samedi 24 mars 2018

A travers le mur Notre enfant Arendt Karin ho( Document Allemagne )

A travers le mur
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                                                         Notre enfant  Journal
                                                         A travers le mur  Un conte

            L'édition bilingue, allemand - français, permet de suivre au plus près la pensée et l'évolution de la philosophe, dans ces textes assez courts. Née en octobre 1906, sa mère Martha, son père plus rarement, content dans le journal les premières années de la petite fille, intelligente, hypermnésique, sage jusqu'à l'adolescence, souvent malade puis viendront les années d'études, de rencontres, on effleure là le passage Heidegger, puis arrivent les années 30, virulentes années d'antisémitisme et Hannah s'interroge sur la place des juifs en Palestine où elle se rend. Deux hommes sont les plus marquants à ses côtés : Günther Stern-Anders, trop gentil, dont elle divorcera pour Walter Benjamin. Après son activisme sioniste, elle rejoint Paris comme nombre de ses compagnons, très pauvres, espérant trouver un refuge avant le déferlement des exactions nazies. Elle fuiera aux EtatsUnis, sauvant aussi sa mère très attachée à sa vie à Koenigsberg. L'intellectuelle philosophe porta sa réflexion sur le rapport entre marxisme, son judaïsme et l'avenir de ce peuple, entre autres. Elle mourut assise à sa table de travail, les carnets contenant ces inédits sur une étagère près d'elle. C'est par hasard que Karin Biro les découvrit lors d'une exposition consacrée à ( Joanna ) Hannah Arendt au Metropolitan Museum. Livre très court qui nous permet de parcourir d'un coup l'histoire et la vie personnelle d'une philosophe de 3.4 du siècle dernier, précieux pour débuter ou poursuivre une étude de sa philosophie.

                                    

jeudi 22 mars 2018

Nuits blanches 3è nuit - Dostoïevski ( Nouvelle Russie )


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                                                            Nuits blanches  ( IV ) 

                                                           Troisième nuit   

            Aujourd'hui, la journée a été triste, pluvieuse, sans éclaircie, comme ma future vieillesse. Je suis assiégé de pensées étranges, des sentiments troubles, des questions encore obscures pour moi se pressent dans ma tête, et je n'ai ni la force ni la volonté de les résoudre. Non, ce n'est pas moi qui résoudrai tout cela !
            Aujourd'hui nous ne nous verrons pas. Hier, quand nous nous sommes quittés les nuages s'étendaient sur le ciel et un brouillard s'élevait. Je dis que la journée serait mauvaise, elle ne répondit pas, elle ne voulait pas parler contre elle-même. Pour elle cette journée est lumineuse et claire, et aucun nuage n'éclipsera son bonheur.                                                           
Image associée            - S'il pleut nous ne nous verrons pas, dit-elle. Je ne viendrai pas.
            Je pensais qu'elle n'avait pas remarqué la pluie d'aujourd'hui, et cependant elle n'est pas venue.
            Hier a été notre troisième entrevue, notre troisième nuit blanche.
           Tout de même, comme la joie et le bonheur rendent l'homme beau, comme le coeur bout d'amour ! Il semble que vous allez déverser tout votre coeur dans le coeur de l'autre. Vous voulez que tout soit gai, que tout rie. Et combien contagieuse cette joie ! Hier, dans ses paroles il y avait tant de tendresse et tant de bonté pour moi dans son coeur... Comme elle était aux petits soins pour moi, comme elle se faisait caressante, comme elle choyait et encourageait mon coeur ! Oh ! que de coquetterie inspire le bonheur ! Et moi... Je prenais tout pour argent comptant, je pensais qu'elle...
            Mais, mon Dieu, comment ai-je pu croire cela ? comment ai-je pu être aussi aveugle alors que tout était déjà pris par un autre, que rien n'était à moi, alors même que cette tendresse, cette sollicitude, cet amour... oui, son amour pour moi, n'était rien d'autre, enfin, que la joie de l'entrevue prochaine avec un autre, le désir de m'imposer à moi aussi son bonheur ?... Quand elle vit qu'il n'était pas venu, que nous avions attendu en vain, alors elle s'assombrit, elle devint timide et craintive. Tous ses gestes, toutes ses paroles devinrent moins aisés, moins enjoués et moins gais. Et, chose singulière,
elle redoubla pour moi d'attentions, comme si elle avait instinctivement désiré déverser sur moi ce qu'elle souhaitait pour elle-même, ce qu'elle craignait que ne se réalisât pas. Ma Nastenka était maintenant si timide, si épouvantée que je crus qu'elle avait enfin compris que je souffrais, que je l'aimais et qu'elle s'apitoyait sur mon pauvre amour. Ainsi, quand nous sommes malheureux, nous sentons plus fortement le malheur des autres. Le sentiment ne se détruit pas, il se concentre...
             J'étais venu à elle le coeur plein et je peinais à attendre l'heure de la rencontre. Je ne soupçonnais même pas ce que je devais ressentir aujourd'hui. Je pensais que tout cela finirait autrement. Elle rayonnait de joie, elle attendait la réponse. La réponse, c'était lui-même. Il devait venir, accourir à son appel. Elle arriva avant moi, une bonne heure avant. D'abord, elle éclatait de rire à tout propos, à chacun de mes mots elle riait. Je commençai à parler, puis je me tus.
            - Savez-vous pourquoi je suis si contente, dit-elle, si contente de vous voir ? pourquoi je vous aime tant aujourd'hui ?
            - Eh bien ? dis-je, et mon coeur frémit. 
           - Je vous aime parce que vous n'êtes pas tombé amoureux de moi. Un autre à votre place, n'est-ce pas, m'importunerait, insisterait, pousserait des soupirs, tomberait en pâmoison, alors que vous, vous êtes si gentil !
            A ce moment elle serra ma main si fort que je faillis crier. Elle rit.
            - Dieu ! quel ami vous êtes, reprit-elle au bout d'une minute, très sérieusement. Mais, c'est Dieu qui vous a mis sur mon chemin ! Songez-y, que deviendrais-je si vous n'étiez pas avec moi en ce moment ? Comme vous êtes désintéressé ! Comme vous m'aimez bien ! Quand je serai mariée nous serons très amis, mieux que des frères ! Je vous aimerai presque autant que lui.
            Je ressentis une espèce de chagrin cuisant à cet instant. Pourtant quelque chose comme un rire s'agita dans mon âme                                                                                             
Image associée            - Vous avez un accès, dis-je vous avez peur, vous croyez qu'il ne viendra pas.
           - Allez au diable ! répondit-elle. Si j'étais moins heureuse, je crois bien que je pleurerais de votre incroyance, de vos reproches. D'ailleurs, vous m'avez donné une idée et vous m'avez fourni matière à réflexion. Mais cela, c'est pour plus tard. Maintenant, je vous l'avoue, vous avez dit la vérité. Non, je ne suis pas dans mon assiette, je suis toute dans l'attente, et je sens toujours les choses tellement facilement. Mais c'est assez, laissons les sentiments !...   
            A ce moment on entendit des pas et, dans l'obscurité. Un passant avançait vers nous. Nous tressaillîmes, elle manqua pousser un cri. J'abandonnai sa main et fis un geste, comme pour m'écarter. Mais c'était une erreur, ce n'était pas lui.
            - De quoi avez-vous eu peur ? Pourquoi avez-vous quitté ma main ? dit-elle en me la rendant. Eh bien, qu'est-ce que ça fait, nous l'accueillerons ensemble. Je veux qu'il voie combien nous nous aimons tous deux.
            - O Nastenka, Nastenka, pensai-je, avec ce mot que tu en as dit long ! Un pareil amour, ô Nastenka, il est des heures où il fait froid au coeur et pèse à l'âme. Ta main est froide, la mienne est brûlante comme le feu. Que tu es aveugle, ô Nastenka !.. Oh ! combien est insupportable l'être heureux à certains moments ! Mais je ne pouvais pas me fâcher contre toi !...
            Enfin, mon coeur débordait.
            - Écoutez, Nastenka, m'écriai-je, savez-vous ce qui m'est arrivé toute la journée ?
            - Eh bien, quoi ? quoi donc ? racontez vite. Qu'aviez-vous à taire jusqu'ici ?
            - D'abord, Nastenka, quand j'ai eu fait toutes vos commissions, remis la lettre, été chez vos braves personnes, après cela... après cela je suis rentré chez moi et je suis allé me coucher.
            - Et c'est tout ! m'interrompit-elle en riant.
           - Oui, presque tout, répondis-je le coeur serré car à mes yeux affluaient déjà de sottes larmes. Je me suis réveillé une heure avant notre rendez-vous, mais c'est tout comme si je n'avais pas dormi. Je ne sais pas ce qui m'est arrivé. J'étais en route pour vous raconter tout cela, on aurait dit que, pour moi, le temps était arrêté, qu'une seule sensation, un seul sentiment devait depuis ce moment demeurer en moi à perpétuité, qu'une seule minute devait se prolonger une éternité, bref, que pour moi, toute vie était suspendue... A mon réveil, il me semblait qu'un certain motif musical connu depuis longtemps, entendu jadis quelque part, oublié et délectable, se rappelait maintenant à moi. Il me semblait que toute ma vie avait demandé à s'exhaler de mon âme et que, maintenant seulement,..
            - Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit Nastenka. Comment cela peut-il se faire ? Je ne comprends pas un mot.
            - Ah ! Nastenka ! j'aurais voulu vous communiquer tant bien que mal cette impression singulière... commençai-je d'une voix pitoyable, où se cachait encore un espoir, quoique bien lointain.
            - Assez, assez, assez ! dit-elle. En un éclair elle avait deviné, la friponne !
            Elle se fit soudain extraordinairement causeuse, gaie, polissonne. Elle me prit sous le bras, elle riait, elle voulait que je rie moi aussi, et chaque parole troublée que je prononçais suscitait chez elle un rire si sonore, si prolongé... Je commençais à m'irriter. Elle se mit, soudain, à faire la coquette.
            - Ecoutez donc, fit-elle, mais je suis quelque peu dépitée que vous ne soyez pas amoureux de moi. Allez comprendre les hommes après cela ! Tout de même, monsieur l'inflexible, vous ne pouvez pas ne pas me faire de compliments pour ma simplicité. Je vous dis tout, à vous, toutes les sottises qui peuvent me passer par la tête.
            - Ecoutez ! C'est onze heures, je crois ? dis-je quand les coups réguliers d'une cloche retentirent, au loin, dans une tour du centre de la ville. Elle s'arrêta tout à coup, cessa de rire et se mit à compter
les amoureux de peynet            - Oui, onze ! dit-elle enfin d'une voix irrésolue et timide.
 ***       Je me rependis aussitôt de lui avoir fait peur, de l'avoir obligée à compter les heures, et je me maudis pour cet accès de méchanceté. Je fus chagriné pour elle et ne sus comment racheter ma faute. Je me fis un devoir de la consoler, de découvrir des raisons à l'absence de l'autre, de produire divers arguments, des preuves. Personne n'était plus facile à tromper qu'elle, à cet instant, et d'ailleurs, tout homme dans ces moments écoute avec joie n'importe quelle consolation et heureux, heureux s'il y a la moindre ombre de justification.
            - Et d'ailleurs vous êtes drôle, continuai-je en m'échauffant de plus en plus et en admirant l'extraordinaire limpidité de mes preuves, d'ailleurs, il ne pouvait pas venir. Vous m'avez trompé, Nastenka, et si bien entraîné à votre suite que j'ai perdu la notion du temps... Réfléchissez un peu : il a tout juste pu recevoir la lettre. Supposons qu'il lui ait été impossible de venir et qu'il réponde par écrit eh bien ! la lettre n'arrivera pas avant demain. Demain, dès l'aube je fais un saut chez lui et aussitôt je vous préviens. Supposons encore un millier de choses possibles : il n'était pas chez lui quand la lettre est arrivée et il ne l'a peut-être pas encore lue... Tout peut arriver, n'est-ce pas ?
            - Oui, oui ! répondit Nastenka. Je n'y pensais pas... Naturellement, tout peut arriver, continua-t-elle d'une voix tout à fait conciliante mais où s'entendait comme une désagréable dissonance, une autre pensée lointaine. Tenez, voilà ce que vous allez faire, continua-t-elle, vous irez demain le plus tôt possible et, si vous obtenez quelque chose vous me le ferez savoir tout de suite. Vous savez où j'habite ?
            Et elle me répéta son adresse.. Ensuite, elle se fit d'un coup si tendre, si timide avec moi... Elle avait l'air d'écouter avec attention mais quand je lui adressai je ne sais plus quelle question elle garda le silence, se troubla et détourna la tête. Je la regardai dans les yeux : c'était bien ça, elle pleurait.
            - Allons, est-il possible ? Est-ce permis , Ah ! quelle enfant vous faites ! quel enfantillage !... Mais cessez donc !
            Elles essaya de sourire, de se calmer, mais son menton tremblait et sa poitrine continuait à se soulever, haletante.
            - Je pense à vous, me dit-elle après une minute de silence. Vous êtes si bon que je serais de pierre si je ne le sentais pas... Savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n'est-il pas vous ? Pourquoi n'est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant, je l'aime plus que vous.
            Je n'ai rien répondu. Elle attendait, je crois, que je dise quelque chose.
            - Bien sûr, peut-être que je ne le comprends pas encore tout à fait, que je ne le connais pas tout à fait. Vous savez, j'ai toujours eu une espèce de peur de lui. Il était toujours si grave, si fier aurait-on dit. Bien sûr, je sais, il a seulement l'air d'être ainsi, et dans son coeur il y a plus de tendresse que dans le mien... Je me rappelle comme il m'a regardée au moment où, vous vous souvenez, je suis montée chez lui avec mon baluchon. Malgré tout, je le respecte trop, et alors, c'est comme si nous n'étions pas égaux, n'est-ce pas ?                                                                             
Image associée            - Non, Nastenka, non, répondis-je. Cela veut dire que vous l'aimez plus que tout au monde et beaucoup plus que vous-même.
            - Oui, admettons que ce soit ça, répondit ma naïve Nastenka. Mais savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Seulement maintenant je ne vais pas parler de lui. C'est en général, j'avais tout cela en tête depuis longtemps. Ecoutez donc : pourquoi ne sommes-nous pas tous comme des frères avec des frères ? Pourquoi le meilleur des hommes a-t-il toujours quelque chose à cacher à un autre et se tait-il devant lui ? Pourquoi ne pas dire franchement, tout de go, ce qu'on a dans le coeur, si on sait qu'on ne parlera pas en pure perte ? Autrement chacun se donne des airs d'être plus farouche qu'il n'est en réalité, comme si on craignait de déflorer ses sentiments en les exprimant trop vite...
            - Ah ! Nastenka, ce que vous dîtes est vrai, mais cela tient à bien des raisons, l'interrompis-je refoulant mes sentiments plus que je n'avais jamais fait jusque-là.
            - Non, non ! répondit-elle avec une profonde conviction. Tenez vous, par exemple, vous n'êtes pas comme les autres. Vrai, je ne sais comment vous raconter ce que je ressens, mais il me semble que vous par exemple..., au moins en ce moment..., il me semble que vous sacrifiez pour moi quelque chose, ajouta-t-elle timidement en me lançant un coup d'oeil rapide. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je suis une fille simple, je n'ai pas encore vu grand-chose du monde et, vrai, il y a des moments où je ne sais pas parler, ajouta-t-elle d'une voix qui tremblait de je ne sais quel sentiment caché et tout en s'efforçant cependant de sourire. Mais je voulais seulement vous dire que je suis reconnaissante, que j'éprouve tout cela aussi... Oh ! que Dieu vous donne en récompense le bonheur ! Tenez, ce que vous m'avez alors raconté de votre rêveur, c'est absolument faux. Je veux dire, ça ne vous concerne pas. Vous, vous revenez à la santé, vous êtes vraiment un tout autre homme que celui que vous avez dépeint. Si un jour vous aimez que Dieu vous donne avec elle le bonheur ! Quant à elle, je ne lui souhaite rien, parce qu'elle sera heureuse avec vous. Je le sais, je suis femme, et vous devez me croire quand je vous parle ainsi...
            Elle se tut et me serra la main avec force. Moi non plus, d'émotion je ne pouvais rien dire. Plusieurs minutes s'écoulèrent.
            - Oui, je vois bien qu'il ne viendra pas aujourd'hui ! dit-elle enfin en levant la tête. Il est déjà tard !
            - Il viendra demain, dis-je de la voix la plus ferme et la plus convaincante.
           - Oui, ajouta-t-elle égayée, je le vois bien maintenant, il ne viendra que demain. Eh bien alors, au revoir, à demain ! S'il pleut, je ne viendrai peut-être pas. Mais après-demain je viendrai, je viendrai absolument, quoiqu'il arrive. Soyez ici absolument, quoiqu'il arrive, je veux vous voir, je vous raconterai tout. 
Résultat de recherche d'images pour "peynet amoureux"*****            Et ensuite, au moment des adieux, elle me tendit la main et me dit en me regardant franchement dans les yeux :
            - Alors maintenant, nous sommes ensemble pour toujours, n'est-ce pas ?
           Ô Nastenka, Nastenka ! Si tu savais dans quelle solitude je suis maintenant !
            Quand ont sonné neuf heures je n'ai pas pu tenir en place dans ma chambre, je me suis habillé et je suis sorti, malgré le mauvais temps. J'ai été là-bas, je me suis assis sur notre banc. J'ai fait un brin de promenade dans leur rue, mais j'ai eu honte et je suis revenu sans lever les yeux sur leurs fenêtres, deux pas avant d'arriver à leur maison. Je suis rentré chez moi dans un désespoir comme je n'en avais jamais connu. Quel temps ennuyeux, humide ! S'il avait fait beau, je me serais promené dans ces parages, toute la nuit...
            Mais à demain, à demain ! Demain elle me racontera tout.
            Cependant, il n'y a pas eu de lettre aujourd'hui. Mais, au fait, c'est dans l'ordre des choses. Ils sont ensemble.

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                                                                      Féodor Dostoïevski

                                                                     à suivre Suite et fin..........

                                                                  Quatrième nuit

            Dieu, comment tout..........

dimanche 18 mars 2018

Nuits blanches 3 Récit de Nastenka Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

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                                                 Nuits blanches ( III )
                                                 
                                               Récit de Nastenka

            - La moitié de l'histoire vous la savez déjà, c'est-à-dire que vous savez que j'ai une vieille grand-mère...
            - Si l'autre moitié n'est pas plus longue que celle-ci... interrompis-je en riant.
            - Taisez-vous et écoutez. Avant tout faisons une convention ! Ne m'interrompez pas, autrement je suis capable de perdre le fil. Alors, écoutez bien sagement.
            J'ai une vieille grand-mère. Je suis tombée chez elle encore toute petite, parce que j'avais perdu ma mère et mon père. Il faut croire que grand-mère a été riche parce qu'aujourd'hui encore elle se souvient de jours meilleurs. C'est elle qui m'a enseigné le français et ensuite elle a pris pour moi un professeur. Quand j'ai eu quinze ans, j'en ai dix-sept, nous avons abandonné les études. C'est à ce  moment-là que j'ai fait une bêtise. Ce que j'ai fait, je ne vous le dirai pas. Il suffit que la faute n'ait pas été grande. Seulement grand-mère m'a appelée auprès d'elle un beau matin et elle m'a dit que, comme elle était aveugle, elle ne pouvait pas me suivre partout. Alors elle a épinglé ma robe à la sienne, ajoutant que comme ça nous serions toute notre vie ensemble, à moins, naturellement, que je m'amende. Bref, les premiers temps, il n'y avait pas moyen de m'écarter : pour travailler, lire, étudier, toujours à côté de grand-mère. Une fois, j'ai essayé de ruser et ai persuadé Fioka de s'asseoir à ma place. Fioka c'est notre servante, elle est sourde. Fioka s'est assise à ma place, pendant ce temps grand-mère s'est endormie dans son fauteuil, et moi je suis partie chez une amie, pas bien loin. Eh bien, ça a mal fini. Grand-mère s'est réveillée et a demandé quelque chose, pensant que j'étais toujours assise bien sagement à ma place. Fioka voit bien que grand-mère demande, mais elle n'entend pas. Elle réfléchit à ce qu'elle doit faire, réfléchit, ouvre l'épingle, et voilà qu'elle prend la fuite...
            " Là Nastenka s'arrêta et se mit à rire bruyamment. Je ris avec elle, elle cessa aussitôt. "
            Écoutez donc, ne riez pas de grand-mère. Moi, je ris parce que c'est drôle... Que voulez-vous puisque ma grand-mère est comme ça... seulement, moi, malgré tout, je l'aime un peu. Bon... Mais à ce moment il m'en a cuit : tout de suite elle m'a remis à ma place et ensuite, rien à faire, interdiction de bouger.
            Allons, j'ai encore oublier de vous dire que nous avions, que grand-mère a sa maison à elle, plutôt une maisonnette, trois fenêtres en tout, en bois et aussi vieille que grand-mère, en haut une mansarde. Eh bien voilà, un nouveau locataire est venu habiter cette mansarde.
             - Donc, il y avait un ancien locataire ? remarquai-je en passant.
            - Bien sûr, répondit Nastenka, et qui savait se taire un peu mieux que vous. Vrai, il pouvait à peine remuer la langue. C'était un petit vieux, sec, muet, aveugle, boiteux, si bien qu'à la fin il n'a plus pu vivre sur cette terre, et il est mort. Alors, un nouveau locataire est venu, parce que nous ne pouvions nous passer de locataire. Avec la pension de grand-mère c'est presque tout notre revenu.
               Ce nouveau locataire, comme par un fait exprès, c'était un jeune homme, pas d'ici mais de passage. Comme il n'a pas marchandé grand-mère l'a accepté. Ensuite, voilà qu'elle me demande :
            " Alors Nastenka, notre locataire, est-ce qu'il est jeune ou non ? "
             Moi, je n'ai pas voulu mentir :
             " Mais, comme ça, grand-mère, pour être jeune, il n'est pas tout à fait jeune, mais il n'est pas vieux non plus.
            - Bien... et de physique agréable ? demanda grand-mère "
            De nouveau, je ne veux pas mentir.
            " - Oui, dis-je, de physique agréable, grand-mère ! "
            Et elle qui fait :
            " - Ah ! malédiction, malédiction ! Ce que j'en dis, ma petite, c'est pour que tu ne t'oublies pas à le regarder. Quel siècle est le nôtre ! Voyez-vous ça, un locataire comme ça, de rien du tout, et encore de physique agréable ! Ce n'était pas comme ça au temps jadis ! "
            Avec grand-mère, c'était toujours le temps jadis. Et elle était plus jeune au temps jadis, et le soleil était plus chaud au temps jadis, et la crème au temps jadis n'aigrissait pas si vite : toujours au temps jadis ! Moi donc, je reste là, sans mot dire et je pense : " qu'est-ce qu'elle a grand-mère à me donner des idées, à me demander s'il est beau, s'il est jeune, notre locataire ? " Mais, je vous le dis, je n'ai fait que penser, et tout de suite j'ai recommencé à compter les mailles, à tricoter mon bas, et            picclick.fr                                       après  j'ai complètement oublié.
Résultat de recherche d'images pour "poupées russes"            Voilà qu'une fois, sur le matin, notre locataire entre chez nous, pour rappeler qu'on avait promis de changer les papiers de sa chambre. De parole en parole, grand-mère ( elle est bavarde ) me dit :
            " - Nastenka, va donc dans ma chambre prendre le boulier. "
            Moi, je ne fis qu'un bond, je rougis tout entière sans savoir pourquoi, et j'oublie que j'étais épinglée. Au lieu de défaire tout doucement l'épingle pour que le locataire ne s'aperçoive de rien, je m'élançai si bien que le fauteuil de grand-mère suivit. Voyant que le locataire connaissait maintenant toute mon histoire, je rougis, restai comme clouée sur place, et soudain, je fondis en larmes : j'avais tellement de honte et de chagrin à ce moment que j'aurais voulu mourir ! Grand-mère crie :
            " - Qu'est-ce que tu as à rester plantée ? "
            Et moi de plus belle... Le locataire me voyant honteuse devant lui, salua et partit aussitôt.
            Depuis lors, au moindre bruit dans le corridor je suis comme morte. Voilà, me dis-je, le locataire qui passe, et doucement, à tout hasard, j'enlève l'épingle. Seulement, ce n'était jamais lui, il ne venait plus. Deux semaines passent. Le locataire envoie dire, par Fioka, qu'il a beaucoup de livres français, tous de bons livres, qu'on peut lire : alors grand-mère ne désirerait-elle pas que je les lui lise pour passer le temps ? Grand-mère consentit avec reconnaissance, seulement elle demandait toujours si c'étaient des livres moraux ou non, parce que s'ils étaient immoraux
            " - il ne faudrait pas, Nastenka, que tu les lises. Tu apprendrais de mauvaises choses. 
              - Et qu'y apprendrais-je donc, grand-mère, qu'y a-t-il d'écrit dedans ?
              - Hé ! on décrit comment les jeune gens séduisent les jeunes filles de bonne conduite. Comment, sous prétexte qu'ils veulent les épouser, ils les enlèvent de la maison paternelle, comment ensuite ils abandonnent ces malheureuses à leur triste sort, et comment elles périssent de la plus pitoyable façon. Moi, dit grand-mère, j'en ai beaucoup lu de ces livres, et tout y est si joliment décrit qu'on passe la nuit à lire doucement. Ainsi, Nastenka, prends garde, ne les lis pas. Alors quels sont ces livres qu'il a envoyés ?
            - Tous des romans de Walter Scott, grand-mère.
            - Des romans de Walter Scott ! Mais, attends, n'y a-t-il pas là quelque rouerie ? Regarde bien, n'aurait-il pas déposé là-dedans quelque billet amoureux .
            - Non, grand-mère, sous la reliure non plus, il n'y a rien. Ivanhoé
           - Bon, ça va. "
           Et nous avons commencé à lire Walter Scott, et en un mois nous en avons lu près de la moitié. Ensuite il en a envoyé d'autres, et encore d'autres. Il a envoyé Pouchkine, si bien qu'à la fin je ne pouvais plus vivre sans livres et que j'ai cessé de penser à épouser un prince chinois.
            Ainsi allaient les choses quand, une fois, je rencontrai notre locataire dans l'escalier. Grand-mère m'avait envoyé chercher je ne sais plus quoi.
            Il s'arrêta. Je rougis et lui aussi rougit. Tout de même, il se mit à rire et me dit bonjour, demanda des nouvelles de grand-mère et dit :
            " - Alors, vous avez les livres ?
              Je répondis :
             - Oui.
             - Et qu'est-ce qui vous a davantage plu ?
             Moi, je dis :
            - Ivanohé et Pouchkine  plus que tous les autres. "
            Cette fois nous en restâmes là.                                                               pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "théière russe"            Une semaine plus tard il me rencontra encore dans l'escalier.. Cette fois, grand-mère ne m'avait pas envoyée, c'était moi qui avais besoin de quelque chose. Il était plus de deux heures et, à cette heure-là le locataire rentrait.
            " - Bonjour ! me dit-il.
              - Bonjour ! répondis-je.                                                                             
              - Alors, me dit-il, vous ne vous ennuyez pas trop toute la journée à la maison avec grand-mère ? "
            A cette question, je ne sais vraiment pas pourquoi je rougis, de nouveau j'eus honte, je fus sans doute vexée parce que d'autres déjà m'interrogeaient là-dessus. J'avais envie de ne pas répondre et de m'enfuir, mais je n'en eus pas la force.
            " - Écoutez, me dit-il, vous êtes une bonne fille. Excusez si je vous dis cela, mais je vous assure je souhaite votre bien, mieux que votre grand-mère. Vous n'avez pas de compagnes à qui vous pourriez rendre visite ? "
            Je lui dis que non, que j'en avais une, Machenka, mais qu'elle était maintenant à Pskov.
            " - Écoutez, me dit-il, voulez-vous aller au théâtre avec moi ? 
              - Au théâtre ? mais grand-mère ?
             - Eh bien, en cachette de grand-mère...
            - Non, dis-je, j e ne veux pas tromper grand-mère. Adieu !
           - Allons, adieu, dit-il, sans rien ajouter. "
          Après le dîner seulement il vint chez nous. Il s'assit, parla longtemps avec grand-mère, demanda si elle sortait quelquefois, si elle avait des connaissances, et soudain :
            " - A propos, aujourd'hui j'ai pris une loge à l'Opéra. On donne Le Barbier de Séville; des amis voulaient le voir et puis ils ont changé d'avis. Il me reste un billet.
            - Le Barbier de Séville ! s'écria grand-mère... c'est le même Barbier qu'on donnait au temps jadis ?
            - Oui, c'est le même Barbier ! dit-il, et il me lança un regard. "
            Moi, j'avais déjà tout compris, je rougis et mon coeur bondit d'espérance !
            " - Mais comment donc, dit grand-mère. Sûrement que je le connais. Moi-même, au temps jadis, j'ai joué Rosine sur une scène privée.
            - Eh bien, voulez-vous y aller aujourd'hui ? dit le locataire. Autrement mon billet sera perdu.
           - Au fait, si nous y allions ! dit grand-mère. Pourquoi ne pas y aller ? Tenez, ma Nastenka n'a jamais été au théâtre. "
            Mon Dieu, quelle joie ! Aussitôt nous nous préparâmes, nous nous habillâmes et nous partîmes. Grand-mère a beau être aveugle, elle avait envie d'entendre la musique et de plus elle a bon coeur : elle voulait surtout me distraire. De nous-mêmes nous n'y aurions jamais été. Maintenant, quelle impression m'a fait Le Barbier de Séville, je ne vous le dirai pas, seulement tout ce soir-là le locataire me regarda si bien, me parla si bien que je vis tout de suite qu'il avait voulu m'éprouver, le matin, en me proposant d'aller seule avec lui. Dieu, quelle joie ! Je me couchai si fière, si gaie et mon coeur battait si fort que j'eus une petite fièvre et que toute la nuit je revécus dans le délire Le Barbier de Séville.
            Je pensais qu'après cela il viendrait chez nous de plus en plus souvent. Pas du tout. Il cessa presque de venir. Une fois par mois, peut-être il entrait et seulement pour nous inviter au théâtre. Nous y allâmes encore deux fois. Seulement j'en fus tout à fait mécontente. Je voyais qu'il avait tout bonnement pitié de moi, de me voir chez grand-mère dans cet état, un point c'est tout. A la longue j'en devenais folle. Je ne tenais plus en place, je lisais sans lire, je travaillais sans travailler. Je riais parfois et je m'appliquais à faire enrager grand-mère, d'autrefois, tout bonnement, je pleurais. Enfin je maigris et manquai tomber malade. La saison d'opéra se termina, et notre locataire cessa tout à fait de nous rendre visite. Quand nous nous rencontrions, toujours dans ce même escalier, naturellement, il saluait sans un mot, d'un air si grave qu'il semblait ne pas vouloir parler, et il était tout à fait en bas, sur le perron, que moi j'étais toujours au milieu de l'escalier, rouge comme une pivoine, parce que le sang me montait à la tête dès que je le rencontrais.
            Maintenant j'arrive à la fin. Il y a juste un an, au mois de mai, le locataire arrive chez nous et dit à grand-mère qu'il doit retourner pour un an à Moscou. A ces mots je pâlis et tombe sur une chaise, comme morte. Grand-mère n'a rien remarqué, et lui, après avoir déclaré qu'il quittait la              pinterest.com                    maison, il salua et partit.
Résultat de recherche d'images pour "service à thé russe"            Que faire ? Je réfléchis bien, je me désolai bien, et je pris enfin ma décision. Demain il doit partir et moi, je décide de tout finir le soir quand grand-mère se sera couchée. C'est ce qui s'est passé. Je fis un baluchon de toutes mes robes, de tout mon linge nécessaire et, ce balluchon en main, ni vive, ni morte, je montai dans la mansarde trouver notre locataire. Je crois avoir mis une bonne heure pour parcourir l'escalier. Quand j'ouvris sa porte il poussa un cri en me voyant. Il me prenait pour un fantôme. Il courut me chercher de l'eau car je tenais à peine debout. Mon coeur battait si fort que j'en avais mal à la tête, et j'avais comme perdu la raison. Quand je revins à moi je commençai par poser mon baluchon sur son lit, je m'assis à côté, me cachai dans mes mains et pleurai comme une Madeleine. Lui, je crois, comprit tout en un clin d'oeil. Il était debout devant moi, pâle, et me regardait si tristement que j'en eus le coeur brisé.
            " - Écoutez ! commença-t-il. Écoutez-moi, je n'y peux rien, je suis pauvre. Pour le moment je n'ai rien à moi, pas même une place convenable. De quoi vivrions-nous si même je vous épousais ?"
            Nous parlâmes longtemps, mais à la fin j'entrai en rage. Je dis que je ne pouvais plus habiter chez grand-mère, que je me sauverais de chez elle, que je ne voulais pas être épinglée et que, qu'il le veuille ou non, j'irais avec lui à Moscou, parce que je ne pouvais pas vivre sans lui. Honte, amour, fierté, tout parlait à la fois et je faillis tomber en convulsions sur le lit. Je redoutais tellement un refus.
            Quelques minutes il resta assis sans un mot, puis il se leva, s'approcha de moi et me prit la main.
            " - Écoutez-moi, ma bonne, ma chère Nastenka ! commença-t-il à travers ses larmes lui aussi. Ecoutez-moi. Je vous le jure, si un jour je suis en état de me marier, c'est vous qui ferez mon bonheur, je vous l'assure, vous seule pouvez maintenant faire mon bonheur. Ecoutez donc : je pars pour Moscou où je passerai juste un an. J'espère arranger mes affaires. Quand je reviendrai, et si vous m'aimez toujours, je vous le jure, nous serons heureux. Maintenant c'est impossible, je ne peux pas, je n'ai pas le droit de promettre quoi que ce soit. Mais je vous le répète, si dans un an cela ne se réalise pas, cela se réalisera un jour, absolument. Bien sûr si vous ne me préférez pas un autre parce que, quant à vous lier d'une parole quelconque, je ne puis ni ne le veux. "
            Voilà ce qu'il me dit, et le lendemain il partit. Il avait été décidé d'un commun accord de n'en pas dire un mot à grand-mère. C'est lui qui l'a voulu ainsi. Eh bien, vous voyez maintenant elle est presque terminée mon histoire. Une année a passé exactement. Il est arrivé, il est ici depuis trois jours déjà et...
            - Et... quoi ? m'écriai-je dans mon impatience d'entendre la fin. 
            - Et il n'est pas encore venu ! répondit Nastenka, comme rassemblant toutes ses forces. Pas trace...
            Là, elle s'arrêta, resta un moment silencieuse, baissa sa petite tête et soudain, se cachant dans ses mains, éclata en sanglots au point que j'en eus le coeur retourné.
            Je ne m'attendais nullement à un pareil dénouement.
            - Nastenka, commençai-je d'une voix timide et engageante, Nastenka ! pour l'amour de Dieu, ne pleurez pas ! Qu'en savez-vous, peut-être qu'il n'est pas encore arrivé...
            - Il est ici, il y est, reprit-elle. Il y est, je le sais. Nous avions convenu d'une chose, ce soir-là, la veille de son départ : quand nous avons eu tout dit ce que je viens de vous redire, nous avons convenu cela, et nous sommes venus nous promener ici, justement sur ce quai. Il était dix heures, nous étions assis sur ce banc, je ne pleurais plus, il m'était doux d'écouter ce qu'il disait... Il dit qu'aussitôt après son arrivée il viendrait chez nous et, si je ne le repoussais pas, nous dirions tout à grand-mère. Maintenant il est arrivé, je le sais, et rien, rien !                      cdiscount.com    
            Et de nouveau elle fondit en larmes.
Image associée            - Mon Dieu ! Mais n'y a-t-il aucun moyen de remédier à votre chagrin ? m'écriai-je en me levant du banc complètement désemparé. Dîtes, Nastenka, est-ce que je ne pourrais pas aller chez lui?...
             - Serait-ce possible ? dit-elle en levant brusquement la tête.
            - Non, bien sûr que non ! remarquai-je m'étant repris. Mais, tenez, autre chose : écrivez une lettre.
           - Non, c'est impossible, ce n'est pas possible, répondit-elle décidée, mais la tête baissée maintenant et sans me regarder.
          - Comment pas possible ? et pourquoi pas possible ? continuai-je m'accrochant à mon idée. Mais vous savez, Nastenka, quelle sorte de lettre ? Il y a lettre et lettre et... Ah Nastenka, c'est ça, croyez-moi, confiez-vous à moi. Je ne vous donnerai pas un mauvais conseil. Tout ça peut s'arranger ! Vous avez fait le premier pas, pourquoi donc maintenant...
            - Non, non ! J'aurais l'air de m'imposer...
           - Ah ! ma bonne petite Nastenka ! l'interrompis-je sans cacher un sourire. Mais non, pas du tout. Vous en avez le droit, finalement, puisqu'il vous a promis. Je vois, d'ailleurs, par tout ce que vous m'avez dit que c'est un homme délicat, qu'il a agi noblement, continuai-je en m'enthousiasmant de plus en plus de la logique de mes propos, déductions et exhortations. Oui, comment a-t-il agi ? Il s'est lié par une promesse. Il a dit qu'il n'épouserait personne d'autre que vous, si seulement il se marie. A vous, au contraire, il a laissé pleine liberté, même de le refuser maintenant... Dans ces conditions vous pouvez faire le premier pas, vous en avez le droit, vous avez un avantage sur lui, ne fût-ce que si, par exemple, vous vouliez le délier de sa parole...
              - Ecoutez : comment l'écririez-vous, vous ?
              - Quoi ?
             - Mais cette lettre.
            - Moi, voici comment je l'écrirais :
              " Monsieur... "
            - Est-ce absolument nécessaire " Monsieur " ?
           - Absolument ! Au fait, pourquoi ? Je pense...
          - Bon, bon ! Ensuite !
            " Monsieur,
         Excusez si... " Au fait, non, pas d'excuses ! Le fait lui-même justifie tout. Ecrivez simplement :
         " Je vous écris. Pardonnez mon impatience, mais, toute une année j'ai été heureuse d'espoir. Est-ce ma faute si maintenant je ne puis supporter un seul jour de doute ? Maintenant que vous voilà revenu, vous avez peut-être changé d'intentions. Alors cette lettre vous dira que je ne murmure pas et ne vous accuse pas. Je ne vous accuse pas, si je n'ai plus de pouvoir sur votre coeur : telle est sans doute ma destinée !
            Vous êtes généreux. Vous ne sourirez ni ne vous fâcherez de mes lignes impatientes. Rappelez-vous que celle qui les écrit est une jeune fille pauvre, qu'elle est seule, qu'elle n'a personne pour l'enseigner ou la conseiller et qu'elle n'a jamais su maîtriser son coeur. Mais, pardonnez-moi si dans mon âme, ne fût-ce qu'un instant, s'est insinué un doute. Vous êtes incapable d'offenser, même en pensée, celle qui tant vous aimait et vous aime. "
              - Oui, oui, c'est tout à fait ce que je pensais, s'écria Nastenka, et la joie brilla dans ses yeux. Oh, vous avez résolu mes doutes, c'est Dieu qui vous a envoyé. Je vous remercie. Comme je vous remercie !
            - De quoi ? De ce que Dieu m'a envoyé, répondis-je en regardant avec enthousiasme le joyeux minois.
            - Oui, tout au moins de cela.
           - Ah ! Nastenka ! Nous remercions parfois les gens de ce qu'ils vivent avec nous, n'est-ce pas ? Moi, je vous remercie de ce que je vous ai rencontrée, de ce que, toute ma vie, je garderai le souvenir.
            - Bon, assez, assez ! Pour le moment, tenez, écoutez un peu : alors il avait été convenu qu'aussitôt arrivé, sur-le-champ, il me ferait signe en déposant une lettre dans un certain endroit, chez des amis à moi, des gens braves et simples qui ne savent rien de tout cela. Ou bien que, s'il n'y avait pas moyen de m'écrire, parce que dans une lettre on ne peut pas toujours tout dire, il viendrait le jour même, il serait ici à dix heures précises, puisque c'est l'endroit où nous avions décidé de nous rencontrer tous deux. Son arrivée je la sais déjà, mais voici déjà le troisième jour, et ni lettre, ni personne. Le matin, je ne peux absolument pas quitter grand-mêre. Remettez ma lettre demain vous-même à ces braves gens dont je vous ai parlé, ils la feront parvenir et, s'il y a une réponse vous me l'apporterez le soir à dix heures.
            - Mais la lettre,la lettre ! Avant tout, il faut l'écrire. Tout cela ne pourra guère se faire qu'après-demain.
                                                      - La lettre... répondit Nastenka un peu embarrassée, la lettre...          agefi.com                                            mais...
Image associée           Elle n'acheva pas. Elle détourna d'abord son petit visage, rougit comme une rose et, soudain, je sentis dans ma main une lettre, visiblement écrite depuis longtemps, toute prête et cachetée. Un souvenir gracieux, aimable me traversa l'esprit.
            " R, o - Ro ; s, i - si ; n, e - ne, commençai-je.
            - Rosine ! chantâmes-nous tous deux, moi, l'enlaçant presque dans mon élan, elle rougissant autant qu'elle pouvait rougir et riant à travers ses larmes qui tremblaient comme des perles sur ces cils noirs.
            - Allons, assez, assez ! Adieu maintenant ! dit-elle rapidement. Tenez, voici la lettre et voici l'adresse où la porter. Adieu ! Au revoir ! A demain !
            Elle me serra fortement les deux mains, fit un signe de la tête et fila comme une flèche vers sa ruelle. Longtemps je demeurai sur place, l'accompagnant des yeux.
            " - A demain, à demain ! " Ces mots me traversèrent la tête quand elle eut disparu.



                                                                         Dostoïevski

                                                                    à suivre............

                                                    Troisième nuit

            Aujourd'hui la journée.............