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Daisy Miller
III
Winterbourne, qui avait regagné Genève le lendemain de son excursion à Chillon, partit pour Rome vers la fin de janvier. Sa tante y résidait depuis quelques semaines et lui avait adressé quelques lettres.
" Ces gens auprès de qui tu était si empressé l'été dernier à Vevey se trouvent ici, courrier compris, écrivait-elle. Ils semblent avoir noué un certain nombre de connaissances, mais le valet est toujours le plus intime. La jeune fille, toutefois, est aussi très intime avec quelques Italiens de troisième zone, avec qui elle fait la noce d'une manière qui fait beaucoup jaser. Apporte-moi ce joli roman de Cherbuliez " Paule Mère " et ne viens pas plus tard que le 23 ".
Suivant l'ordre normal des choses, Winterbourne aurait dû dès son arrivée à Rome, s'enquérir de l'adresse de Mrs Miller auprès de la banque américaine, et présenter ses devoirs à Miss Daisy.
- Après ce qui s'est passé à Vevey, je pense avoir le droit de les fréquenter, dit-il à Mrs Costello.
- Si, après ce qui s'est passé, à Vevey et partout, tu désires rester en relations, tu seras très bien reçu. Naturellement les hommes peuvent fréquenter n'importe qui. Grand bien leur fasse.
- Dîtes-moi ce qu'il se passe, ici par exemple ? demanda Winterbourne.
- La fille se promène seule avec ses étrangers. Quant à ce qui se passe ensuite, il faut que tu te renseignes ailleurs. Elle a ramassé une demi-douzaine des habituels coureurs de dot romains, et elle les exhibe dans les maisons où elle se rend. Quand elle va à un dîner elle a toujours avec elle un monsieur avec des tas de bonnes manières et une sémillante moustache.
- Et où est la mère ?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Ce sont des personnes vraiment atroces.
Winterbourne médita un instant.
- Elles sont très ignorantes, très innocentes. Ceci dit elles ne sont pas mauvaises.
- Elles sont " irrémédiablement " vulgaires, dit Mrs Costello. Quant à savoir si être " irrémédiablement " vulgaire est " mauvais " ou non, c'est une question pour les métaphysiciens. Elles sont assez mauvaises pour être antipathiques, de toutes façons. Et pour le peu de temps que nous avons à vivre ça suffit bien.
L'annonce que Daisy Miller était entourée d'une demi-douzaine de sémillantes moustaches freina l'élan qui poussait Winterbourne à aller la voir sans plus tarder. Peut-être ne s'était-il pas totalement laissé bercer par l'idée qu'il avait marqué son coeur d'une ineffaçable empreinte, mais il était cependant ennuyé d'apprendre un état de choses si peu en harmonie avec une image qu'il avait ces derniers temps laissé aller et venir dans ses méditations. L'image d'une très belle jeune fille se penchant à la fenêtre d'une vieille demeure romaine et se demandant instamment quand arriverait Mr Winterbourne. Si, toutefois, il décida d'attendre un peu avant de se rappeler au bon souvenir de Miss Miller, il fut très prompt à aller voir deux ou trois amis. Parmi eux figurait une dame américaine qui avait passé plusieurs hivers à Genève où elle avait inscrit ses enfants à l'école. C'était une femme très accomplie et elle habitait Via Gregoriana. Winterbourne la trouva dans un petit salon cramoisi, à un deuxième étage. La pièce baignait dans le soleil du Midi. Il n'était pas arrivé depuis dix minutes lorsque le domestique entra annonçant " Madame Mila ! "Cette arrivée fut suivie de celle du petit Randolph Miller, qui s'arrêta et demeura au milieu de la pièce, fixant Winterbourne. Un instant plus tard sa jolie soeur franchit le seuil, puis au bout d'un assez long moment, Mrs Miller s'avança lentement.
- Je vous connais ! dit Randolph.
- Je suis certain que tu connais beaucoup de choses, s'exclama Winterbourne en le prenant par la main. Où en est ton éducation ?
Daisy à ce moment échangeait de très jolies salutations avec son hôtesse, mais quand elle entendit la voix de Winterbourne, elle tourna vivement la tête.
- Tiens, ça alors ! dit-elle.
- Je vous avais dit que je viendrais, souvenez-vous, répliqua Winterbourne en souriant.
- Eh bien je ne vous ai pas cru, dit Miss Daisy.
- Je vous en suis très obligé, dit en riant le jeune homme.
- Vous auriez pu venir me voir, dit Daisy.
- Je suis arrivé hier.
- Je ne vous crois pas ! déclara la jeune fille.
Winterbourne se tourna vers la mère de Daisy, mais la dame esquiva son regard et, prenant place, fixa son attention sur son fils.
- Chez nous c'est plus grand, dit Randolph. C'est tout de l'or sur les murs.
Mrs Miller, mal à l'aise, remua sur son siège.
- Je t'avais dit que si je t'emmenais il faudrait que tu dises quelque chose ! murmura-t-elle.
- C'est moi qui te l'ai dit ! s'exclama Randolph. Je vous le dis à vous aussi, Monsieur, ajouta-t-il facétieusement en frappant un petit coup le genou de Winterbourne. C'est bien plus grand aussi.
Daisy poursuivait une conversation animée avec son hôtesse. Winterbourne jugea poli d'adresser quelques mots à la mère.
- J'espère que vous allez bien depuis que nous nous sommes séparés à Vevey, dit-il.
Mrs Miller, assurément, le regardait cette fois-ci. Regardait, son menton.
- Pas très bien, Monsieur, répondit-elle.
- Elle a la dyspepsie, dit Randolph. Je l'ai aussi, Papa l'a eue ! Mais moi, je l'ai eue pire !
Loin d'embarrasser Mrs Miller, cette déclaration sembla au contraire la soulager.
** - Je souffre du foie, dit-elle. Je pense que c'est le climat. Il est moins vivifiant qu'à Shenecdaty, surtout pendant l'hiver. Je ne sais pas si vous savez que nous résidons à Shenecdaty. Je disais à Daisy que je n'avais pas trouvé un homme comme le docteur Davis, et je ne crois pas que j'en trouverai un. Oh, à Shenecdaty, il est le premier, on ne jure que par lui. Il a tant à faire, et pourtant il n'y a rien qu'il n'aurait fait pour moi. Il disait qu'il n'avait jamais rien vu de semblable à ma dyspepsie. Mais il s'était promis de m'en guérir. Je suis sûre qu'il n'y a rien qu'il n'aurait essayé. Il se préparait justement à essayer quelque chose de nouveau quand nous sommes partis. Mr Miller voulait que Daisy voie l'Europe par elle-même. Mais, comme je l'ai écrit à Mr Miller, apparemment je ne peux pas me passer du docteur Davis. A Shenecdaty il est vraiment au sommet. Et il y a pas mal de maladies par là-bas aussi. Ça affecte mon sommeil.
Winterbourne put s'offrir une bonne dose de papotage pathologique avec la patiente du docteur Davis, pendant que, de son côté, Daisy babillait sans relâche avec son hôtesse. Le jeune homme demanda à Mrs Miller ce qu'elle pensait de son séjour à Rome.
- Eh bien je dois dire que je suis déçue, répondit-elle. On nous en avait dit tant et tant, trop sans doute. Mais c'était inévitable. Nous avions été conduites à attendre quelque chose de différent.
- Ah, mais patientez un peu et vous aimerez beaucoup cette ville, dit Winterbourne.
- Je la déteste de plus en plus chaque jour ! s'écria Randolph.
- Tu es comme Hannibal enfant, dit Winterbourne.
- Risque pas ! déclara Randolph à tout hasard.
- Tu n'as pas grand chose d'un enfant, dit sa mère. Mais nous avons vu des endroits, reprit-elle, que je placerais bien avant Rome.
Et en réponse à l'air interrogatif de Winterbourne.
Il y a Zurich, remarqua-t-elle. Je trouve Zurich adorable, et pourtant on ne nous a pas parlé moitié autant.
- Le meilleur endroit qu'on ait vu c'est le Le Ville de Richmond !dit Randolph.
- Il parle du bateau, expliqua sa mère. C'est celui que nous avons pris pour la traversée. Randolph s'est bien amusé sur Le Ville de Richmond.
- C'est le meilleur endroit que j'ai vu, répéta l'enfant. Seulement il était tourné du mauvais côté.
- Enfin il faudra bien que nous le reprenions du bon côté un jour, dit Mrs Miller avec un petit rire.
Winterbourne exprima l'espérance que sa fille trouverait au moins quelque satisfaction à Rome, et Mrs Miller déclara que Daisy était positivement ravie.
- C'est à cause de la société, la société est splendide. Elle circule partout. Elle s'est fait beaucoup de relations. Évidemment elle circule plus que moi. Je dois dire qu'ils ont été très accueillants avec elle. On l'a immédiatement acceptée. Et maintenant elle connaît beaucoup de messieurs. Oh, elle pense qu'il n'y a rien de comparable à Rome. Évidemment, c'est bien plus agréable pour une jeune fille si elle connaît des tas de messieurs.
- Pendant ce temps, Daisy avait reporté son attention sur Winterbourne.
- J'ai dit à Mrs Walker comme vous étiez méchant ! annonça la jeune fille.
- Et quelle preuve avez-vous avancé ? demanda Winterbourne, plutôt ennuyé de voir Miss Miller méconnaître l'empressement d'un admirateur qui, descendant à Rome, ne s'était arrêté ni à Bologne ni à Florence, simplement à cause d'une certaine impatience sentimentale. Il se souvint qu'un compatriote cynique lui avait dit un jour que les Américaines, les jolies et cela donnait de l'ampleur à l'axiome, étaient à la fois les plus exigeantes du monde et les moins pourvues du sens de la dette.
- Oui, vous avez été horriblement méchant à Vevey, dit Daisy. Vous n'avez voulu rien faire. vous n'avez pas voulu rester quand je vous l'ai demandé.
- Très chère mademoiselle, s'écria avec feu Winterbourne, ai-je fait tout ce chemin jusqu'à Rome pour encourir vos reproches ?
- Écoutez-le parler ! dit Daisy à Mrs Walker en tiraillant légèrement un des noeuds de ruban de cette dame. Avez-vous jamais entendu quelque chose d'aussi cocasse ?
- Cocasse ma chère, lui répondit-elle dans un murmure sur le ton de quelqu'un résolu à défendre Winterbourne.
- Euh, je ne sais pas, dit Daisy en tripotant les rubans de Mrs Walker. Il faut que je vous dise quelque chose.
- Mère, intervint Randolph de sa voix dure, il faut partir. Eugenio ne sera pas content !
- Je n'ai pas peur d'Eugenio, dit Daisy avec un mouvement de tête. Écoutez, Mrs Walker, poursuivit-elle, vous savez que je viens à votre soirée.
- Je suis ravie de l'entendre.
- J'ai une robe adorable.
- Je n'en doute pas.
- Mais je veux vous demander une faveur, la permission d'amener un ami.
- Je serai toujours heureuse de voir vos amis, dit Mrs Walker, en se tournant avec un sourire vers Mrs Miller.
- Oh, ce ne sont pas mes amis, répondit la maman de Daisy avec le sourire timide qui lui était coutumier. Je ne leur ai jamais parlé .
- C'est vraiment un ami à moi, un ami intime. Mr Giovanelli, dit Daisy sans le moindre frémissement dans sa petite voix claire, ni la moindre ombre sur son lumineux petit visage.
Mrs Walker demeura muette un moment, jeta un rapide regard à Winterbourne.
- Je serai heureuse de voir Mr Giovanelli, dit-elle.
- C'est un Italien, poursuivit Daisy adorablement sereine. C'est un grand ami à moi, c'est le plus bel homme du monde, Mr Winterbourne mis à part ! Il connaît énormément d'Italiens, mais il a envie de connaître quelques Américains. Il est formidablement intelligent. Il est parfaitement adorable !
Il fut convenu que ce personnage d'exception viendrait à la soirée de Mrs Walker, et ensuite Mrs Miller se prépara à prendre congé.
- Je crois que nous allons rentre à l'hôtel, dit-elle.
- Tu peux rentrer à l'hôtel, maman, mais moi je vais faire un tour.
- Elle va faire un tour avec Mr Giovanelli, clama Randolph.
- Je vais au Pincio, dit Daisy en souriant.
- Seule, ma chérie, à cette heure ? demanda Mrs Walker.
- L'après-midi touchait à sa fin. C'était l'heure où affluaient les attelages et les piétons contemplatifs.
- Cela ne me paraît pas très prudent, ma chère, dit Mrs Walker.
**** - A moi non plus , renchérit Mrs Miller. Tu vas attraper la fièvre, je te le jure. Souviens-toi de ce que t'a dit le docteur Davis.
- Donne-lui quelques médicament avant qu'elle ne s'en aille, dit Randolph.
Tout le monde s'était levé. Daisy, sans cesser d'exhiber ses jolies dents, se pencha pour embrasser son hôtesse.
- Mrs Walker, vous êtes trop parfaite, dit-elle. Je ne pars pas seule, je vais rejoindre un ami.
- Ton ami ne t'empêchera pas d'attraper la fièvre, observa Mrs Miller.
- Est-ce Mr Giovanelli ? s'enquit l'hôtesse.
Winterbourne observait la jeune fille. A cette question son attention s'accrut. Elle était là, souriante et lissant les rubans de sa coiffe. Elle lança un regard à Winterbourne. Puis, continuant à sourire et à le regarder, elle répondit sans trace d'hésitation.
- C'est Mr Giovanelli, le beau Mr Giovanelli.
- Ma chère jeune amie, dit Mrs Walker, en lui prenant l .
- Il parle anglais, dit Mrs Miller.
- Bonté divine ! s'exclama Daisy lançant des regards à Winterbourne, je ne veux rien faire de malhonnête. Il y a une manière facile de trancher la question. Le Pincio n'est qu'à une centaine de mètres d'ici, et si Mr Winterbourne était aussi poli qu'il affecte de l'être il s'offrirait à m'y accompagner !
La politesse de Winterbourne se hâta de s'affirmer et la jeune fille lui accorda gracieusement la latitude de l'accompagner. Ils descendirent l'escalier devant la mère et, à la porte, Winterbourne aperçut la voiture de Mrs Miller rangée le long du trottoir avec, installé à l'intérieur le décoratif courrier dont il avait fait la connaissance à Vevey.
- Au revoir, Eugenio ! s'écria Daisy, je vais faire un tour.
La distance qui sépare Via Gregoriana de l'admirable jardin situé à l'autre bout de la colline du Pincio est, en fait, rapidement franchie. Cependant, comme la journée était splendide et l'affluence de véhicules, promeneurs et flâneurs, considérable, les deux jeunes Américains avancèrent avec difficulté, ce qui convenait parfaitement à Winterbourne, en dépit de la conscience qu'il avait de l'étrangeté de sa situation. Le flot lent et curieux de la foule romaine prêtait grande attention à la très jolie dame étrangère appuyée à son bras. Et Winterbourne se demandait ce que Daisy pouvait bien avoir eu dans l'esprit quand elle avait envisagé de s'exposer, sans escorte, aux appréciations de cette foule. Il avait apparemment pour mission, du moins selon Daisy, de la remettre entre les mains de Mr Giovanelli, mais Winterbourne, à la fois ennuyé et flatté, décida qu'il n'en ferait rien.
- Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir ? demanda Daisy. Vous n'allez pas vous en tirer comme ça.
- J'ai eu l'honneur de vous dire que je venais juste de descendre du train.
- Vous avez dû passer un bon bout de temps dans le train après son arrivée ! s'écria la jeune fille avec son petit rire. Vous vous étiez sans doute endormi. Vous avez trouvé le temps de rendre visite à Mrs Walker.
- J'ai connu Mrs Walker... commença à expliquer Winterbourne.
- Je savais où vous l'avez connue. Vous l'avez connue à Genève. Elle me l'a dit. Moi, vous m'avez connue à Vevey. Ça se vaut. C'est pourquoi vous auriez dû venir.
Elle ne lui posa pas d'autre question et continua à bavarder sur ses affaires à elle.
- Nous avons des chambres splendides à l'hôtel. Eugenio dit que ce sont les meilleures de Rome. Nous resterons tout l'hiver, si nous ne mourons pas de la fièvre, je suppose donc que nous y resterons. C'est bien mieux que je ne croyais. Je croyais que ce serait affreusement calme. J'étais sure que ce serait atrocement mesquin. J'étais sûre que nous passerions notre temps à circuler avec un de ces redoutables vieux bonshommes qui vous expliquent les peintures et tout ça. Mais ça n'a duré qu'une semaine, et maintenant je m'amuse bien. Je connais tant et tant de gens et ils sont tous si charmants. La société est extrêmement choisie. On en voit de toutes sortes, des Anglais, des Allemands, des Italiens. Je crois que je préfère les Anglais. J'aime leur genre de conversation. Mais quelques Américains adorables. Je n'ai jamais rien vu d'aussi hospitalier. Tous les jours il y a quelque chose de nouveau. On ne danse pas tellement, mais j'avoue que la danse n'a jamais été tout pour moi. J'ai toujours aimé la conversation, je pense que j'en aurais mon compte chez Mrs Walker, les pièces sont si petites.
Une fois franchi le portail des jardins du Pincio, Miss Miller commença à chercher Mr Giovanelli.
- On ferait mieux d'aller directement de l'autre côté, d'où l'on a la vue de l'ensemble.
- Ce n'est certainement pas moi qui vous aiderai à le trouver, déclara Winterbourne.
- Alors je le trouverai sans vous, dit Miss Daisy.
- Vous n'allez pas me laisser ! s'écria Winterbourne.
Elle éclata de son petit rire.
- Vous avez peur de vous perdre, ou de vous faire écraser ? Mais qui vois-je, appuyé contre cet arbre ? C'est Giovanelli. Il regarde les femmes dans les voitures. Avez-vous jamais vu pareil culot ?
Winterbourne aperçut à quelque distance un petit homme, debout, les bras croisés, dorlotant sa canne. Il avait un physique avenant, un chapeau artistement planté sur la tête, un monocle et un bouquet de fleurs odorantes à la boutonnière.
Winterbourne le considéra un moment, et dit :
- Vous voulez parler à cet homme ?
- Si je veux lui parler ? Vous ne pensez tout de même pas que je communique par signes ?
- Dans ce cas, sachez bien que j'ai l'intention de rester avec vous.
Daisy s'arrêta pour le regarder sans manifester le moindre indice d'une conscience troublée. Sans rien d'autre que la présence de ses yeux charmeurs et de ses fossettes heureuses.
" On peut dire que le pour le culot elle s'y connaît ", pensa le jeune homme.
- Je n'aime pas la manière dont vous dîtes ça, dit Daisy. C'est trop impérieux.
- Veuillez m'excuser si je m'exprime mal. L'important est de vous donner un aperçu de ce que je pense.
La jeune fille le considéra d'un air plus grave, mais avec des yeux plus adorables que jamais.
- Je n'ai jamais autorisé aucun monsieur à me dicter ma conduite, ni à se mêler de mes affaires.
- Je crois que vous faites erreur, dit Winterbourne. Vous devriez quelquefois écouter un monsieur, le bon.
Daisy se mit à rire.
- Je ne fais rien d'autre que ça, écouter les messieurs ! Dîtes-moi si M. Giovanelli est le bon ?
6* Le gentleman au revers fleuri avait maintenant aperçu nos jeunes amis et se dirigeait vers la jeune fille avec une obséquieuse célérité. Il s'inclina devant Winterbourne et sa compagne. Il avait un sourire éclatant, un regard intelligent. Winterbourne ne le trouva pas déplaisant, mais Winterbourne ne dit pas moins à Daisy :
- Non, ce n'est pas le bon.
Daisy avait de toute évidence un talent naturel pour les présentations. Chacun ayant appris le nom de l'autre, elle déambula encadrée par ses deux compagnons. M. Giovanelli qui parlait très bien l'anglais ( Winterbourne apprit par la suite qu'il avait pu s'exercer au maniement de cet idiome sur bon nombre d'héritières américaines ) la gratifiait d'une bonne quantité de très courtoises fadaises. Il était d'une urbanité extrême, et le jeune Américain, qui ne disait rien, méditait sur les abîmes de l'habileté italienne qui met les gens à même de se montrer d'autant plus aimables qu'ils sont plus vivement déçus. Giovanelli avait manifestement escompté quelque chose de plus intime. Il n'avait pas engagé l'affaire pour faire bande à trois. Mais son flegme indiquait précisément l'envergure de ses intentions. Winterbourne se félicitait intérieurement d'avoir pris sa mesure. " Ce n'est pas un gentleman, se disait le jeune Américain, ce n'est qu'une bonne imitation. C'est un maître de musique ou un folliculaire quelconque, ou encore un artiste de troisième zone. Qu'il aille au diable, lui et son physique ! "M. Giovanelli avait certainement un très beau visage. Mais Winterbourne était supérieurement indigné de voir que son adorable compatriote ne faisait pas la différence entre un faux gentleman et un vrai.Giovanelli bavardait, plaisantait, déployait des trésors d'amabilité. Il fallait reconnaître que si c'était une imitation, l'imitation était très réussie. " Néanmoins, pensait Winterbourne, une jeune fille bien devrait savoir ! " Il recommençait alors à se demander si c'était effectivement une fille bien. Une jeune fille bien, fût-elle un petit flirt américain, se permettrait-elle d'avoir un rendez-vous avec un étranger aux moeurs qu'on avait tout lieu de croire grossières ? Le rendez-vous, il est vrai, avait lieu au grand jour, et à l'endroit le plus passant de Rome. Mais ne pouvait-on considérer le choix de ces circonstances comme la preuve d'un cynisme particulièrement poussé ? Aussi étrange que cela puisse paraître, Winterbourne était ennuyé par le fait que, rejoignant son "amoroso ", la jeune fille ne se montre pas plus affectée de sa propre présence, et il était ennuyé à cause de l'inclination qu'il se sentait pour elle. Il était impossible de la considérer comme une jeune fille à la conduite irréprochable. Il lui manquait une certaine délicatesse indispensable. Les choses eussent donc été grandement simplifiées s'il avait pu la traiter comme l'objet d'un de ces sentiments que les romanciers nomment " passions sans frein ".Eût-elle été plus visiblement désireuse de se débarrasser de lui, et il aurait été à même de la juger plus sereinement. Et le fait de pouvoir la juger plus sereinement l'aurait rendue beaucoup moins troublante. Mais Daisy, en l'occasion, continuait à donner l'image d'un inextricable mélange d'effronterie et d'innocence. frederickdurand.blogspot.com
Cela faisait près d'un quart d'heure qu'elle marchait escortée de ses deux cavaliers et réagissant sur le mode d'une gaieté que Winterbourne jugeait particulièrement enfantine aux beaux discours de M. Giovanelli, quand une voiture qui s'était détachée du carrousel ambiant s'avança vers leur allée. Au même instant Winterbourne vit que son amie Mrs Walker, qu'il venait de quitter, se trouvait dans le véhicule et lui faisait signe d'approcher. Abandonnant le côté de Miss Miller, il s'empressa de répondre à ses appels. Mrs Walker avait le visage empourpré et un air surexcité.
- Pour le coup, c'en est trop ! dit-elle. Cette fille n'a pas le droit de faire des choses pareilles. Elle n'a pas le droit de faire des choses pareilles. Elle n'a pas le droit de se promener ici avec deux hommes. Cinquante personnes l'ont remarquée.
Winterbourne leva les sourcils.
- Je trouve bien malheureux de faire tant d'embarras pour ça.
- Il est bien malheureux de laisser cette fille se perdre !
- Elle est très innocente ! dit Winterbourne.
- Elle est très folle ! s'écria Mrs Walker. Avez-vous jamais rien vu d'aussi faible d'esprit que sa mère ? Depuis que vous êtes parti de chez moi, tout à l'heure, je n'ai pas eu un instant de tranquillité à l'idée de tout ceci. C'était vraiment trop triste de ne pas faire un effort pour la sauver. J'ai commandé ma voiture, mis mon chapeau et suis venue aussi vite que possible. Dieu merci, je vous ai trouvés !
- Qu'envisagez-vous de faire de nous ? demanda Winterbourne avec un sourire.
- Lui demander de monter, la promener dans les environs pendant une demi-heure pour que le monde puisse voir qu'elle n'est pas totalement dévergondée, puis la reconduire chez elle.
- Je ne crois pas que ce soit une idée très heureuse, dit Winterbourne. Mais vous pouvez essayer.
Mrs Walker essaya. Le jeune homme se lança à la poursuite de Miss Miller qui s'était contentée d'adresser un signe de tête et un sourire à l'interlocutrice de Winterbourne, et avait poursuivi son chemin avec son propre compagnon. Apprenant que Mrs Walker désirait lui parler, Daisy revint sur ses pas avec une parfaite bonne grâce, et M. Giovanelli à ses côtés. Elle déclara être ravie d'avoir l'occasion de présenter ce monsieur à Mrs Walker. Elle fit immédiatement les présentations et déclara qu'elle n'avait jamais rien vu d'aussi adorable que la couverture de voyage de Mrs Walker.
-Je suis bien aise que vous l'admiriez, dit cette dame avec un gentil sourire. Voulez-vous entrer et souffrir que je vous en couvre ?
- Oh, non, merci, dit Daisy. Je l'admirerai bien plus sur vous dans votre voiture.
- Venez donc dans ma voiture, dit Mrs Walker.
- Ce serait certainement charmant, mais je me trouve si bien comme je suis en ce moment !
Et Daisy décocha un regard étincelant aux deux messieurs qui se trouvaient à ses côtés.
- C'est peut-être ravissant, ma chère enfant, mais ce n'est pas l'usage ici, dit Mrs Walker se pendant en avant dans sa victoria, les mains pieusement jointes.
- Eh bien, ça devrait l'être alors ! dit Daisy. Si je ne marche pas à pied je sens que j'en mourrai.
- Que ne marchez-vous avec votre mère, ma chère ! s'écria la dame de Genève perdant patience.
- Avec ma mère, rien que ça ! s'exclama la jeune fille.
Winterbourne sentit qu'elle avait compris le piège.
- Ma mère n'a jamais fait plus de dix pas dans sa vie. Et puis, vous savez, ajouta-t-elle en cinemafantastique.net riant, je n'ai plus cinq ans.
- Vous avez l'âge d'être plus raisonnable que vous ne l'êtes. Vous avez l'âge, chère Miss Miller, de donner prise aux conversations.
Daisy regarda Mrs Walker avec un sourire aigu.
- Conversations ? Quelles conversations ?
- Montez dans ma voiture et je vous le dirai.
Daisy posa un regard rapide sur chacun des deux messieurs qui se trouvaient à son côté. M. Giovanelli multipliait les courbettes, se frictionnait les gants et souriait d'un air très aimable. Winterbourne trouvait la scène très déplaisante.
- Je ne crois pas avoir envie de savoir ce que vous voulez dire, dit Daisy. Je ne crois pas que ça me plairait.
Winterbourne aurait bien voulu que Mrs Walker l'enveloppe dans sa couverture de voyage et s'en aille avec elle. Mais cette dame n'aimait pas qu'on lui fît front, comme elle le lui dit par la suite.
- Préférez-vous passer pour une fille vraiment impudente ? demanda-t-elle.
- Bonté divine ! s'exclama Daisy.
Elle regarda à nouveau M. Giovanelli, puis se tourna vers Winterbourne. Elle avait légèrement rosi. Elle était terriblement jolie.
- Mr Winterbourne pense-t-il, demanda-t-elle lentement, souriant, la tête rejetée et toisant le jeune homme des pieds à la tête, que, pour sauver ma réputation je doive monter dans la voiture ?
Winterbourne rougit. Un instant il hésita violemment. Il paraissait si étrange de l'entendre ainsi parler de sa " réputation ". Mais il devait, de son côté, parler selon les lois de l'honneur. L'honneur, ici, consistait à simplement lui dire la vérité. Et, pour Winterbourne, comme le lecteur peut s'en douter d'après les quelques indications que j'ai pu fournir sur son compte, la vérité était que Daisy Miller devait suivre les conseils de Mrs Walker. Il considéra son exquise beauté et dit très doucement :
- Je pense que vous devriez monter dans la voiture.
Daisy fut secouée d'un violent accès de rire.
- Je n'ai jamais rien entendu d'aussi raide ! Si ce n'est pas convenable, Mrs Walker, alors c'est que je ne suis absolument pas convenable du tout, et vous devez m'abandonner à mon sort. Au revoir. J'espère que vous ferez une promenade adorable.
Et, imitée par M. Giovanelli qui fit un salut d'une triomphante obséquiosité, elle tourna les talons. vivreenbelgique.be
Mrs Walker la suivit du regard, et il y avait des pleurs dans ses yeux.
- Montez donc, Monsieur, dit-elle à Winterbourne, lui indiquant la place à côté d'elle.
Le jeune homme répondit qu'il se sentait tenu d'accompagner Miss Miller. Alors Mrs Walker déclara que s'il refusait lui faire cette faveur elle ne lui parlerait plus jamais. Elle était manifestement sérieuse. Winterbourne rattrapa Daisy et son compagnon et, tendant la main à la jeune fille, lui dit que Mrs Walker lui avait impérativement réclamé sa compagnie. Il s'attendait à ce qu'elle lui fasse une réponse plutôt libre, quelque chose qui l'enfoncerait encore plus dans cette " impudence " contre laquelle Mrs Walker avait si charitablement tenté de la mettre en garde. Mais elle se contenta de lui serrer la main en le regardant à peine, tandis que M. Giovanelli prenait congé de lui en agitant un peu trop emphatiquement son chapeau.
Winterbourne n'était pas de la meilleure humeur possible quand il prit place dans la victoria de Mrs Walker.
- Ce n'était pas très intelligent de votre part, dit-il très sincèrement, tandis que le véhicule s'insérait à nouveau dans le flot des voitures.
- En pareil cas, répondit sa compagne, je n'ai pas l'intention d'être intelligente, j'ai l'intention d'être efficace !
- J'ai l'impression qu'elle n'y met pas de malice, reprit Winterbourne.
- C'est ce que je pensais il y a un mois. Mais elle a passé les bornes.
- Qu'a-t-elle fait ?
- Tout ce qui ne se fait pas ici. Flirter avec le premier homme qu'elle ramasse, s'installer dans les coins avec de mystérieux Italiens, danser toute une soirée avec les mêmes cavaliers, recevoir des visites à onze heures du soir. Sa mère s'en va quand les visiteurs arrivent.
- Mais son frère, dit Winterbourne en riant, reste levé jusqu'à minuit.
- Il doit être édifié par ce qu'il voit. On me dit qu'à leur hôtel tout le monde parle d'elle et que les domestiques ne se privent pas de sourire quand un homme vient demander Miss Miller.
- Au diable les domestiques ! dit Winterbourne avec colère. Le seul péché de cette pauvre fille, ajouta-t-il ensuite, est d'être vraiment en friche.
- Elle est naturellement dépourvue de délicatesse, déclara Mrs Walker. Prenez l'exemple de ce matin, combien de temps l'avez-vous connue à Vevey ?
- Deux jours.
- Et la voilà après ça qui fait une affaire personnellement de votre abandon de poste !
Winterbourne demeura quelques instants sans voix.
Puis il dit :,
- Je crains, Mrs Walker, que vous et moi n'ayons vécu trop longtemps à Genève !
Et il la pria vivement de lui faire savoir dans quelle intention particulière elle l'avait fait monter dans sa voiture.
- Je voulais vous prier de mettre un terme à vos relations avec Miss Miller, de ne pas flirter avec elle, de ne pas lui fournir de nouvelle occasion de s'exhiber, de la laisser en paix, en un mot.
- Je crains de ne pouvoir vous suivre sur ce terrain, dit Winterbourne. Je l'aime beaucoup.
- Raison de plus pour ne pas favoriser ses scandales.
- Je vous assure que je ne favoriserai aucun scandale par mes attentions.
- Comptez sur elle pour les favoriser. Mais j'ai dit ce que j'avais sur la conscience, poursuivit Mrs Walker. Si vous désirez aller retrouver la jeune dame, je vous déposerai. Ici, d'ailleurs, vous avez une chance.
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La voiture traversait cette partie du Pincio qui surplombe le mur de Rome et donne sur l'admirable Villa Borghese. L'endroit est fermé par un grand parapet près duquel on trouve plusieurs sièges. L'un d'eux était occupé, à quelque distance, par un monsieur et une dame que Mrs Walker désigna d'un signe de tête. Au même moment les deux personnes se levèrent et se dirigèrent vers le parapet. Winterbourne avait demandé au cocher de s'arrêter. Il descendit de la voiture. Sa compagne le regarda un moment en silence puis, tandis qu'il soulevait son chapeau, elle s'éloigna, majestueusement. Winterbourne resta sur place, le regard tourné vers Daisy et son cavalier. Manifestement ils ne voyaient personne. Ils étaient trop intensément occupés l'un de l'autre. Arrivés au muret qui clôt le jardin, ils contemplèrent un moment les pins parasol de la Villa Borghese, puis Giovanellis s'installa sur le large épaulement du mur. Le soleil couchant, à l'autre bout du ciel, darda un rayon étincelant à travers deux barres de nuages. Voyant cela le compagnon de Daisy lui prit des mains son ombrelle et l'ouvrit. Elle se serra davantage contre lui tandis qu'il tenait l'ombrelle au-dessus d'elle, puis tenant toujours l'ombrelle à la main il l'appuya sur l'épaule de Daisy, de sorte que leurs têtes furent dérobées à la vue de Winterbourne. Le jeune homme hésita un instant, et se mit en marche. Mais ce n'était pas vers le couple à l'ombrelle, c'était vers le lieu de résidence de sa tante, Mrs Costello.
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à suivre suite et fin Chap. IV
* ........./ Le lendemain, il eut......./
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