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Nuits blanches ( IV )
Troisième nuit
Aujourd'hui, la journée a été triste, pluvieuse, sans éclaircie, comme ma future vieillesse. Je suis assiégé de pensées étranges, des sentiments troubles, des questions encore obscures pour moi se pressent dans ma tête, et je n'ai ni la force ni la volonté de les résoudre. Non, ce n'est pas moi qui résoudrai tout cela !
Aujourd'hui nous ne nous verrons pas. Hier, quand nous nous sommes quittés les nuages s'étendaient sur le ciel et un brouillard s'élevait. Je dis que la journée serait mauvaise, elle ne répondit pas, elle ne voulait pas parler contre elle-même. Pour elle cette journée est lumineuse et claire, et aucun nuage n'éclipsera son bonheur.
- S'il pleut nous ne nous verrons pas, dit-elle. Je ne viendrai pas.
Je pensais qu'elle n'avait pas remarqué la pluie d'aujourd'hui, et cependant elle n'est pas venue.
Hier a été notre troisième entrevue, notre troisième nuit blanche.
Tout de même, comme la joie et le bonheur rendent l'homme beau, comme le coeur bout d'amour ! Il semble que vous allez déverser tout votre coeur dans le coeur de l'autre. Vous voulez que tout soit gai, que tout rie. Et combien contagieuse cette joie ! Hier, dans ses paroles il y avait tant de tendresse et tant de bonté pour moi dans son coeur... Comme elle était aux petits soins pour moi, comme elle se faisait caressante, comme elle choyait et encourageait mon coeur ! Oh ! que de coquetterie inspire le bonheur ! Et moi... Je prenais tout pour argent comptant, je pensais qu'elle...
Mais, mon Dieu, comment ai-je pu croire cela ? comment ai-je pu être aussi aveugle alors que tout était déjà pris par un autre, que rien n'était à moi, alors même que cette tendresse, cette sollicitude, cet amour... oui, son amour pour moi, n'était rien d'autre, enfin, que la joie de l'entrevue prochaine avec un autre, le désir de m'imposer à moi aussi son bonheur ?... Quand elle vit qu'il n'était pas venu, que nous avions attendu en vain, alors elle s'assombrit, elle devint timide et craintive. Tous ses gestes, toutes ses paroles devinrent moins aisés, moins enjoués et moins gais. Et, chose singulière,
elle redoubla pour moi d'attentions, comme si elle avait instinctivement désiré déverser sur moi ce qu'elle souhaitait pour elle-même, ce qu'elle craignait que ne se réalisât pas. Ma Nastenka était maintenant si timide, si épouvantée que je crus qu'elle avait enfin compris que je souffrais, que je l'aimais et qu'elle s'apitoyait sur mon pauvre amour. Ainsi, quand nous sommes malheureux, nous sentons plus fortement le malheur des autres. Le sentiment ne se détruit pas, il se concentre...
J'étais venu à elle le coeur plein et je peinais à attendre l'heure de la rencontre. Je ne soupçonnais même pas ce que je devais ressentir aujourd'hui. Je pensais que tout cela finirait autrement. Elle rayonnait de joie, elle attendait la réponse. La réponse, c'était lui-même. Il devait venir, accourir à son appel. Elle arriva avant moi, une bonne heure avant. D'abord, elle éclatait de rire à tout propos, à chacun de mes mots elle riait. Je commençai à parler, puis je me tus.
- Savez-vous pourquoi je suis si contente, dit-elle, si contente de vous voir ? pourquoi je vous aime tant aujourd'hui ?
- Eh bien ? dis-je, et mon coeur frémit.
- Je vous aime parce que vous n'êtes pas tombé amoureux de moi. Un autre à votre place, n'est-ce pas, m'importunerait, insisterait, pousserait des soupirs, tomberait en pâmoison, alors que vous, vous êtes si gentil !
A ce moment elle serra ma main si fort que je faillis crier. Elle rit.
- Dieu ! quel ami vous êtes, reprit-elle au bout d'une minute, très sérieusement. Mais, c'est Dieu qui vous a mis sur mon chemin ! Songez-y, que deviendrais-je si vous n'étiez pas avec moi en ce moment ? Comme vous êtes désintéressé ! Comme vous m'aimez bien ! Quand je serai mariée nous serons très amis, mieux que des frères ! Je vous aimerai presque autant que lui.
Je ressentis une espèce de chagrin cuisant à cet instant. Pourtant quelque chose comme un rire s'agita dans mon âme
- Vous avez un accès, dis-je vous avez peur, vous croyez qu'il ne viendra pas.
- Allez au diable ! répondit-elle. Si j'étais moins heureuse, je crois bien que je pleurerais de votre incroyance, de vos reproches. D'ailleurs, vous m'avez donné une idée et vous m'avez fourni matière à réflexion. Mais cela, c'est pour plus tard. Maintenant, je vous l'avoue, vous avez dit la vérité. Non, je ne suis pas dans mon assiette, je suis toute dans l'attente, et je sens toujours les choses tellement facilement. Mais c'est assez, laissons les sentiments !...
A ce moment on entendit des pas et, dans l'obscurité. Un passant avançait vers nous. Nous tressaillîmes, elle manqua pousser un cri. J'abandonnai sa main et fis un geste, comme pour m'écarter. Mais c'était une erreur, ce n'était pas lui.
- De quoi avez-vous eu peur ? Pourquoi avez-vous quitté ma main ? dit-elle en me la rendant. Eh bien, qu'est-ce que ça fait, nous l'accueillerons ensemble. Je veux qu'il voie combien nous nous aimons tous deux.
- O Nastenka, Nastenka, pensai-je, avec ce mot que tu en as dit long ! Un pareil amour, ô Nastenka, il est des heures où il fait froid au coeur et pèse à l'âme. Ta main est froide, la mienne est brûlante comme le feu. Que tu es aveugle, ô Nastenka !.. Oh ! combien est insupportable l'être heureux à certains moments ! Mais je ne pouvais pas me fâcher contre toi !...
Enfin, mon coeur débordait.
- Écoutez, Nastenka, m'écriai-je, savez-vous ce qui m'est arrivé toute la journée ?
- Eh bien, quoi ? quoi donc ? racontez vite. Qu'aviez-vous à taire jusqu'ici ?
- D'abord, Nastenka, quand j'ai eu fait toutes vos commissions, remis la lettre, été chez vos braves personnes, après cela... après cela je suis rentré chez moi et je suis allé me coucher.
- Et c'est tout ! m'interrompit-elle en riant.
- Oui, presque tout, répondis-je le coeur serré car à mes yeux affluaient déjà de sottes larmes. Je me suis réveillé une heure avant notre rendez-vous, mais c'est tout comme si je n'avais pas dormi. Je ne sais pas ce qui m'est arrivé. J'étais en route pour vous raconter tout cela, on aurait dit que, pour moi, le temps était arrêté, qu'une seule sensation, un seul sentiment devait depuis ce moment demeurer en moi à perpétuité, qu'une seule minute devait se prolonger une éternité, bref, que pour moi, toute vie était suspendue... A mon réveil, il me semblait qu'un certain motif musical connu depuis longtemps, entendu jadis quelque part, oublié et délectable, se rappelait maintenant à moi. Il me semblait que toute ma vie avait demandé à s'exhaler de mon âme et que, maintenant seulement,..
- Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit Nastenka. Comment cela peut-il se faire ? Je ne comprends pas un mot.
- Ah ! Nastenka ! j'aurais voulu vous communiquer tant bien que mal cette impression singulière... commençai-je d'une voix pitoyable, où se cachait encore un espoir, quoique bien lointain.
- Assez, assez, assez ! dit-elle. En un éclair elle avait deviné, la friponne !
Elle se fit soudain extraordinairement causeuse, gaie, polissonne. Elle me prit sous le bras, elle riait, elle voulait que je rie moi aussi, et chaque parole troublée que je prononçais suscitait chez elle un rire si sonore, si prolongé... Je commençais à m'irriter. Elle se mit, soudain, à faire la coquette.
- Ecoutez donc, fit-elle, mais je suis quelque peu dépitée que vous ne soyez pas amoureux de moi. Allez comprendre les hommes après cela ! Tout de même, monsieur l'inflexible, vous ne pouvez pas ne pas me faire de compliments pour ma simplicité. Je vous dis tout, à vous, toutes les sottises qui peuvent me passer par la tête.
- Ecoutez ! C'est onze heures, je crois ? dis-je quand les coups réguliers d'une cloche retentirent, au loin, dans une tour du centre de la ville. Elle s'arrêta tout à coup, cessa de rire et se mit à compter
- Oui, onze ! dit-elle enfin d'une voix irrésolue et timide.
*** Je me rependis aussitôt de lui avoir fait peur, de l'avoir obligée à compter les heures, et je me maudis pour cet accès de méchanceté. Je fus chagriné pour elle et ne sus comment racheter ma faute. Je me fis un devoir de la consoler, de découvrir des raisons à l'absence de l'autre, de produire divers arguments, des preuves. Personne n'était plus facile à tromper qu'elle, à cet instant, et d'ailleurs, tout homme dans ces moments écoute avec joie n'importe quelle consolation et heureux, heureux s'il y a la moindre ombre de justification.
- Et d'ailleurs vous êtes drôle, continuai-je en m'échauffant de plus en plus et en admirant l'extraordinaire limpidité de mes preuves, d'ailleurs, il ne pouvait pas venir. Vous m'avez trompé, Nastenka, et si bien entraîné à votre suite que j'ai perdu la notion du temps... Réfléchissez un peu : il a tout juste pu recevoir la lettre. Supposons qu'il lui ait été impossible de venir et qu'il réponde par écrit eh bien ! la lettre n'arrivera pas avant demain. Demain, dès l'aube je fais un saut chez lui et aussitôt je vous préviens. Supposons encore un millier de choses possibles : il n'était pas chez lui quand la lettre est arrivée et il ne l'a peut-être pas encore lue... Tout peut arriver, n'est-ce pas ?
- Oui, oui ! répondit Nastenka. Je n'y pensais pas... Naturellement, tout peut arriver, continua-t-elle d'une voix tout à fait conciliante mais où s'entendait comme une désagréable dissonance, une autre pensée lointaine. Tenez, voilà ce que vous allez faire, continua-t-elle, vous irez demain le plus tôt possible et, si vous obtenez quelque chose vous me le ferez savoir tout de suite. Vous savez où j'habite ?
Et elle me répéta son adresse.. Ensuite, elle se fit d'un coup si tendre, si timide avec moi... Elle avait l'air d'écouter avec attention mais quand je lui adressai je ne sais plus quelle question elle garda le silence, se troubla et détourna la tête. Je la regardai dans les yeux : c'était bien ça, elle pleurait.
- Allons, est-il possible ? Est-ce permis , Ah ! quelle enfant vous faites ! quel enfantillage !... Mais cessez donc !
Elles essaya de sourire, de se calmer, mais son menton tremblait et sa poitrine continuait à se soulever, haletante.
- Je pense à vous, me dit-elle après une minute de silence. Vous êtes si bon que je serais de pierre si je ne le sentais pas... Savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Je vous comparais tous les deux. Pourquoi n'est-il pas vous ? Pourquoi n'est-il pas comme vous ? Il ne vous vaut pas, et pourtant, je l'aime plus que vous.
Je n'ai rien répondu. Elle attendait, je crois, que je dise quelque chose.
- Bien sûr, peut-être que je ne le comprends pas encore tout à fait, que je ne le connais pas tout à fait. Vous savez, j'ai toujours eu une espèce de peur de lui. Il était toujours si grave, si fier aurait-on dit. Bien sûr, je sais, il a seulement l'air d'être ainsi, et dans son coeur il y a plus de tendresse que dans le mien... Je me rappelle comme il m'a regardée au moment où, vous vous souvenez, je suis montée chez lui avec mon baluchon. Malgré tout, je le respecte trop, et alors, c'est comme si nous n'étions pas égaux, n'est-ce pas ?
- Non, Nastenka, non, répondis-je. Cela veut dire que vous l'aimez plus que tout au monde et beaucoup plus que vous-même.
- Oui, admettons que ce soit ça, répondit ma naïve Nastenka. Mais savez-vous ce qui m'est venu à l'idée à l'instant ? Seulement maintenant je ne vais pas parler de lui. C'est en général, j'avais tout cela en tête depuis longtemps. Ecoutez donc : pourquoi ne sommes-nous pas tous comme des frères avec des frères ? Pourquoi le meilleur des hommes a-t-il toujours quelque chose à cacher à un autre et se tait-il devant lui ? Pourquoi ne pas dire franchement, tout de go, ce qu'on a dans le coeur, si on sait qu'on ne parlera pas en pure perte ? Autrement chacun se donne des airs d'être plus farouche qu'il n'est en réalité, comme si on craignait de déflorer ses sentiments en les exprimant trop vite...
- Ah ! Nastenka, ce que vous dîtes est vrai, mais cela tient à bien des raisons, l'interrompis-je refoulant mes sentiments plus que je n'avais jamais fait jusque-là.
- Non, non ! répondit-elle avec une profonde conviction. Tenez vous, par exemple, vous n'êtes pas comme les autres. Vrai, je ne sais comment vous raconter ce que je ressens, mais il me semble que vous par exemple..., au moins en ce moment..., il me semble que vous sacrifiez pour moi quelque chose, ajouta-t-elle timidement en me lançant un coup d'oeil rapide. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je suis une fille simple, je n'ai pas encore vu grand-chose du monde et, vrai, il y a des moments où je ne sais pas parler, ajouta-t-elle d'une voix qui tremblait de je ne sais quel sentiment caché et tout en s'efforçant cependant de sourire. Mais je voulais seulement vous dire que je suis reconnaissante, que j'éprouve tout cela aussi... Oh ! que Dieu vous donne en récompense le bonheur ! Tenez, ce que vous m'avez alors raconté de votre rêveur, c'est absolument faux. Je veux dire, ça ne vous concerne pas. Vous, vous revenez à la santé, vous êtes vraiment un tout autre homme que celui que vous avez dépeint. Si un jour vous aimez que Dieu vous donne avec elle le bonheur ! Quant à elle, je ne lui souhaite rien, parce qu'elle sera heureuse avec vous. Je le sais, je suis femme, et vous devez me croire quand je vous parle ainsi...
Elle se tut et me serra la main avec force. Moi non plus, d'émotion je ne pouvais rien dire. Plusieurs minutes s'écoulèrent.
- Oui, je vois bien qu'il ne viendra pas aujourd'hui ! dit-elle enfin en levant la tête. Il est déjà tard !
- Il viendra demain, dis-je de la voix la plus ferme et la plus convaincante.
- Oui, ajouta-t-elle égayée, je le vois bien maintenant, il ne viendra que demain. Eh bien alors, au revoir, à demain ! S'il pleut, je ne viendrai peut-être pas. Mais après-demain je viendrai, je viendrai absolument, quoiqu'il arrive. Soyez ici absolument, quoiqu'il arrive, je veux vous voir, je vous raconterai tout.
***** Et ensuite, au moment des adieux, elle me tendit la main et me dit en me regardant franchement dans les yeux :
- Alors maintenant, nous sommes ensemble pour toujours, n'est-ce pas ?
Ô Nastenka, Nastenka ! Si tu savais dans quelle solitude je suis maintenant !
Quand ont sonné neuf heures je n'ai pas pu tenir en place dans ma chambre, je me suis habillé et je suis sorti, malgré le mauvais temps. J'ai été là-bas, je me suis assis sur notre banc. J'ai fait un brin de promenade dans leur rue, mais j'ai eu honte et je suis revenu sans lever les yeux sur leurs fenêtres, deux pas avant d'arriver à leur maison. Je suis rentré chez moi dans un désespoir comme je n'en avais jamais connu. Quel temps ennuyeux, humide ! S'il avait fait beau, je me serais promené dans ces parages, toute la nuit...
Mais à demain, à demain ! Demain elle me racontera tout.
Cependant, il n'y a pas eu de lettre aujourd'hui. Mais, au fait, c'est dans l'ordre des choses. Ils sont ensemble.
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à suivre Suite et fin..........
Quatrième nuit
Dieu, comment tout..........
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