner si elle comptait attendre trois heures, répondit la maman de Daisy. Je ne voyais vraiment pas la raison de s'habiller comme ça pour rester là avec M. Giovanelli.
            - C'est le comble, dit Mrs Walker en se tournant vers Winterbourne. " Elle s'affiche ", c'est sa manière de se venger des observations que je me suis risquée à lui faire. Quand elle sera là je ne lui adresserai pas la parole.
            Daisy arriva après onze heures, mais ce n'était pas, en la circonstance, une jeune dame attendant qu'on lui adresse la parole. Elle fit son entrée, toute froufroutante, radieusement adorable, souriant et babillant, portant un énorme bouquet de fleurs et escortée de M. Giovanelli. Toutes les conversations s'arrêtèrent et toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle alla droit à Mrs Walker.
            - J'avais peur que vous ne pensiez que je ne viendrais pas, c'est pourquoi j'ai envoyé ma mère vous prévenir. Je voulais faire répéter deux ou trois choses à M.Giovanelli avant de venir. Vous savez, il chante merveilleusement et je veux que vous lui demandiez de chanter. Voici M. Giovanelli. vous savez, je vous l'ai présenté. Il a une voix on ne peut plus adorable et un répertoire de chansons on ne peut plus charmant. Je les lui ai fait repasser ce soir, exprès. On s'est vraiment bien amusé à l'hôtel.
            Tout ceci fut vivement prononcé, suavement et distinctement par Daisy qui promenait son regard sur la maîtresse de maison et sur la pièce environnante, tapotant le col de sa robe, autour de ses épaules.                                                            
            - Y a-t-il quelqu'un que je connaisse ? demanda-t-elle.
            - Je crois que tout le monde vous connaît ici ! dit Mrs Walker sur un ton qui interdisait toute méprise.                                                                                                                
Afficher l'image d'origine            Et elle fit à M.Giovanelli un accueil très succinct.
            Ce monsieur se comporta bravement. Il fit des sourires et des flexions du tronc, exhiba ses dents blanches, frisa sa moustache et roula des yeux, fit tout ce que se doit de faire un bel Italien invité à une soirée. Il chanta, de fort jolie façon, une demi-douzaine de chansons, bien que Mrs Walker eût déclaré, par la suite, qu'elle était totalement incapable de déterminer qui le lui avait demandé. Ce n'était apparemment pas Daisy qui le lui avait commandé. Elle s'était installée à l'écart du piano, à quelque distance et, bien qu'ayant publiquement professé son admiration pour la voix de M. Giovanelli, ne se priva pas de parler, chuchotant, pendant que celui-ci enchaînait les chansons.
            - Quel dommage que ces pièces soient si petites. Il n'y a pas moyen de danser, dit-elle à Winterbourne comme si elle l'avait quitté cinq minutes auparavant.
            - Je n'en suis pas spécialement attristé, répondit Winterbourne. Je ne danse pas.
            - Évidemment, vous ne dansez pas, vous êtes trop raide, dit Miss Daisy. J'espère que vous avez apprécié votre ballade en voiture avec Mrs Walker.
            - Non, pas exactement. J'aurais préféré me promener avec vous.
            - Nous sommes partis deux par deux, c'était beaucoup mieux, dit Daisy. Mais avez-vous jamais vu culot pareil à celui de Mrs Walker voulant que je monte dans sa voiture en laissant choir ce pauvre M. Giovanelli ? Sous prétexte de convenances ! Les gens ont de ces idées ! C'aurait été vraiment méchant. ça faisait dix jours qu'il parlait de cette promenade.
            - Il n'aurait jamais dû en parler du tout, dit Winterbourne. Il n'aurait jamais proposé à une jeune fille de ce pays de se promener dans la rue.
            - Dans la rue ! s'écria Daisy avec son charmant regard étonné. Où donc aurait-il pu lui proposer de se promener ? Le Pincio, ce n'est pas la rue, de toute façon, et, grâce à Dieu, je ne suis pas une jeune fille de ce pays. Ici les jeunes filles ne sont pas à la noce, d'après ce que j'ai pu voir. Je ne vois pas pourquoi je changerais mes habitudes pour elles.
            - Je regrette d'avoir à vous le dire, mais vos habitudes sont celles d'un flirt, dit sentencieusement Winterbourne.
            - Évidemment elles le sont ! le gratifiant à nouveau de son regard moqueur. Je suis un redoutable, un affreux flirt ! Avez-vous jamais vu une jolie fille qui ne le soit pas ? Mais vous allez sans doute me dire que je ne suis pas une jolie fille.
            - Vous êtes une très jolie fille, mais je voudrais que vous flirtiez avec moi, et avec moi seulement, dit Winterbourne.
            - Ah, merci ! Merci beaucoup ! vous êtes bien le dernier avec qui il me viendrait l'idée de flirter. Comme j'ai eu le plaisir de vous le faire savoir, vous êtes trop raide.
            - Vous vous répétez, dit Winterbourne.
            Daisy émit un rire ravi.
            - Si je pouvais caresser le doux espoir de vous mettre en colère, je me répéterais encore.
            - Ne faites pas ça ! quand je suis en colère, je suis plus. raide que jamais. Mais si vous refusez de flirter avec moi, cessez au moins de flirter avec votre ami du piano. On ne comprend pas ce genre de chose, ici.
            - Je croyais que c'était tout ce qu'on comprenait ! s'exclama Daisy
            - Pas pour les jeunes filles.
            - Ça me paraît nettement plus indiqué pour les jeunes filles que pour les vieilles dames, déclara Daisy.
            - Enfin, dit Winterbourne, quand vous vous trouvez en contact avec les habitants d'un pays, vous devez vous conformer à la coutume de l'endroit. Le flirt est une coutume typiquement américaine. Elle n'existe pas ici. Alors, quand vous vous montrez en public avec M. Giovanelli, et sans votre mère...
            - Miséricorde ! Pauvre maman ! plaça Daisy/
            - Vous flirtez peut-être, mais pas M. Giovanelli. Il a autre chose en tête.
            - En tout cas, il ne me fait pas de morale, dit vivement Daisy. Et si vous tenez tellement à le savoir, on ne flirte pas plus l'un que l'autre. Nous sommes de trop bons amis pour ça. Nous sommes des amis très intimes.
            - Ah, répliqua Winterbourne, si vous êtes amoureux l'un de l'autre, c'est une autre histoire.
            Jusqu'ici elle l'avait autorisé à lui parler si franchement qu'il ne s'attendait nullement à la choquer par ce cri du coeur. Mais elle se leva d'un coup, rougissant manifestement, et le laissant s'exclamer mentalement que les petits flirts américains étaient les créatures les plus bizarres du monde. couples-et-duos.blogspot.fr
            Daisy détourna son regard de Winterbourne.
            - M. Giovanelli, lui au moins, ne me dit jamais de choses aussi désagréables.
            Winterbourne était dérouté. Il restait là, le regard dans le vague. M. Giovanelli avait fini de chanter. Il quitta le piano et alla rejoindre Daisy.
            - Viendrez-vous prendre un peu de thé dans la pièce à côté ? demanda-t-il, s'inclinant devant elle avec son sourire décoratif.
            Daisy se tourna vers Winterbourne, à nouveau souriante. Celui-ci n'en fut que plus perplexe, car ce sourire illogique n'éclairait rien, bien que semblant témoigner, à la réflexion, d'une douceur et d'une tendresse d'âme qui la portait instinctivement au pardon des offenses.
            - M. Winterbourne n'a jamais eu l'idée de m'offrir du thé, fit-elle à sa manière petite suppliciante.
            - Je vous ai offert des conseils, répliqua Winterbourne.
            - Je préfère le thé léger ! s'écria Daisy. Et elle partit avec le brillant Giovanelli.
           Elle s'installa avec lui dans la pièce contiguë, dans l'embrasure de la fenêtre et y resta toute la soirée. Ce qui se jouait au piano était digne d'attention, mais aucun des deux jeunes gens n'y prit garde. Quand Daisy prit congé de Mrs Walker, la dame répara consciencieusement la faiblesse dont elle s'était rendue coupable lors de l'arrivée de la jeune fille. Elle tourna carrément le dos à Miss Miller et la laissa partir, la laissant déployer toutes les grâces qu'il lui plairait. Winterbourne se trouvait à côté de la porte. Il ne perdit rien du spectacle. Daisy pâlit et se tourna vers sa mère. Mais Mrs Miller n'était, humblement, pas au fait de la moindre violation des formes sociales coutumières. Elle semblait, au contraire, avoir ressenti un désir incongru d'attirer l'attention sur la stricte application qu'elle en faisait.
            - Bonne nuit, Mrs Walker, disait-elle, nous avons passé une merveilleuse soirée. Vous voyez que si je laisse Daisy se rendre sans moi dans les soirées, je ne veux pas qu'elle parte sans moi.
            Daisy se retourna, présenta aux personnes qui se trouvaient près de la porte un visage pâle et grave. Winterbourne vit que, dans le premier moment, Daisy était trop blessée et déconcertée pour penser à s'indigner. De son côté il était profondément atteint.
            - C'était très cruel, dit-il à Mrs Walker.
            - Elle ne remettra plus les pieds dans mon salon, lui répondit son hôtesse.
            Puisqu'il ne devait plus la rencontrer dans le salon de Mrs Walker, Winterbourne se rendit aussi fréquemment que possible à l'hôtel de Mrs Miller. Ces dames étaient rarement chez elles, mais quand il parvenait à les joindre, le dévoué M. Giovanelli était toujours là. Le distingué petit Romain se trouvait très souvent dans le salon avec Daisy, seule. Mrs Miller professant apparemment l'opinion que la discrétion est la meilleure forme de surveillance. Winterbourne remarqua, avec surprise au début, que dans ces occasions, Daisy n'était jamais embarrassée, ni gênée par son entrée. Mais il s'aperçut bien vite qu'elle n'avait plus de surprise à lui présenter. L'inattendu était la seule chose à quoi on pouvait s'attendre de sa part. Elle ne montrait aucun déplaisir de voir interrompu son tête-à-tête avec Giovanelli. Elle pouvait bavarder aussi spontanément et librement avec deux messieurs qu'avec un seul. Il y avait toujours dans sa conversation le même bizarre mélange de hardiesse et de puérilité. Winterbourne observa, en son for intérieur, que si elle s'intéressait sérieusement à Giovanelli, il était vraiment singulier qu'elle ne se montre pas plus désireuse de préserver l'intimité de leurs entretiens. Et il ne l'en aima que davantage pour son indifférence spontanée et son, apparemment, inépuisable bonne humeur. Il lui aurait été difficile de dire pourquoi, mais elle lui faisait l'effet d'une fille qui jamais ne serait jalouse.
            Au risque de faire naître chez le lecteur un sourire quelque peu ironique, je puis affirmer que Winterbourne s'était jusque-là intéressé à des femmes dont, à ce qu'il pensait, il pourrait un jour ou l'autre avoir peur. Il avait l'agréable sentiment que jamais il n'aurait peur de Daisy Miller. Il faut ajouter que ce sentiment n'avait absolument rien dont Daisy puisse se flatter. Il était dû à sa conviction, ou plutôt sa crainte, qu'elle ne soit en fin de compte qu'une jeune personne des plus légères.                                                                                                          ledevoir.com
Afficher l'image d'origine            Mais elle portait manifestement beaucoup d'intérêt à Giovanelli. Elle le regardait dès qu'il ouvrait la bouche. Elle lui indiquait constamment : " faire ceci ou cela ". Elle le chinait ou le houspillait constamment. Elle semblait avoir complètement oublié que Winterbourne ait pu dire quoi que ce soit pour lui déplaire lors de la petite soirée chez Mrs Walker. Un dimanche après-midi, alors qu'il était allé à Saint-Pierre avec sa tante, Winterbourne aperçut Daisy qui flânait aux abords de la grande église, en compagnie de l'inévitable M. Giovanelli. Il montra la jeune fille et son cavalier à Mrs Costello. La dame les considéra un instant à travers son face-à-main, puis dit :
            - Voilà donc ce qui te rendait si rêveur ces derniers temps, hein ?
            - Je ne me doutait absolument pas que j'étais rêveur, dit le jeune homme.
            - Tu es très préoccupé, tu as quelque chose en tête.
            - Et quelle est la chose, demanda-t-il, que vous m'accusez d'avoir en tête ?
            - Cette jeune dame, Miss Baker, Miss Chandler, comment s'appelle-t-elle déjà ? Miss Miller et son intrigue avec cette espèce de garçon coiffeur.
            - Vous appelez intrigue, demanda Winterbourne, une liaison qui s'étale de manière aussi publique ?
            - C'est leur folie, dit Mrs Costello, ce n'est pas leur mérite.
            - Non, répliqua Winterbourne, avec dans la voix quelque chose de cette rêvosité à laquelle sa tante avait fait allusion. Je ne crois pas qu'il y ait là rien qui justifie le nom d'intrigue.
            - J'ai entendu une douzaine de personnes en parler. Elles disent qu'il lui a complètement tourné la tête.                                                                                                 l
            - Elles doivent très- I certainement savoir de quoi elles parlent, dit Winterbourne.
            Mrs Costello examina à nouveau le jeune couple dans son instrument optique.
            - Il est très bien de sa personne. On voit très bien ce qu'il est. Elle trouve que c'est l'homme le plus raffiné du monde, la crème des gentlemen. Elle n'a jamais rien vu de pareil. Il est même mieux que le courrier. C'est probablement le courrier qui l'a introduit dans la place. Et, s'il arrive à épouser la jeune dame, le courrier aura droit à une commission princière.
            - Je ne crois pas qu'elle envisage de l'épouser, dit Winterbourne, et je ne crois pas qu'il espère l'épouser.
            - Ce dont tu peux être sûr, c'est qu'elle n'envisage rien. Elle va de jour en jour, d'heure en heure, comme on faisait à l'Age d'Or. Je ne vois rien de plus vulgaire à me représenter. Et en même temps, ajouta Mrs Costello, attends-toi qu'elle t'annonce d'un moment à l'autre qu'elle est " fiancée ".
            - Je crois que Giovanelli n'en espère pas tant, dit Winterbourne.
            - Qui est Giovanelli ?
            - Le petit Italien. J'ai posé quelques questions à son sujet et appris quelque chose. C'est apparemment un petit homme parfaitement respectable. Je crois que c'est  un " cavaliere avvocato" au petit pied. Mais il n'évolue pas dans ce qu'il est convenu d'appeler le gratin. Je crois qu'il n'y a vraiment rien d'impossible à ce que le courrier l'ait introduit dans la place. Il est manifestement immensément charmé par Miss Miller. Si elle voit en lui la crème des gentlemen, il ne s'est jamais, quant à lui, trouvé en contact étroit avec tant d'éclat, de richesse, de prospérité. De plus, elle doit lui sembler merveilleusement jolie et intelligente. Il me paraît peu probable qu'il rêve de l'épouser. Il ne se voit certainement pas avec pareille aubaine sur les bras. Tout ce qu'il a offrir, c'est sa belle mine, et il y a au mystérieux pays des dollars, un certain Mr Miller qui sait ce que l'argent veut dire. Giovanelli sait qu'il n'a aucun titre à offrir. Si seulement il était comte ou marchese ! Il doit s'étonner de la chance qu'il a eue d'être reçu comme il l'a été.
            - Il le met au compte de sa belle mine et voit en Miss Miller une jeune dame " qui se passe ses fantaisies ! " dit Mrs Costello.
Afficher l'image d'origine            - Il est bien vrai, poursuivit Winterbourne, que Daisy et sa maman ne sont pas encore arrivées au stade de, comment dire, de culture où commence l'idée de mettre la main sur un comte ou un marchese. Je les crois intellectuellement incapables de cette conception.
            - Ah ! mais le cavaliere peut les en croire capables, dit Mrs Costello.
            Pour ce qui était des remous que suscitait l'intrigue de Daisy, Winterbourne fut édifié par cette journée à Saint-Pierre. Une douzaine de membres de la colonie américaine de Rome vinrent s'adresser à Mrs Costello qui s'était installée sur un petit pliant de voyage à la base d'un des grands pilastres. L'office des vêpres se déroulait à grand renfort de chants majestueux et accents d'orgue dans le choeur adjacent et, durant ce temps, entre Mrs Costello et ses amies, beaucoup de choses furent dites sur le compte de cette pauvre Miss Miller " qui allait vraiment trop loin ". Winterbourne n'aima pas du tout ce qu'il entendit Mais quand, foulant les grandes marches de l'église, il vit Daisy sortie avant lui monter dans une voiture découverte et s'éloigner à grands tours de roues dans les cyniques rues de Rome, il ne put se cacher à lui-même qu'elle allait vraiment très loin. Il la prit vraiment en pitié, non qu'il crût qu'elle avait perdu la tête, mais il lui était pénible de voir tant de beauté, de grâce et d'innocence voué aux catégories du dérèglement.
            Il rencontra un jour, sur le Corso, un ami, touriste comme lui, au sortir des admirables galeries du Palais Doria qu'il venait de parcourir. Cet ami l'entretint un instant du superbe portrait d'Innocent X par Velasquez qui se trouve exposé dans l'un des cabinets du Palais, puis dit :
            - C'est d'ailleurs là que j'ai eu le plaisir d'admirer un tableau d'une autre sorte, cette charmante Américaine que tu m'as montrée la semaine dernière.
            En réponse aux questions dont le pressait Winterbourne, cet ami raconta que la jolie Américaine, plus jolie que jamais, était installée avec un compagnon dans le recoin retiré où le grand portrait papal se trouve enchâssé.
            - Qui était ce compagnon ? demanda Winterbourne.
            - Un petit Italien avec un bouquet à la boutonnière. La fille, adorablement jolie, mais j'avais cru comprendre, d'après ce que tu me disais l'autre jour, que c'était une jeune dame du meilleur 
monde.
            - Elle l'est, dit Winterbourne.
            Et, ayant ainsi acquis l'assurance que Daisy et son compagnon avaient été aperçus ensemble, moins de cinq minutes plus tôt, il sauta dans un fiacre et se rendit chez Mrs Miller. Elle était chez elle, mais elle s'excusa de le recevoir en l'absence de Daisy.
            - Elle est partie quelque part avec M. Giovanelli, dit Mrs Miller. Elle circule toujours avec M. Giovanelli.
            - J'ai remarqué qu'ils étaient très intimes, observa Winterbourne.
            - Oh ! on dirait qu'ils ne peuvent pas se passer l'un de l'autre ! dit Mrs Miller. Mais c'est un vrai gentleman, après tout. Je n'arrête pas de dire qu'elle est fiancée !
            - Et que dit Daisy ?                                            doriapamphilj.it
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            - Oh, elle dit qu'elle n'est pas fiancée. Mais elle pourrait aussi bien l'être ! reprit cette impartiale génitrice. Elle agit comme si elle l'était. Mais j'ai fait promettre à M. Giovanelli de me le dire, si elle ne veut pas me le dire. Je devrais alors écrire à Mr Miller à ce sujet, vous ne croyez pas ?
            Winterbourne répondit qu'il était tout à fait de cet avis, mais la maman de Daisy lui parut témoigner d'un état d'esprit si inouï dans les annales de la vigilance maternelle que toute tentative pour lui donner l'éveil lui parut totalement hors de propos, et qu'il y renonça.
            De ce moment Daisy ne fut jamais chez elle, et Winterbourne ne la rencontra plus chez leurs connaissances communes car, il s'en rendit bien compte, ces personnes perspicaces avaient fini par décréter qu'elle allait trop loin. Elles cessèrent de l'inviter et désiraient manifester aux observateurs    européens la grande vérité suivante : bien que Miss Daisy Miller fut une jeune Américaine sa conduite n'était pas représentative. Elle était considérée par ses compatriotes comme anormale. Winterbourne se demandait ce qu'elle ressentait en voyant tout le monde lui tourner le dos, et cela le chiffonnait parfois de soupçonner qu'elle ne ressentait absolument rien. Il se disait qu'elle était trop légère et enfantine, trop en friche et irréfléchie, trop provinciale pour s'interroger sur l'ostracisme qui la frappait ou même pour le sentir. Puis, à d'autres moments, il était convaincu qu'elle véhiculait dans son petit organisme élégant et irresponsable une conscience provocante, passionnée, parfaitement lucide de l'effet qu'elle produisait. Il se demandait si l'attitude provocante de Daisy venait de la conscience de l'innocence ou d'un mépris fondamental du qu'en dira-t-on. Il faut reconnaître que, pour Winterbourne lui-même, le fait de s'accrocher au mythe de " l'innocence " de Daisy relevait de plus en plus de l'argutie galante. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le rapporter, il était irrité de se voir réduit à faire des entorses à la logique quand cette jeune personne était en jeu. Il s'en voulait de ne pouvoir déterminer instinctivement à coup sûr si les excentricités de Daisy étaient génériques, nationales, ou si elles lui étaient personnelles. Dans les deux cas il était, en quelque sorte, passé à côté d'elle, et il était maintenant trop tard. M. Giovanelli lui avait " tourné la tête ".
            Quelques jours après sa brève entrevue avec sa mère, il rencontra Daisy dans ce splendide lieu de désolation fleurie connu sous le nom de Palais des Césars. Le jeune printemps romain avait empli l'atmosphère d'efflorescences parfumées, et la surface raboteuse du Palatin était emmitouflée de tendre verdure. Daisy flânait au sommet d'un de ces grands monceaux de ruines talutés de marbre moussu et pavés d'inscriptions monumentales. Jamais Rome ne lui avait paru aussi charmante qu'à cet instant précis. Il s'était attardé sur le spectacle de la ravissante harmonie de lignes et de couleurs qui, dans le lointain, enveloppe la ville, humant les odeurs légèrement humides et éprouvant la jeunesse de l'année et l'antiquité du lieu, qui se renouvelaient l'une l'autre en une mystérieuse osmose. Il lui parut aussi que Daisy n'avait jamais été aussi jolie. Mais c'était une remarque qu'il se faisait chaque fois qu'il la rencontrait. Giovanelli était à son côté. et Giovanelli était, lui aussi, entouré d'une aura insolite.
            - Tiens, j'aurais juré que vous seriez là en solitaire, dit Daisy.
            - En solitaire ? demanda Winterbourne.
            - Vous circulez toujours en solitaire. Vous ne pouvez pas trouver quelqu'un pour vous promener avec ?
            - Je ne suis pas aussi heureux que votre compagnon, dit Winterbourne.
            Dès le début Giovanelli s'était montré d'une politesse raffinée avec Winterbourne. Il écoutait ses remarques d'un air déférent, riait scrupuleusement à toutes ses plaisanteries. Il paraissait prêt à attester que, pour lui, Winterbourne était un jeune homme au-dessus du commun. Il ne se comportait nullement en amoureux jaloux. Il était manifestement rempli de tact, ne voyait aucun inconvénient à ce qu'on s'attende à un peu d'humilité de sa part. Winterbourne avait même parfois l'impression que Giovanelli trouverait un certain apaisement spirituel à avoir un entretien privé avec lui, pour lui dire, en homme qui comprend les choses, que, Dieu merci, il savait parfaitement à quel point cette jeune dame était extraordinaire, et qu'il ne se berçait pas d'illusoires, ou du moins de - trop - illusoires espoirs de mariage et de dollars. En la circonstance il s'écarta de quelques pas de sa compagne pour cueillir un rameau d'amandier qu'il se mit en devoir de placer à sa boutonnière.
Jardins en Italie   *         - Je sais pourquoi vous dites ça, dit Daisy en observant Giovanelli. Parce que vous pensez que je circule trop avec lui !
            Et elle pointa le menton vers son chevalier servant.
            - C'est ce qu'on pense partout, si vous tenez à le savoir, dit Winterbourne.
            - Bien sûr que je tiens à le savoir ! s'exclama Daisy, sur un ton très sérieux. Mais je n'en crois rien. Les gens font seulement semblant d'être choqués. Ça leur fait ni chaud, ni froid, ce que je fais. D'ailleurs, je ne circule pas tellement.
            - Je pense que vous vous apercevrez qu'ils s'en soucient. Ils vous le montreront, désagréablement.
            Daisy le considéra quelques instants.
            - Comment, désagréablement ?(
            - N'avez-vous rien remarqué ? demanda Winterbourne.
            - Je vous ai remarqué, vous. Mais j'ai remarqué que vous étiez raide comme un parapluie la première fois que je vous ai rencontré.
            - Vous vous apercevrez que je ne suis pas aussi raide que certains autres, dit Winterbourne en souriant.
             - Comment m'en apercevrai-je ?
            - En allant voir les autres.
            - Qu'est-ce qu'ils me feront ?
            - Ils vous feront la tête. Savez-vous ce que cela veut dire ?
            Daisy le regardait fixement, son teint commençait à se colorer.
            - Vous voulez dire comme Mrs Walker l'autre soir ?
            - Exactement ! dit Winterbourne.
            Elle coula un regard vers Giovanelli occupé à se parer de sa fleur d'amandier. Puis, revenant à Winterbourne.
            - Je n'aurais jamais cru que vous laisseriez les gens être aussi désagréables ! dit-elle.
            - Que pouvais-je faire ? demanda-t-il.
            - Vous auriez pu dire quelque chose.
            - " Je dis quelque chose ". Il marqua un temps d'arrêt. " Je dis que votre mère m'annonce que vous croit fiancée. "
            - C'est son droit de le croire, dit très simplement Daisy.
            Winterbourne se mit à rire.
            - Et est-ce aussi ce que croit Randolph ? demanda-t-il.
            - Pour moi Randolph ne croit rien du tout, dit-elle.
            Le scepticisme de Randolph eut pour effet d'accroître l'hilarité de Winterbourne, et il nota que Giovanelli revenait vers eux. Daisy s'en était aussi aperçue et s'adressa à son compagnon.
            - Puisque vous en parlez, dit-elle, oui, je suis fiancée...
            Winterbourne la regarda, il ne riait plus.
            - Vous ne me croyez pas ! ajouta-t-elle.    
            Il demeura un instant silencieux, puis :
            - Oui, je vous crois ! dit-il.
            - Oh, non, certainement pas, dit-elle. Eh bien alors, je ne suis pas fiancée !   **
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            La jeune fille et son cicérone regagnaient le portail qui fermait l'enceinte. Winterbourne qui venait d'y entrer, prit donc congé d'eux. Une semaine plus tard il se rendit à un dîner dans une très belle villa du Monte Celio et, une fois arrivé, renvoya la voiture qu'il avait louée. La soirée fut charmante, et il se promit la satisfaction de rentrer à pied en passant sous l'arc de Constantin et en longeant les monuments vaguement éclairés du Forum. Dans le ciel une lune décroissante ne jetait plus qu'un faible éclat, mais entourée dans un mince voile de nuage qui semblait diffuser et égaliser cet éclat. Quand, revenant de la villa, il était onze heures du soir, Winterbourne parvint aux abords du cercle noirâtre du Colisée, l'amateur de pittoresque qu'il était pensa que l'intérieur, sous le pâle clair de lune, mériterait certainement un coup d'oeil. Il bifurqua et s'approcha d'une des arches vides près de laquelle, à ce qu'il vit, une voiture découverte, une de ces petites voitures de place qui circulent à Rome, se trouvait arrêtée. Il poursuivit son chemin à travers les ombres caverneuses du monumental édifice et émergea dans l'arène claire et silencieuse. L'endroit ne lui avait jamais paru aussi impressionnant. Une moitié du gigantesque cirque était plongée dans une ombre profonde, l'autre endormie dans la lumineuse pénombre. Tandis qu'il demeurait là, il murmura les célèbres vers du Manfred de Byron. Mais avant d'avoir terminé sa citation il se souvint que si les méditations nocturnes au Colisée sont recommandées par les poètes, elles sont déconseillées par les médecins. L'atmosphère historique était là, indubitablement. Mais l'atmosphère historique considérée d'un point de vue scientifique n'était guère qu'un miasme perfide. Winterbourne se dirigea vers le milieu de l'arène afin d'avoir une vue plus générale, bien décidé à battre ensuite précipitamment en retraite. La grande croix qui s'élève au centre était plongée dans l'ombre. Ce n'est qu'en arrivant à proximité qu'il la distingua nettement. Il vit alors deux personnes sur les marches basses qui en forment la base. L'une était une femme, assise. Son compagnon se tenait debout devant elle.
            La voix de la femme lui parvint alors, distinctement, dans l'air tiède de la nuit.
            - Mais enfin ! il nous regarde comme les vieux tigres ou lions devaient regardaient les martyrs chrétiens !
            Tels furent les mots qu'il entendit, proférés par la voix et l'accent familiers de Miss Daisy Miller.
            - Espérons qu'il n'est pas très affamé, rétorqua finement Giovanelli. Il devra commencer par moi, vous ferez le dessert !
Afficher l'image d'origine ***        Winterbourne s'arrêta atterré. Et, ajoutons-le, en quelque sorte soulagé. C'était comme si une lumière soudaine avait été jetée sur l'ambiguïté du comportement de Daisy. Comme si l'énigme était maintenant aisément décryptable. C'était une jeune dame qu'un monsieur n'avait plus besoin de s'appliquer à respecter. Il demeura là, à les regarder, à regarder Daisy et son compagnon, sans réfléchir que s'il les distinguait confusément, il devait, lui, être plus nettement visible. Il s'en voulait de s'être tant tourmenté sur la bonne manière de considérer Miss Daisy Miller. Puis, alors qu'il s'apprêtait à reprendre sa marche, il se retint, non par crainte de lui faire injustice, mais retenu par le sentiment du danger qu'il y avait à apparaître par trop réjoui devant une révélation qui le forçait à sortir d'une prudente réserve critique. Il fit demi-tour, se dirigea vers l'entrée. Mais il entendit alors à nouveau la voix de Daisy.
            - Tiens ! Mais c'était Mr. Winterbourne ! Il m'a vue, et il fait semblant de ne pas me voir.
            Quelle astucieuse petite garce, et comme elle était douée pour jouer l'innocence outragée ! Mais il n'allait pas la laisser ainsi. Winterbourne reprit sa marche en avant et se dirigea vers la grande croix. Daisy s'était levée, Giovanelli souleva son chapeau. Maintenant Winterbourne ne pensait plus qu'à la folie, au sens médical du terme, d'une jeune fille fragile qui s'attardait le soir dans ce nid de malaria. Qu'importait qu'elle fût une astucieuse petite garce ? Ce n'était pas une raison pour la laisser mourir de la fièvre pernicieuse.
            - Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda-t-il presque brutalement.
            Daisy, adorable dans le clair de lune qui faisait ressortir sa beauté, le considéra un instant. Puis :
            - Depuis le début de la soirée, répondit-elle gentiment... Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli.
            - Je crains, dit Winterbourne, que vous ne trouviez pas la fièvre romaine très jolie. C'est ainsi qu'on l'attrape. Je m'étonne, ajouta-t-il en se tournant vers Giovanelli, que vous, qui êtes né à Rome, puissiez encourager une telle imprudence.
            - Ah, dit le beau Romain, je ne crains rien pour moi.
            - Ni moi pour vous ! Je parle pour cette jeune dame.
            Giovanelli haussa ses sourcils décoratifs et découvrit ses dents éclatantes. Mais il accepta docilement la remontrance de Winterbourne.
            - J'ai dit à la signorina que c'était une grande imprudence. Mais la signorina a-t-elle jamais été prudente ?
            - Je n'ai jamais été malade, et je n'ai pas l'intention de l'être ! déclara la signorina. Je n'en ai pas tellement l'air, mais je suis en pleine santé ! Il fallait que je voie le Colisée au clair de lune. Je ne serais pour rien au monde sans ça. Et ça a vraiment été un moment merveilleux, n'est-ce pas M. Giovanelli ? S'il y a le moindre danger Eugenio peut toujours me donner quelques pilules. Il a un certain nombre de merveilleuses pilules.
            - Je vous conseillerais, dit Winterbourne, de retourner chez vous aussi vite que possible, et d'en prendre une.
            - Ce que vous dites est très judicieux, répliqua Giovanelli. Je vais m'assurer que la voiture est disponible.
            Et il partit d'un pas rapide.
            Daisy suivit avec Winterbourne. Il ne cessait de la regarder. Elle n'avait pas l'air le moins du monde embarrassée. Winterbourne ne disait rien, Daisy babillait sur la beauté du lieu.
            - Eh bien ! J'ai tout de même vu le Colisée au clair de lune, s'exclama-t-elle. C'est une belle chose.
            Puis, remarquant le silence de Winterbourne, elle lui demanda pourquoi il ne disait rien. Il ne répondit pas, se contenta de rire. Ils passèrent sous une des arches sombres. Giovanelli était là, avec la voiture. Daisy s'arrêta un instant considérant le jeune Américain.
            - Avez-vous vraiment cru que j'étais fiancée, l'autre jour ? demanda-t-elle.
            - Peu importe ce que j'ai cru l'autre jour, dit Winterbourne en riant.
            - Et maintenant, que croyez-vous ?
            - Je crois que cela a vraiment très peu d'importance, que vous soyez fiancée ou non !
            Il sentit les beaux yeux de la jeune fille braqués sur lui à travers les épaisses ténèbres de l'arche. Elle se préparait apparemment à répliquer, mais Giovanelli la pressa de partir.
Afficher l'image d'origine            - Vite, vite, dit-il. Si nous sommes rentrés à minuit il n'y a pas de danger.
            Daisy s'installa dans la voiture, l'heureux Italien à ses côtés.
            - N'oubliez pas les pilules d'Eugenio ! dit Winterbourne en soulevant son chapeau.
            - Ça m'est égal, dit Daisy d'une petite voix étrange, si j'ai la fièvre, romaine ou pas !                                                                                                                                          Le cocher fit claquer son fouet et le bruit des roues se perdit sur le tissu décousu du pavé antique.                                                                                            
            Winterbourne, rendons-lui cette justice, ne rapporta à personne qu'il avait rencontré Miss Miller à minuit au Colisée en compagnie d'un monsieur. Néanmoins, en l'espace de deux jours, le fait qu'elle s'était trouvée là dans ces circonstances fut connu de chacun des membres de la petite colonie américaine et commenté en conséquence. Winterbourne pensa qu'on l'avait certainement appris à l'hôtel et que, après le retour de Daisy, il y avait eu un échange de plaisanteries entre le portier et le cocher. Mais le jeune homme se rendait également compte qu'il avait cessé de regretter sérieusement que le petit flirt américain soit un sujet de conversation pour des domestiques à l'esprit vulgaire. Un ou deux jours plus tard ces gens eurent des renseignements sérieux à fournir : le petit flirt américain se trouvait dans un état alarmant. Dès que la rumeur lui parvint Winterbourne se rendit immédiatement à l'hôtel pour de plus amples informations. Il trouva deux ou trois amis charitables qui l'y avaient précédé et étaient en conversation avec Randolph dans le salon de Mrs Miller.
            - C'est de circuler la nuit, disait Randolph, qui l'a rendue malade. Elle circule tout le temps la nuit. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça, c'est tellement sombre. On n'y voit rien là-dedans la nuit, sauf quand il y a la lune. En Amérique, il y a toujours la lune.
            Mrs Miller était invisible. Elle partageait pour le moment avec sa fille le bénéfice de sa compagnie. Il était manifeste que Daisy était gravement malade.
            Winterbourne revint souvent demander de ses nouvelles et un jour il vit Mrs Miller qui, bien que profondément troublée, était, ce qui le surprit plutôt, parfaitement maîtresse d'elle-même et, à ce qu'il semblait, une infirmière extrêmement efficace et avisée. Elle parla beaucoup du Dr Davis, mais Winterbourne lui rendit mentalement hommage, pensant qu'elle n'était pas, à tout prendre, aussi bête qu'elle en avait l'air.
            - Daisy a parlé de vous l'autre jour, lui dit-elle. La moitié du temps elle ne sait pas ce qu'elle dit, mais je crois que cette fois elle était consciente. Elle m'a chargée d'un message, elle m'a dit de vous le dire. Elle m'a dit de vous dire qu'elle n'a jamais été fiancée au bel Italien. J'en suis bien aise. M. Giovanelli n'est pas passé nous voir depuis qu'elle est tombée malade. Je croyais que c'était un vrai gentleman ! mais je ne trouve pas ça très poli ! Une dame m'a dit qu'il avait peur que je sois fâchée contre lui parce qu'il avait emmené Daisy se promener la nuit. Eh bien, je le suis. Mais je suppose qu'il sait que je suis une dame. Je m'en voudrais de lui faire des reproches. De toute façon, elle dit qu'elle n'est pas fiancée. Je ne sais pas pourquoi elle a voulu que vous soyez au courant. Mais elle me l'a répété trois fois :
            " - N'oublie pas de le dire à Mr Winterbourne. "
             Et puis elle m'a dit de vous demander si vous vous souveniez de la fois où vous étiez allés à ce château, en Suisse. Mais j'ai dit que je ne ma chargeais pas de message de ce genre. Seulement si elle n'est pas fiancée je suis bien contente de le savoir.
            Mais, comme l'avait dit Winterbourne, cela importait vraiment très peu. Une semaine plus tard, la pauvre fille mourait. Ça avait été un terrible cas de fièvre. Daisy fut enterrée dans le petit cimetière protestant, à l'angle du mur de la Rome Impériale, sous les cyprès et les épaisses fleurs de printemps. Winterbourne se tenait là, debout avec un certain nombre d'autres personnes en deuil, un nombre plus grand que n'aurait pu le laisser présager le scandale provoqué par la carrière de la jeune fille. A proximité se tenait Giovanelli. Il se rapprocha encore quand il vit Winterbourne prêt de s'en aller. Giovanelli était très pâle, il n'avait cette fois pas de fleur à sa boutonnière. Il paraissait vouloir dire quelque chose. Enfin, il dit :
            - C'était la plus belle jeune dame que j'aie jamais vue, et la plus aimable. Et il ajouta au bout d'un instant : " et c'était la plus innocente. "
            Winterbourne le regarda et répéta les mots qu'il venait de prononcer.
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Afficher l'image d'origine            - La plus innocente !
            Winterbourne était à la fois triste et furieux.
            - Mais qu'est-ce qui vous a pris, demanda-t-il, de l'emmener dans cet endroit fatal ?
            L'urbanité de M. Giovanelli ne pouvait apparemment être prise en défaut. Il fixa un instant le sol, puis dit :
            - Je n'avais pas peur pour moi, et elle voulait y aller.
            - Ce n'était pas une raison, déclara Winterbourne.
            L'ondoyant Romain baissa à nouveau les yeux.
            - Si elle avait vécu je n'aurais rien eu. Elle ne m'aurait jamais épousé. J'en suis certain.
            - Elle ne vous aurait jamais épousé ?
            - Pendant quelque temps, je l'ai espéré. Mais maintenant, je suis sûr que non.
            Winterbourne l'écoutait. Il restait là, fixait la brutale protubérance au milieu des marguerites d'avril. Quand il se retourna, M. Giovanelli de son pas lent et léger, s'était retiré.
            Winterbourne quitta Rome presque immédiatement. Mais l'été suivant il retrouva sa tante, Mrs Costello, à Vevey. Mrs Costello aimait beaucoup Vevey. Dans l'intervalle, Winterbourne avait souvent pensé à Daisy Miller et à ses énigmatiques manières. Un jour, il parla d'elle à sa tante, dit qu'il avait sur la conscience de ne pas lui avoir rendu justice.
            - Je n'en sais trop rien, dit Mrs Costello. Comment ton injustice l'a-t-elle affectée ?
           - Elle m'a fait parvenir avant sa mort un message que je n'ai pas compris sur le moment. Mais depuis je l'ai compris. Elle aurait apprécié l'estime de quelqu'un.
            - Est-ce une façon pudique, demanda Mrs Costello, de dire qu'elle aurait répondu à l'affection de quelqu'un ?
             Winterbourne ne répondit pas à cette question, mais il dit :
            - Vous aviez raison sur ce que vous disiez l'été dernier : j'étais parti pour faire une erreur. J'ai vécu trop longtemps à l'étranger.
            Néanmoins, il retourna vivre à Genève, d'où continuent à parvenir les explications les plus contradictoires quant aux motifs de son séjour ; on rapporte " qu'il étudie " avec acharnement. On suggère qu'il porte beaucoup d'intérêt à une très habile dame étrangère.




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samedi 9 juillet 2016

DaisyMiller 3 Henry James ( Nouvelle EtatsUnis )

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                                                      Daisy Miller

                                                                     III

            Winterbourne, qui avait regagné Genève le lendemain de son excursion à Chillon, partit pour Rome vers la fin de janvier. Sa tante y résidait depuis quelques semaines et lui avait adressé quelques lettres.
            " Ces gens auprès de qui tu était si empressé l'été dernier à Vevey se trouvent ici, courrier compris, écrivait-elle. Ils semblent avoir noué un certain nombre de connaissances, mais le valet est toujours le plus intime. La jeune fille, toutefois, est aussi très intime avec quelques Italiens de troisième zone, avec qui elle fait la noce d'une manière qui fait beaucoup jaser. Apporte-moi ce joli roman de Cherbuliez " Paule Mère " et ne viens pas plus tard que le 23 ".
            Suivant l'ordre normal des choses, Winterbourne aurait dû dès son arrivée à Rome, s'enquérir de l'adresse de Mrs Miller auprès de la banque américaine, et présenter ses devoirs à Miss Daisy.
            - Après ce qui s'est passé à Vevey, je pense avoir le droit de les fréquenter, dit-il à Mrs Costello.
            - Si, après ce qui s'est passé, à Vevey et partout, tu désires rester en relations, tu seras très bien reçu. Naturellement les hommes peuvent fréquenter n'importe qui. Grand bien leur fasse.
            - Dîtes-moi ce qu'il se passe, ici par exemple ? demanda Winterbourne.
            - La fille se promène seule avec ses étrangers. Quant à ce qui se passe ensuite, il faut que tu te renseignes ailleurs. Elle a ramassé une demi-douzaine des habituels coureurs de dot romains, et elle les exhibe dans les maisons où elle se rend. Quand elle va à un dîner elle a toujours avec elle un monsieur avec des tas de bonnes manières et une sémillante moustache.
            - Et où est la mère ?
            - Je n'en ai pas la moindre idée. Ce sont des personnes vraiment atroces.
            Winterbourne médita un instant.
             - Elles sont très ignorantes, très innocentes. Ceci dit elles ne sont pas mauvaises.
             - Elles sont " irrémédiablement " vulgaires, dit Mrs Costello. Quant à savoir si être " irrémédiablement " vulgaire est " mauvais " ou non, c'est une question pour les métaphysiciens. Elles sont assez mauvaises pour être antipathiques, de toutes façons. Et pour le peu de temps que nous avons à vivre ça suffit bien.                                                                                  
Afficher l'image d'origine            L'annonce que Daisy Miller était entourée d'une demi-douzaine  de sémillantes moustaches freina l'élan qui poussait Winterbourne à aller la voir sans plus tarder. Peut-être ne s'était-il pas totalement laissé bercer par l'idée qu'il avait marqué son coeur d'une ineffaçable empreinte, mais il était cependant ennuyé d'apprendre un état de choses si peu en harmonie avec une image qu'il avait ces derniers temps laissé aller et venir dans ses méditations. L'image d'une très belle jeune fille se penchant à la fenêtre d'une vieille demeure romaine et se demandant instamment quand arriverait Mr Winterbourne. Si, toutefois, il décida d'attendre un peu avant de se rappeler au bon souvenir de Miss Miller, il fut très prompt à aller voir deux ou trois amis. Parmi eux figurait une dame américaine qui avait passé plusieurs hivers à Genève où elle avait inscrit ses enfants à l'école. C'était une femme très accomplie et elle habitait Via Gregoriana. Winterbourne la trouva dans un petit salon cramoisi, à un deuxième étage. La pièce baignait dans le soleil du Midi. Il n'était pas arrivé depuis dix minutes lorsque le domestique entra annonçant " Madame Mila ! "Cette arrivée fut suivie de celle du petit Randolph Miller, qui s'arrêta et demeura au milieu de la pièce, fixant Winterbourne. Un instant plus tard sa jolie soeur franchit le seuil, puis au bout d'un assez long moment, Mrs Miller s'avança lentement.
            - Je vous connais ! dit Randolph.
            - Je suis certain que tu connais beaucoup de choses, s'exclama Winterbourne en le prenant par la main. Où en est ton éducation ?
            Daisy à ce moment échangeait de très jolies salutations avec son hôtesse, mais quand elle entendit la voix de Winterbourne, elle tourna vivement la tête.
            - Tiens, ça alors ! dit-elle.
            - Je vous avais dit que je viendrais, souvenez-vous, répliqua Winterbourne en souriant.
            - Eh bien je ne vous ai pas cru, dit Miss Daisy.
            - Je vous en suis très obligé, dit en riant le jeune homme.
            - Vous auriez pu venir me voir, dit Daisy.
            - Je suis arrivé hier.
            - Je ne vous crois pas ! déclara la jeune fille.
            Winterbourne se tourna vers la mère de Daisy, mais la dame esquiva son regard et, prenant place, fixa son attention sur son fils.
            - Chez nous c'est plus grand, dit Randolph. C'est tout de l'or sur les murs.
            Mrs Miller, mal à l'aise, remua sur son siège.
            - Je t'avais dit que si je t'emmenais il faudrait que tu dises quelque chose ! murmura-t-elle.
            - C'est moi qui te l'ai dit ! s'exclama Randolph. Je vous le dis à vous aussi, Monsieur, ajouta-t-il facétieusement en frappant un petit coup le genou de Winterbourne. C'est bien plus grand aussi.
            Daisy poursuivait une conversation animée avec son hôtesse. Winterbourne jugea poli d'adresser quelques mots à la mère.
            - J'espère que vous allez bien depuis que nous nous sommes séparés à Vevey, dit-il.
            Mrs Miller, assurément, le regardait cette fois-ci. Regardait, son menton.
            - Pas très bien, Monsieur, répondit-elle.
            - Elle a la dyspepsie, dit Randolph. Je l'ai aussi, Papa l'a eue ! Mais moi, je l'ai eue pire !
            Loin d'embarrasser Mrs Miller, cette déclaration sembla au contraire la soulager.
Afficher l'image d'origine **           - Je souffre du foie, dit-elle. Je pense que c'est le climat. Il est moins vivifiant qu'à Shenecdaty, surtout pendant l'hiver. Je ne sais pas si vous savez que nous résidons à Shenecdaty. Je disais à Daisy que je n'avais pas trouvé un homme comme le docteur Davis, et je ne crois pas que j'en trouverai un. Oh, à Shenecdaty, il est le premier, on ne jure que par lui. Il a tant à faire, et pourtant il n'y a rien qu'il n'aurait fait pour moi. Il disait qu'il n'avait jamais rien vu de semblable à ma dyspepsie. Mais il s'était promis de m'en guérir. Je suis sûre qu'il n'y a rien qu'il n'aurait essayé. Il se préparait justement à essayer quelque chose de nouveau quand nous sommes partis. Mr Miller voulait que Daisy voie l'Europe par elle-même. Mais, comme je l'ai écrit à Mr Miller, apparemment je ne peux pas me passer du docteur Davis. A Shenecdaty il est vraiment au sommet. Et il y a pas mal de maladies par là-bas aussi. Ça affecte mon sommeil.
             Winterbourne put s'offrir une bonne dose de papotage pathologique avec la patiente du docteur Davis, pendant que, de son côté, Daisy babillait sans relâche avec son hôtesse. Le jeune homme demanda à Mrs Miller ce qu'elle pensait de son séjour à Rome.
            - Eh bien je dois dire que je suis déçue, répondit-elle. On nous en avait dit tant et tant, trop sans doute. Mais c'était inévitable. Nous avions été conduites à attendre quelque chose de différent.
            - Ah, mais patientez un peu et vous aimerez beaucoup cette ville, dit Winterbourne.
            - Je la déteste de plus en plus chaque jour ! s'écria Randolph.
            - Tu es comme Hannibal enfant, dit Winterbourne.
            - Risque pas ! déclara Randolph à tout hasard.
            - Tu n'as pas grand chose d'un enfant, dit sa mère. Mais nous avons vu des endroits, reprit-elle, que je placerais bien avant Rome.
            Et en réponse à l'air interrogatif de Winterbourne.
            Il y a Zurich, remarqua-t-elle. Je trouve Zurich adorable, et pourtant on ne nous a pas parlé moitié autant.
            - Le meilleur endroit qu'on ait vu c'est le Le Ville de Richmond !dit Randolph.
            - Il parle du bateau, expliqua sa mère. C'est celui que nous avons pris pour la traversée. Randolph s'est bien amusé sur Le Ville de Richmond.
            - C'est le meilleur endroit que j'ai vu, répéta l'enfant. Seulement il était tourné du mauvais côté.
           - Enfin il faudra bien que nous le reprenions du bon côté un jour, dit Mrs Miller avec un petit rire.
            Winterbourne exprima l'espérance que sa fille trouverait au moins quelque satisfaction à Rome, et Mrs Miller déclara que Daisy était positivement ravie.
            - C'est à cause de la société, la société est splendide. Elle circule partout. Elle s'est fait beaucoup de relations. Évidemment elle circule plus que moi. Je dois dire qu'ils ont été très accueillants avec elle. On l'a immédiatement acceptée. Et maintenant elle connaît beaucoup de messieurs. Oh, elle pense qu'il n'y a rien de comparable à Rome. Évidemment, c'est bien plus agréable pour une jeune fille si elle connaît des tas de messieurs.              
Afficher l'image d'origine            - Pendant ce temps, Daisy avait reporté son attention sur      Winterbourne.
            - J'ai dit à Mrs Walker comme vous étiez méchant ! annonça la jeune fille.
            - Et quelle preuve avez-vous avancé ? demanda Winterbourne, plutôt ennuyé de voir Miss Miller méconnaître l'empressement d'un admirateur qui, descendant à Rome, ne s'était arrêté ni à Bologne ni à Florence, simplement à cause d'une certaine impatience sentimentale. Il se souvint qu'un compatriote cynique lui avait dit un jour que les Américaines, les jolies et cela donnait de l'ampleur à l'axiome, étaient à la fois les plus exigeantes du monde et les moins pourvues du sens de la dette.
            - Oui, vous avez été horriblement méchant à Vevey, dit Daisy. Vous n'avez voulu rien faire. vous n'avez pas voulu rester quand je vous l'ai demandé.
            - Très chère mademoiselle, s'écria avec feu Winterbourne, ai-je fait tout ce chemin jusqu'à Rome pour encourir vos reproches ?
            - Écoutez-le parler ! dit Daisy à Mrs Walker en tiraillant légèrement un des noeuds de ruban de cette dame. Avez-vous jamais entendu quelque chose d'aussi cocasse ?
           - Cocasse ma chère, lui répondit-elle dans un murmure sur le ton de quelqu'un résolu à défendre Winterbourne.
           - Euh, je ne sais pas, dit Daisy en tripotant les rubans de Mrs Walker. Il faut que je vous dise quelque chose.                                      
            - Mère, intervint Randolph de sa voix dure, il faut partir. Eugenio ne sera pas content !
            - Je n'ai pas peur d'Eugenio, dit Daisy avec un mouvement de tête. Écoutez, Mrs Walker, poursuivit-elle, vous savez que je viens à votre soirée.
            - Je suis ravie de l'entendre.
            - J'ai une robe adorable.
            - Je n'en doute pas.
            - Mais je veux vous demander une faveur, la permission d'amener un ami.
            - Je serai toujours heureuse de voir vos amis, dit Mrs Walker, en se tournant avec un sourire vers Mrs Miller.
            - Oh, ce ne sont pas mes amis, répondit la maman de Daisy avec le sourire timide qui lui était coutumier. Je ne leur ai jamais parlé .
            - C'est vraiment un ami à moi, un ami intime. Mr Giovanelli, dit Daisy sans le moindre frémissement dans sa petite voix claire, ni la moindre ombre sur son lumineux petit visage.
            Mrs Walker demeura muette un moment, jeta un rapide regard à Winterbourne.
            - Je serai heureuse de voir Mr Giovanelli, dit-elle.
            - C'est un Italien, poursuivit Daisy adorablement sereine. C'est un grand ami à moi, c'est le plus bel homme du monde, Mr Winterbourne mis à part ! Il connaît énormément d'Italiens, mais il a envie de connaître quelques Américains. Il est formidablement intelligent. Il est parfaitement adorable !
            Il fut convenu que ce personnage d'exception viendrait à la soirée de Mrs Walker, et ensuite Mrs Miller se prépara à prendre congé.
            - Je crois que nous allons rentre à l'hôtel, dit-elle.
            - Tu peux rentrer à l'hôtel, maman, mais moi je vais faire un tour.
            - Elle va faire un tour avec Mr Giovanelli, clama Randolph.
            - Je vais au Pincio, dit Daisy en souriant.
            - Seule, ma chérie, à cette heure ? demanda Mrs Walker.
           - L'après-midi touchait à sa fin. C'était l'heure où affluaient les attelages et les piétons contemplatifs.
            - Cela ne me paraît pas très prudent, ma chère, dit Mrs Walker.
Afficher l'image d'origine ****     - A moi non plus , renchérit Mrs Miller. Tu vas attraper la fièvre, je te le jure. Souviens-toi de ce que t'a dit le docteur Davis.
            - Donne-lui quelques médicament avant qu'elle ne s'en aille, dit Randolph.
            Tout le monde s'était levé. Daisy, sans cesser d'exhiber ses jolies dents, se pencha pour embrasser son hôtesse.
            - Mrs Walker, vous êtes trop parfaite, dit-elle. Je ne pars pas seule, je vais rejoindre un ami.
            - Ton ami ne t'empêchera pas d'attraper la fièvre, observa Mrs Miller.
            - Est-ce Mr Giovanelli ? s'enquit l'hôtesse.
            Winterbourne observait la jeune fille. A cette question son attention s'accrut. Elle était là, souriante et lissant les rubans de sa coiffe. Elle lança un regard à Winterbourne. Puis, continuant à sourire et à le regarder, elle répondit sans trace d'hésitation.
            - C'est Mr Giovanelli, le beau Mr Giovanelli.
           - Ma chère jeune amie, dit Mrs Walker, en lui prenant l .
            - Il parle anglais, dit Mrs Miller.
            - Bonté divine ! s'exclama Daisy lançant des regards à Winterbourne, je ne veux rien faire de malhonnête. Il y a une manière facile de trancher la question. Le Pincio n'est qu'à une centaine de mètres d'ici, et si Mr Winterbourne était aussi poli qu'il affecte de l'être il s'offrirait à m'y accompagner !
            La politesse de Winterbourne se hâta de s'affirmer et la jeune fille lui accorda gracieusement la latitude de l'accompagner. Ils descendirent l'escalier devant la mère et, à la porte, Winterbourne aperçut la voiture de Mrs Miller rangée le long du trottoir avec, installé à l'intérieur le décoratif courrier dont il avait fait la connaissance à Vevey.
            - Au revoir, Eugenio ! s'écria Daisy, je vais faire un tour.
            La distance qui sépare Via Gregoriana de l'admirable jardin situé à l'autre bout de la colline du Pincio est, en fait, rapidement franchie. Cependant, comme la journée était splendide et l'affluence de véhicules, promeneurs et flâneurs, considérable, les deux jeunes Américains avancèrent avec difficulté, ce qui convenait parfaitement à Winterbourne, en dépit de la conscience qu'il avait de l'étrangeté de sa situation. Le flot lent et curieux de la foule romaine prêtait grande attention à la très jolie dame étrangère appuyée à son bras. Et Winterbourne se demandait ce que Daisy pouvait bien avoir eu dans l'esprit quand elle avait envisagé de s'exposer, sans escorte, aux appréciations de cette foule. Il avait apparemment pour mission, du moins selon Daisy, de la remettre entre les mains de Mr Giovanelli, mais Winterbourne, à la fois ennuyé et flatté, décida qu'il n'en ferait rien.
            - Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir ? demanda Daisy. Vous n'allez pas vous en tirer comme ça.
           - J'ai eu l'honneur de vous dire que je venais juste de descendre du train.
           - Vous avez dû passer un bon bout de temps dans le train après son arrivée ! s'écria la jeune fille avec son petit rire. Vous vous étiez sans doute endormi. Vous avez trouvé le temps de rendre visite à Mrs Walker.                                                                                  
Afficher l'image d'origine            - J'ai connu Mrs Walker... commença à expliquer Winterbourne.
            - Je savais où vous l'avez connue. Vous l'avez connue à Genève. Elle me l'a dit. Moi, vous m'avez connue à Vevey. Ça se vaut. C'est pourquoi vous auriez dû venir.
           Elle ne lui posa pas d'autre question et continua à bavarder sur ses affaires à elle.
           - Nous avons des chambres splendides à l'hôtel. Eugenio dit que ce sont les meilleures de Rome. Nous resterons tout l'hiver, si nous ne mourons pas de la fièvre, je suppose donc que nous y resterons. C'est bien mieux que je ne croyais. Je croyais que ce serait affreusement calme. J'étais sure que ce serait atrocement mesquin. J'étais sûre que nous passerions notre temps à circuler avec un de ces redoutables vieux bonshommes qui vous expliquent les peintures et tout ça. Mais ça n'a duré qu'une semaine, et maintenant je m'amuse bien. Je connais tant et tant de gens et ils sont tous si charmants. La société est extrêmement choisie. On en voit de toutes sortes, des Anglais, des Allemands, des Italiens. Je crois que je préfère les Anglais. J'aime leur genre de conversation. Mais quelques Américains adorables. Je n'ai jamais rien vu d'aussi hospitalier. Tous les jours il y a quelque chose de nouveau. On ne danse pas tellement, mais j'avoue que la danse n'a jamais été tout pour moi. J'ai toujours aimé la conversation, je pense que j'en aurais mon compte chez Mrs Walker, les pièces sont si petites.
            Une fois franchi le portail des jardins du Pincio, Miss Miller commença à chercher Mr Giovanelli.
            - On ferait mieux d'aller directement de l'autre côté, d'où l'on a la vue de l'ensemble.
            - Ce n'est certainement pas moi qui vous aiderai à le trouver, déclara Winterbourne.
            - Alors je le trouverai sans vous, dit Miss Daisy.
            - Vous n'allez pas me laisser ! s'écria Winterbourne.
            Elle éclata de son petit rire.
            - Vous avez peur de vous perdre, ou de vous faire écraser ? Mais qui vois-je, appuyé contre cet arbre ? C'est Giovanelli. Il regarde les femmes dans les voitures. Avez-vous jamais vu pareil culot ?
            Winterbourne aperçut à quelque distance un petit homme, debout, les bras croisés, dorlotant sa canne. Il avait un physique avenant, un chapeau artistement planté sur la tête, un monocle et un bouquet de fleurs odorantes à la boutonnière.
            Winterbourne le considéra un moment, et dit :
            - Vous voulez parler à cet homme ?
            - Si je veux lui parler ? Vous ne pensez tout de même pas que je communique par signes ?
            - Dans ce cas, sachez bien que j'ai l'intention de rester avec vous.                                  
           Daisy s'arrêta pour le regarder sans manifester le moindre indice d'une conscience troublée. Sans rien d'autre que la présence de ses yeux charmeurs et de ses fossettes heureuses.
            " On peut dire que le pour le culot elle s'y connaît ", pensa le jeune homme.
            - Je n'aime pas la manière dont vous dîtes ça, dit Daisy. C'est trop impérieux.
            - Veuillez m'excuser si je m'exprime mal. L'important est de vous donner un aperçu de ce que je pense.
            La jeune fille le considéra d'un air plus grave, mais avec des yeux plus adorables que jamais.
            - Je n'ai jamais autorisé aucun monsieur à me dicter ma conduite, ni à se mêler de mes affaires.
            - Je crois que vous faites erreur, dit Winterbourne. Vous devriez quelquefois écouter un monsieur, le bon.
            Daisy se mit à rire.
            - Je ne fais rien d'autre que ça, écouter les messieurs ! Dîtes-moi si M. Giovanelli est le bon  ?
Résultat de recherche d'images pour "paul delvaux peintures"    6*     Le gentleman au revers fleuri avait maintenant aperçu nos jeunes amis et se dirigeait vers la jeune fille avec une obséquieuse célérité. Il s'inclina devant Winterbourne et sa compagne. Il avait un sourire éclatant, un regard intelligent. Winterbourne ne le trouva pas déplaisant, mais Winterbourne ne dit pas moins à Daisy :
            - Non, ce n'est pas le bon.
            Daisy avait de toute évidence  un talent naturel pour les présentations. Chacun ayant appris le nom de l'autre, elle déambula encadrée par ses deux compagnons. M. Giovanelli qui parlait très bien l'anglais ( Winterbourne apprit par la suite qu'il avait pu s'exercer au maniement de cet idiome sur bon nombre d'héritières américaines ) la gratifiait d'une bonne quantité de très courtoises fadaises. Il était d'une urbanité extrême, et le jeune Américain, qui ne disait rien, méditait sur les abîmes de l'habileté italienne qui met les gens à même de se montrer d'autant plus aimables qu'ils sont plus vivement déçus. Giovanelli avait manifestement escompté quelque chose de plus intime. Il n'avait pas engagé l'affaire pour faire bande à trois. Mais son flegme indiquait précisément l'envergure de ses intentions. Winterbourne se félicitait intérieurement d'avoir pris sa mesure. " Ce n'est pas un gentleman, se disait le jeune Américain, ce n'est qu'une bonne imitation. C'est un maître de musique ou un folliculaire quelconque, ou encore un artiste de troisième zone. Qu'il aille au diable, lui et son physique ! "M. Giovanelli avait certainement un très beau visage. Mais Winterbourne était supérieurement indigné de voir que son adorable compatriote ne faisait pas la différence entre un faux gentleman et un vrai.Giovanelli bavardait, plaisantait, déployait des trésors d'amabilité. Il fallait reconnaître que si c'était une imitation, l'imitation était très réussie. " Néanmoins, pensait Winterbourne, une jeune fille bien devrait savoir ! " Il recommençait alors à se demander si c'était effectivement une fille bien. Une jeune fille bien, fût-elle un petit flirt américain, se permettrait-elle d'avoir un rendez-vous avec un étranger aux moeurs qu'on avait tout lieu de croire grossières ? Le rendez-vous, il est vrai, avait lieu au grand jour, et à l'endroit le plus passant de Rome. Mais ne pouvait-on considérer le choix de ces circonstances comme la preuve d'un cynisme particulièrement poussé ? Aussi étrange que cela puisse paraître, Winterbourne était ennuyé par le fait que, rejoignant son "amoroso ", la jeune fille ne se montre pas plus affectée de sa propre présence, et il était ennuyé à cause de l'inclination qu'il se sentait pour elle. Il était impossible de la considérer comme une jeune fille à la conduite irréprochable. Il lui manquait une certaine délicatesse indispensable. Les choses eussent donc été grandement simplifiées s'il avait pu la traiter comme l'objet d'un de ces sentiments que les romanciers nomment " passions sans frein ".Eût-elle été plus visiblement désireuse de se débarrasser de lui, et il aurait été à même de la juger plus sereinement. Et le fait de pouvoir la juger plus sereinement l'aurait rendue beaucoup moins troublante. Mais Daisy, en l'occasion, continuait à donner l'image d'un inextricable mélange d'effronterie et d'innocence.                                                  frederickdurand.blogspot.com
Afficher l'image d'origine            Cela faisait près d'un quart d'heure qu'elle marchait escortée de ses deux cavaliers et réagissant sur le mode d'une gaieté que Winterbourne jugeait particulièrement enfantine aux beaux discours de M. Giovanelli, quand une voiture qui s'était détachée du carrousel ambiant s'avança vers leur allée. Au même instant Winterbourne vit que son amie Mrs Walker, qu'il venait de quitter, se trouvait dans le véhicule et lui faisait signe d'approcher. Abandonnant le côté de Miss Miller, il s'empressa de répondre à ses appels. Mrs Walker avait le visage empourpré et un air surexcité.
            - Pour le coup, c'en est trop ! dit-elle. Cette fille n'a pas le droit de faire des choses pareilles. Elle n'a pas le droit de faire des choses pareilles. Elle n'a pas le droit de se promener ici avec deux hommes. Cinquante personnes l'ont remarquée.                                                                                                          
            Winterbourne leva les sourcils.
            - Je trouve bien malheureux de faire tant d'embarras pour ça.
            - Il est bien malheureux de laisser cette fille se perdre !
            - Elle est très innocente ! dit Winterbourne.
            - Elle est très folle ! s'écria Mrs Walker. Avez-vous jamais rien vu d'aussi faible d'esprit que sa mère ? Depuis que vous êtes parti de chez moi, tout à l'heure, je n'ai pas eu un instant de tranquillité à l'idée de tout ceci. C'était vraiment trop triste de ne pas faire un effort pour la sauver. J'ai commandé ma voiture, mis mon chapeau et suis venue aussi vite que possible. Dieu merci, je vous ai trouvés !
            - Qu'envisagez-vous de faire de nous ? demanda Winterbourne avec un sourire.
            - Lui demander de monter, la promener dans les environs pendant une demi-heure pour que le monde puisse voir qu'elle n'est pas totalement dévergondée, puis la reconduire chez elle.
            - Je ne crois pas que ce soit une idée très heureuse, dit Winterbourne. Mais vous pouvez essayer.
            Mrs Walker essaya. Le jeune homme se lança à la poursuite de Miss Miller qui s'était contentée d'adresser un signe de tête et un sourire à l'interlocutrice de Winterbourne, et avait poursuivi son chemin avec son propre compagnon. Apprenant que Mrs Walker désirait lui parler, Daisy revint sur ses pas avec une parfaite bonne grâce, et M. Giovanelli à ses côtés. Elle déclara être ravie d'avoir l'occasion de présenter ce monsieur à Mrs Walker. Elle fit immédiatement les présentations et déclara qu'elle n'avait jamais rien vu d'aussi adorable que la couverture de voyage de Mrs Walker.
            -Je suis bien aise que vous l'admiriez, dit cette dame avec un gentil sourire. Voulez-vous entrer et souffrir que je vous en couvre ?
            - Oh, non, merci, dit Daisy. Je l'admirerai bien plus sur vous dans votre voiture.
            - Venez donc dans ma voiture, dit Mrs Walker.
            - Ce serait certainement charmant, mais je me trouve si bien comme je suis en ce moment !
            Et Daisy décocha un regard étincelant aux deux messieurs qui se trouvaient à ses côtés.
            - C'est peut-être ravissant, ma chère enfant, mais ce n'est pas l'usage ici, dit Mrs Walker se pendant en avant dans sa victoria, les mains pieusement jointes.
            - Eh bien, ça devrait l'être alors ! dit Daisy. Si je ne marche pas à pied je sens que j'en mourrai.
            - Que ne marchez-vous avec votre mère, ma chère ! s'écria la dame de Genève perdant patience.
            - Avec ma mère, rien que ça ! s'exclama la jeune fille.
            Winterbourne sentit qu'elle avait compris le piège.
            - Ma mère n'a jamais fait plus de dix pas dans sa vie. Et puis, vous savez, ajouta-t-elle en         cinemafantastique.net                                                      riant, je n'ai plus cinq ans.
Afficher l'image d'origine            - Vous avez l'âge d'être plus raisonnable que vous ne l'êtes. Vous avez l'âge, chère Miss Miller, de donner prise aux conversations.
            Daisy regarda Mrs Walker avec un sourire aigu.
            - Conversations ? Quelles conversations ?
            - Montez dans ma voiture et je vous le dirai.
            Daisy posa un regard rapide sur chacun des deux messieurs qui se trouvaient à son côté. M. Giovanelli multipliait les courbettes, se frictionnait les gants et souriait d'un air très aimable. Winterbourne trouvait la scène très déplaisante.
            - Je ne crois pas avoir envie de savoir ce que vous voulez dire, dit Daisy. Je ne crois pas que ça me plairait.
            Winterbourne aurait bien voulu que Mrs Walker l'enveloppe dans sa couverture de voyage et s'en aille avec elle. Mais cette dame n'aimait pas qu'on lui fît front, comme elle le lui dit par la suite.
            - Préférez-vous passer pour une fille vraiment impudente ? demanda-t-elle.
            - Bonté divine ! s'exclama Daisy.
            Elle regarda à nouveau M. Giovanelli, puis se tourna vers Winterbourne. Elle avait légèrement rosi. Elle était terriblement jolie.
            - Mr Winterbourne pense-t-il, demanda-t-elle lentement, souriant, la tête rejetée et toisant le jeune homme des pieds à la tête, que, pour sauver ma réputation je doive monter dans la voiture ?
            Winterbourne rougit. Un instant il hésita violemment. Il paraissait si étrange de l'entendre ainsi parler de sa " réputation ". Mais il devait, de son côté, parler selon les lois de l'honneur. L'honneur, ici, consistait à simplement lui dire la vérité. Et, pour Winterbourne, comme le lecteur peut s'en douter d'après les quelques indications que j'ai pu fournir sur son compte, la vérité était que Daisy Miller devait suivre les conseils de Mrs Walker. Il considéra son exquise beauté et dit très doucement :
            - Je pense que vous devriez monter dans la voiture.
           Daisy fut secouée d'un violent accès de rire.
           - Je n'ai jamais rien entendu d'aussi raide ! Si ce n'est pas convenable, Mrs Walker, alors c'est que je ne suis absolument pas convenable du tout, et vous devez m'abandonner à mon sort. Au revoir. J'espère que vous ferez une promenade adorable.
            Et, imitée par M. Giovanelli qui fit un salut d'une triomphante obséquiosité, elle tourna les talons.                                                                                                    vivreenbelgique.be
Résultat de recherche d'images pour "paul delvaux peintures"            Mrs Walker la suivit du regard, et il y avait des pleurs dans ses yeux.
            - Montez donc, Monsieur, dit-elle à Winterbourne, lui indiquant la place à côté d'elle.
            Le jeune homme répondit qu'il se sentait tenu d'accompagner Miss Miller. Alors Mrs Walker déclara que s'il refusait lui faire cette faveur elle ne lui parlerait plus jamais. Elle était manifestement sérieuse. Winterbourne rattrapa Daisy et son compagnon et, tendant la main à la jeune fille, lui dit que Mrs Walker lui avait impérativement réclamé sa compagnie. Il s'attendait à ce qu'elle lui fasse une réponse plutôt libre, quelque chose qui l'enfoncerait encore plus dans cette " impudence " contre laquelle Mrs Walker avait si charitablement tenté de la mettre en garde. Mais elle se contenta de lui serrer la main en le regardant à peine, tandis que M. Giovanelli prenait congé de lui en agitant un peu trop emphatiquement son chapeau.
            Winterbourne n'était pas de la meilleure humeur possible quand il prit place dans la victoria de Mrs Walker.
            - Ce n'était pas très intelligent de votre part, dit-il très sincèrement, tandis que le véhicule s'insérait à nouveau dans le flot des voitures.
            - En pareil cas, répondit sa compagne, je n'ai pas l'intention d'être intelligente, j'ai l'intention d'être efficace !
            - J'ai l'impression qu'elle n'y met pas de malice, reprit Winterbourne.
            - C'est ce que je pensais il y a un mois. Mais elle a passé les bornes.
           - Qu'a-t-elle fait ?
           - Tout ce qui ne se fait pas ici. Flirter avec le premier homme qu'elle ramasse, s'installer dans les coins avec de mystérieux Italiens, danser toute une soirée avec les mêmes cavaliers, recevoir des visites à onze heures du soir. Sa mère s'en va quand les visiteurs arrivent.
            - Mais son frère, dit Winterbourne en riant, reste levé jusqu'à minuit.
           - Il doit être édifié par ce qu'il voit. On me dit qu'à leur hôtel tout le monde parle d'elle et que les domestiques ne se privent pas de sourire quand un homme vient demander Miss Miller.
            - Au diable les domestiques ! dit Winterbourne avec colère. Le seul péché de cette pauvre fille, ajouta-t-il ensuite, est d'être vraiment en friche.
            - Elle est naturellement dépourvue de délicatesse, déclara Mrs Walker. Prenez l'exemple de ce matin, combien de temps l'avez-vous connue à Vevey ?
            - Deux jours.
            - Et la voilà après ça qui fait une affaire personnellement de votre abandon de poste !
            Winterbourne demeura quelques instants sans voix.
             Puis il dit :,
             - Je crains, Mrs Walker, que vous et moi n'ayons vécu trop longtemps à Genève !
             Et il la pria vivement de lui faire savoir dans quelle intention particulière elle l'avait fait monter dans sa voiture.
            - Je voulais vous prier de mettre un terme à vos relations avec Miss Miller, de ne pas flirter avec elle, de ne pas lui fournir de nouvelle occasion de s'exhiber, de la laisser en paix, en un mot.
            - Je crains de ne pouvoir vous suivre sur ce terrain, dit Winterbourne. Je l'aime beaucoup.
            - Raison de plus pour ne pas favoriser ses scandales.
            - Je vous assure que je ne favoriserai aucun scandale par mes attentions.
            - Comptez sur elle pour les favoriser. Mais j'ai dit ce que j'avais sur la conscience, poursuivit Mrs Walker. Si vous désirez aller retrouver la jeune dame, je vous déposerai. Ici, d'ailleurs, vous avez une chance.
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Marc Mendelson, « Limites de la nuit », 1952 © SABAM, Belgium 2012            La voiture traversait cette partie du Pincio qui surplombe le mur de Rome et donne sur l'admirable Villa Borghese. L'endroit est fermé par un grand parapet près duquel on trouve plusieurs sièges. L'un d'eux était occupé, à quelque distance, par un monsieur et une dame que Mrs Walker désigna d'un signe de tête. Au même moment les deux personnes se levèrent et se dirigèrent vers le parapet. Winterbourne avait demandé au cocher de s'arrêter. Il descendit de la voiture. Sa compagne le regarda un moment en silence puis, tandis qu'il soulevait son chapeau, elle s'éloigna, majestueusement. Winterbourne resta sur place, le regard tourné vers Daisy et son cavalier. Manifestement ils ne voyaient personne. Ils étaient trop intensément occupés l'un de l'autre. Arrivés au muret qui clôt le jardin, ils contemplèrent un moment les pins parasol de la Villa Borghese, puis Giovanellis s'installa sur le large épaulement du mur. Le soleil couchant, à l'autre bout du ciel, darda un rayon étincelant à travers deux barres de nuages. Voyant cela le compagnon de Daisy lui prit des mains son ombrelle et l'ouvrit. Elle se serra davantage contre lui tandis qu'il tenait l'ombrelle au-dessus d'elle, puis tenant toujours l'ombrelle à la main il l'appuya sur l'épaule de Daisy, de sorte que leurs têtes furent dérobées à la vue de Winterbourne. Le jeune homme hésita un instant, et se mit en marche. Mais ce n'était pas vers le couple à l'ombrelle, c'était vers le lieu de résidence de sa tante, Mrs Costello.


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                                                                    à suivre suite et fin Chap. IV

    *        ........./ Le lendemain, il eut......./