vendredi 16 septembre 2016

L'homme à la lèvre tordue 1/2 Arthur Conan Doyle ( nouvelle Grande-Bretagne )

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                                                  L'homme à la lèvre tordue

            Isa Whitney, frère de feu Elias Whitney, docteur en théologie, principal du Collège théologique de Saint-George, s'adonnait beaucoup à l'opium. L'habitude grandit en lui, si j'ai bien compris à partir d'une lubie stupide quand il était au collège car, ayant lu la description que faisait De Quincey de ses rêves et sensations, il avait mouillé son tabac de laudanum pour tenter de produire les mêmes effets. Il découvrit, comme tant d'autres, que l'accoutumance est plus facile à acquérir qu'il n'est facile de s'en débarrasser et, durant de nombreuses années, il continuera d'être l'esclave de la drogue et un objet d'horreur et de pitié pour ses proches et ses amis. Je peux le voir maintenant, le visage jaune, blafard, les paupières tombantes et les pupilles comme des têtes d'épingle, tout recroquevillé sur une chaise. La destruction et la ruine d'un homme respectable.
            Une nuit, c'était en juin 89, on sonna à l'heure où un homme pousse son premier bâillement et jette un coup d'oeil à la pendule. Je me redressai dans mon fauteuil, ma femme posa sa couture sur ses genoux et grimaça.
            - Un patient ! dit-elle. Tu vas devoir sortir.
            Je gémis car je rentrais à peine d'une journée harassante.
            Nous entendîmes la porte s'ouvrir, quelques mots hâtifs, puis un pas rapide sur le linoléum. Notre porte s'ouvrit brutalement et une dame, vêtue d'une étoffe de couleur sombre, avec un voile noir, entra dans la pièce.
            - Vous excuserez mon intrusion si tard, commença-t-elle, courut jeter ses bras autour du cou de ma femme, et se mit à sangloter sur son épaule. Oh ! J'ai de tels ennuis ! Je voudrais tant un peu d'aide.
            - Comment ! dit ma femme en soulevant le voile. C'est Kate Whitney. Comme vous m'avez surprise, Kate ! Je n'avais pas la moindre idée de qui vous étiez quand vous êtes entrée.
            - Je ne savais pas quoi faire, aussi je suis venue directement à vous.
            C'était toujours comme ça . Les gens dans la peine allaient vers ma femme, comme des oiseaux vers un phare.
            - C'est très gentil à vous d'être venue. Maintenant vous allez prendre de l'eau et du vin, vous asseoir confortablement et tout nous dire. Ou préférez-vous que j'envoie James au lit ?
            - Oh, non, non, je veux le conseil et l'aide du docteur aussi. C'est à propos d'Isa. Il n'est pas
rentré à la maison depuis deux jours. Je suis si effrayée pour lui !
            Ce n'était pas la première fois qu'elle nous parlait des problèmes de son mari, à moi comme docteur, à ma femme comme camarade d'école. Nous l'apaisâmes et la réconfortâmes avec les mots que nous pûmes trouver. Savait-elle où était son mari ? Etait-il possible que nous le lui ramenions ?
I love this! Rube Goldberg could have designed this way to light a pipe. Crazy, brilliant, intriguing ... add your own adjective.   *         Il semblait que ça l'était. Elle avait un renseignement des plus sûrs ; dernièrement, quand il avait une crise il se rendait dans une fumerie d'opium à l'est de la City. Jusqu'alors ses orgies avaient toujours été limitées à une journée, et il était revenu, en proie à des convulsions et abattu dans la soirée. Mais cette fois le sortilège était sur lui depuis quarante-huit heures, et il gisait là-bas, sans aucun doute, au milieu des rebuts des quais, respirant le poison ou dormant sous ses effets. C'est là qu'on pourrait le trouver, elle en était sûre, au Bar de l'Or dans Upper Swandam Lane. Mais que pouvait-elle faire ? Comment elle, jeune femme timide, pourrait-elle se frayer un chemin dans un tel endroit et arracher son mari aux bandits qui l'entouraient ?
            Telle était l'affaire, et bien sûr, il n'y avait qu'une solution. Ne pourrais-je l'escorter dans cet endroit ? Et, tout bien réfléchi, pourquoi devrait-elle venir ? J'étais le conseiller médical d'Isa, et en tant que tel j'avais de l'influence sur lui. Je réussirais mieux si j'étais seul. Je lui donnai ma parole que je le renverrai à la maison dans les deux heures, s'il était évidemment à l'adresse qu'elle m'avait donnée. Dix minutes plus tard j'avais abandonné mon fauteuil et le salon accueillant derrière moi et me hâtais vers l'est en fiacre pour un étrange voyage. C'est ce qui me sembla à ce moment-là, cependant seul l'avenir me montrerait à quel point il devait être étrange.
            Il n'y eut pas de grande difficulté dans la première partie de mon aventure. Upper Swandam Lane est une affreuse ruelle dissimulée derrière les hauts appontements qui bordent le côté nord de la rivière jusqu'à l'est de London Bridge. Entre une friperie et un bistro, après un escalier en pierre escarpé descendant vers un trou noir comme la bouche d'une grotte, je trouvai la fumerie que je cherchais. J'ordonnai à mon fiacre d'attendre et je descendis les marches, creusées en leur milieu par l'incessant va-et-vient des pieds d'ivrognes. Grâce à la lumière tremblotante d'une lampe à huile au-dessus de la porte, je trouvai le loquet et me frayai un chemin à travers une longue pièce basse, envahie d'une fumée épaisse et lourde d'opium brune, bordée de couchettes en bois, comme le poste de pilotage d'un navire d'émigrants.
            A travers l'obscurité on pouvait apercevoir des corps allongés dans des poses fantastiques, les épaules rentrées, les genoux pliés, les têtes rejetées en arrière et les mentons pointés vers le haut, avec ici et là un oeil sombre, terne, tourné vers le nouvel arrivant. Hors des ombres noires luisaient de petits cercles rouges de lumière, tantôt brillants, tantôt indistincts, selon que le poison brûlant croissait ou déclinait dans les fourneaux des pipes en métal. La plupart gisaient en silence, mais certains marmonnaient pour eux-mêmes et d'autres parlaient ensemble d'une étrange voix basse, monotone. Leur conversation jaillissait, puis soudain s'éparpillait dans le silence, chacun psalmodiant ses pensées et prêtant peu d'attention à celles de son voisin. A l'extrémité de la pièce il y avait un petit brasier de charbon qui brûlait, à côté était assis sur un trépied en bois, un homme grand, maigre, la mâchoire posée sur les poignets et ses coudes sur les genoux. Il fixait le feu.
            Comme j'entrais, un serviteur malien au teint jaunâtre s'était précipité avec une pipe pour moi et une dose de drogue, me désignant une couchette vide.
            - Merci, je ne suis pas venu pour rester, dis-je. Un de mes amis est ici, Mr Isa Whitney, et j'aimerais lui parler.
            Il y eut un mouvement et une exclamation sur ma droite, et en scrutant l'obscurité, je vis Whitney, pâle, hagard et décoiffé, qui me dévisageait.
            - Mon Dieu ! C'est Watson, dit-il. Il était dans un état de réaction pitoyable avec chaque nerf à fleur de peau. Je veux dire, Watson, quelle heure est-il ?
            - Presque onze heures.
            - De quel jour ?
            - Du vendredi 19 juin.
            - Dieu du ciel ! Je pensais que c'était mercredi. C'est mercredi. Pourquoi voulez-vous effrayer un pauvre type ? Il plongea son visage dans ses bras et commença à sangloter d'un ton aigu.
            - Je te dis que nous sommes vendredi, bonhomme. Ta femme t'attend depuis deux jours. tu devrais avoir honte de toi !
            - J'ai honte. Mais vous confondez, Watson, car je suis seulement ici depuis quelques heures, trois pipes, quatre pipes... j'ai oublié combien. Mais je vais rentrer avec vous. Je ne voulais pas faire peur à Kate. Donnez-moi votre main ! Avez-vous un fiacre ?
            - Oui, j'en ai un qui attend.                                                                        fr.pinterest.com
Pablo Picasso, Femme Au Petit chapeau Rond, Assise (Dora Maar)            - Alors je devrais y aller. Mais je dois devoir quelque chose. Trouvez ce que je dois, Watson. Je ne suis pas dans mon assiette. Je ne peux rien faire par moi-même.
            Je longeai l'étroit passage entre la double rangée de dormeurs, en retenant ma respiration pour éviter les horribles vapeurs stupéfiantes de la drogue, et je cherchai le patron. Comme je passais près du grand homme assis près du brasier, je sentis soudain qu'on tirait sur le pan de ma veste et une voix basse chuchota ;
            - Passez près de moi, puis retournez-vous pour me regarder.
            Les mots tombèrent très distinctement dans mon oreille. Je regardai vers le bas. Ils ne pouvaient venir que du vieil homme à mes côtés, et pourtant il était assis plus absorbé que jamais, très maigre, très ridé, plié par l'âge. Une pipe d'opium pendait entre ses genoux comme si elle était tombée de ses doigts dans un complet épuisement. Je fis deux pas et me retournai, regardai. Il me fallut tout mon sang-froid pour éviter de pousser un cri d'étonnement. Il s'était détourné aussi personne ne pouvait le voir, sauf moi. Sa silhouette s'était remplumée, ses rides avaient disparu, ses yeux ternes avaient retrouvé leur éclat, et là, assis près du feu, grimaçant de ma surprise, n'était autre que Sherlock Holmes. Il me fit un petit signe pour que je m'approche, et alors qu'il tournait son visage vers l'assemblée, une nouvelle fois, il retomba dans une tremblotante sénilité, la lèvre pendante.
            - Holmes ! chuchotai-je, que diable faites-vous dans cette fumerie ?
            - Aussi bas que vous pouvez, répondit-il. J'ai d'excellentes oreilles. Si vous aviez la grande gentillesse de vous débarrasser de votre drogué ami, je serais excessivement heureux d'avoir une petite conversation avec vous.
            - J'ai un fiacre dehors.
            - Alors je vous en prie, renvoyez-le chez lui. Vous pouvez le confier en toute sécurité car il semble trop faible pour faire quelque mauvais tour. Je vous recommanderai aussi d'envoyer un mot par le cocher à votre femme pour dire que vous avez partagé votre destin avec moi. Si vous m'attendiez dehors, je serai à vous dans quelques minutes.
            Il était difficile de refuser une des requêtes de Sherlock Holmes car elles étaient toujours extrêmement précises et magistralement présentées. Cependant, je sentis que, quand Whitney serait une fois pour toutes enfermé dans le fiacre, ma mission serait pour ainsi dire accomplie. Et du reste, je ne pouvais rien souhaiter de mieux que d'être associé à mon ami dans une de ces aventures singulières qui étaient la norme de son existence. En quelques minutes, j'avais écrit le mot, payé la note de Whitney, je l'avais mis dans le fiacre et vu partir à travers l'obscurité. En un laps de temps très court une silhouette décrépite était sortie de la fumerie d'opium, et je descendis la rue avec Sherlock Holmes. Pendant deux rues il se traîna avec le dos courbé et un pas incertain. Puis, regardant rapidement autour de lui, il se redressa et éclata d'un rire vigoureux.
            - Je suppose Watson, dit-il, que vous imaginez que j'ai ajouté la fumée d'opium aux injections de cocaïne et autres petites faiblesses sur lesquelles vous m'avez gratifié de vos avis médicaux.
            - J'étais certainement surpris de vous trouver là.
            - Mais pas autant que moi de vous trouver.
            - Je suis venu retrouver un ami.
            - Et moi retrouver un ennemi !
            - Un ennemi .                          
            - Oui, un de mes ennemis naturels ou, devrais-je dire, ma proie naturelle. En résumé, Watson, je suis au milieu d'une très remarquable enquête et j'avais espéré trouver un indice dans les incohérentes errances de ces drogués, comme je l'ai fait avant aujourd'hui. Si j'avais été reconnu dans cette fumerie ma vie n'aurait pas valu cher, car j'y suis déjà venu pour mes propres desseins et le coquin de marin, le Lascar qui la dirige a juré de se venger de moi. Il y a une porte dérobée à l'arrière de cet immeuble, à l'angle du Quai Paul, qui pourrait raconter les étranges histoires de ce qui est passé par là les nuits sans lune.
            - Quoi ! Vous ne voulez pas dire des corps ?  
            - Mais oui, des corps Watson. Nous serions riches si nous avions mille livres pour chaque pauvre diable qui a été conduit à la mort dans cette fumerie. C'est le piège meurtrier le plus affreux de toute la rive, et je crains que Nevile St Clair n'y soit entré pour ne plus jamais en sortir. Mais notre carriole devrait être ici !
            Il mit ses deux index entre ses dents et siffla un son aigu. A distance on répondit par un même bruit, rapidement suivi du fracas des roues et du claquement de sabots.
            - Alors Watson, dit Holmes, tandis que le haut véhicule s'élançait à travers l'obscurité projetant deux tunnels dorés de lumière jaune par ses lanternes, vous allez venir avec moi, n'est-ce pas ?
            - Si je puis être utile.
            - Oh un camarade de confiance est toujours utile. Et un chroniqueur encore plus. Ma chambre aux Cèdres a deux lits ?
            - Aux Cèdres ?
            - Oui, c'est la maison de Mr St Clair. J'habite là pendant que je mène l'enquête.
            - Où est-ce alors ?
            - Près de Lee, dans le Kent, à sept miles.
            - Mais je suis complètement dans le noir.
            - Bien sûr que vous l'êtes. Vous saurez bientôt tout. Sautez là-dedans ! C'est bon John, nous ne devrions plus avoir besoin de vous. Voici une demi-couronne. Attendez-moi demain vers onze heures. Lâchez-lui la bride ! A bientôt donc !
            Il effleura le cheval de sa cravache et nous filâmes à travers une succession interminable de rues sombres et désertes qui s'élargissaient progressivement jusqu'à ce que nous traversions un grand pont avec une balustrade sous lequel la rivière sombre coulait doucement. Au-delà s'étendait un large désert de briques et de mortier. Le silence était seulement brisé par le pas lourd et régulier d'un policier ou par les chansons et les cris d'une soirée attardée de fêtards. D'épais nuages dérivaient lentement dans le ciel et une ou deux étoiles brillaient faiblement ici et là au milieu des trouées des nuages. Holmes conduisait en silence, la tête inclinée sur la poitrine et l'air perdu dans ses pensées, tandis que j'étais assis à ses côtés, curieux d'apprendre ce que pouvait être cette nouvelle enquête qui semblait accaparer ses pouvoirs si douloureusement, et cependant inquiet à l'idée d'interrompre le cours de ses réflexions. Nous avions parcouru plusieurs miles et apercevions la lisière de la ceinture de villas de banlieue quand il se secoua, haussa les épaules et alluma sa pipe avec l'air d'un homme qui a dissipé ses doutes en agissant de son mieux.
            - Vous avez un grand don de silence Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon tout à fait estimable. Ma parole, c'est une grande chose pour moi que d'avoir quelqu'un à qui parler, car mes pensées ne sont pas très plaisantes. Je me demandais ce que je devrais dire à cette chère petite femme ce soir, quand elle viendra à ma rencontre à la porte.
            - Vous oubliez que je ne sais rien de l'affaire.
            - Je devrais avoir le temps de vous exposer les faits avant que nous arrivions à Lee. Ca semble absurdement simple et pourtant je ne peux rien en tirer. Il y a plusieurs fils sans doute, mais je ne peux pas en attraper le bout dans ma main. Maintenant je vais vous exposer le cas clairement et de manière concise, Watson, et peut-être apercevrez-vous une lueur là où tout est noir pour moi.
            - Allez-y alors.
            - Il y a quelques années, pour être précis en mai 1884, arriva à Lee un monsieur du nom de Neville St Clair. Il semblait avoir beaucoup d'argent, acheta une grande villa, arrangea très bien les terres et vécut agréablement. Par étapes, il se fit des amis dans le voisinage et, en 1887 épousa la fille d'un brasseur local dont il a maintenant deux enfants. Il n'avait pas de travail mais des intérêts dans plusieurs sociétés et allait en ville régulièrement le matin pour en revenir chaque soir par le train de
5 h 14 à Cannon Street. Mr St Clair a maintenant trente-sept ans, c'est un homme d'habitudes sobres, un bon mari, un père très affectueux et est apprécié par tous ceux qui le connaissent. Je peux ajouter que le montant de ses dettes en ce moment, pour autant que nous avons pu le déterminer, s'élève à quatre-vingt-huit livres et dix cents alors qu'il a deux cent vingt livres déposées à son crédit à la Capital and Couties Bank. Il n'y a aucune raison d'ailleurs de penser que des problèmes d'argent le préoccupaient.
            Lundi dernier, Mr Neville St Clair partit en ville un peu plus tôt que d'habitude et dit avant de s'en aller qu'il avait deux importantes instructions à donner et qu'il rapporterait à la maison un jeu de cubes à son petit garçon. Or, par un pur hasard, juste après son départ, sa femme reçut ce même lundi un télégramme lui annonçant que le petit colis d'une grande valeur qu'elle espérait l'attendait aux bureaux de la Compagnie navale d'Aberdeen. Maintenant, si vous connaissez bien votre Londres, vous savez que le bureau de cette Compagnie est dans Fresno Street qui bifurque dans Upper Swandam Lane, elle entendit soudain une exclamation ou un cri et resta pétrifiée, son mari la regardait à ce qu'il lui sembla, et lui faisait signe d'une fenêtre d'un second étage. La fenêtre était ouverte et elle vit distinctement son visage qu'elle décrit comme étant complètement bouleversé. Il agita frénétiquement les mains vers elle et disparut si soudainement qu'il lui sembla qu'il avait été tiré en arrière par une force irrésistible. Cependant un détail singulier choqua son oeil vif de femme : bien qu'il fut vêtu d'un manteau sombre comme celui qu'il portait en partant en ville, il n'avait ni col ni cravate.
Afficher l'image d'origine**         Convaincue que quelque chose allait de travers, elle dévala les marches, car la maison n'était autre que la fumerie d'opium dans laquelle vous m'avez trouvé ce soir, et courant dans la pièce de devant elle tenta de monter l'escalier qui menait au premier étage. Au pied des marches elle rencontra ce coquin de Lascar, dont je vous ai parlé, qui la repoussa et, aidé d'un Danois qui travaille là comme assistant, la jeta dans la rue. Emplie des craintes et des doutes les plus fous, elle descendit rapidement la rue et, par une chance rare, rencontra dans Fresno Street un groupe d'agents de police avec un inspecteur en route pour leur ronde. L'inspecteur et deux hommes l'accompagnèrent et, malgré la résistance du propriétaire, parvinrent jusqu'à la pièce où Mr St Clair avait été vu pour la dernière fois. Il n'y avait aucun signe de lui. En fait, il n'y avait personne à tout l'étage, sauf un affreux infirme qui, semblait-il, vivait là. Ensemble le Lascar et lui jurèrent que personne n'avait occupé la pièce de devant cet après-midi là. Leurs dénégations étaient si déterminées que l'inspecteur fut ébranlé et il commençait à croire que Mrs St Clair s'était trompé quand, avec un cri, elle se rua sur une petite boîte en sapin qui était posée sur la table et arracha le couvercle. Une cascade de cubes d'enfants en tomba. C'était le jouet qu'il avait promis de rapporter à la maison.
           Cette découverte et la confusion évidente que montra l'infirme firent réaliser à l'inspecteur que l'affaire était sérieuse. La pièce fut soigneusement examinée et tous les résultats indiquaient un crime abominable. La pièce de devant était manifestement meublée comme un salon et donnait dans une petite chambre qui s'ouvrait derrière, sur un des appontements. Entre l'appontement et la fenêtre de la chambre il y a une étroite bande de terre qui est sèche à marée basse mais recouverte à marée haute de près d'un mètre quarante d'eau. La fenêtre de la chambre était large et s'ouvrait par-dessous. En l'examinant on trouva des traces de sang sur l'appui de la fenêtre et plusieurs gouttes disséminées étaient visibles sur le plancher de la chambre. Jetés derrière le rideau de la pièce de devant il y avait tous les vêtements de Mr Neville St Clair, à l'exception de son manteau. Ses bottes, ses chaussettes, son chapeau et sa montre, tout était là. Il n'y avait aucun signe de violence sur ses vêtements et il n'y avait aucune autre trace de Mr Neville St Clair. Il était apparemment sorti par la fenêtre car aucune autre issue ne fut découverte, et les inquiétantes traces de sang sur l'appui laissaient le petit espoir qu'il avait pu se sauver à la nage puisque la marée était à son plus haut au moment de la tragédie.
            Et maintenant en ce qui concerne les scélérats qui semblaient être directement impliqués dans l'affaire ! le Lascar était connu pour être un homme aux ignobles antécédents, mais comme d'après le récit de Mrs St Clair on savait qu'il était au pied de l'escalier à peine quelques secondes après l'apparition de son mari à la fenêtre, il pouvait difficilement avoir été plus qu'un complice du crime. Sa défense était celle de l'ignorance absolue et il protestait qu'il n'avait aucune connaissance des agissements de Hugh Boone, son locataire et qu'il ne pouvait en aucun cas expliquer la présence des vêtements du monsieur disparu.
 ***        Et voilà pour le propriétaire indien. Maintenant pour ce qui est du sinistre infirme qui vit au second étage de la fumerie d'opium et qui est certainement le dernier être humain dont les yeux se sont posés sur Neville St Clair : son nom est Hugh Boone et son visage hideux est familier à qui va souvent dans la City. C'est un mendiant professionnel, bien que pour éviter les réglementations de la police, il feigne de tenir un commerce d'allumettes. Un petit peu en bas de Threadneedle Street, sur le côté gauche, il y a, comme vous l'avez peut-être remarqué, un petit renforcement dans le mur. C'est là que s'installe chaque jour cette créature, les jambes croisées, avec une toute petite réserve d'allumettes sur les genoux et, comme c'est un spectacle pitoyable, une petite pluie de charité tombe dans son béret de cuir graisseux qui est posé sur le trottoir devant lui. J'ai regardé cet individu plus d'une fois, avant même de penser le rencontrer professionnellement, et j'ai été surpris de la moisson qu'il récolte en si peu de temps. Son apparence, voyez-vous, est si remarquable que personne ne peut passer devant lui sans l'observer. Une tignasse de cheveux orange, un pâle visage, défiguré par une atroce cicatrice qui, par ses contractions, est devenue l'arête externe de sa lèvre supérieure, un menton de bouledogue, et des yeux sombres et très pénétrants qui forment un contraste très saisissant avec la couleur de ses cheveux. Tout le distingue de la foule ordinaire des mendiants, de même que son intelligence, car il est toujours prêt à répliquer à n'importe quelle moquerie que peut lui lancer un passant. C'est l'homme locataire de la fumerie d'opium et qui est le dernier a avoir vu le monsieur dont nous sommes en quête.
            - Mais un infirme ! dis-je. Que pourrait-il faire sans aide contre un homme dans la force de l'âge ?
            - Il est infirme dans le sens qu'il marche avec une claudication, mais sous d'autres aspects il semble être un homme fort et bien nourri. Votre expérience médicale vous dira sûrement, Watson, que la faiblesse d'un membre est souvent compensée par une force exceptionnelle dans les autres.
            - Je vous en prie continuez votre récit.
            - Mrs St Clair s'était évanouie à la vue du sang sur la fenêtre et elle fut raccompagnée chez elle en fiacre par la police puisque sa présence ne pouvait plus être d'aucune aide dans leurs investigations. L'inspecteur Barton qui était chargé de l'affaire, procéda à un examen très soigneux de l'immeuble, sans rien trouver qui éclaire l'affaire. Cela avait été une erreur de ne pas arrêter Boone aussitôt, car il bénéficia de plusieurs minutes durant lesquelles il a pu communiquer avec son ami le Lascar, mais cette faute fut bientôt réparée et il fut arrêté et fouillé sans qu'on trouve rien qui puisse l'incriminer. Il y avait, il est vrai, des traces de sang sur la manche droite de sa chemise, mais il montra son annulaires qui était entaillé près de l'ongle, ajoutant qu'il avait été à la fenêtre peu auparavant et que les traces qu'on avait observées venaient sans aucun doute de la même source. Il nia vigoureusement avoir jamais vu Mr St Clair et les déclarations selon lesquelles elle avait vraiment vu son mari, il déclara qu'elle devait être folle ou avoir rêvé. Il fut emmené, en protestant bruyamment, au poste de police, pendant que l'inspecteur restait sur les lieux dans l'espoir que la marée descendante apporterait un nouvel indice.


                                                                                                à suivre..... 2 fin
  *       fr.pinterest.com
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  ***                     "

            Et ce fut le cas.......


                                                                                                 
                                                                                                             

         
                                                                                                                   
         


















mardi 13 septembre 2016

Friponnes de porcelaine Eric Rohmer ( Nouvelles France )



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                                                                Friponnes de porcelaines         

            Quelques nouvelles écrites et retravaillées longtemps avant la réalisation du film. L'ambiance et le rythme de Rhomer sont déjà très marqués. Les habitudes d'une époque bien passée sont perceptibles dans le livre plus encore que dans le film. Ainsi le romantique Ma nuit chez Maud plus romantique à lire que le film, mais les images sont là, bien présentes dans nos mémoires pour ceux qui ont vu le film, bien loin du bizarre Duguesclin qui n'apparaît pas dans le livre, mais par contre Jean Claude Brialy est bien présent tout au long de la lecture du Genou de Claire, film réalisé en 1970. Le cinéaste  écrit " Ce n'est pas la jouissance qui fait le bonheur mais le désir et les obstacles que l'on met à la réalisation de ce désir ". Le décor, tout se confond, à mes yeux tout au moins, la description du personnage principal, film et nouvelle. Rohmer n'eut pas le même succès que ses confrères des Cahiers du Cinéma, Truffaut et d'autres, mais Barbet Shroeder cité dans la présentation de Un fou dans le métro " Il y a là une clé pour comprendre Rohmer, le fou c'est aussi un peu lui..... " Maurice Shérer né à Tulle entre en khâgne au lycée Henry IV à Paris, devenu Eric Rohmer écrivit un premier roman. Sans succès. Chaque nouvelle des Friponnes de porcelaine, sept, est précédée de détails sur l'écriture du  manuscrit ou tapuscrit, nombre de pages etc. Court ouvrage, pour cinéphiles et amateurs de nouvelles.



lundi 12 septembre 2016

Lennon Foenkinos - Corbeyran - Horne ( Bande Dessinée France )

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                                                        LENNON

            Un nom qui, seul, rassemble un groupe, une musique qui réussit à démoder celle du King Presley. Un homme qui avoue à la psychanalyste, sa confidente tout au long de l'album, sa grande souffrance atténuée lors de la naissance de son deuxième fils Sean. A Liverpool, en Angleterre, le 9 octobre 1940 naît John Winston Ono Lennon : " La nuit de ma propre naissance j'ai entendu le bruit assourdissant des bombardements. '  Ses parents sont musiciens, son père chante, sa mère joue du banjo.  Mais le couple se défait, le père disparaît , mais réapparaît  lors du succès de John, devenu planétaire avec son groupe, les Beattles, et l'argent qui coule  à flots. John Lennon vit néanmoins une enfance assez bourgeoise, sa mère pour qui il dit avoir un amour infini disparaît de son horizon plusieurs années, à son grand désarroi, mais récupéré par Mimi la soeur de sa mère et son époux, il grandit très classiquement jusqu'à la formation de son premier groupe. Les membres changent, puis la rencontre de celui qui passe pour le plus fortuné du groupe Paul Mac Cartney, alors qu'il vit modestement auprès de sa mère atteinte d'un cancer. John Lennon et Paul Mac Cartney ont écrit les plus belles chansons des 4 Garçons dans le vent. Ils sont arrivés un peu comme des ovnis avec leur musique nouvelle, leurs sentiments, leur coiffure et leurs vêtements, ils ont trouvé leur style. L'album est une adaptation du livre paru en 2010 de David Foenkinos. Le groupe tellement riche, tellement connu parcourt la planète, épuisé par la drogue et les très nombreux concerts, le succès qui ne vint qu'assez lentement après leurs premiers contrats en Allemagne. Un jour John convoque très tôt les membres des Beattles et leur annonce " Je suis le Christ ". Les garçons acceptent la nouvelle, sans étonnement. Puis lassés, fâchés ( John et Paul ) ils se séparent, poursuivent des carrières parallèles et John convaincu par un ami, se rend à une exposition de photos, La photographe se nomme Yoko. Ils parlent et reçoivent un temps de leur lit, veulent changer la société "War is over et Peace and Love ". Puis, un jour, un fan, décide d'éliminer John, parce qu'il ne poursuit pas ses idéaux, parce qu'il entend des voix qui lui ordonnent d'accomplir cet acte fatal. Scénarisé et mis en images par Corbeyran et Horne, un bel album, curieux, une présence et un souvenir.


vendredi 9 septembre 2016

Gourmandises in Kâma Sûtra ( Inde )


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                                                           Gourmandises

                                          Jour d'agapes en Inde chez les courtisanes. On boit de l'hydromel et on mange des plats épicés. Ainsi :
            A la mélasse - rhum - on mélange du miel - hydromel - de la cardamone, de l'aloès, de la cannelle et du cachou.
           A l'alcool distillé de Maïreya on ajoute du poivre long ( Pippali ), du poivre noir ( Maricha ), du sel gemme ( Salbhâra ) et du Triphalla. A l'aide de feuilles de Kapittha ( wood apple ) ôter l'écume de l'hydromel distillé.
            Dans le vin - Surâ - fermenté et filtré mélanger de la mélasse.
            Les boissons sont accompagnées de trois sortes d'apéritif salés et pimentés, de salades ( Harita ), de plats épicés ( Katuka ), servis dans des feuilles de Shigru ( molinga ptérigosperma ) avec des cardamones.
aloe-vera-bio.org
Afficher l'image d'origine            A la campagne, du vin de raisin est servi..... Les plus raffinés des buveurs aimaient des liqueurs distillées dans lesquelles sont ajoutées des grains de raisin sec, de Pâlasha, de Mâraka - du  poivre noir - de Meda Shringi - aloès - , de Karanjâ, de ficus religiosa ou Kshirav riksha et de Mâlaka
            En été on propose un mélange de sucre fermenté et d'un peu d'écorce de Lodhâ, une pâte de figue sauvage, de seigle du Kalinga, de lotus.... et de fleurs d'Aka jetés dans le vin pour le parfum.
            Quatre sortes de liqueurs sont proposées avec du jus de mangue :
            la première Sahakâra surâ mélangé avec du vin
            la deuxième avec du miel de mélasse
            la troisième à partir de semences,
            la quatrième par distillation.
            Ne pas oublier d'entourer ces boissons de petits mets salés, de légumes acidulés, de sucreries que l'on appelle apéritifs.
            Et... attention à la santé du corps et de l'esprit, ne pas mélanger dans les boissons des produits nuisibles.


                                                       extraits de Kâma Sûtra 



lundi 5 septembre 2016

La malédiction du chat hongrois Irvin Yalom ( document EtatsUnis )



amazon.fr

                                                    La malédiction du chat hongrois
                                             
                                                            Contes de Psychothérapie

            L'épatante Irène, pleine de colère, d'intelligence, elle est chirurgien, veuve inconsolable d'un époux dont elle comprenait les douleurs, la tumeur au cerveau est l'une des plus douloureuses. Elle réfute les conseils habituels sortir, trouver un nouveau compagnon, rentre chez elle et pleure. Elle accepte néanmoins de voir un thérapeute, choisit le Dr Yalom. Et débute une longue série de visites. Accepter ses rêves, accepter d'aller au bout de l'analyse d'images, de situations improbables, plusieurs années durant Irène note ses rêves, apporte ses rêves au psychiatre, demande son aide car dès la fin de son adolescence les morts d'êtres proches et aimés, nombreux la plongent dans l'angoisse de nouvelles rencontres. La deuxième année Irène apporte ce rêve au psychiatre : " Je suis dans un cabinet, dans ce fauteuil. Mais il y a un drôle de mur au milieu de la pièce, entre nous........ Je vois un bout de tissu écossais rouge, puis je distingue une main, un pied........ c'est un mur de corps empilés les uns sur les autres." - Et la sensation de ce rêve, Irêne ?........ - Déplaisante, effrayante......... Irène demande beaucoup, donne peu. Il faudra de nombreuses séances à 150 $ de 50 minutes pour que s'effondre le mur. Pour Irvin Yalom la mort est définitive. Il se présente comme un intellectuel juif, écrit " La croyance religieuse m'a toujours déconcerté " ........ Mais enfant une rencontre dans l'épicerie familiale avec un soldat de la Seconde Guerre mondiale " ...... Il me donna une image toute froissée et pâlie de la Vierge Marie et de Jésus qu'il avait portée sur lui pendant le Débarquement en Normandie....... - Lis ce qu'il y a derrière. - Il n'y a pas d'athées dans les gourbis..... "
            Il y a Paula, Magnolia et les groupes de thérapie, et d'autres traversent ce grand observatoire  qu'est un cabinet de psychiatre et il y a un chat, hongrois. Mengès, monstrueux jeteur de sorts à la propriétaire d'une chatte qui, à la période des chaleurs feule et affole Mengès. C'est alors un amour-chat sauvage, la chatte revient, griffée, mordue, sanguinolente et satisfaite sans doute. Mengès puni, croit-on, apparaît dans des rêves-cauchemars. Car les chats ont plusieurs vies, celle-ci est la neuvième et la dernière, Et une longue discussion entre l'énorme chat Mengès qui croit à la réincarnation, il y a juste un moment de vide complet entre la fin de l'une des vies et le retour. Mais le souvenir des passés reste présent.
            Ce livre est un bon compagnon. Feuilleté ou lu d'une traite, petit et souple. Enrichissant.










vendredi 2 septembre 2016

Pour une nuit d'amour 4/5 fin Emile Zola ( Nouvelle France )

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                                                        Pour une nuit d'amour

                                                                        IV

            Julien marchait dans un cauchemar. Quand il reconnut Colombel sur le lit, il ne s'étonna pas, il trouva cela naturel et simple. Oui, Colombel seul pouvait être au fond de cette alcôve, la tempe défoncée, les membres écartés, en une pose de luxure affreuse.
            Cependant, Thérèse lui parlait longuement. Il n'entendait pas d'abord, les paroles coulaient dans sa stupeur, avec un bruit confus. Puis, il comprit qu'elle lui donnait des ordres, et il écouta. Maintenant, il fallait qu'il ne sortît plus de la chambre, il resterait jusqu'à minuit, à attendre que l'hôtel fût noir et vide. Cette soirée que donnait le marquis les empêcherait d'agir plus tôt ; mais elle offrait en somme des circonstances favorables, elle occupait trop tout le monde pour qu'on songeât à monter chez la jeune fille. L'heure venue, Julien prendrait le cadavre sur son dos, le descendrait et l'irait jeter dans le Chanteclair, au bas de la rue Beau-Soleil. rien n'était plus facile, à voir la tranquillité avec laquelle Thérèse expliquait tout ce plan.
            Elle s'arrêta, puis posant les mains sur les épaules du jeune homme, elle demanda :
            - Vous avez compris, c'est convenu ?
            Il eut un tressaillement.
            - Oui, oui, tout ce que vous voudrez. Je vous appartiens.
            Alors, très sérieuse, elle se pencha. Comme il ne comprenait pas ce qu'elle voulait, elle reprit
            - Embrassez-moi.
            Il posa en frissonnant un baiser sur son front glacé. Et tous deux gardèrent le silence.
            Thérèse avait de nouveau tiré les rideaux du lit. Elle se laissa tomber dans un fauteuil, où elle se reposa enfin, abîmée dans l'ombre. Julien, après être resté un instant debout, s'assit également sur une chaise. Françoise n'était plus dans la pièce voisine, la maison n'envoyait que des bruits sourds, la chambre semblait dormir, peu à peu emplie de ténèbres
            Pendant près d'une heure, rien ne bougea. Julien entendait, contre son crâne, de grands coups qui l'empêchaient de suivre un raisonnement. Il était chez Thérèse, et cela l'emplissait de félicité. Puis, tout d'un coup, quand il venait à penser qu'il y avait là le cadavre d'un homme, au fond de cette alcôve dont les rideaux, en l'effleurant, lui causaient un frisson, il se sentait défaillir. Elle avait aimé cet avorton, Dieu juste ! était-ce possible ? Il lui pardonnait de l'avoir tué ; ce qui lui allumait le sang, c'étaient les pieds nus de Colombel, les pieds nus de cet homme au milieu des dentelles du lit. Avec quelle joie il le jetterait dans le Chanteclair, au bout du pont, à un endroit profond et noir qu'il connaissait bien ! Ils en seraient débarrassés tous les deux, ils pourraient se prendre ensuite. Alors, à la pensée de ce bonheur qu'il n'osait rêver le matin, il se voyait brusquement sur le lit, à la place même où gisait le cadavre, et la place était froide, et il éprouvait une répugnance terrifiée.
            Renversée au fond du fauteuil, Thérèse ne remuait pas. Sur la clarté vague de la fenêtre, il voyait simplement la tache haute de son chignon. Elle restait le visage entre les mains, sans qu'il fût possible de connaître le sentiment qui l'anéantissait ainsi. Était-ce une simple détente physique, après l'horrible qu'elle venait de traverser ? Était-ce un remords écrasé, un regret de cet amant endormi du dernier sommeil ? S'occupait-elle tranquillement de mûrir son plan de salut, ou bien cachait-elle le ravage de la peur sur sa face noyée d'ombre ? Il ne pouvait le deviner.
            La pendule sonna, au milieu du grand silence. Alors, Thérèse se leva lentement, alluma les bougies de sa toilette  ; et elle apparut dans son beau calme accoutumé, reposée et forte. Elle semblait avoir oublié le corps vautré derrière les rideaux de soie rose, allant et venant du pas tranquille d'une personne qui s'occupe, dans l'intimité close de sa chambre. Puis, comme elle dénouait ses cheveux, elle dit sans même se retourner :
            - Je vais m'habiller pour cette fête... Si l'on venait, n'est-ce pas ? vous vous cacheriez au fond de l'alcôve.
            Il restait assis, il la regardait. Elle le traitait déjà en amant, comme si la complicité sanglante qu'elle mettait entre eux les eût habitués l'un à l'autre, dans une longue liaison.       quizz.biz
Qui a peint Portait de Jeanne Hebuterne ?            Les bras levés, elle se coiffa. Il la regardait toujours avec un frisson, tant elle était désirable, le dos nu, remuant paresseusement dans l'air ses coudes délicats et ses mains effilées, qui enroulaient des boucles. Voulait-elle donc le séduire, lui montrer l'amante qu'il allait gagner, afin de le rendre brave ?
            Elle venait de se chausser, lorsqu'un bruit de pas se fit entendre.
            - Cachez-vous dans l'alcôve, dit-elle à voix basse.
            Et, d'un mouvement prompt, elle jeta sur le cadavre raidi de Colombel tout le linge qu'elle avait quitté, un linge tiède encore, parfumé de son odeur.
            Ce fut Françoise qui entra, en disant :
            - On vous attend, Mademoiselle.
            - J'y vais, ma bonne, répondit paisiblement Thérèse. Tiens ! tu vas m'aider à passer ma robe.
            Julien, par un entrebâillement des rideaux, les apercevait toutes les deux, et il frémissait de l'audace de la jeune fille, ses dents claquaient si fort, qu'il s'était pris la mâchoire dans son poing, pour qu'on entendît pas. A côté de lui, sous la chemise de femme, il voyait pendre l'un des pieds glacés de Colombel. Si Françoise, si la mère avait tiré le rideau et s'était heurté au pied de son enfant, ce pied nu qui passait !
            - Prends bien garde, répétait Thérèse, va doucement : tu arraches les fleurs.
            Sa voix n'avait pas une émotion. Elle souriait maintenant, en fille heureuse d'aller au bal. La robe était une robe de soie blanche, toute garnie de fleurs d'églantier, des fleurs blanches au coeur teinté d'une pointe rouge. Et, quand elle se tint debout au milieu de la pièce, elle fut comme un grand bouquet, d'une blancheur virginale. Ses bras nus, son cou nu continuaient la blancheur de la soie.
            - Oh !  que vous êtes belle ! que vous êtes belle ! répétait complaisamment le vieille Françoise
Et votre guirlande, attendez !
            Elle parut chercher, porta la main aux rideaux, comme pour regarder sur le lit. Julien faillit laisser échapper un cri d'angoisse. Mais Thérèse, sans se presser, toujours souriante devant la glace, reprit :
            - Elle est là, sur la commode, ma guirlande. Donne-la moi... Oh ! ne touche pas à mon lit. J'ai mis des affaires dessus. Tu dérangerais tout.
            Françoise l'aida à poser la longue branche d'églantier, qui la couronnait, et dont un bout flexible lui tombait sur la nuque. Puis, Thérèse resta là, un instant encore, complaisamment. Elle était prête, elle se gantait.
            Ah bien ! s'écria Françoise, il n'y a pas de bonnes-vierges si blanches que vous, à l'église !
            Ce compliment fit de nouveau sourire la jeune fille. Elle se contempla une dernière fois et se dirigea vers la porte, en disant :
            - Allons, descendons... Tu peux souffler les bougies.
            Dans l'obscurité brusque qui régna, Julien entendit la porte se refermer et la robe de Thérèse s'en aller, avec le frôlement de la soie le long du corridor. Il s'assit par terre, au fond de la ruelle, n'osant encore sortir de l'alcôve. La nuit profonde lui mettait un voile devant les yeux ; mais il gardait , près de lui, la sensation de ce pied nu, dont toute la pièce semblait glacée. Il était là depuis un laps de temps qui lui échappait, dans un embarras de pensées lourd comme une somnolence, lorsque la porte fut rouverte. Au petit bruit de la soie, il reconnut Thérèse. Elle ne s'avança pas, elle posa seulement quelque chose sur la commode, en murmurant :
            - Tenez, vous ne devez pas avoir dîné... Il faut manger, entendez-vous !
            Le petit bruit recommença, la robe s'en alla une seconde fois, le long du corridor. Julien, secoué, se leva. Il étouffait dans l'alcôve, il ne pouvait plus rester contre ce lit, à côté de Colombel. La pendule sonna huit heures, il avait quatre heures à attendre. Alors, il marcha en étouffant le bruit de ses pas.    pepinieres-gromolard.com
Résultat de recherche d'images pour "fleur blanche coeur rouge"            Une clarté faible, la clarté de la nuit étoilée, lui permettait de distinguer les taches sombres des meubles. Certains coins se noyaient. Seule, la glace gardait un reflet éteint de vieil argent. Il n'était pas peureux d'habitude ; mais, dans cette chambre, des sueurs, par moments, lui inondaient la face. Autour de lui, les masses noires des meubles remuaient, prenaient des formes menaçantes. Trois fois, il crut entendre des soupirs sortirent de l'alcôve. Et il s'arrêtait, terrifié. Puis, quand il prêtait mieux l'oreille, c'étaient des bruits de fête qui montaient, un air de danse, le murmure rieur d'une foule. Il fermait les yeux ; et, brusquement, au lieu du trou noir de la chambre, une grande lumière éclatait, un salon flambant, où il apercevait Thérèse, avec sa robe pure, passer sur un rythme amoureux, entre les bras d'un valseur. Tout l'hôtel vibrait d'une musique heureuse. Il était seul, dans ce coin abominable, à grelotter d'épouvante. Un moment, il recula, les cheveux hérissés : il lui semblait voir une lueur s'allumer sur un siège. Lorsqu'il osa s'approcher et toucher, il reconnut un corset de satin blanc. Il le prit, enfonça son visage dans l'étoffe assouplie par la gorge d'amazone de la jeune fille, respira longuement son odeur, pour s'étourdir.
            Oh ! quels délices ! Il voulait tout oublier. Non, ce n'était pas une veillée de mort, c'était une veillée d'amour. Il vint appuyer le front contre les vitres, en gardant aux lèvres le corset de satin ; et il recommença l'histoire de son coeur. En face, de l'autre côté de la rue, il apercevait sa chambre dont les fenêtres étaient restées ouvertes. C'était là qu'il avait séduit Thérèse dans ses longues soirées de musique dévote. Sa flûte chantait sa tendresse, disait ses aveux, avec un tremblement de voix si doux d'amant timide, que la jeune fille, vaincue, avait fini par sourire. Ce satin qu'il baisait était un satin à elle, un coin du satin de sa peau, qu'elle lui avait laissé, pour qu'il ne s'impatientât pas. Son rêve devenait si net, qu'il quitta la fenêtre et courut à la porte, croyant l'entendre.
            Le froid de la pièce tomba sur ses épaules ; et, dégrisé, il se souvint. Alors, une décision furieuse le prit. Ah ! il n'hésitait plus, il reviendrait la nuit même. Elle était trop belle, elle l'aimait trop. Quand on s'aime dans le crime, on doit s'aimer d'une passion dont les os craquent. Certes, il reviendrait, et en courant, et sans perdre une minute, aussitôt le paquet jeté à la rivière. Et, fou, secoué par une crise nerveuse, il mordait le corset de satin, il roulait sa tête dans l'étoffe, pour étouffer ses sanglots de désir.
            Dix heures sonnèrent. Il écouta. Il croyait être là depuis des années. Alors, il attendit dans l'hébétude. Ayant rencontré sous sa main du pain et des fruits, il mangea debout, avidement, avec une douleur à l'estomac qu'il ne pouvait apaiser. Cela le rendrait fort, peut-être. Puis, quand il eut mangé, il fut pris d'une lassitude immense. La nuit lui semblait devoir s'étendre à jamais. Dans l'hôtel, la musique lointaine se faisait plus claire ; le branle d'une danse secouait par moments le parquet ; des voitures commençaient à rouler. Et il regardait fixement la porte, lorsqu'il aperçut, comme une étoile, dans le trou de la serrure. Il ne se cacha même pas. Tant pis, si quelqu'un entrait !
            - Non, merci, Françoise, dit Thérèse, en paraissant avec une bougie. Je me déshabillerai bien toute seule... Couche-toi, tu dois être fatiguée.
            Elle repoussa la porte, dont elle fit glisser le verrou. Puis, elle resta un instant immobile, un doigt sur les lèvres, gardant à la main le bougeoir. La danse n'avait pas fait monter une rougeur à ses joues. Elle ne parla pas, posa le bougeoir, s'assit en face de Julien. Pendant une demi-heure encore, ils attendirent, ils se regardèrent.
            Les portes avaient battu, l'hôtel s'endormait. Mais ce qui inquiétait Thérèse, c'était surtout le voisinage de Françoise, cette chambre où logeait la vieille femme. Françoise marcha quelques minutes, puis son lit craqua, elle venait de se coucher. Longtemps, elle tourna entre ses draps, comme prise d'insomnie. Enfin une respiration forte et régulière vint à travers la cloison.
            Thérèse regardait toujours Julien, gravement. Elle ne prononça qu'un mot.
            - Allons, dit-elle. Ils tirèrent les rideaux, ils voulurent rhabiller le cadavre du petit Colombel, qui avait déjà des raideurs de pantin lugubre. Quand cette besogne fut faite, leurs tempes à tous deux étaient mouillées de sueur.
            - Allons ! dit-elle une seconde fois.                                                             39marches.wordpress.com
Afficher l'image d'origine            Julien, sans une hésitation, d'un seul effort, saisit le petit Colombel, et le chargea sur ses épaules, comme les bouchers chargent les veaux. Il courbait son grand corps, les pieds du cadavre étaient à un mètre du sol.
            - Je marche devant vous, murmura rapidement Thérèse. Je vous tiens par votre paletot, vous n'aurez qu'à vous laisser guider. Et avancez doucement.
            Il fallait passer d'abord par la chambre de Françoise. C'était l'endroit terrible. Ils avaient traversé la pièce, lorsque l'une des jambes du cadavre alla heurter une chaise. Au bruit, Françoise se réveilla. Ils l'entendirent qui levait la tête, en mâchant de sourdes paroles. Et ils restaient immobiles, elle collée à la porte, lui écrasé sous le poids du corps, avec la peur que la mère ne les surprît charriant son fils à la rivière. Ce fut une minute d'une angoisse atroce. Puis, Françoise parut se rendormir, et ils s'engagèrent dans le corridor, prudemment.
            Mais, là, une autre épouvante les attendait. La marquise n'était pas couchée, un filet de lumière glissait par sa porte entrouverte. Alors, ils n'osèrent plus ni avancer ni reculer. Julien sentait que le petit Julien lui échapperait des épaules, s'il était forcé de traverser une seconde fois la chambre de Françoise. Pendant près d'un quart-d'heure, ils ne bougèrent plus ; et Thérèse avait l'effroyable courage de soutenir le cadavre, pour que Julien ne se fatiguât pas. Enfin le filet de lumière s'effaça, ils purent gagner le rez-de-chaussée. Ils étaient sauvés.
            Ce fut Thérèse qui entrebâilla de nouveau l'ancienne porte cochère condamnée. Et, quand Julien se trouva au milieu de la place des Quatre-Femmes, avec son fardeau, il l'aperçut debout, en haut du perron, les bras nus, toute blanche dans sa robe de bal. Elle l'attendait.



                                                                   V

            Julien était d'une force de taureau. Tout jeune, dans la forêt voisine de son village, il s'amusait à aider les bûcherons, il chargeait des troncs d'arbre sur son échine d'enfant. Aussi portait-il le petit Colombel aussi légèrement qu'une plume. C'était un oiseau sur son cou, ce cadavre d'avorton. Il le sentait à peine, il était pris d'une joie mauvaise, à le trouver si peu lourd, si mince, si rien du tout. Le petit Colombel ne ricanerait plus en passant sous sa fenêtre, les jours où il jouerait de la flûte ; il ne le criblerait plus de ses plaisanteries dans la ville. Et, à la pensée qu'il tenait là un rival heureux, raide et froid, Julien éprouvait le long des reins un frémissement de satisfaction. Il le remontait sur sa nuque d'un coup d'épaule, il serrait les dents et hâtait le pas.
            La ville était noire. Cependant, il y avait de la lumière sur la place des Quatre-Femmes, à la fenêtre du capitaine Pidoux ; sans doute le capitaine se trouvait indisposé, on voyait le profil élargi de son ventre aller et venir derrière les rideaux. Julien, inquiet, filait le long des maisons d'en face, lorsqu'une légère toux le glaça. Il s'arrêta dans le creux d'une porte, il reconnut la femme du notaire Savournin, qui prenait l'air, en regardant les étoiles avec de gros soupirs. C'était une fatalité ; d'ordinaire, à cette heure, la place des Quatre-Femmes dormait d'un sommeil profond. Madame Savournin, heureusement, alla retrouver sur l'oreiller Me Savournin, dont les ronflements sonores s'entendaient du pavé, par la fenêtre ouverte. Et, quand cette fenêtre fut refermée, Julien traversa vivement la place, en guettant toujours le profil tourmenté et dansant du capitaine Pidoux.
            Pourtant il se rassura, dans l'étranglement de la rue Beau-Soleil. Là, les maisons étaient si rapprochées, la pente du pavé si tortueuse, que la clarté des étoiles ne descendait pas au fond de ce boyau, où semblait s'alourdir une coulée d'ombre. Dès qu'il se vit ainsi abrité, une irrésistible envie de courir l'emporta brusquement dans un galop furieux. C'était dangereux et stupide, il en avait la conscience très nette ; mais il ne pouvait s'empêcher de galoper, il sentait encore derrière lui le carré vide et clair de la place des Quatre-Femmes, avec les fenêtres de la notaresse et du capitaine, allumées comme deux grands yeux qui le regardaient. Ses souliers faisaient sur le pavé un tapage tel, qu'il se croyait poursuivi. Puis, tout d'un coup, il s'arrêta. A trente mètres, il venait d'entendre les voix des officiers de la table d'hôte qu'une veuve blonde tenait rue Beau-Soleil. Ces messieurs devaient s'être offert un punch, pour fêter la permutation de quelque camarade. Le jeune homme se disait que, s'ils remontaient la rue, il était perdu ; aucune rue latérale ne lui permettait de fuir, et il n'aurait certainement pas le temps de retourner en arrière. Il écoutait la cadence des bottes et le léger cliquetis des épées, pris d'une anxiété qui l'étranglais. Pendant un instant, il ne put se rendre compte si les bruits se rapprochaient ou s'éloignaient. Mais ces bruits, lentement, s'affaiblirent. Il attendit encore, puis il se décida à continuer sa marche, en étouffant ses pas. Il aurait marché pieds nus, s'il avait osé prendre le temps de se déchausser.
            Enfin Julien déboucha devant la porte de la ville.
            On ne trouve là ni octroi, ni poste d'aucune sorte. Il pouvait donc passer librement/ Mais le brusque élargissement de la campagne le terrifia, au sortir de l'étroite rue Beau-Soleil. La campagne était toute bleue, d'un bleu très doux ; une haleine fraîche soufflait ; et il lui sembla qu'une foule immense l'attendait et lui envoyait son souffle au visage. On le voyait, un cri formidable allait s'élever et le clouer sur place.                                                                                commons.wikimedia.org 
File:Edvard Munch - Workers on their Way Home - Google Art Project.jpg            Cependant, le pont était là. Il distinguait la route blanche, les deux parapets, bas et gris comme des bancs de granit ; il entendait la petite musique cristalline du Chanteclair, dans les hautes herbes. Alors, il se hasarda, il marcha courbé, évitant les espaces libres, craignant d'être aperçu des mille témoins muets qu'il sentait autour de lui. Le passage le plus effrayant était le pont lui-même; sur lequel il se trouverait à découvert, en face de toute la ville, bâtie en amphithéâtre. Et il voulait aller au bout du pont, à l'endroit où il s'asseyait d'habitude, les jambes pendantes, pour respirer la fraîcheur des belles soirées. Le Chanteclair avait, dans un grand trou, une nappe dormante et noire, creusée de petites fossettes rapides par la tempête intérieure d'un violent tourbillon. Que de fois il s'était amusé à lancer des pierres dans cette nappe, pour mesurer aux bouillons de l'eau la profondeur du trou ! Il eut une dernière tension de volonté, il traversa le pont.                                  
            Oui, c'était bien là, Julien reconnaissait la dalle, polie par ses longues stations. Il se pencha, il vit la nappe avec les fossettes rapides qui dessinaient des sourires. C'était là, et il se déchargea sur le parapet. Avant de jeter le petit Colombel, il avait un irrésistible besoin de le regarder une dernière fois. Les yeux de tous les bourgeois de la ville, ouverts sur lui, ne l'auraient pas empêcher de se satisfaire. Il resta quelques secondes face à face avec le cadavre. Le trou de la tempe avait noirci. Une charrette, au loin, dans la campagne endormie, faisait un bruit de gros sanglots. Alors, Julien se hâta ; et, pour éviter un plongeon trop bruyant, il reprit le corps, l'accompagna dans sa chute. Mais il ne sut comment, les bras du mort se nouèrent autour de son cou, si rudement, qu'il fut entraîné lui-même. Il se rattrapa par miracle à une saillie. Le petit Colombel avait voulu l'emmener.
            Lorsqu'il se retrouva assis sur la dalle, il fut pris d'une faiblesse. Il demeurait là, brisé, l'échine pliée, les jambes pendantes, dans l'attitude molle de promeneur fatigué qu'il y avait eue si souvent. Et il contemplait la nappe dormante, où reparaissaient les rieuses fossettes. Cela était certain, le petit Colombel avait voulu l'emmener ; il l'avait serré au cou, tout mort qu'il était. Mais rien de ces choses n'existait plus ; il respirait largement l'odeur de la campagne ; il suivait des yeux le reflet d'argent de la rivière, entre les ombres veloutées des arbres ; et ce coin de la nature lui semblait comme une promesse de paix, de bercement sans fin, dans une jouissance discrète et cachée.
            Puis, il se rappela Thérèse. Elle l'attendait, il en était sûr. Il la voyait toujours en haut du perron ruiné, sur le seuil de la porte dont la mousse mangeait le bois. Elle restait toute droite, avec sa robe de soie blanche, garnie de fleurs d'églantier au coeur teinté d'une pointe de rouge. Peut-être pourtant le froid l'avait prise. Alors, elle devait être remontée à l'attendre dans sa chambre. Elle avait laissé la porte ouverte, elle s'était mise au lit comme une mariée, le soir des noces.
      Ah ! quelle douceur ! Jamais une femme ne l'avait attendu ainsi. Encore une minute, il serait au rendez-vous promis. Mais ses jambes s'engourdissaient, il craignait de s'endormir. Etait-il donc un lâche ? Et, pour se secouer, il évoquait Thérèse à sa toilette, lorsqu'elle avait laissé tomber ses vêtements. Il la revoyait les bras levés, la gorge tendue, agitant en l'air ses coudes délicats et ses mains pâles. Il se fouettait de ses souvenirs, de l'odeur qu'elle exhalait, de sa peau souple, de cette chambre d'épouvantable volupté où il avait bu une ivresse folle. Est-ce qu'il allait renoncer à cette passion offerte, dont il avait un avant-goût qui lui brûlait les lèvres ? Non, il se traînerait plutôt sur les genoux, si ses jambes refusaient de le porter.
            Mais c'était là une bataille perdue déjà, dans laquelle son amour vaincu achevait d'agoniser. Il n'avait plus qu'un besoin irrésistible, celui de dormir, dormir toujours. L'image de Thérèse pâlissait, un grand mur noir montait, qui le séparait d'elle. Maintenant, il ne lui aurait pas effleuré du doigt une épaule, sans en mourir. Son désir expirant avait une odeur de cadavre. Cela devenait impossible, le plafond se serait écroulé sur leurs têtes, s'il était rentré dans la chambre et s'il avait pris cette fille contre sa chair.
            Dormir, dormir toujours, que cela devait être bon, quand on n'avait plus rien en soi qui valût le plaisir de veiller ! Il n'irait plus le lendemain à la poste, c'était inutile ; il ne jouerait plus de la flûte, il ne se mettrait plus à la fenêtre. Alors, pourquoi ne pas dormir tout le temps ? Son existence était finie, il pouvait se coucher. Et il regardait de nouveau la rivière, en tâchant de voir si le petit Colombel se trouvait encore là. Colombel était un garçon plein d'intelligence : il savait pour sûr ce qu'il faisait, quand il avait voulu l'emmener.
            La nappe s'étalait, trouée par les rires rapides de ses tourbillons. Le Chanteclair prenait une douceur musicale, tandis que la campagne avait un élargissement d'ombre d'une paix souveraine. Julien balbutia trois fois le nom de Thérèse. Puis, il se laissa tomber, roulé sur lui-même comme un paquet, avec un grand rejaillissement d'écume. Et le Chanteclair reprit sa chanson dans les herbes.
            Lorsqu'on retrouva les deux corps, on crut à une bataille, on inventa une histoire. Julien devait avoir guetté le petit Colombel, pour se venger de ses moqueries ; et il s'était jeté dans la rivière, après l'avoir tué d'un coup de pierre à la tempe. Trois mois plus tard Mlle Thérèse de Marsanne épousait le jeune comte de Véteuil. Elle était en robe blanche, elle avait un beau visage calme, d'une beauté hautaine.


                                                 
                                                                 FIN

                                                                                     Emile Zola
               
         















mardi 30 août 2016

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 64 Samuel Pepys ( journal Angleterre )

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                                                                                                  1er février 1662

            Ce matin à la maison jusqu'à 11 heures, puis avec le commissaire Pett au bureau. Il resta à écrire, alors que sir William Penn et moi nous promenions dans le jardin. Nous avons parlé de son projet de transférer son fils à Cambridge. A cette fin je veux écrire ce soir à Mr Fairbrother pour qu'il me donne des renseignements sur Mr Burton de Magdalene.
            De là avec Mr Pett chez le peintre. Et nos portraits lui plaisent fort, et à moi aussi. De là nous nous rendons chez la comtesse de Sandwich pour qu'il lui baise les mains. Et je dînai avec elle. Et je lui racontai ( nouvelle rapportée par sir William Penn hier ) qu'un exprès envoyé par milord est arrivé porteur d'une lettre disant que par une grande tempête la jetée d'Alger est détruite, et que beaucoup de leurs navires ont sombré. De sorte que Dieu tout-puissant a maintenant mis fin à cette malheureuse affaire à notre place, ce qui est une excellente nouvelle.
            Au bureau après dîner, sommes restés tard. Puis à la maison, où j'ai écrit des lettres jusque tard des lettres à mon père et au Dr Fairbrother et une lettre courroucée à mon frère John pour ne m'avoir pas écrit. Et au lit.


                                                                                               2 février
                                                                               Jour du Seigneur
            A l'église le matin, puis à la maison et dînai avec ma femme, et tous deux à l'église où quelqu'un d'Oxford nous donna un sermon fort impertinent sur " Jetez votre pain sur les eaux ",
etc. A la maison pour lire, souper et la prière. Et puis au lit.


                                                                                                  3 février
attention-a-la-peinture.com
Afficher l'image d'origine            Après des exercices de musique j'allai au bureau et là, avec les deux sirs William, toute la matinée en affaires. A midi je dînai avec sir William Batten et de nombreux autres amis, car c'était l'anniversaire de son mariage. Entre autres badineries, comme c'était leur troisième année, ils avaient trois pâtés. Celui du milieu était en forme ovale dans un trou ovale à l'intérieur des deux autres, ce qui amusa beaucoup et qu'on appela le mitau, et par-dessus tout il y a eu une grande lutte pour en attraper une cuillerée. Je me souviens que Mrs Milles, la femme du pasteur, en attrapa une pour moi qu'elle me donna, et pour finir Mrs Shipman remplit le pâté à ras bord de vin blanc, au moins une pinte et demie, et le but tout entier à la santé de sir William et de sa femme, la plus grande lampée que j'ai jamais vu une femme boire de ma vie.
            Avant la fin du dîner arriva sir George Carteret, et nous allâmes tous trois au bureau pour travailler jusqu'à la nuit. Et retour chez sir William. J'allai avec sa femme et le reste des dames chez le major Holmes où nous fîmes un beau souper, entre autres d'excellents homards. Je n'en ai encore jamais mangé à cette époque de l'année. Le major est bien logé à Trinity House. Nous restâmes tard et enfin rentrâmes. De mon cabinet nous entendons un grand bruit de réjouissances chez sir William Batten, où on arrachait les rubans à sa femme et à lui.


                                                                                                     4 février

            A la Grand-Salle, où c'était la session des tribunaux. Restai toute la matinée, et à midi chez milord Crew, où dînait un certain Mr Templer, Il semble un homme d'honneur et de talent. Et en parlant de la nature des serpents, il nous raconta que dans certaines terres incultes du Lancashire ils deviennent très grands et se nourrissent d'alouettes, qu'ils attrapent ainsi : ils observent le moment où l'alouette a atteint son plein essor et ils rampent jusqu'à l'endroit qui est juste au-dessous d'elle, et là ils se pose la gueule en l'air et, à ce qu'on suppose, ils jettent leur venin sur l'oiseau, car l'oiseau tombe tout d'un coup pendant qu'il décrit un cercle, et tombe droit dans la gueule du serpent, ce qui est fort étrange. C'est un grand voyageur, et à propos de la tarentule, il dit que tout le temps de la moisson ( époque où elles sont le plus actives ), des violonistes parcourent les champs en tous lieux, attendant d'être engagés par ceux qui sont mordus.
            De là au bureau où je restai tard, et dans mon cabinet, puis au lit, un peu tracassé par la meilleure façon de suivre, à mon avantage, les instructions que le Duc nous a adressées il y a peu, et dont on doit traiter demain matin au bureau. Cet après-midi comme j'arrivais quelqu'un m'a abordé et m'a signifié une assignation de la part d'un certain Field que nous avons fait emprisonner l'autre jour pour quelques propos outrageants qu'il avait tenus à l'égard du bureau. Il en a autant pour d'autres, mais nous l'en punirons.


                                                                                                     5 février

            De bonne heure au bureau Sir George Carteretet et les deux sirs William et moi, seuls, nous examinons les instructions du Duc pour l'organisation de notre bureau. Nous ne lûmes que ce qui concernait nos propres obligations, remettant ce qui concernait les autres officiers à une autre fois. J'ai fait plusieurs propositions favorables à mon dessein, ce qui m'a soulagé.
            A midi, dînai avec sir William Penn, puis, lui, moi et ma femme nous rendîmes au Théâtre. Mais comme il était très tôt nous sommes ressortis prendre du vin du Rhin sucré à côté, et sommes revenus voir " Femme soumise femme acquise ". Très bien joué, Et je regardais ici aussi longuement Mrs Castlemaine qui, malgré sa récente maladie est toujours d'une grande beauté.
            Rentrai et soupai avec sir William Penn et jouai aux cartes avec lui.. Rentrai donc et au lit. En mettant un cataplasme sur mon testicule qui recommence à enfler.


                                                                                                          6 février
                                                                                                                                musimem.com
Afficher l'image d'origine            A mes exercices de musique, puis dans ma cave pour voir mes ouvriers. Je suis fort satisfait des changements que je fais.
            Vers midi arrive mon oncle Thomas pour me demander sa rente. Et je lui ai dit franchement ce que j'en pensais. Nous avons eu une algarade mais j'étais disposé à terminer paisiblement. Je le fis donc dîner avec moi et j'espère obtenir de lui ce que je veux. Après le dîner le barbier est venu me couper les cheveux, puis au bureau où je commence à être rigoureux dans l'exécution de mes obligations et à exiger mes droits, et cela continuera.
            Personne d'autre que sir William Batten et moi ici ce soir, aussi nous nous interrompîmes de bonne heure, et je rentrai à la maison et dans mon cabinet pour mettre des choses en ordre, et au lit. Mon enflure, je crois, commence à disparaître.


                                                                                                         7 février

            Avec mes ouvriers ce matin. Au bout d'un moment, par le fleuve, à Westminster, avec le commissaire Pett, et déposai ma femme à Blackfriars, où on m'apprend que les condamnés de la Tour qui doivent mourir sont arrivés ce matin au Parlement.
            A la Garde-Robe, dîner avec milady, où une civette, un perroquet, des singes et bien d'autres choses sont arrivées de la part de milord, apportées par le commandant Hill qui a dîné avec milady en notre compagnie. De là chez le peintre, et nos portraits me satisfont fort. Rentrai en voiture à la maison où mes menuisiers installent ma cheminée dans la salle à manger, ce qui me satisfait fort. Seulement le cadre qu'ils m'ont fabriqué pour un tableau est si massif et si lourd que je ne sais qu'en faire.
            Ce soir visite de ma cousine Porter. C'est la première fois depuis que nous sommes dans cette partie de la ville, et après elle Mr Hunt. Ils sont restés tous deux un bon moment et puis sont partis.
            Au bout d'un moment, ayant appris que Mr Turner est fort ennuyé de ce que je fais au bureau et parle mal de moi à sir William Penn et à d'autres, je suis fort tracassé et allai me coucher, non que j'aie aucunement peur de lui, mais par l'inclination que j'ai de me tracasser de tout ce qui me contrarie.


                                                                                                 8 février 1662

            Toute la matinée à la cave avec les charbonniers. Transport du charbon de l'ancien réduit au nouveau, ce qui m'a coûté 8 shillings. Mais maintenant que cette cave est prête et nettoyée elle me satisfait beaucoup, plus que tout ce qui a été fait jusqu'ici chez moi. Je prie Dieu de me garder d'y attacher trop d'importance.
            Vers 3 heures, les charbonniers ayant terminé, je suis monté dîner. Ma femme m'avait souvent appelé, mais j'aime tellement m'occuper de ces choses-là que je ne puis m'empêcher de rester avec mes ouvriers pour m'assurer qu'ils font ce que je veux, ce qui est rare quand je n'y suis pas. Et au bureau, et de là allai parler à sir William Penn. Nous fîmes quelques tours dans le jardin, dans la nuit. Il me dit que notre bureau était mal gouverné et que Wood, le marchand de bois, et d'autres étaient de vrais gredins, ce que je suis enclin à croire.
            A la maison, et j'écrivis des lettres à mon père et à mon frère John, et allai au lit. Ayant pris un petit refroidissement, ai l'intention de prendre médecine demain matin.


                                                                                                         9 février
    webmarchand.com                                                                                    Jour du Seigneur
Afficher l'image d'origine            J'ai pris médecine aujourd'hui et suis resté toute la journée dans mon cabinet à parler avec ma femme de la façon dont elle va dépenser 20 livres, que je lui ai depuis longtemps promis de consacrer à des vêtements pour Pâques. Et à composer quelques airs, ce que Dieu me pardonne.
            Le soir, la prière et au lit.


                                                                                                           10 février

            Exercices de musique un bon moment, puis à l'enclos de Saint-Paul. Et là je tombai sur "Les Dignitaires de l'Angleterre " du Dr Fuller. C'est la première fois que je le voyais, de sorte que je m'assis pour le lire, tant et si bien qu'il était 2 heures avant que je songeasse au temps qui passait. Je me levai donc et rentrai dîner fort tracassé ( bien qu'il ait un peu parlé avec moi de ma famille et de mes armes ) il ne dise rien du tout, ni ne fasse mention de nous, dans les comtés de Cambridge ou du Norfolk. Mais je crois qu'en effet notre famille n'a jamais été importante.
            A la maison tout l'après-midi, et le soir, au lit.


                                                                                                              11 février

            Musique, puis visite de mon frère Tom. Je lui ai parlé de vendre Stiltoe, ce à quoi il consent, et je crois que ce sera le meilleur parti qu'il puisse prendre, puisqu'il a besoin d'argent et n'a pas l'intention de se marier.
            Dînai à la maison, puis au bureau à l'après-midi. A la maison pour f févaire de la musique, l'esprit rempli des changements de notre jardin et de ce que je veux arranger au bureau à l'avantage de mes commis, ce qui, à ce que je vois, tracasse fort Mr Turner. Je n'ai, moi-même, pas l'esprit en repos, mais j'espère par degrés y parvenir. Le soir j'ai commencé à composer des chansons, et je commence par Ne contemplez pas les cygnes. Et au lit.


                                                                                                               12 février

            Ce matin, jusqu'à 4 heures de l'après-midi, je suis sorti m'occuper de nombreuses affaires très considérables chez Me Phillips, l'homme de loi, à Westminster chez milord Crew, à la Garde-Robe, etc. Puis à la maison pour dîner, heureux de mon travail de la journée, regrettant qu'il  n'en soit pas de même tous les jours. Ensuite dans mon cabinet, j'ai préparé mes écritures pour demain, dans l'attente de la venue de mon oncle Thomas. Et à ma musique, et au lit.
            Ce soir j'ai reçu 100 merluches que m'envoie Mr Adis.


                                                                                                               13 février 1662
                                                                                                                              lejardindefaerie.canalblog.com
Afficher l'image d'origine            Après la musique arrive mon cousin Tom Pepys, l'exécuteur testamentaire. Il est resté avec moi plus de deux heures à parler du différend entre mon oncle Thomas et moi, ce qu'on peut faire pour nous raccommoder. J'ai espoir que nous pourrons y parvenir malgré tout. Puis dîner et arriver Mr Kinward et avec sir William Penn nous parcourûmes sa maison pour trouver quelles pourraient être les meilleurs innovations et changements.
            Retour à la maison où Mr Blackborne, que je n'ai pas vu depuis longtemps, était venu parler. Entre autres sujets il m'entretient sans ambages de la corruption de tous nos officiers du Trésor. Ils ne paient presque jamais aucune somme sans prélever au moins 10 %. L'autre jour pour un simple transfert de 200livres à certains comtés, ils ont pris 15 livres, ce qui est fort étrange. Puis au bureau jusqu'au soir, et à la maison à écrire des lettres à envoyer par la poste pour quantités d'affaires, et au lit. Hier soir est morte la reine de Bohême.


                                                                                                                 14 février
                                                                                                 Saint Valentin
            J'ai fait exprès aujourd'hui de ne pas me faire voir chez sir William Batten, parce que je ne voulais pas de sa fille pour ma Valentine, ce qu'elle a été l'année dernière, car nous sommes moins amis qu'auparavant. Ce matin arrive Mr Bowyer,qui a été le Valentin de ma femme ( ce dont j'ai bien ri intérieurement ) ayant caché son visage toute la matinée pour ne pas voir les peintres qui travaillaient à dorer ma cheminée et les tableaux de mon salon.
            Au bout d'un moment, ma femme, lui et moi sommes allés en voiture à Westminster, laissant en route chez Tom et chez le père de ma femme quelques merluches, et elle en apporta aussi quelques-unes chez papa Bowyers, où elle était restée pendant que je me promenais dans la Grand-Salle. Je rencontrai là le sergent Pierce et le pris à part pour boire une chope de bière. Il me raconta les choses les plus ignobles sur Mr Montagu et son domestique Eschar, partis criblés de dettes, j'en suis honteux et tracassé, mais heureux d'en être informé. Il croit qu'il a laissé 1 000 livres à payer à milord et qu'il n'a pas utilisé pour milord 3 000 livres sur les 5 000, et qu'il est hors d'état de rendre compte d'aucune partie de cet argent.
            Ma femme et moi dîner à la Garde-Robe, puis causer avec milady, et en voiture car il pleuvait fort. Rentrés à la maison. Puis travail et au lit.


                                                                               à suivre......
                                                                                                       15 fév.......

                       Avec les deux.......
         











                                    


              

samedi 27 août 2016

Pour une nuit d'amour 3/4 Emile Zola ( nouvelle France )

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francemusique.fr

                                             
                                                        Pour une nuit d'amour

                                                                              III

            Toute petite, Thérèse Marsanne prit Colombel pour souffre-douleur. Il était son aîné de six mois à peine  et Françoise, sa mère, avait achevé de l'élever au biberon, pour la nourrir. Plus tard, grandi dans la maison, il y occupa une position vague, entre domestique et camarade de jeux de la jeune fille.
            Thérèse était une enfant terrible. Non qu'elle se montrât garçonnière et bruyante. Elle gardait, au contraire, une singulière gravité, qui la faisait considérer comme une demoiselle bien élevée, par les visiteurs auxquels elle adressait de belles révérences. Mais elle avait des inventions étranges : elle éclatait brusquement en cris inarticulés, en trépignements fous, lorsqu'elle était seule ; ou bien elle se couchait sur le dos, au milieu d'une allée du jardin, puis restait là, allongée, refusant obstinément de se lever, malgré les corrections qu'on se décidait à lui administrer parfois.
            Jamais on ne savait ce qu'elle pensait. Déjà, dans ses grands yeux d'enfant, elle éteignait toute flamme ; et, au lieu de ces clairs miroirs où l'on aperçoit si nettement l'âme des fillettes, elle avait deux trous sombres, d'une épaisseur d'encre, dans lesquels il était impossible de lire.
            A six ans, elle commença à torturer Colombel; Il était petit et chétif. Alors, elle l'emmenait au fond du jardin, sous les marronniers, à un endroit assombri par les feuilles, et elle lui sautait sur le dos, elle se faisait porter. C'étaient des chevauchées d'une heure, autour d'un large rond-point. Elle le serrait au cou, lui enfonçait des coups de talon dans les flancs, sans le laisser reprendre haleine. Il était le cheval, elle était la dame. Lorsque, étourdi, il semblait prêt de tomber, elle lui mordait une oreille au sang, se cramponnait d'une étreinte si furieuse, qu'elle lui entrait ses petits ongles dans la chair. Et le galop reprenait, cette reine cruelle de six ans passait entre les arbres, les cheveux au vent, emportée par le gamin qui lui servait de bête.
            Plus tard, en présence de ses parents, elle le pinçait et lui défendait de crier, sous la continuelle menace de le faire jeter à la rue, s'il parlait de leurs amusements. Ils avaient de la sorte une existence secrète, une façon d'être ensemble, qui changeait devant le monde. Quand ils étaient seuls, elle le traitait en joujou, avec des envies de le casser, curieuse de savoir ce qu'il y avait dedans. N'était-elle pas marquise, ne voyait-elle pas les gens à ses pieds ? Puisqu'on lui laissait un petit homme pour jouer, elle pouvait bien en disposer à sa fantaisie. Et, comme elle s'ennuyait de régner sur Colombel, loin de tous les yeux, elle s'offrait ensuite le plaisir plus vif de lui allonger un coup de pied ou de lui enfoncer une épingle dans le bras, au milieu d'une nombreuse compagnie, en le magnétisant de ses yeux sombres, pour qu'il n'eût même pas un tressaillement.
Afficher l'image d'origine           Colombel supporta cette existence de martyr, avec des révoltes muettes qui le laissaient tremblant, les yeux à terre, afin d'échapper à la tentation d'étrangler sa jeune maîtresse. Mais il était lui-même de tempérament sournois. Cela ne lui déplaisait pas d'être battu. Il y goûtait une récréation âpre, s'arrangeait parfois pour se faire piquer, attendait la piqûre avec un frisson furieux et satisfait de sentir le coup d'épingle ; et il se perdait alors dans les délices de la rancune. D'ailleurs, il se vengeait déjà, se laissait tomber sur des pierres, entraînant Thérèse, sans craindre de se casser un membre, enchanté quand elle attrapait une bosse. S'il ne criait pas, lorsqu'elle le piquait devant le monde, c'était pour que personne ne se mît entre eux. Il y avait simplement là une affaire qui les regardait, une querelle dont il entendait sortir vainqueur, plus tard.
            Cependant, le marquis s'inquiéta des allures violentes de sa fille. Elle ressemblait, disait-on, à un de ses oncles, qui avait mené une vie terrible d'aventures, et qui était mort assassiné dans un mauvais lieu, au fond d'un faubourg. Les Marsanne avaient ainsi, dans leur histoire, tout un filon tragique ; des membres naissaient avec un mal étrange, de loin en loin, au milieu de la descendance d'une dignité hautaine ; et ce mal était connu comme un coup de folie, une perversion des sentiments, une écume mauvaise qui semblait pour un temps épurer la famille. Le marquis, par prudence, crut donc devoir soumettre Thérèse à une éducation énergique, et il la plaça dans un couvent, où il espérait que la règle assouplirait sa nature. Elle y resta jusqu'à dix-huit ans.
            Quand Thérèse revint, elle était très sage et très grande. Ses parents furent heureux de constater chez elle une piété profonde. A l'église, elle demeurait abîmée, son front entre les mains. Dans la maison, elle mettait un parfum d'innocence et de paix. On lui reprochait un seul défaut : elle était gourmande, elle mangeait du matin au soir des bonbons, qu'elle suçait les yeux à demi-clos, avec un petit frisson de ses lèvres rouges. Personne n'aurait reconnu l'enfant muette et entêtée, qui revenait du jardin en lambeaux, sans vouloir dire à quels jeux elle s'était déchirée ainsi. Le marquis et la marquise, cloîtrés depuis quinze ans au fond du grand hôtel vide, crurent devoir rouvrir leur salon. Ils donnèrent quelques dîners à la noblesse du pays. Ils firent même danser. Leur dessein était de marier Thérèse. Et, malgré sa froideur, elle se montrait complaisante, s'habillait et valsait, mais avec un visage si blanc, qu'elle inquiétait les jeunes hommes qui se risquaient à l'aimer.
            Jamais Thérèse n'avait reparlé du petit Colombel. Le marquis s'était occupé de lui et venait de la placer chez Me Savournin, après lui avoir fait donner quelque instruction. Un jour, Françoise, ayant amené son fils, le poussa devant elle, en rappelant à la jeune fille son camarade d'autrefois. Colombel était souriant, très propre, sans le moindre embarras. Thérèse le regarda tranquillement, dit qu'elle se souvenait en effet, puis tourna le dos. Mais huit jours plus tard, Colombel revint, et bientôt il avait repris ses habitudes anciennes. Il entrait chaque soir à l'hôtel, au sortir de son étude, apportait des morceaux de musique, des livres, des albums. On le traitait sans conséquence, on le chargeait des commissions, comme un domestique ou un parent pauvre. Il était une dépendance de la famille. Aussi le laissait-on seul auprès de la jeune fille, sans songer à mal. Comme jadis, ils s'enfermaient ensemble dans les grandes pièces, ils restaient des heures sous les ombrages du jardin. A la vérité, ils n'y jouaient plus les mêmes jeux. Thérèse se promenait lentement, avec le petit bruit de sa robe dans les herbes. Colombel, habillé comme les jeunes gens riches de la ville, l'accompagnait en battant la terre d'une canne souple qu'il portait toujours.                                                   ville-colomiers.fr
Afficher l'image d'origine            Pourtant, elle redevenait reine et il redevenait esclave. Certes, elle ne le mordait plus, mais elle avait une façon de marcher près de lui, qui, peu à peu, le rapetissait encore, le changeait en un valet de cour, soutenant le manteau d'une souveraine. Elle le torturait par ses humeurs fantasques, s'abandonnait en paroles affectueuses, puis se montrait dure, simplement pour se récréer. Lui, quand elle tournait la tête, coulait sur elle un regard luisant, aigu comme une épée, et toute sa personne de garçon vicieux s'allongeait et guettait, rêvant une traîtrise.
            Un soir, sous les ombrages lourds des marronniers, ils se promenaient depuis longtemps, lorsque Thérèse, un instant silencieuse, lui demanda d'un air grave :
            - Dites donc, Colombel, je suis lasse. Si vous me portiez, vous vous souvenez, comme autrefois ?
            Il eut un léger rire. Puis, très sérieux, il répondit :
            - Je veux bien, Thérèse.
            Mais elle se remit à marcher, en disant simplement :
            - C'est bon, c'était pour savoir.
            Ils continuèrent leur promenade. La nui tombait, l'ombre était noire sous les arbres. Ils causaient d'une dame de la ville qui venait d'épouser un officier. Comme ils s'engageaient dans une allée plus étroite, le jeune homme voulut s'effacer; pour qu'elle passât devant lui ; mais elle le heurta violemment, le força de marcher le premier. Maintenant, tous deux se taisaient.
            Et, brusquement, Thérèse sauta sur l'échine de Colombel, avec son ancienne élasticité de gamine féroce.
            - Allons, va ! dit-elle, la voix changée, étranglée par sa passion d'autrefois.
            Elle lui avait arraché sa canne, elle lui en battait les cuisses. Cramponnée aux épaules, le serrant à l'étouffer entre ses jambes nerveuses d'écuyère, elle le poussa follement dans l'ombre noire des verdures. Longtemps, elle le cravacha, activa sa course. Le galop précipité de Colombel s'étouffait sur l'herbe. Il n'avait pas prononcé une parole, il soufflait fortement, se roidissait sur ses jambes de petit homme, avec cette grande fille dont le poids tiède lui écrasait le cou.
           Mais quand elle lui cria :
           - Assez ! Il ne s'arrêta pas. Il galopa plus vite, comme emporté par son élan. Les mains nouées en arrière, il la tenait aux jarrets, si fortement qu'elle ne pouvait sauter.C'était le cheval maintenant qui s'enrageait et enlevait la maîtresse. Tout d'un coup, malgré les cinglements de canne et les égratignures, il fila vers un hangar, dans lequel le jardinier serrait ses outils. Là, il la jeta par terre, et il la viola sur de la paille. Enfin, son tour était venu d'être le maître.
            Thérèse pâlit davantage, eut les lèvres plus rouges et les yeux plus noirs. Elle continua sa vie de dévotion. A quelques jours de distance, la scène recommença : elle sauta sur le dos de Colombel, voulut le dompter, et finit encore par être jetée dans la paille du hangar. Devant le monde, elle restait douce pour lui, gardait une condescendance de grande soeur. Lui, était aussi d'une tranquillité souriante. Ils demeuraient, comme à six ans, des bêtes mauvaises, lâchées et s'amusant en secret à se mordre. Aujourd'hui, seulement, le mâle avait la victoire, aux heures troubles du désir.
            Leurs amours furent terribles. Thérèse reçut Colombel dans sa chambre. Elle lui avait remis une clé de la petite porte du jardin, qui ouvrait sur la ruelle des remparts. La nuit, il était obligé de traverser une première pièce, dans laquelle couchait justement sa mère. Mais les amants montraient une audace si tranquille, que jamais on ne les surprit. Ils osèrent se donner des rendez-vous en plein jour. Colombel venait avant le dîner, attendu par Thérèse, qui fermait la fenêtre, afin d'échapper aux regards des voisins. A toute heure, ils avaient le besoin de se voir, non pour se dire les tendresses des amants de vingt ans, mais pour reprendre le combat de leur orgueil. Souvent une querelle les secouait, s'injuriant l'un l'autre à voix basse, d'autant plus tremblants de colère, qu'ils ne pouvaient céder à l'envie de crier et de se battre.
            Justement, un soir, avant le dîner, Colombel était venu. Comme il marchait par la chambre, nu-pieds encore et en manches de chemise, il avait eu l'idée de saisir Thérèse, de la soulever ainsi que font les hercules de foire, au début d'une lutte. Thérèse voulut se dégager, en disant :
            - Laisse, tu sais que je suis plus forte que toi. Je te ferais du mal.
            Colombel eut un petit rire.
             - Eh bien ! fais moi du mal, murmura-t-il.
             Il la secouait toujours, pour l'abattre. Alors, elle ferma les bras. Ils jouaient souvent à ce jeu, par un besoin de bataille. Le plus souvent, c'était Colombel qui tombait à la renverse sur le tapis, suffoqué, les membres mous et abandonnés Il était trop petit, elle le ramassait, l'étouffait contre elle d'un geste de géante.
             Mais, ce jour-là, Thérèse glissa sur les genoux, et Colombel, d'un élan brusque, la renversa. Lui, debout, triomphait.                                                                             delcampe.net 
Résultat de recherche d'images pour "course femme tableau 1900"            - Tu vois bien que tu n'es pas la plus forte, dit-il avec un rire insultant.
            Elle était devenue livide. Elle se releva lentement, et, muette, le reprit, agitée d'un tremblement de colère, que lui-même eut un frisson. Oh ! l'étouffer, en finir avec lui, l'avoir là inerte, à jamais vaincu ! Pendant une minute, ils luttèrent sans une parole, l'haleine courte, les membres craquant sous leur étreinte. Et ce n'était plus un jeu. Un souffle froid d'homicide battait sur leurs têtes. Il se mit à râler. Elle, craignant qu'on ne les entendît, le poussa dans un dernier et terrible effort. La tempe heurta l'angle de la commode, il s'allongea lourdement par terre.
            Thérèse, un instant, respira. Elle ramenait ses cheveux devant la glace, elle défripait sa jupe, en affectant de ne pas s'occuper du vaincu. Il pouvait bien se ramasser tout seul. Puis, elle le remua du pied. Et, comme il ne bougeait toujours pas, elle finit par se pencher, avec un petit froid dans les poils follets de sa nuque. Alors elle vit le visage de Colombel d'une pâleur de cire, les yeux vitreux, la bouche tordue. A la tempe droite, il y avait un trou ; la tempe s'était défoncée contre l'angle de la commode. Colombel était mort.
            Elle se leva, glacée. Elle parla tout haut, dans le silence.
            - Mort ! le voilà mort, à présent !
           Et, tout d'un coup, le sentiment de la réalité l'emplit d'une angoisse affreuse. Sans doute, une seconde, elle avait voulu le tuer. Mais c'était bête, cette pensée de colère. On veut toujours tuer les gens quand on se bat ; seulement, on ne les tue jamais, parce que les gens morts sont trop gênants. Non, non, elle n'était pas coupable, elle n'avait pas voulu cela. Dans sa chambre, songez donc !
            Elle continuait à parler à voix haute, lâchant des mots entrecoupés.
            - Eh bien ! c'est fini... Il est mort, il ne s'en ira pas tout seul.
            A la stupeur froide du premier moment, succédait en elle une fièvre qui lui montait des entrailles à la gorge, comme une onde de feu. Elle avait un homme mort dans sa chambre. Jamais elle ne pourrait expliquer comment il était là, les pieds nus, en manche de chemise, avec un trou à la tempe. Elle était perdue.
            Thérèse se baissa, regarda la plaie. Mais une terreur l'immobilisa au-dessus du cadavre. Elle entendait Françoise, la mère de Colombel, passer dans le corridor. D'autres bruits s'élevaient, des pas, des voix, les préparatifs d'une soirée qui devait avoir lieu là. L'imbécile d'en face l'aimait d'une tendresse de dogue enchaîné, qui lui obéirait jusqu'au crime. D'ailleurs, elle le récompenserait de tout son coeur, de toute sa chair. Elle ne l'avait pas aimé, parce qu'il était trop doux ; mais elle l'aimerait, elle l'achèterait à jamais par le don loyal de son corps, s'il touchait au sang pour elle. Ses lèvres rouges eurent un petit battement, comme à la saveur d'un amour épouvanté dont l'inconnu l'attirait.
            Alors, vivement, ainsi qu'elle aurait pris un paquet de linge, elle souleva le corps de Colombel, qu'elle porta sur le lit. Puis, ouvrant la fenêtre, elle envoya des baisers à Julien.

*         

                                                                             à suivre  fin Chapitres IV/V

            Julien marchait dans....../