jeudi 15 mars 2018

Nuits blanches 1 Feodor Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

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                                                      Nuits blanches
                                              Roman sentimental

                                                  Souvenirs d'un rêveur

                                                ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~      

                                                    Première nuit

            C'était une nuit merveilleuse, une de ces nuits comme il n'en peut exister que quand nous sommes jeunes, ami -e- lecteur - rice. Le ciel était si étoilé, un ciel si lumineux, qu'à lever les yeux vers lui on devait malgré soi se demander : se peut-il que sous un pareil ciel vivent des hommes irrités et capricieux ? Cela aussi, c'est une question jeune ami lecteur, très jeune... mais puisse le Seigneur vous l'inspirer souvent !
            En parlant de messieurs capricieux et irrités, je n'ai pas pu me rappeler ma propre conduite - irréprochable - durant toute cette journée. Depuis le matin, j'ai été tourmenté par un ennui profond et singulier. Soudain il m'apparut que j'étais seul, abandonné de tous, et que tout le monde s'écartait de moi. On serait en droit, bien sûr, de me demander : mais qui donc, " tous " ? puisque voici huit ans que j'habite Saint-Petersbourg et que je n'ai su m'y faire presque aucune relation. Mais qu'ai-je besoin de relations ? Je connais déjà tout Pétersbourg. C'est bien pourquoi il m'a semblé que tout le monde m'abandonnait quand tout Petersbourg s'est mis sur pied et est brusquement parti pour la campagne. J'ai été pris de peur à me trouver seul, et trois jours pleins j'ai erré par la ville dans un ennui profond, sans rien comprendre à ce qui m'arrivait.
            Allais-je sur la Perspective, allais-je au Jardin, errais-je sur les quais, pas un des visages que j'avais l'habitude de rencontrer à ces mêmes endroits à la même heure toute l'année ! Eux, bien sûr, ne me connaissent pas, mais moi je les connais. Je les connais intimement. J'ai presque étudié leur physionomie, et je les admire quand ils sont gais, je broie du noir quand ils se voilent de tristesse. J'ai presque lié amitié avec un petit vieux que je rencontre chaque jour que le Bon Dieu fait, à une certaine heure, sur la Fontanka. Il a la mine si grave, si pensive. Tout le temps il chuchote dans sa barbe et remue la main gauche tandis que de la droit il tient une longue canne noueuse à pommeau d'or. Même il m'a remarqué et me porte un cordial intérêt. Si d'aventure je n'étais pas à une certaine heure à ce même endroit de la Fontanka, je suis sûr qu'il aurait un accès de spleen. Voilà pourquoi nous sommes parfois à deux doigts de nous saluer, surtout quand nous sommes tous deux de bonne humeur. Dernièrement, comme nous ne nous étions pas vus de deux jours entiers, le troisième, en nous rencontrant nous portions déjà la main à nos chapeaux quand, par bonheur, nous reprîmes à temps nos esprits, abaissâmes le bras et passâmes avec sympathie l'un à côté de l'autre.
            Pour moi, les maisons aussi sont des connaissances. Quand je me promène chacune a l'air de courir à ma rencontre dans la rue : elle me regarde de toutes ses fenêtres et me dit, ou tout comme :
            " - Bonjour ! Comment allez-vous ? Moi, je vais bien, Dieu merci ! Au mois de mai on va m'ajouter un étage.
            Ou
            - Comment allez-vous ? Demain on me met en réparation.
            Ou
            - J'ai failli brûler et j'ai eu bien peur. "
            Et autres semblables discours.
            Parmi elles j'ai des préférées, j'ai des intimes. Une d'elles a l'intention de faire une cure cet été entre les mains d'un architecte. J'irai la voir tous les jours, exprès, de peur qu'il ne la tue, sait-on jamais ? Dieu l'en préserve !
            Mais jamais je n'oublierai l'histoire d'une jolie, jolie maisonnette rose clair. C'était une si gentilles petite maison de pierre, elle me regardait d'un air si affable, et si fièrement elle regardait ses lourdaudes de voisines, que mon coeur était dans la joie quand je passais devant.
              Soudain, la semaine dernière, je passe dans la rue, je regarde                                                           mon amie, et qu'entends-je ? un cri pitoyable : 
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Résultat de recherche d'images pour "la fontaka"            " - On me peint en jaune ! "
            Les scélérats ! les barbares ! ils n'ont eu pitié de rien, ni des colonnes, ni des corniches, et voilà mon amie jaune canari. J'ai failli en avoir un épanchement de bile, et jusqu'à maintenant, je n'ai pas eu la force d'aller voir ma pauvre estropiée, barbouillée aux couleurs de l'Empire du Milieu.
            Alors vous comprenez, ô lecteur, comment je suis en relations avec tout Petersbourg.
            J'ai déjà dit que trois jours durant j'ai été tourmenté d'une inquiétude, jusqu'au moment où j'en ai deviné la cause. Dans la rue je me sentais si mal à l'aise ( celui-ci absent, cet autre absent, où a passé un tel ? ) et chez moi je n'étais pas non plus dans mon assiette.. J'ai passé deux soirées à me demander : que me manque-t-il dans mon coin ? pourquoi ai-je trouvé si gênant d'y rester ? et, perplexe j'examinais mes murs verts, enfumés, le plafond tendu de la toile d'araignée cultivée avec tant de succès par Matriona, je révisais tout mon mobilier, j'examinais chaque chaise. Le mal n'était-il point là ( car si seulement une chaise n'est pas comme elle était hier, je ne suis plus dans mon assiette) Je regardais derrière la fenêtre.
            Peine perdue : pas le moindre soulagement ! J'imaginais même d'appeler Matriona, et sur-le-champ je lui adressai un blâme paternel à propos de la toile d'araignée et en général pour sa malpropreté. Mais elle se borna à me regarder étonnée et s'en retourna sans répondre un seul mot, si bien que la toile d'araignée pend encore intacte au plafond. Enfin, ce matin seulement, j'ai deviné de quoi il s'agit. Eh ! mais c'est pour me fuir qu'ils filent à la campagne !
            Pardonnez la vulgarité de l'expression : je n'avais pas la tête au style noble..., puisque c'était tout ce qu'il y avait à Petersbourg qui, ou bien était parti, ou bien partait pour la campagne, puisque tout monsieur respectable de bourgeoise apparence prenant un fiacre se transformait aussitôt à mes yeux  en un respectable père de famille qui, après le travail quotidien, se rendait sans bagages dans le sein de sa famille à la campagne, puisque tous les piétons avaient maintenant un air tout à fait spécial, qui disait, ou tout comme, à chaque personne rencontrée :
            " - Vous savez, nous sommes ici seulement comme ça, en passant. Dans deux heures nous partons pour la campagne. "
            Voyais-je s'ouvrir une fenêtre sur laquelle avaient tambouriné d'abord de menus petits doigts, blancs comme le sucre, et se pencher au-dehors la petite tête d'une jolie fille appelant le marchand de pots de fleurs, et aussitôt, sur-le-champ, il me semblait que ces fleurs on les achetait seulement comme ça, c'est-à-dire nullement pour jouir du printemps et des fleurs dans l'atmosphère étouffante d'un appartement et que, bientôt, très vite, on se transporterait tous à la campagne en les prenant avec soi.
            Bien plus, j'avais déjà fait de tels progrès dans cet ordre particulier de découvertes, nouveaux pour moi, que je pouvais maintenant, infailliblement, à vue d'oeil, déterminer dans quelle campagne était tel ou tel. Les citoyens de Kamenny ostrov et de l'île des Apothicaires ou de la Route de Peterhof se distinguaient par l'élégance étudiée des manières, par leurs costumes d'été à la mode et les beaux équipages dans lesquels ils étaient venus à la ville. Les habitants de Pargolovo et lieux plus éloignés imposaient, du premier coup d'oeil, par leur bon sens et leur sérieux. Le visiteur de Krestovski ostrov se reconnaissait à sa gaieté imperturbable.                                                 pinterest.com
Résultat de recherche d'images pour "pargolovo st petersburg"            Rencontrais-je d'aventure une longue procession de charretiers marchant paresseusement, les guides à la main, à côté de leurs voitures chargées de montagnes de meubles variés, tables, chaises divans de Turquie et d'ailleurs, et autre matériel domestique sur lequel, par surcroît, siégeait souvent, juste au sommet du véhicule, une maigre cuisinière gardant les biens de son maître comme la prunelle de ses yeux. Regardais-je les barques lourdement chargées d'ustensiles de ménage qui glissaient sur la Néva ou la Fontaka vers la Rivière Noire ou les Ïles, et charrettes ou barques se multipliaient par dix, par cent à mes yeux, il me semblait que tout était sur pied et en route, que tout émigrait par caravanes entières à la campagne. Il me semblait que tout Petersbourg menaçait de se changer en désert. Si bien, qu'enfin, j'étais honteux, vexé, affligé : je n'avais, moi, ni endroit où aller à la campagne, ni raison aucune. J'étais prêt à partir avec chaque charrette, à accompagner chaque monsieur de respectable apparence qui louait un fiacre. Mais pas un seul, absolument personne ne m'a invité : comme si j'étais oublié, comme si j'étais pour eux un étranger, effectivement !
            Je marchai beaucoup et longtemps, si bien que j'avais parfaitement réussi, selon mon habitude, à oublier où j'étais quand, soudain, je me trouvai à la porte de la ville. En un instant je fus pris de gaieté et je passai la barrière. J'avançai alors entre des champs ensemencés et des prés. Je n'éprouvais pas de fatigue, mais je sentais seulement de tout mon être qu'une espèce de fardeau tombait de mon âme. Tous les passants me regardaient si aimablement, qu'un peu plus ils m'auraient salué. Ils respiraient tous une sorte de contentement, et tous, sans exception, ils fumaient des cigares. Moi aussi j'étais content comme il ne m'était encore jamais arrivé. On aurait dit que, tout à coup, j'étais transporté en Italie, tant la nature m'avait frappé, demi-malade de citadin, à moitié asphyxié entre ses quatre murs.
            Il y a un je ne sais quoi d'inexprimablement émouvant dans notre nature petersbourgeoise quand, à l'approche du printemps, elle manifeste soudain toute sa puissance, toutes les forces qu'elle a reçues du Ciel, se couvre de jeune verdure, se pare, se colore de fleurs... Elle me rappelle malgré moi la jeune personne étique et malingre que vous regardiez parfois avec pitié, parfois avec une charité compatissante et que, parfois aussi, tout bonnement, vous ne remarquez pas mais qui, tout à coup, en un instant, à l'improviste, devient une beauté merveilleuse, inexplicable, tandis que, stupéfait, enivré, vous vous demandez malgré vous : quelle force a fait briller d'un tel feu ces yeux pensifs et tristes ? qu'est-ce qui a appelé le sang sur ces joues amaigries et pâles ? qu'est-ce qui a baigné de passion ces traits délicats ? pour quelle cause se gonfle ainsi cette poitrine ? qu'est-ce qui a soudain appelé la force, la vie et la beauté sur le visage de cette pauvre fille, l'a illuminé de sourire pareil, l'a animé d'un rire aussi éclatant, aussi étincelant ? Vous regardez tout autour, vous cherchez quelqu'un, vous devinez... Mais l'instant passe, et peut-être dès demain vous rencontrerez de nouveau le même regard pensif et distrait d'avant, le même visage pâle, la même soumission et la même timidité dans les mouvements, et même un repentir, même les traces d'un mortifiant ennui ou dépit pour cet entraînement d'une minute... Et vous, vous avez le regret que ce soit si vite, si irrévocablement fanée cette éphémère beauté, qu'elle ait brillé si illusoire et si vaine devant vous. Le regret, puisque vous n'avez pas eu le temps de l'aimer...  tripadvisor.fr
Résultat de recherche d'images pour "pargolovo st petersburg"            Et pourtant ma nuit a valu mieux que le jour. Voici comment cela s'est produit.
            Je suis revenu en ville très tard, et dix heures avaient déjà sonné quand j'approchai de chez moi. Mon chemin passait par le quai du canal où, à cette heure, on ne rencontre plus âme qui vive. Vraiment, j'habite un quartier très éloigné. Je marchais et je chantais parce que, quand je suis heureux il faut absolument que je ronronne dans ma barbe, comme tout homme heureux qui n'a ni amis, ni connaissances sympathiques et qui, dans ses instants de bonheur, n'a pas avec qui partager sa joie. Soudaine m'arriva la plus inattendue des aventures.
            Dans un coin, appuyée au parapet, se tenait une femme. Accoudée sur la grille, elle semblait regarder avec beaucoup d'attention l'eau trouble du canal. Elle portait un très joli petit chapeau jaune et une coquette mantille noire.
            " C'est une jeune fille, et sûrement une brune ", pensai-je. Elle ne paraissait pas entendre mes pas, mais elle ne bougea pas quand je la dépassai, retenant ma respiration et le coeur battant soudain fortement.
            " Bizarre, pensai-je, sans doute a-t-elle une grosse préoccupation " et, brusquement, je m'arrêtai, comme cloué sur place. J'avais perçu un sourd sanglot. Oui ! je ne m'étais pas trompé : la jeune fille pleurait. Une minute plus tard, encore et encore un sanglot. O mon Dieu ! Mon coeur se serra. J'ai beau être timide avec les femmes, le cas était exceptionnel !... Je revins, fis un pas vers elle et j'aurais obligatoirement prononcé : " Mademoiselle ! " si je n'avais su que cette exclamation avait été prononcée mille fois déjà dans tous nos romans du grand monde. C'est la seule chose qui me retint. Mais, tandis que je cherchais un mot, la jeune personne reprit ses esprits, promena un regard autour d'elle, se ressaisit, baissa la tête et glissa devant moi sur le quai. Je marchai aussitôt à sa suite, mais elle s'en avisa, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Je n'osai pas traverser. Mon coeur tressautait comme celui d'un oisillon pris au piège. Soudain un hasard vint à mon secours.
            Sur cet autre trottoir, non loin de mon inconnue, parut soudain un monsieur en habit, d'un âge respectable, mais d'une allure qui l'était beaucoup moins. Il marchait en titubant et s'appuyant précautionneusement aux muraille. Le demoiselle, elle, filait comme une flèche, hâtive et timide, comme vont en général toutes les demoiselles qui ne veulent pas qu'on s'offre à les accompagner chez elles la nuit, et naturellement le monsieur branlant ne l'aurait jamais rattrapée si ma bonne fortune ne lui avait inspiré de chercher des moyens extraordinaires. Soudain, sans rien dire à personne, mon quidam prend son élan et vole de tous ses jarrets, court, poursuit mon inconnue. Elle allait comme le vent, mais le monsieur vacillant gagne sur elle, l'atteint, elle pousse un cri, et... je bénis le sort pour l'excellente canne noueuse qui se trouvait cette fois-là dans ma main droite. En un clin d'oeil me voilà de l'autre côté, en un clin d'oeil le monsieur malvenu saisit de quoi il retourne, prend en considération mon argument irréfragable, se tait, se laisse distancer, et c'est seulement quand nous fûmes déjà très loin qu'il protesta contre moi en termes assez énergiques. Mais c'est tout juste si ses paroles parvinrent jusqu'à nous.                                                                                      lavoixdubio.com
Résultat de recherche d'images pour "matriochka"            - Donnez-moi la main, dis-je à mon inconnue, et il n'osera plus nous aborder.
            Silencieuse elle me tendit sa main encore tremblante d'émotion et d'effroi. Ô monsieur malvenu, comme je te bénissais à cet instant ! Je la regardai furtivement : elle était très gentille, et brune, je l'avais deviné ; sur ses cils noirs luisaient encore de petites larmes, larmes de la récente épouvante ou d'un précédent chagrin, je l'ignorais. Mais sur ses lèvres brillaient déjà un sourire. Elle aussi me regarda à la dérobée, rougit légèrement et baissa les yeux.
            - Vous voyez, pourquoi m'avez-vous repoussé tout à l'heure ? Si j'avais été là rien ne serait arrivé...
            - Mais je ne vous connaissais pas. Je croyais que, vous aussi...
            - Et maintenant, vous me connaissez ?
            - Un peu. Tenez, par exemple, pourquoi tremblez-vous ?
            - Oh ! vous avez deviné du premier coup ! répondis-je enthousiasmé de ce que ma demoiselle eût de la tête : avec la beauté la tête ne nuit pas. Oui, du premier coup d'oeil vous avez deviné à qui vous aviez affaire. En effet, je suis timide avec les femmes, je suis ému, je n'en disconviens pas, tout autant que vous l'étiez tout à l'heure quand ce monsieur vous a fait peur... J'ai une espèce de peur, moi, en ce moment. On dirait un songe, mais même en songe je n'ai jamais prévu qu'un jour je parlerais avec une femme, n'importe laquelle...
            - Comment ? Est-il possible...
            - Oui, si ma main tremble, c'est que jamais encore elle n'a été tenue dans une aussi jolie petite menotte... J'ai tout à fait perdu l'habitude des femmes, c'est-à-dire que je ne l'ai jamais eue... Je vis seul, vous savez. J'ignore même comment on leur parle. Tenez, maintenant encore, j'ignore si je ne vous ai pas dit quelque sottise. Dîtes-le moi franchement, je vous préviens, je ne suis pas susceptible...
            - Mais non, rien du tout, rien du tout, au contraire. Et si vous voulez que je sois vraiment franche, eh bien, je vous dirai que les femmes aiment cette timidité-là. Et, si vous voulez en savoir plus encore, moi aussi je l'aime, et je ne vous chasserai pas avant d'être rendue chez moi.
            - Vous ferez si bien, commençai-je, haletant d'enthousiasme, que je m'en vais sur-le-champ cesser d'être timide, et alors adieu tous mes moyens !...
            - Vos moyens ? Quels moyens, pour quoi faire ? Voilà qui est moins bien.
            - Pardon, je ne recommencerai plus. Le mot m'a échappé. Mais comment voulez-vous que dans un pareil moment on n'ait pas le désir...
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Résultat de recherche d'images pour "matriochka homme"            - Eh bien, oui ! Mais pour l'amour de Dieu, soyez, oh ! soyez bonne ! Jugez un peu qui je suis. J'ai déjà vingt-six ans savez-vous, et je n'ai jamais vu personne. Alors, comment puis-je parler comme il faut, avec aisance et à-propos ? Pour vous-même, ce sera mieux si tout est franc, à découvert. Je ne sais pas me taire quand mon coeur parle. Bon, mais c'est égal... Le croirez-vous ? Pas une femme, jamais jamais ! Aucune connaissance ! Et seulement je rêve chaque jour qu'à la fin, tôt ou tard, je rencontrerai quelqu'un. Ah ! si vous saviez combien de fois j'ai été amoureux de cette façon-là !
            - Mais comment cela, de qui donc ?
            - Mais de personne, de l'idéal, de celle qui me visite en songe. Je crée dans mes rêves des romans entiers. Oh ! vous ne me connaissez pas ! A vrai dire, c'est impossible autrement, j'ai rencontré deux ou trois femmes, mais sont-ce là des femmes ? Toujours des ménagères, qui... Mais je vais vous faire rire : je vous dirai que j'ai voulu plus d'une fois engager la conversation, comme ça, tout simplement, avec une aristocrate, dans la rue, naturellement si elle était seule, l'engager, bien sûr, timidement, respectueusement, passionnément. Dire que je meurs solitaire, qu'elle ne me repousse pas, que je n'ai le moyen de connaître aucune femme, lui suggérer qu'il est même du devoir de la femme de ne pas refuser la timide prière d'un homme aussi malheureux que moi. Qu'enfin tout ce que je demande se réduit à me dire quelques mots fraternels, un ou deux mots de sympathie, à ne pas me repousser au premier abord, à me croire sur parole, à écouter ce que je dirai, à se moquer de moi si on veut, à me donner espoir, à me dire deux mots, deux mots seulement, quitte après cela à ne plus jamais nous rencontrer !... Mais, vous riez... Au fait, c'est bien pour cela que je vous parle...
           - Ne soyez pas fâché. Je ris, parce que vous êtes votre propre ennemi, parce que, si vous essayiez vous réussiriez peut-être, oui, ne fût-ce que dans la rue : plus on y va simplement et mieux ça vaut... Il n'y a pas une brave femme, à condition seulement qu'elle ne soit pas une sotte et surtout qu'elle ne soit pas de mauvaise humeur à ce moment-là, pour avoir le courage de vous renvoyer sans ces deux mots que vous implorez d'elle si timidement... D'ailleurs, que dis-je ? sûrement elle vous prendrait pour un fou. C'est que j'en jugeais d'après moi. Mais je sais trop comment sont les gens ici-bas !
            - Oh ! je vous remercie ! m'écriai-je. Vous ne savez pas ce que vous venez de faire pour moi !
            - Bon, bon ! Mais, dîtes-moi, à quoi avez-vous reconnu que j'étais la femme avec qui... que vous jugiez digne... d'attention et d'amitié... bref, pas une ménagère, comme vous dites. Pourquoi vous êtes-vous décidé à m'aborder ?
            - Pourquoi ? pourquoi ? Mais vous étiez seule, ce monsieur était trop hardi, il fait nuit : reconnaissez-le vous-même, c'était mon devoir...
            - Non, non, avant, là-bas, de l'autre côté. Vous aviez déjà l'intention de m'aborder, n'est-ce pas
            - Là-bas, de l'autre côté ? Mais, bien vrai, je ne sais comment vous répondre, je crains... Savez-vous, j'étais heureux aujourd'hui, je marchais, je chantais, j'avais été à la campagne, je n'avais jamais éprouvé pareilles minutes de bonheur. Et vous... peut-être était-ce une impression... enfin pardonnez-moi si je vous le rappelle : j'ai eu l'impression que vous pleuriez, et je... je n'ai pas pu entendre cela... J'ai eu le coeur serré... Ô mon Dieu ! Voyons, n'avais-je pas le droit de m'attrister pour vous ? Était-ce un péché de ressentir pour vous une compassion fraternelle ?...  Pardonnez-moi, j'ai dit, compassion... Allons, pour finir, est-ce que j'ai pu vous offenser parce que l'idée m'est venue, malgré moi, de vous aborder ?...                                                                   
            - Laissez ! Assez ! ne me dites pas... fit-elle en baissant la tête et me serrant la main. C'est moi qui ai eu tort de vous parler de cela... Mais je suis contente de ne m'être pas trompée sur votre compte... Mais me voilà déjà chez moi, je n'ai plus qu'à prendre la rue, c'est à deux pas... Adieu, je vous remercie...
            - Alors, est-ce possible ? Est-il possible que nous ne nous revoyons plus jamais... Et tout se bornera là ?                                                                                                  pinterest.com
Image associée            - Vous voyez, dit-elle en riant : d'abord vous ne vouliez que deux mots, et maintenant... Mais au fait, je ne vous dirai rien... Peut-être que nous nous rencontrerons...
            - Je viendrai ici demain. Oh ! pardonnez-moi, voilà que j'exige déjà.
            - Oui, vous êtes impatient... vous exigez presque...
            - Écoutez un peu, écoutez- moi ! l'interrompis-je. Pardonnez-moi si je vous dis encore une chose... Voici ce qu'il y a : je ne peux pas ne pas revenir ici demain. Je suis un rêveur ; j'ai si peu de vie réelle que, des minutes comme celles-ci, comme maintenant, j'en compte si peu que je ne peux pas ne pas les reproduire dans mes rêves. Je rêverai de vous toute la nuit, toute la semaine, toute l'année. Je reviendrai ici demain, obligatoirement, et justement ici, à ce même endroit, à cette même heure, et je serai heureux au souvenir de la veille. Désormais cet endroit m'est cher. J'ai déjà deux ou trois endroits comme cela dans Petersbourg. J'ai même une fois pleuré à cause d'un souvenir, comme vous... Qui sait, peut-être que vous aussi, il y a dix minutes, c'est un souvenir qui vous faisait pleurer... Mais pardonnez-moi, de nouveau je m'oublie... Peut-être, un jour, avez-vous été particulièrement heureuse ici...
            Bon, dit la jeune fille, admettons, je viendrai ici demain, aussi à dix heures. Je vois que je ne peux plus vous interdire... C'est que j'ai besoin d'y être : ne vous figurez pas que je vous donne un rendez-vous. Je vous préviens, j'ai besoin d'y être, pour moi-même. Mais voilà... Allons, je vous le dirai franchement : ça ne fait rien si vous venez aussi. D'abord, il peut y avoir encore des désagréments, comme aujourd'hui, mais, à part ça... Bref, je voudrais tout bonnement vous voir... pour vous dire deux mots. Seulement, voyez-vous, ne me condamnez pas en ce moment, ne croyez pas que je donne si facilement des rendez-vous... Je ne vous l'aurais pas donné si... Mais que cela reste mon secret ! Seulement, d'avance, une condition...
            - Une condition? Parlez, dîtes, dîtes d'avance tout. Je consens à tout, je suis prêt à tout ! m'écriai-je enthousiaste. Je réponds de moi, je serai obéissant, respectueux... vous me connaissez...
            - Justement parce que je vous connais, je vous invite demain, dit-elle en riant. Je vous connais à la perfection, mais, attention, venez à une condition d'abord. Seulement soyez assez bon pour faire ce que je vous demanderai. Vous voyez, je parle franchement. Ne tombez pas amoureux de moi... C'est impossible, je vous assure. Pour l'amitié, je suis prête, voici ma main...Mais l'amour, non, je vous en prie !
            - Je vous le jure ! m'écriai-je en prenant sa petite main.
            - Assez, ne jurez pas : je sais que vous êtes capable de prendre feu comme de la poudre à canon. Ne me condamnez pas si je parle ainsi. Si vous saviez. Moi aussi, je n'ai personne avec qui échanger une parole, à qui demander conseil.. Naturellement, ce n'est pas dans la rue qu'il faut chercher des conseillers, mais vous, vous êtes une exception. Je vous connais comme si nous étions des amis de vingt ans... N'est-ce pas que vous ne me trahirez pas ?...
            - Vous verrez... Seulement je ne sais pas comment je vivrai toute cette nuit et tout ce jour.
            - Dormez bien, bonne nuit. Et, souvenez-vous, que je me suis confiée à vous. Mais vous avez si bien lancé cette exclamation tout à l'heure : faut-il donc rendre compte de chacun de ses sentiments, même de sa sympathie fraternelle ! Vous savez, c'était si bien dit que sur-le-champ l'idée m'a traversée de me confier à vous...
            - Pour l'amour de Dieu, mais en quoi ? comment cela ?
            - A demain ! Que cela reste pour le moment un secret. C'est mieux pour vous : au moins de loin ça ressemblera à un roman. Peut-être que je vous le dirai dès demain, et peut-être que non... Je vous parlerai d'abord, et nous ferons plus ample connaissance...
            - Oh ! moi, dès demain je vous raconterai toute mon histoire ! Mais qu'y a-t-il ? On dirait qu'un prodige s'accomplit en moi... Où suis-je, mon Dieu ? Allons, dites-moi, est-ce que vous n'êtes pas contente de ne pas vous être fâchée comme aurait fait une autre, de ne pas m'avoir repoussé tout de suite ? Deux minutes et vous m'avez rendu heureux à jamais. Oui, heureux ! Qui sait, peut-être m'avez-vous réconcilié avec moi-même, résolu mes doutes... Peut-être que je suis sujet à de pareilles minutes... Enfin, demain je vous raconterai tout, vous saurez tout, tout...
            - Bon, j'accepte. C'est vous qui commencerez...
            - D'accord.
            - Au revoir !
            - Au revoir !
            Et nous nous sommes séparés. J'ai marché toute la nuit : je ne pouvais pas me décider à rentrer. J'étais si heureux !... A demain !


                                                               à suivre.............

                                               Deuxième nuit

            - Eh bien........
         

                                                                                     Dostoïevski
     

         
        

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