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Daisy Miller
II
Il s'était toutefois engagé un peu trop à la légère en promettant de présenter sa tante, Mrs Costello, à Miss Daisy Miller. Sitôt que la première de ces deux dames fut remise de sa migraine il alla lui présenter ses devoirs dans son appartement et, après s'être enquis, comme il convenait, de sa santé, il lui demanda si elle avait remarqué dans l'hôtel une famille, maman, la fille et un petit garçon.
- Et un courrier ? dit Mrs Costello. Oh, oui, je les ai remarqués. Je les ai vus, entendus, et ai porté mes pas ailleurs.
- Mrs Costello était une veuve fortunée, une personne de grande distinction qui donnait fréquemment à entendre que, n'eût-elle été aussi affreusement sujette à la migraine, elle aurait probablement marqué son époque d'une plus profonde empreinte. Elle avait un visage long et pâle, un grand nez et une abondante chevelure d'un blanc particulièrement saisissant, qu'elle relevait en grandes bouffettes et rouleaux sur le sommet de la tête. Elle avait deux fils mariés à NewYork et un troisième qui était maintenant en Europe. Ce jeune homme se distrayait à Hambourg et, bien qu'il fût en voyage, on le voyait rarement dans une ville déterminée au moment choisi par sa mère pour faire sa propre apparition. Son neveu, venu exprès à Vevey pour la voir, était donc plus empressé que ceux qui, comme elle disait, la touchaient de plus près. Il s'était imprégné à Genève de l'idée qu'on doit toujours être empressé auprès de sa tante. Mrs Costello ne l'avait pas vu depuis de nombreuses années, et elle se plaisait grandement en sa compagnie, manifestait son approbation en l'initiant à nombre des secrets de l'empire social que, comme elle le lui donnait à comprendre, elle exerçait dans la capitale américaine. Elle admettait qu'elle était très sélect. Mais s'il avait connu NewYork, il aurait compris qu'on doit l'être. Et son tableau de l'organisation minutieusement hiérarchisée de la société de cette ville qu'elle lui présentait sous des éclairages divers et nombreux, frappait l'imagination de Winterbourne d'une manière presque accablante.
Il sentit immédiatement, au ton de sa tante, que la place de Miss Daisy Miller dans l'échelle sociale était basse.
- Je crains qu'ils ne vous plaisent guère, dit-il.
- Ils sont très communs, déclara Mrs Costello. Ils font partie de cette sorte d'Américains qu'on se doit " de ne pas admettre ".
- Ah, vous ne les admettez pas ? dit le jeune homme.
- Je ne peux pas, mon cher Frederick. Je le ferais volontiers si je le pouvais, mais je ne peux pas.
- La jeune fille est très jolie, dit Winterbourne au bout d'un moment.
- Elle est certainement jolie. Mais très commune.
- Je comprends votre point de vue, bien sûr, dit Winterbourne après un autre silence.
- Elle a cet air charmant qu'elles ont toutes, reprit sa tante. Je me demande bien où elles le prennent, et elle s'habille à la perfection. Non, tu ne sais pas à quel point elle s'habille bien. Je me demande bien où elles trouvent leur goût.
- Mais ma chère tante, après tout, ce n'est pas une sauvage Commanche.
- C'est une jeune dame, dit Mrs Costello, qui est en excellents termes avec le courrier de sa maman.
- En excellents termes avec le courrier ? demanda le jeune homme.
- Oh, la mère ne vaut guère mieux. Elles se conduisent avec le valet comme si c'était un ami intime. Comme si c'était un gentleman. Je ne m'étonnerais pas qu'il dîne avec elles. Elles n'ont probablement jamais vu personne qui ait de si bonnes manières, de si beaux habits, qui ressemble autant à un gentleman. Il correspond probablement à l'idée que la jeune dame se fait d'un comte. Il s'installe avec elles dans le jardin, le soir. Je crois qu'il fume.
Winterbourne écoutait avec intérêt ces révélations. Elles l'aidaient à se former une opinion sur Miss Daisy. Manifestement, elle était plutôt émancipée.
- Enfin, dit-il, je ne suis pas un courrie, et elle a pourtant été très charmante avec moi.
- Tu aurais dû commencer par me dire, fit dignement Mrs Costello, que tu avais fait sa connaissance.
- Nous nous sommes simplement rencontrés dans le jardin, et avons un peu parlé.
- Tout bonnement ! Et puis-je savoir ce que tu as dit ?
- J'ai dit que j'aimerais oser la présenter à mon excellente tante.
- Je t'en suis infiniment obligée.
- C'était pour fournir un gage de ma respectabilité, dit Winterbourne.
- Et puis-je savoir qui me fournira un gage de la sienne ?
- Ah, vous êtes cruelle, dit le jeune homme. C'est une jeune fille très bien.
- Tu ne dis pas ça d'un air très convaincu, observa Mrs Costello.
- Elle a un esprit en friche, reprit Winterbourne. Mais elle est merveilleusement belle et, en bref, elle est très bien. Pour prouver que j'en suis convaincu je vais l'emmener au château de Chillon.
- Vous comptez aller là-bas ensemble ? Je dirais que cela prouve précisément le contraire. Depuis combien de temps la connaissais-tu, si je puis te le demander, quand cet intéressant projet a été formé ? Il n'y a pas vingt-quatre heures que tu es ici.
- Je la connaissais depuis une demi-heure ! dit Winterbourne avec un sourire.
- Mon Dieu ! s'écria Mrs Costello. C'est vraiment une redoutable jeune personne !
Son neveu resta quelques instants silencieux.
- Vous pensez vraiment, commença-t-il très sincèrement désireux de recueillir une opinion digne de foi, vous pensez vraiment que...
Mais il s'interrompit à nouveau.
- Je pense quoi, monsieur ?
- Que c'est le genre de jeune fille qui attend qu'un homme vienne, tôt ou tard, l'enlever ?
- Je n'ai pas la moindre idée de ce que ces jeune filles attendent d'un homme. Mais je pense vraiment que tu ferais mieux de ne pas te frotter aux jeunes Américaines " en friche ", comme tu dis. Tu as vécu trop longtemps à l'étranger. Tu t'exposes à commettre une grave erreur. Tu es trop innocent.
- Ma chère tante, je ne suis pas si innocent, dit Winterbourne, souriant et frisant sa moustache.
- Tu es trop coupable, alors ?
Winterbourne continuait à friser sa moustache, pensivement.
- Tu ne veux donc pas faire la connaissance de cette pauvre fille ? demanda-t-il enfin.
- Est-il absolument certain qu'elle doive aller au château Chillon avec toi ?
- Je crois qu'elle en a tout à fait l'intention.
- Alors, mon cher Frederick, dit Mrs Costelle, je dois décliner l'honner de faire sa connaissance. Je suis une vieille femme, mais pas assez vieille, grâce à Dieu, pour ne pas être choquée.
- Mais ne font-elles pas toutes ainsi, les jeunes filles en Amérique ? demanda Winterbourne.
Mrs Costello demeura un instant le regard fixe.
- Je voudrais bien voir mes petites filles agir ainsi, dit-elle d'un ton sinistre.
Ceci paraissait jeter quelque lumière sur le sujet, car Winterbourne se souvenait avoir entendu dire que ses jolies cousines de NewYork étaient " d'horribles flirts ". Si donc Miss Daisy Miller outrepassait la libérale licence accordée à ces jeunes dames, il était probable qu'on pouvait s'attendre à tout de sa part. Winterbourne était impatient de la revoir, et ennuyé de ne pouvoir se fier à son instinct pour la juger à sa valeur exacte.
Bien qu'impatient de la voir, il ne savait trop ce qu'il pourrait lui dire quant au refus de sa tante de faire sa connaissance, mais il découvrit assez rapidement qu'avec Miss Daisy Miller il n'était , maisvraiment pas nécessaire d'y aller sur la pointe des pieds. Il la trouva ce soir-là dans le jardin, errant dans la tiédeur de la nuit étoilée, pareille à un sylphe indolent, agitant le plus grand éventail qu'il ait pu jamais contempler. Il était dix heures. Il avait dîné avec sa tante, était demeuré quelque temps en sa compagnie et venait de prendre congé d'elle jusqu'au lendemain. Miss Daisy Miller parut très contente de le voir. Elle déclara que c'était la plus longue soirée qu'elle ait jamais passé.
- Etiez-vous seule ? demanda-t-il.
- Je me suis promenée avec ma mère. Mais elle se fatigue à se promener, répondit-elle.
- Est-elle rentrée se coucher ?
- Non, elle n'aime pas aller se coucher, dit la jeune fille. Elle ne dort pas, pas trois heures. Elle dit qu'elle ne sait pas comment elle vit. Elle est affreusement nerveuse. Je crois qu'elle dort plus qu'elle ne croit. Elle est partie quelque part chercher Randolph, elle veut essayer de le faire se coucher. Il n'aime pas aller se coucher.
- Espérons qu'elle arrivera à l'en persuader, dit Winterbourne.
- Elle lui parlera de son mieux, mais il n'aime pas qu'elle lui parle, dit Miss Daisy en ouvrant son éventail. Elle va essayer de faire en sorte qu'Eugenio lui parle. Mais il ne craint pas Eugenio. Eugenio est un admirable courrier, mais il n'impressionne pas beaucoup Randolph ! Je ne pense pas qu'il ira se coucher avant onze heures.
Il apparut que la veille de Randolph put en fait se prolonger triomphalement, car Winterbourne continua à flâner en compagnie de la jeune fille sans rencontrer sa mère.
- J'ai cherché cette dame à qui vous vouliez me présenter, reprit sa compagne. C'est votre tante.
Winterbourne reconnut le fait et se montra désireux de savoir comment elle l'avait appris. Elle dit qu'elle avait tout su sur Mrs Costelle par la femme de chambre. Elle était très tranquille et très comme il faut. Elle avait des bouffées de cheveux blancs, elle ne parlait à personne et ne dînait jamais à la table d'hôte. Un jour sur deux elle avait la migraine.
- Je trouve que c'est une description adorable, la migraine et tout ça ! dit Miss Daisy continuant à babiller de sa petite voix joyeuse. J'ai tellement envie de la connaître ! Je sais exactement comment sera votre tante. Je suis certaine que je l'aimerai. Elle sera très " sélect ". J'aime qu'une dame soit " sélect ". En fait nous sommes " sélect " maman et moi. Nous ne parlons pas à tout le monde, ou tout le monde ne nous parle pas. Je pense que cela revient à peut près au même. De toute façon je serai tellement contente de connaître votre tante.
Winterbourne était embarrassé.
- Elle en serait très heureuse, dit-il, mais je crains qu'il n'y ait ces migraines.
La jeune fille le regarda à travers l'obscurité.
- Mais elle n'a tout de même pas la migraine tous les jours, dit-elle d'un ton compatissant.
Winterbourne garda un instant le silence.
- C'est en tout cas ce qu'elle me dit, répondit-il enfin, ne sachant que dire.
Miss Daisy Miller s'arrêta pour le regarder. Sa beauté demeurait visible même dans l'obscurité. Elle ouvrait et refermait son gigantesque éventail.
- Elle ne veut pas me connaître, dit-elle soudain. Pourquoi ne me le dîtes-vous pas ? Vous n'avez pas à avoir peur. Je n'ai pas peur, moi.
Et elle eut un petit rire.
Winterbourne crut percevoir un frémissement dans sa voix. Il en fut touché, ému, mortifié.
- Chère mademoiselle, protesta-t-il, je vous assure qu'elle ne connaît personne. C'est à cause de sa déplorable santé.
La jeune fille quelques pas, riant toujours.
- Vous n'avez pas à avoir peur, répéta-t-elle. Pourquoi aurait-elle envie de me connaître ?
Puis elle se tut à nouveau. Elle se tenait près du parapet du jardin et devant elle s'étendait le lac éclairé par les étoiles, sa surface miroitait légèrement et dans le lointain on distinguait confusément les formes des montagnes. Daisy Miller promena son regard sur le paysage mystérieux et eut un autre petit rire.
- Miséricorde ! elle estt vraiment " select "! dit-elle.
Winterbourne se demanda si elle était blessée pour de bon, et souhaita un instant que le sentiment de l'outrage fût assez développé en elle pour qu'il puisse se permettre de tenter de la rassurer et de la réconforter. Il avait l'agréable sentiment qu'elle serait très abordable à des fins de consolation. Il se sentait, dans l'instant, tout prêt à sacrifier sa tante, par conversation interposée, à reconnaître que c'était une femme orgueilleuse, brutale et à déclarer qu'ils ne devaient pas s'en soucier. Mais avant qu'il ait eu le temps de s'engager dans ce périlleux mélange de galanterie et d'impiété, la jeune fille, reprenant sa marche, poussa une exclamation sur un ton différent.
- Tiens ! voilà maman ! Elle n'a pas réussi à mettre Randolph au lit.
Une silhouette féminine apparut à ce moment à quelque distance, très confuse dans l'obscurité, avançant avec un mouvement lent, indécis. Soudain, elle parut s'arrêter.
- Etes-vous certaine que ce soit votre mère ? Pouvez-vous la reconnaître dans cette épaisse obscurité ? demanda Winterbourne.
-Voyons, s'écria Miss Daisy riant, je crois connaître ma propre mère. Surtout quand elle a mis mon châle. Elle porte toujours mes affaires.
Ayant interrompu son avance, la dame en question semblait hésiter à l'endroit où ses pas butèrent.
- Je crains que votre mère ne vous voie pas, dit Winterbourne. Ou peut-être, ajouta-t-il pensant qu'avec Miss Miller la plaisanterie était acceptable, peut-être se sent-elle coupable à propos de votre châle.
- Oh, c'est une affreuse vieillerie, répondit tranquillement la jeune fille. Je lui ai dit qu'elle pouvait le mettre. Si elle ne vient pas c'est parce qu'elle vous voit.
- Dans ce cas, dit Winterbourne, il vaudrait mieux que je vous laisse.
- Oh non ! venez donc, le pressa Miss Miller.
- Je crains que votre mère n'apprécie guère que je me promène en votre compagnie.
Miss Miller lui jeta un regard sérieux.
- Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous, c'est-à-dire c'est pour elle. Enfin, je ne sais pas pour qui ! Mais maman n'aime aucun de mes amis masculins. Elle est vraiment timorée. Elle fait toujours des histoires si je lui présente un monsieur. Mais je les présente. Presque toujours. Si je ne présentais pas mes amis masculins à maman, ajouta la jeune fille de sa petite voix douce et monotone, j'aurais l'impression de ne pas être naturelle.
- Pour me présenter, dit Winterbourne, vous devez connaître mon nom.
Et il entreprit de le prononcer.
- Oh, non, je ne peux pas dire tout ça ! dit sa compagne en riant.
Pendant ce temps ils avaient rejoint Mrs Miller qui, tandis qu'ils s'approchaient, avait gagné le parapet du jardin et s'y était appuyée, regardant intensément le lac et leur tournant le dos.
- Maman ! dit la jeune fille d'un ton décidé.i
La plus âgée des deux dames se retourna alors.
- Mr Winterbourne, dit Miss Daisy Miller, présentant le jeune homme de très franche et très jolie manière.
Elle était " commune ", comme l'avait décrété Mrs Costello, mais Winterbourne s'étonna de trouver en elle, toute " commune " qu'elle fût, une grâce singulièrement délicate.
La mère était une personne petite, fluette, légère avec un regard mobile, un tout petit nez et un grand front décoré d'une certaine quantité de cheveux fins et très frisés. Comme sa fille, elle était habillée avec une grande élégance, et portait aux oreilles d'énormes diamants. Autant que Winterbourne put s'en rendre compte, elle ne le salua pas, certainement elle ne le regardait pas. Daisy était auprès d'elle remettant son châle en place.
- Qu'est-ce que tu traînes comme ça dans le coin ? demanda la jeune fille.
Mais son ton ne reflétait en rien la rudesse qu'auraient pu impliquer les mots qu'elle avait choisis.
- Je ne sais pas, dit la mère se tournant à nouveau vers le lac.
- Je n'aurais jamais cru que tu pourrais vouloir ce châle ! s'exclama Daisy.
- Eh bien, c'est le cas pourtant ! répondit sa mère avec un petit rire.
- Tu es arrivée à mettre Randolph au lit ? demanda la jeune fille.
- Non, je ne suis pas arrivée à le persuader, dit Mrs Miller sur un ton très doux. Il veut parler avec le garçon de l'hôtel. Il aime parler avec ce garçon.
- C'est ce que je disais à Mr Winterbourne, enchaîna la jeune fille, et sa voix sonna aux oreilles du jeune homme comme si elle avait prononcé ce nom toute sa vie.
- Ah, oui ! dit Winterbourne. J'ai le plaisir de connaître votre fille.
La maman de Randolph se taisait. Elle s'intéressait au lac, mais elle finit par parler.
- Je ne vois vraiment comment il vit.
- De toute façon ce n'est pas pire que ça l'était à Douvres, dit Daisy Miller.
- Que se passait-il à Douvres ? demanda Winterbourne.
- Il ne voulait absolument pas aller se coucher. Je crois qu'il resté levé toute la nuit, dans le salon commun. Il n'était pas au lit à minuit, je le sais.
- Il était minuit et demi, dit Mrs Miller avec une gentille insistance.
- Est-ce qu'il beaucoup pendant la journée ? demanda Winterbourne.
- Je ne crois pas qu'il dorme beaucoup, dit Daisy.
- J'aimerais qu'il le fasse, dit sa mère. On dirait qu'il ne peut pas.
- Il est vraiment exaspérant, poursuivit Daisy.
Puis, durant quelques instants, le silence régna.
- Voyons ! Daisy Miller, tu ne devrais pas parler ainsi contre ton frère.
- Mais il est vraiment exaspérant, maman, dit Daisy sans qu'il y ait dans sa voix rien de l'âpreté d'une réplique.
- Il n'a que neuf ans, insista Mrs Miller.
- Enfin, il refuse d'aller à ce château, dit la jeune fille. J'irai avec Mr Winterbourne.
A cette annonce tranquillement faite, la maman de Daisy ne répondit rien. Winterbourne présuma qu'elle désapprouvait vivement l'excursion projetée. Mais il pensa que c'était une personne simple, facile à manier et que quelques protestations respectueuses seraient de nature à atténuer son déplaisir.
- Oui, commença-t-il, votre fille a bien voulu me faire l'honneur de m'accepter comme guide.
Les yeux mobiles de Mrs Miller se fixèrent avec une sorte de supplication sur Daisy qui s'éloigna de quelques pas en chantonnant doucement.
- Je suppose que vous irez par la voiture, dit la mère.
- Oui, ou par le bateau, dit Winterbourne.
- Enfin, évidemment, je ne sais pas, répliqua Mrs Miller. Je n'ai jamais été dans ce château.
- C'est dommage que vous ne puissiez venir, dit Winterbourne. Il commençait à se sentir rassuré quant aux résistances qu'elle pouvait lui opposer.
Il était cependant tout à fait préparé à découvrir que, tout naturellement, elle avait l'intention d'accompagner sa fille.
- Nous avons tant envisagé d'y aller, poursuivit-elle, mais apparemment ce n'était jamais possible. Bien sûr Daisy a envie de circulerr. Mais il y a une dame ici, je ne connais pas son nom, qui dit qu'elle ne comprend pas que nous puissions avoir envie d'aller voir les châteaux ici. Elle comprendrait que nous attendions d'être en Italie. On dit qu'il y en a tant là-bas, poursuivit Mrs Miller, d'un ton de plus en plus assuré. Bien sûr, nous voulons voir seulement les principaux. Nous en avons visité plusieurs en Angleterre, ajouta-t-elle au bout d'un moment.
- Ah, oui ! en Angleterre il y a des châteaux admirables, dit Winterbourne. Mais Chillon ici mérite vraiment d'être vu.
- Enfin, si Daisy se sent de taille à entreprendre... dit Mrs Miller sur un ton qui disait toute l'ampleur de l'entreprise. Il semble que rien ne puisse la faire reculer.
- Oh, je pense qu'elle aimera beaucoup ! déclara Winterbourne.
Il était de plus en plus désireux de s'assurer le privilège d'un tête à tête avec la jeune fille qui continuait à aller et venir devant eux, vocalisant doucement.
- Vous n'avez pas l'intention, madame, d'entreprendre quant à vous cette excursion ? s'enquit-il.
La mère de Daisy le regarda un instant, obliquement, puis fit quelques pas en silence.
- Je crois qu'elle préfèrera y aller seule, dit-elle simplement.
Winterbourne se fit la remarque que c'était une manière d'envisager le rôle de mère bien différente de celle des vigilantes matrones qui se massaient aux premières lignes des relations sociales dans la vieille ville austère à l'autre bout du lac. Mais ses réflexions furent interrompues par l'énoncé de son nom très distinctement proféré par la fille sans défense de Mrs Miller.
- Mr Winterbourne ! murmura Daisy.
- Mademoiselle ! dit le jeune homme.
- Voulez-vous m'emmener faire une promenade en bateau ?
- Maintenant ? demanda-t-il.
- Bien sûr ! dit Daisy.
- Voyons ! Annie Miller ! s'exclama la mère.
- Je vous en prie, madame, accordez-lui votre permission, dit ardemment Winterbourne.
Car jamais encore il n'avait éprouvé la merveilleuse sensation de diriger sous les étoiles d'un ciel d'été une embarcation ayant à son bord une fraîche et belle jeune fille.
- Je ne pense pas qu'elle le veuille vraiment, dit la mère. Je pense qu'elle ferait mieux de rentrer.
- Je suis sûre que Mt Winterbourne veut m'emmener, déclara Daisy. Il est si terriblement dévoué.
- Pour vous je ramerai jusqu'à Chillon sous les étoiles.
- Je ne vous crois pas ! dit Daisy.
- Voyons ! s'écria la plus âgée des deux dames.
- Cela fait une demi-heure que vous ne m'avez pas parlé, poursuivit la fille.
- Je me trouvais entretenir une conversation très agréable avec votre mère, dit Winterbourne.
- Bon, je veux que vous m'emmeniez faire une promenade en bateau ! répéta Daisy.
Ils étaient tous trois arrêtés. Elle s'était tournée et regardait Winterbourne. Un sourire charmeur éclairait son visage, ses beaux yeux brillaient, elle agitait son grand éventail. Non, il ne saurait rien y avoir d'aussi joli, se dit Winterbourne.
- Il y une demi-douzaine de bateaux amarrés à l'ambarcadère, dit-il en désignant les marches qui descendaient du jardin vers le lac. Si vous me faites l'honneur d'accepter mon bras, nous irons en choisir un.
Daisy demeurait là, souriante. Elle rejeta la tête en arrière et émit un petit rire.
- J'aime qu'un monsieur mette les formes ! déclara-t-elle.
- Je vous assure que c'est une offre en bonne et due forme.
- J'étais sûre que j'arriverais à vous faire dire quelque chose, poursuivit Daisy.
- Vous voyez, ce n'est pas très difficile, dit Winterbourne. Mais je crains que vous ne soyez en train de me taquiner.
- Ce n'est pas mon avis, monsieur, remarqua Mrs Miller avec beaucoup de douceur.
- Permettez-moi donc de vous offrir une promenade en barque, dit-il à la jeune fille.
- C'est vraiment adorable comme vous le dites ! s'écria Daisy.
- Ce serait e ! dit Dncore plus adorable de le faire.
- Oui, ce serait adorable, dit Daisy.
- Mais elle ne fit aucun mouvement pour l'accompagner, elle se contenta de demeurer là, riant.
- Je pense que tu ferais mieux de voir l'heure qu'il est, intervint sa mère.
- Il est onze heures, madame, dit une voix à l'accent étranger sortie des ténèbres environnantes. Et, se retournant, Winterbourne aperçut le personnage fleuri qui était au service des deux dames. Apparemment, il venait d'arriver.
- Eugenio, dit Daisy, je vais faire un tour en barque !
Eugenio s'inclina.
- A onze heures, Mademoiselle ?
- Je pars avec Mr Winterbourne. A l'instant même.
- Dites-lui que ce n'est pas une chose à faire, dit Mrs Miller au courrier.
- Je pense que vous feriez mieux de ne pas aller faire de tour en barque, Mademoiselle, déclara Eugenio.
Winterbourne aurait tout donné pour que cette belle jeune fille ne fût pas aussi familière avec son courrier. Mais il ne dit rien.
- Je suppose que vous trouvez que ce n'est pas convenable ! s'exclama Daisy. Pour Eugenio, rien n'est jamais convenable.
- Je suis à votre disposition, dit Winterbourne.
- Mademoiselle envisage-t-elle de partir seule ? s'enquit Eugenio auprès de Mrs Miller.
- Oh, non, avec ce monsieur ! répondit la maman de Daisy.
- Le courrier considéra un instant Winterbourne. Ce dernier eut l'impression qu'il souriait. Puis, solennellement, en s'inclinant :
- Comme il plaira à Mademoiselle.
- Oh, j'espérais que vous alliez faire des histoires ! dit Daisy. Je n'ai plus envie d'y aller maintenant.
- C'est moi qui ferai des histoires si vous ne venez pas, dit Winterbourne.
- C'est tout ce qu'il me faut, quelques petites histoires !
Et la jeune fille se remit à rire.
- Mr Randolph est allé se coucher, annonça froidement le valet.
- Oh, Daisy, à présent on rentre ! dit Mrs Miller.
Daisy s'écarta de Winterbourne, le regarda, souriant et s'éventant.
- Bonne nuit, dit elle. J'espère que vous êtes déçu ou dégoûté, ou quelque chose !
Il la regarda, prit la main qu'elle lui offrait.
- Je suis déconcerté, répondit-il.
- Enfin, j'espère que ça ne vous empêchera pas de dormir, dit-elle vivement.
Et, escortées par l'heureux Eugenio, les deux dames s'en furent en direction de l'hôtel.
Winterbourne les suivit du regard. Il était effectivement déconcerté. Il s'attarda un quart d'heure au bord du lac, s'interrogeant sur le mystère des brusques familiarités et caprices de la jeune fille. Mais la seule conclusion bien nette à laquelle il parvint fut qu'il aimerait diablement " sortir " avec elle quelque part.
Deux jours plus tard il sortait avec elle pour aller au château de Chillon. Il l'attendit dans le vaste hall de l'hôtel où les courriers, les domestiques, les touristes étrangers déambulaient, le regard aux aguets. Ce n'était pas l'endroit qu'il aurait choisi, mais c'était celui qu'elle lui avait fixé. Elle arriva, descendant l'escalier d'un pas léger, boutonnant ses longs gants, serrant son ombrelle fermée contre sa jolie personne, habillée à la perfection d'une toilette de voyage d'une élégance sobre. Winterbourne était un homme d'imagination et, comme disaient nos ancêtres, de sensibilité. Tandis qu'il regardait la toilette sur le monumental escalier, son petit pas rapide et confiant, il eut la sensation que quelque chose de romantique se préparait. Pour un peu il aurait cru qu'il était sur le point de s'enfuir avec elle. Il traversa avec elle la foule des oisifs assemblés dans le hall. Tous fixaient sur elle des regards particulièrement intenses. Elle commença à bavarder sitôt qu'elle l'eût rejoint. Winterbourne aurait préféré aller à Chillon en voiture, mais elle exprima vivement le souhait de prendre le petit vapeur. Elle déclara qu'elle avait toujours eu une passion pour les bateaux à vapeur. Il y avait toujours une si adorable brise sur l'eau et on y voyait tant de gens. La traversée n'était pas longue, mais la compagne de Winterbourne trouva le temps de dire un tas de choses; Pour le jeune homme cette petite excursion ressemblait tellement à une escapade, une aventure, que même compte tenu du sens de la liberté qu'elle manifestait habituellement, il avait presque espoir de la voir dans les mêmes dispositions. Mais il faut avouer que, sur ce point, il fut déçu. Daisy Miller était extrêmement animée, elle était d'une humeur charmante, mais apparemment absolument pas excitée. Elle n'était pas troublée, elle n'évitait pas son regard, pas plus que celui de quiconque, elle ne rougissait pas davantage quand il la regardait que lorsqu'elle s'apercevait que les gens la regardaient. Les gens continuaient à la regarder abondamment et Winterbourne était très satisfait de l'air distingué de sa belle compagne. Il avait vaguement craint qu'elle ne parle fort, qu'elle ne rie exagérément même, peut-être, qu'elle ne désire aller et venir sur le bateau de manière inconsidérée. Mais il avait complètement oublié ses craintes, il restait assis les yeux fixés sur son visage tandis que, sans bouger de sa place, elle lui faisait part d'un grand nombre de réflexions originales. C'était le plus charmant babil qu'il ait jamais entendu. Il avait implicitement admis qu'elle était " commune ". Mais l'était-elle, après tout, ou était-il simplement en train de s'habituer à ses moeurs ? Sa conversation relevait principalement de ce que les métaphysiciens appellent le tour objectif, mais de temps à autre elle prenait un tour subjectif.
- Qu'avez-vous à faire une tête aussi solennelle ? demanda-t-elle soudainement en plongeant ses yeux aimables dans ceux de Winterbourne.
- Ai-je l'air sollennel ? demanda-t-il. Je croyais sourire d'une oreille à l'autre.
- Vous faites une tête, comme si vous m'emmeniez à un enterrement. Si c'est un sourire, vous avez les oreilles vraiment rapprochées.
- Vous voudriez que je danse la matelote sur le pont ?
- Oh, oui, allez-y, je ferai la quête avec votre chapeau. Ca paiera notre voyage.
- Je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie, murmura Winterbourne.
Elle
regarda un instant puis partit d'un petit rire.
- J'adore vous faire dire ce genre de choses ! Vous faîtes un drôle de mélange !
Au château, après qu'ils eurent débarqué, l'élément subjectif l'emporta résolument. Daisy trottina légèrement à travers les salles voûtées, fit bruisser ses jupes dans les escaliers en colimaçon, eut un mouvement de recul accompagné d'un frisson et d'un joli petit cri au bord des oubliettes, et prêta une oreille particulièrement bien ciselée à tout ce que Winterbourne lui disait sur l'endroit. Mais il s'aperçut qu'elle se souciait fort peu des antiquités féodales et que les poussiéreuses traditions de Chillon ne l'impressionnaient que très modérément. Ils eurent la bonne fortune de pouvoir déambuler sans autre compagnie que celle du gardien, et Winterbourne se mit d'accord avec ce fonctionnaire pour qu'il ne les pressât pas, pour qu'ils puissent s'attarder et s'arrêter selon leur choix. Le gardien interpréta généreusement le marché, nte de son côté s'était montré généreux, et finit par les
laisser totalement l'un à l'autre. Les remarques de Miss Miller ne se signalaient pas par leur logique, elle trouvait toujours un prétexte pour tout ce qu'elle avait envie de dire. Elle trouva de nombreux prétextes dans les embrasures accidentées de Chillon pour poser à Winterbourne de soudaines questions sur lui-même, sa famille, sa vie passée, ses goûts, ses habitudes, ses intentions, et pour le renseigner sur sa propre personnalité. Sur ses goûts, habitudes et intentions, Miss Miller était toute prête à fournir les renseignements les plus précis et, de fait, les plus favorables.
- Eh bien, vous en savez des choses, dit-elle à son compagnon, après qu'il lui eut raconté l'histoire de l'infortuné Bonivard. Je ne connais pas un homme qui en sache autant !
L'histoire de Bonivard lui était manifestement, comme on dit, entrée par une oreille et sortie par l'autre. Mais Daisy poursuivit en disant qu'elle aimerait que Winterbourne voyage et " circule "avec eux. Ils pourraient peut-être savoir quelque chose de cette manière.
- Vous ne voulez pas venir donner des leçons à Randolph ? demanda-t-elle.
Winterbourne dit que rien ne saurait lui être plus agréable, mais qu'il avait malheureusement d'autres occupations.
- D'autres occupations ? je ne vous crois pas ! dit Miss Daisy. Que voulez-vous dire ? vous n'êtes pas dans les affaires.
Le jeune homme convint, il n'était pas dans les affaires, mais il avait des engagements qui, sous un jour ou deux, le contraindraient à regagner Genève.
- Ah, Zut ! dit-elle. Je ne vous crois pas ! et elle se mit à parler d'autre chose.
Mais quelques instants plus tard, alors qu'il lui signalait la beauté des lignes d'une cheminée ancienne, elle s'écria, tout à fait hors de propos.
- Vous n'allez vraiment pas me dire que vous retournez à Genève ?
- C'est une chose bien triste à dire, mais je dois retourner à Genève demain.
- Eh bien Mr Winterbourne, dit Daisy, je vous trouve vraiment horrible !
- Oh, ne dites pas de choses aussi affreuses ! dit Winterbourne. Juste le dernier jour.
- Le dernier ! s'écria la jeune fille. Pour moi, c'est le premier. J'ai presque envie de vous planter là et de filer directement à l'hôtel, seule.
Et pendant les dix minutes suivantes elle ne fit rien d'autre que lui dire qu'il était vraiment horrible. Le pauvre Winterbourne était complètement désorienté. Aucune jeune dame ne lui avait jusqu'ici fait l'honneur d'être aussi perturbée par l'annonce de ses déplacements. Après cela sa compagne cessa de prêter la moindre attention aux curiosités de Chillon ou aux beautés du lac. Elle ouvrit le feu sur la mystérieuse beauté fatale de Genève qu'il était si pressé de rejoindre. C'était du moins ce qu'elle semblait penser. Comment Daisy Miller savait-elle qu'il y avait une beauté fatale à Genève ? Winterbourne, qui niait l'existence d'une telle personne, fut totalement incapable de le découvrir, et il était partagé entre l'étonnement devant la rapidité de l'induction de Miss Miller et l'amusement devant la franchise ouverte de son persiflage. Dans tout ceci, elle lui apparut comme un extraordinaire mélange d'innocence et de brutalité.
- Elle ne vous accorde jamais plus de trois jours de suite ? demanda ironiquement Daisy. Elle ne vous donne pas de congé d'été ? Il n'y a personne d'exploité au point de ne pas avoir un congé en cette saison. Je suppose que si vous restez un jour de plus elle prendra le bateau pour venir vous chercher. Attendez jusqu'à vendredi, je vous en prie, je descendrai au débarcadère assister à son arrivée !
Winterbourne commençait à penser qu'il avait eu tort de se sentir déçu par les dispositions de la jeune fille lorsqu'elle avait pris place à bord. Si l'accent personnel était alors absent, le voilà qui faisait son apparition. Il l'entendit sonner très nettement, enfin, quand elle lui dit qu'elle cesserait de le taquiner s'il lui promettait solennellement de venir à Rome cet hiver.
- Ce n'est pas une promesse bien difficile à faire, dit Winterbourne. Ma tante a ret.
- Les Américaines, celles du courrier ? demanda cette dame.
- Ah, heureusement, dit Winterbourne, le courrier est resté à l'hôtel.
- Elle est allée avec toi, toute seule ?
- Toute seule.
Mrs Costelle porta son flacon de sel à ses narines.
- Et c'est donc ça, s'exclama-t-elle, la jeune personne que tu voulais me faire connaître !
à suivre...... Chapître III sur IV
Winterbourne qui avait............/
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