mardi 3 avril 2018

La vache - La Mort de Brunette Jules Renard ( nouvelles Nos frères farouches France )

Résultat de recherche d'images pour "vache"
youtube.com

                                                                                                                                    
                                                    La Vache

            Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s'appelle simplement " La Vache " et c'est le nom qui lui va le mieux.
            D'ailleurs, qu'importe, pourvu qu'elle mange !
            Or l'herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu'elle rumine.
            Dès qu'elle m'a vu elle accourt d'un petit pas léger, en sabots fendus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive certaine que j'apporte quelque chose qui se mange. Et l'admirant chaque fois, je ne peux que lui dire ; " Tiens mange ! "
            Mais de ce qu'elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. A heure fixe elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, il y a des vaches qui le retiennent, généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied, ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s'amuse à lécher le dos de la servante.
             Quoiqu'elle vive seule, l'appétit l'empêche de s'ennuyer. Il est rare qu'elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres affriandées d'où pendent un fil d'eau et un brin d'herbe.                                                         
            Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant, les femmes, étonnées qu'une si grosse bête soit si douce,
ne se défient plus que de ses caresses



                                                                   ***

                                                   La Mort de Brunette
vegepeople.wordpress.com
Résultat de recherche d'images pour "mort de vache peinture"
            Philippe, qui me réveille, me dit qu'il s'est levé la nuit pour l'écouter et qu'elle avait le souffle calme.
            Mais, depuis ce matin, elle l'inquiète.
            Il lui donne du foin et elle le laisse.
            Il offre un peu d'herbe fraîche, et Brunette d'ordinaire si friande, y touche à peine. Elle ne regarde plus son veau et supporte mal ses coups de nez quand il se dresse sur ses pattes rigides, pour téter.
            Philippe les sépare et attache le veau loin de la mère. Brunette n'a pas l'air de s'en apercevoir.
            L'inquiétude de Philippe nous gagne tous. Les enfants même veulent se lever.
            Le vétérinaire arrive, examine Brunette et la fait sortir de l'écurie. Elle se cogne au mur et elle bute contre le pas de la porte. Elle tomberait, il faut la rentrer.
           - Elle est bien malade, dit le vétérinaire.
           Nous n'osons pas lui demander ce qu'elle a.
           Il craint une fièvre de lait, souvent fatale, surtout aux bonnes laitières, et se rappelant une à une celles qu'on croyait perdues et qu'il a sauvées, il écarte avec un pinceau, sur les reins de Brunette, le liquide d'une fiole.
            - Il agira comme un vésicatoire, dit-il. J'en ignore la composition exacte. Ça vient de Paris. Si le mal ne gagne pas le cerveau, elle s'en tirera toute seule, sinon, j'emploierai la méthode de l'eau glacée. Elle étonne les paysans simples, mais je sais à qui je parle.
            - Faites, monsieur.
            Brunette, couchée sur la paille, peut encore supporter le poids de sa tête. Elle cesse de ruminer. Elle semble retenir sa respiration pour mieux entendre ce qui se passe au fond d'elle.
            On l'enveloppe d'une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles se refroidissent.
            - Jusqu'à ce que les oreilles tombent, dit Philippe, il y a de l'espoir.
            Deux fois elle essaie en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles de plus en plus espacés.
            Et voilà qu'elle laisse tomber sa tête sur son flanc gauche.
            - Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant des douceurs.
            La tête se relève et se rabat sur le bord de la mangeoire, si pesamment que le choc sourd nous fait faire : " Oh ! "
            Nous bordons Brunette de tas de paille pour qu'elle ne s'assomme pas.
            Elle tend le cou et les pattes, elle s'allonge de toute sa longueur, comme au pré, par les temps orageux.
            Le vétérinaire se décide à la saigner. Il ne s'approche pas trop. Il est aussi savant qu'un autre, mais il passe pour moins hardi.                                                                                               
            Au premier coup de marteau de bois, la lancette glisse sur la  veine. Après un coup mieux assuré, le sang jaillit dans le seau d'étain, que d'habitude le lait emplit jusqu'au bord.
            Pour arrêter le jet le vétérinaire passe dans la veine une épingle d'acier.
            Puis, du front à la queue de Brunette soulagée, nous appliquons un drap mouillé d'eau de puits et qu'on renouvelle fréquemment, parce qu'il s'échauffe vite. Elle ne frissonne même pas. Philippe la tient ferme par les cornes et empêche la tête d'aller battre le flanc gauche.
            Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas si elle va mieux ou si son état s'aggrave.
            Nous sommes tristes, mais la tristesse de Philippe est morne comme celle d'un animal qui en verrait souffrir un autre.                                                                                         
            Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu'il mange sans appétit, sur un escabeau, et qu'il n'achève pas.
            - C'est la fin, dit-il, Brunette enfle !
            Nous doutons d'abord, mais Philippe a dit vrai. Elle gonfle à vue d'oeil et ne se dégonfle pas, comme si l'air entré ne pouvait ressortir.
            La femme de Philippe demande :
            - Elle est morte ?
            - Tu ne le vois pas ! dit Philippe durement.                                        bibou.ch
Image associée            Madame Philippe sort dans la cour.
            - Ce n'est pas près que j'aille en chercher une autre, dit Philippe.
            - Une quoi ?
            - Une autre Brunette.
            - Vous irez quand je voudrai, dis-je d'une voix de maître qui m'étonne.
            Nous tâchons de nous faire croire que l'accident nous irrite plus qu'il ne nous peine, et déjà nous disons que Brunette est crevée.
            Mais le soir, j'ai rencontré le sonneur de l'église et je ne sais pas ce qui m'a retenu de lui dire :
            - Tiens, voilà cent sous, va sonner le glas de quelqu'un qui est mort dans ma maison.


                                                                                                                                 

                                                                                      Jules Renard
                                                         

dimanche 1 avril 2018

Lettre sur les aveugles 6 Fin Diderot ( Nouvelle France )


Image associée
flickr.com


                                                        Lettre sur les aveugles
                                                                            à l'usage ceux qui voient

            Cependant je ne pense nullement que l'oeil ne puisse s'instruire, ou, s'il est permis de parler ainsi, s'expérimenter de lui-même. Pour s'assurer, par le toucher, de l'existence de la figure des objets, il n'est pas nécessaire de voir ; pourquoi faudrait-il toucher, pour s'assurer des mêmes choses par la vue ? Je connais tous les avantages du tact ; et je ne les ai pas déguisés, quand il a été question de Saunderson ou de l'aveugle du Puiseaux ; mais je ne lui ai point reconnu celui-là. On conçoit sans peine que l'usage d'un des sens peut être perfectionné et accéléré par les observations de l'autre ; mais nullement qu'il y ait entre leurs fonctions une dépendance essentielle. Il y a assurément dans les corps des qualités que nous n'y apercevrions jamais sans l'attouchement : c'est le tact qui nous instruit de la présence de certaines modifications insensibles aux yeux, qui ne les aperçoivent que quand ils ont été avertis par ce sens ; mais ces services sont réciproques ; et dans ceux qui ont la vue plus fine que le toucher, c'est le premier de ces sens qui instruit l'autre de l'existence d'objets et de modifications qui lui échappent par leur petitesse. Si l'on vous plaçait à votre insu, entre le pouce et l'index, un papier ou quelque autre substance unie, mince et flexible, il n'y aurait que votre oeil qui pût vous informer que le contact de ces doigts ne se ferait pas immédiatement. J'observerai, en passant, qu'il serait infiniment plus difficile de tromper là-dessus un aveugle qu'une personne qui a l'habitude de voir.
            Un oeil vivant et animé aurait sans doute de la peine à s'assurer que les objets extérieurs ne font pas partie de lui-même ; qu'il en est tantôt voisin, tantôt éloigné ; qu'ils sont figurés ; qu'ils sont plus grands les uns que les autres ; qu'ils ont de la profondeur, etc., mais je ne doute nullement qu'il ne les vît, à la longue, et qu'il ne les vît assez distinctement pour en discerner au moins les limites grossières. Le nier, ce serait perdre de vue la destination des organes ; ce serait oublier les principaux phénomènes de le vision ; ce serait se dissimuler qu'il n'y a point de peintre assez habile pour approcher de la beauté et de l'exactitude des miniatures qui se peignent dans le fond de nos yeux ; qu'il n'y a rien de plus précis que la ressemblance de la représentation à l'objet représenté ; que la toile de ce tableau n'est pas si petite ; qu'il n'y a nulle confusion entre les figures ; qu'elles occupent à peu près un demi-pouce en carré ; et que rien n'est plus difficile d'ailleurs que d'expliquer comment le toucher s'y prendrait pour enseigner à l'oeil à apercevoir, si l'usage de ce dernier organe était absolument impossible sans le secours du premier.
            Mais je ne m'en tiendrai pas à de simples présomptions ; et je demanderai si c'est le toucher qui apprend à l'oeil à distinguer les couleurs. Je ne pense pas qu'on accorde au tact un privilège aussi extraordinaire ; cela supposé, il s'ensuit que, si l'on présente à un aveugle à qui l'on vient de restituer la vue un cube noir, avec une sphère rouge, sur un grand fond blanc, il ne tardera pas à discerner les limites de ces figures.                                                                                       ebay.com
Image associée            Il tardera, pourrait-on me répondre, tout le temps nécessaire aux humeurs de l'oeil, pour se disposer convenablement : à la cornée, pour prendre la convexité requise à la vision ; à la prunelle, pour être susceptible de la dilatation et du rétrécissement qui lui sont propres ; aux filets de la rétine, pour n'être ni trop ni trop peu sensibles à l'action de la lumière ; au cristallin, pour s'exercer aux mouvements en avant et en arrière qu'on lui soupçonne ; ou aux muscles, pour bien remplir leurs fonctions ; aux nerfs optiques, pour s'accoutumer à transmettre la sensation ; au globe entier de l'oeil, pour se prêter à toutes les dispositions nécessaires, et à toutes les parties qui le composent, pour concourir à l'exécution de cette miniature dont on tire si bon parti, quand il s'agit de démontrer que l'oeil s'expérimentera de lui-même.
            J'avoue que, quelque simple que soit le tableau que je viens de présenter à l'oeil d'un aveugle-né, il n'en distinguera bien les parties que quand l'organe réunira toutes les conditions précédentes ; mais c'est peut-être l'ouvrage d'un moment ; et il ne serait pas difficile, en appliquant le raisonnement qu'on vient de m'objecter à une machine un peu composée, à une montre, par exemple, de démontrer,
par le détail de tous les mouvements qui se passent dans le tambour, la fusée, les roues,les palettes, le balancier, etc., qu'il faudra quinze jours à l'aiguille pour parcourir l'espace d'une seconde. Si on répond que ces mouvements sont simultanés, je répliquerai qu'il en est peut-être de même de ceux qui se passent dans l'oeil, quand il s'ouvre pour la première fois, et de la plupart des jugements qui se font en conséquence. Quoi qu'il en soit de ces conditions qu'on exige dans l'oeil pour être propre à la vision, il faut convenir que ce n'est point le toucher qui les lui donne, que cet organe les acquiert de lui-même ; et que, par conséquent, il parviendra à distinguer les figures qui s'y peindront, sans le secours d'un autre sens.
            Mais encore une fois, dira-t-on, quand en sera-t-il là ? Peut-être beaucoup plus promptement qu'on ne le pense. Lorsque nous allâmes visiter ensemble le cabinet du Jardin Royal, vous souvenez-vous, madame, de l'expérience du miroir concave, et de la frayeur que vous eûtes lorsque vous vîtes venir à vous la pointe d'une épée avec la même vitesse que la pointe de celle que vous aviez à la main s'avançait vers la surface du miroir ? Cependant vous aviez l'habitude de rapporter au-delà des miroirs tous les objets qui s'y peignent. L'expérience n'est donc ni si nécessaire, ni même si infaillible qu'on le pense, pour apercevoir les objets ou leurs images où elles sont. Il n'y a pas jusqu'à votre perroquet qui ne m'en fournit une preuve. La première fois qu'il se vit dans une glace, il en approcha son bec, et ne se rencontrant pas lui-même qu'il prenait pour son semblable, il fit le tour de la glace. Je ne veux point donner au témoignage du perroquet plus de force qu'il n'en a ; mais c'est une expérience animale où le préjugé ne peut avoir de part.
Image associée *           Cependant, m'assurât-on qu'un aveugle-né n'a rien distingué pendant deux mois, je n'en serais point étonné. J'en conclurai seulement la nécessité de l'attouchement pour l'expérimenter. Je n'en comprendrai que mieux combien il importe de laisser séjourner quelque temps un aveugle-né dans l'obscurité, quand on le destine à des observations ; de donner à ses yeux la liberté de s'exercer, ce qu'il fera plus commodément dans les ténèbres qu'au grand jour ; et de ne lui accorder, dans les expériences, qu'une espèce de crépuscule, ou de se ménager, du moins dans le lieu où elles se feront, l'avantage d'augmenter ou de diminuer à discrétion la clarté. On ne me trouvera que plus disposé à convenir que ces sortes d'expériences seront toujours très difficiles et très incertaines ; et que le plus court en effet, quoiqu'en apparence le plus long, c'est de prémunir le sujet de connaissances philosophiques qui le rendent capable de comparer les deux conditions par lesquelles il a passé, et de nous informer de la différence de l'état d'un aveugle et de celui d'un homme qui voit. Encore une fois que peut-on attendre de celui qui n'a aucune habitude de réfléchir et de revenir sur lui-même ; et qui, comme l'aveugle de Cheselden, ignore les avantages de la vue, au point d'être insensible à sa disgrâce, et de ne point imaginer que la perte de ce sens nuise beaucoup à ses plaisirs ? Saunderson, à qui l'on ne refusera pas le titre de philosophe, n'avait certainement pas la même indifférence ; et je doute fort qu'il eût été de l'avis de l'auteur de l'excellent " Traité des Systèmes ". Je soupçonnerais volontiers le dernier de ces philosophes d'avoir donné lui-même dans un petit système, lorsqu'il a prétendu "que, si la vie de l'homme n'avait été qu'une sensation non interrompue de plaisir ou de douleur, heureux dans un cas sans aucune idée du malheur, malheureux dans l'autre sans aucune idée de bonheur, il eût joui ou souffert ; et que, comme si telle eût été sa nature, il n'eût point regardé autour de lui pour découvrir si quelque être veillait à sa conservation, ou travaillait à lui nuire ; que c'est le passage alternatif de l'un à l'autre de ces états, qui l'a fait réfléchir, etc... "
            Croyez-vous, madame, qu'en descendant de perceptions claires en perceptions claires - car c'est la manière de philosopher  de l'auteur, et la bonne -, il fût jamais parvenu à cette conclusion ? Il n'en est pas du bonheur et du malheur ainsi que des ténèbres et de la lumière : l'un ne consiste pas dans une privation pure et simple de l'autre. Peut-être eussions-nous assuré que le bonheur ne nous était pas moins essentiel que l'existence et la pensée, si nous en eussions joui sans aucune altération ; mais je n'en peux pas dire autant du malheur. Il eût été très naturel de le regarder comme un état forcé, de se sentir innocent, de se croire pourtant coupable et d'accuser ou d'excuser la nature, tout comme on fait.
            M. l'abbé de Condillac pense-t-il qu'un enfant ne se plaigne quand il souffre, que parce qu'il n'a pas souffert sans relâche depuis qu'il est au monde ? S'il me répond : " qu'exister et souffrir ce serait la même chose pour celui qui aurait toujours souffert ; et qu'il n'imaginerait pas qu'on pût suspendre sa douleur sans détruire son existence " ; peut-être, lui répliquerai-je, l'homme malheureux sans interruption  n'eût pas dit : Qu'ai-je fait, pour souffrir ? mais qui l'eût empêché de dire : Qu'ai-je fait pour exister ? Cependant je ne vois pas pourquoi il n'eût point utilisé les deux verbes synonymes, j'existe et je souffre, l'un pour la prose, et l'autre pour la poésie, comme nous avons les deux expressions, je vis et je respire. Au reste, vous remarquerez mieux que moi, madame, que cet endroit de M. l'abbé de Condillac est très parfaitement écrit ; et je crains bien que vous ne disiez, en comparant ma critique avec sa réflexion, que vous aimez mieux encore une erreur de Montaigne qu'une vérité de Charron.                                                               dx.com
Image associée            Et toujours des écarts, me direz-vous. Oui, madame, c'est la condition de notre traité. Voici maintenant mon opinion sur les deux questions précédentes. Je pense que la première fois que les yeux de l'aveugle-né s'ouvriront à la lumière, il n'apercevra rien du tout ; qu'il faudra quelque temps à son oeil pour s'expérimenter : mais qu'il s'expérimentera de lui-même, et sans le secours du toucher ; et qu'il parviendra non seulement à distinguer les couleurs, mais à discerner au moins les limites grossières des objets. Voyons à présent si, dans la supposition qu'il acquît cette aptitude dans un temps fort court, ou qu'il l'obtînt en agitant ses yeux dans les ténèbres où l'on aurait eu l'attention de l'enfermer et l'exhorter à cet exercice pendant quelque temps après l'opération et avant les expériences ; voyons, dis-je, s'il reconnaîtrait à la vue les corps qu'il aurait touchés, et s'il serait en état de leur donner les noms qui leur conviennent. C'est la dernière question qui me reste à résoudre.
            Pour m'en acquitter d'une manière qui vous plaise, puisque vous aimez la méthode, je distinguerai plusieurs sortes de personnes, sur lesquelles les expériences peuvent se tenter. Si ce sont des personnes grossières, sans éducation, sans connaissances, et non préparées, je pense que, quand l'opération de la cataracte aura parfaitement détruit le vice de l'organe, et que l'oeil sera sain, les objets s'y peindront très distinctement ; mais que, ces personnes n'étant habituées à aucune sorte de raisonnement, ne sachant ce que c'est que sensation, idée ; n'étant point en état de comparer les représentations qu'ont reçues par le toucher avec celles qui leur viennent par les yeux, elles prononceront : " Voilà un rond, Voilà un carré ", sans qu'il y ait de fond à faire sur leur jugement ; ou même elles conviendront ingénument qu'elles n'aperçoivent rien dans les objets qui se présentent à leur vue qui ressemble à ce qu'elles ont touché.
            Il y a d'autres personnes qui, comparant les figures qu'elles apercevront aux corps avec celles qui faisaient impression sur leurs mains, et appliquant par la pensée leur attouchement sur ces corps qui sont à distance, diront de l'un que c'est un carré, et de l'autre que c'est un cercle, mais sans trop savoir pourquoi ; la comparaison des idées qu'elles ont prises par le toucher avec celles qu'elles reçoivent par la vue, ne se faisant pas en elles assez distinctement pour les convaincre de la vérité de leur jugement.
            Je passerai, madame, sans digression, à un métaphysicien sur lequel on tenterait l'expérience. Je ne doute nullement que celui-ci ne raisonnât dès l'instant où il commencerait à apercevoir distinctement les objets, comme s'il les avait vus toute sa vie ; et qu'après avoir comparé les idées qui lui viennent par les yeux avec celles qu'il a prises par le toucher, il ne dît, avec la même assurance que vous et moi :
Image associée**          - Je serais fort tenté de croire que c'est ce corps que j'ai toujours nommé cercle, et que c'est celui-ci que j'ai toujours appelé carré ; mais je me garderai bien de prononcer que cela est ainsi. Qui m'a révélé que si j'en approchais, ils ne disparaîtraient pas sous mes mains ? Que sais-je si les objets de ma vue sont destinés à être aussi les objets de mon attouchement ? J'ignore si ce qui m'est visible est palpable : mais quand je ne serais point dans cette incertitude, et que je croirais sur la parole des personnes qui m'environnent, que ce que je vois est réellement ce que j'ai touché, je n'en serais guère plus avancé. Ces objets pourraient fort bien se transformer dans mes mains, et me renvoyer, par le tact, des sensations toutes contraires à celles que j'en éprouve par la vue. Messieurs, ajouterait-il, ce corps me semble le carré, celui-ci, le cercle ; mais je n'ai aucune science qu'ils soient tels au toucher qu'à la vue.
            Si nous substituons un géomètre au métaphysicien, Saunderson à Locke, il dira comme lui que, s'il en croit ses yeux, des deux figures qu'il voit, c'est celle-là qu'il appelait carré, et celle-ci qu'il appelait cercle : " car je m'aperçois, ajouterait-il, qu'il n'y a que la première où je puisse arranger les fils et placer les épingles à grosse tête, qui marqueraient les points angulaires du carré ; et qu'il n'y a que la seconde à laquelle je puisse inscrire ou circonscrire les fils qui m'étaient nécessaires pour démontrer les propriétés du cercle. Voilà donc un cercle ! voilà donc un carré ! Mais, aurait-il continué avec Locke, peut-être que, quand j'appliquerai mes mains sur ces figures, elles se transformeront l'une en l'autre, de manière que la même figure pourrait me servir à démontrer aux aveugles les propriétés du cercle, et à ceux qui voient, les propriétés du carré. Peut-être que je verrais un carré, et qu'en même temps je sentirais un cercle. Non, aurait-il repris ; je me trompe. Ceux à qui je démontrerais les propriétés du cercle et du carré n'avaient pas les mains  sur mon abaque et ne touchaient pas les fils que j'avais tendus et qui limitaient mes figures ; cependant ils me comprenaient. Ils ne voyaient donc pas un carré, quand je sentais un cercle ; sans quoi nous ne nous fussions jamais entendus ; je leur eusse tracé une figure, et démontré les propriéts d'une autre ; je leur eusse donné une ligne droite pour un arc de cercle, et un arc de cercle plus une ligne droite. Mais puisqu'ils m'entendaient tous, tous les hommes voient donc les unes comme les autres : je vois donc carré ce qu'ils voyaient carré, et circulaire ce qu'ils voyaient circulaire. Ainsi voilà ce que j'ai toujours nommé carré, et voilà ce que j'ai toujours nommé carré, et voilà ce que j'ai toujours nommé cercle. "
            J'ai substitué le cercle à la sphère, et le carré au cube parce qu'il y a toute apparence que nous ne jugeons des distances que par l'expérience ; et conséquemment, que celui qui se sert de ses yeux pour la première fois ne voit que des surfaces, et qu'il ne sait ce que c'est que saillie ; la saillie d'un corps à la vue consistant en ce que quelques-uns de ses points paraissent plus voisins de nous que les autres.
            Mais quand l'aveugle-né jugerait, dès la première fois qu'il voit, de la saillie et de la solidité des corps, et qu'il serait en état de discerner, non seulement le cercle du carré, mais aussi la sphère du cube, je ne crois pas pour cela qu'il en fût de même de tout autre objet plus composé. Il y a bien de l'apparence que l'aveugle-né de M. Réaumur a discerné les couleurs les unes des autres mais il y a trente à parier contre un qu'elle a prononcé au hasard sur la sphère et sur le cube; et je tiens pour certain, qu'à moins d'une révélation, il ne lui a pas été possible de reconnaître ses gants, sa robe de chambre et son soulier. Ces objets sont chargés d'un si grand nombre de modifications ; il y a si peu de rapports entre leur forme totale et celle des membres qu'ils sont destinés à orner ou à couvrir que c'eût été un problème cent fois plus embarrassant pour Saunderson, de déterminer l'usage de son bonnet carré, que pour M. d'Alembert ou Clairaut, celui de retrouver l'usage de ses tables.
            Saunderson n'eût pas manqué de supposer qu'il règne un rapport géométrique entre les choses et leur usage ; et conséquemment il eût aperçu en deux ou trois analogies, que sa calotte était faite pour sa tête : il n'y a là aucune forme arbitraire qui tendît à l'égarer. Mais qu'eût-il pensé des angles et de la houppe de son bonnet carré ? A quoi bon cette touffe ? pourquoi plutôt quatre angles que six ? se fût-il demandé ; et ces deux modifications, qui sont pour nous une affaire d'ornement, auraient été pour lui la source d'une foule de raisonnements absurdes, ou plutôt l'occasion d'une excellente satire de ce que nous appelons le bon goût.                                                                  ***
Résultat de recherche d'images pour "delaunay sonia"            En pesant mûrement les choses, on avouera que la différence qu'il y a entre une personne qui a toujours vu, mais à qui l'usage d'un objet est inconnu, et celle qui connaît l'usage d'un objet, mais qui n'a jamais vu, n'est pas à l'avantage de celle-ci : cependant, croyez-vous, madame, que si l'on vous montrait aujourd'hui, pour la première fois, une garniture, vous parvinssiez jamais à deviner que c'est un ajustement, et que c'est un ajustement de tête ?  Mais, s'il est d'autant plus difficile à un aveugle-né, qui voit pour la première fois, de bien juger des objets selon qu'ils ont un plus grand nombre de formes, qui l'empêcherait de prendre un observateur tout habillé et immobile dans un fauteuil placé devant lui pour un meuble ou pour une machine, et un arbre dont l'air agiterait les feuilles et les branches, pour un être se mouvant animé et pensant ? Madame, combien nos sens nous suggèrent de choses ; et que nous aurions de peine, sans nos yeux, à supposer qu'un bloc de marbre ne pense ni ne sent !
            Il reste donc pour démontré, que Saunderson aurait été assuré qu'il ne se trompait pas dans le jugement qu'il venait de porter du cercle et du carré seulement ; et qu'il y a des cas où le raisonnement et l'expérience des autres peuvent éclairer la vue sur la relation du toucher, et l'instruire que ce qui est tel pour l'oeil, est tel aussi pour le tact.                                                                   
            Il n'en serait cependant pas moins essentiel, lorsqu'on se proposerait la démonstration de quelque proposition d'éternelle vérité, comme on les appelle, d'éprouver sa démonstration, en la privant du témoignage des sens , car vous apercevez bien, madame, que, si quelqu'un prétendait vous prouver que la projection de deux lignes parallèles sur un tableau doit se faire par deux lignes convergentes, parce que deux allées paraissaient telles, il oublierait que la proposition est vraie pour un aveugle comme pour lui.
            Mais la supposition précédente de l'aveugle-né en suggère deux autres, l'une d'un homme qui aurait vu dès sa naissance, et qui n'aurait point eu le sens du toucher, et l'autre d'un homme en qui le sens de la vue et du toucher seraient perpétuellement en contradiction. On pourrait demander du premier si, lui restituant le sens qui lui manque, et lui ôtant le sens de la vue par un bandeau, il reconnaîtrait les corps au toucher. Il est évident que la géométrie, en cas qu'il fût instruit, lui fournirait un moyen infaillible de s'assurer si les témoignages des deux sens sont contradictoires ou non. Il n'aurait qu'à prendre le cube ou la sphère entre ses mains, en démontrer à quelqu'un les propriétés, et prononcer, si on le comprend, qu'on voit cube ce qu'il sent cube, et que c'est par conséquent le cube qu'il tient. Quant à celui qui ignorerait cette science, je pense qu'il ne lui serait pas plus facile de discerner, par le toucher, le cube de la sphère, qu'à l'aveugle de M. Molineux de les distinguer par la vue.       artspace.com  
Image associée            A l'égard de celui en qui les sensations de la vue et du toucher seraient perpétuellement contradictoires, je ne sais ce qu'il penserait des formes, de l'ordre, de la symétrie, de la beauté, de la laideur, etc... Selon toute apparence, il serait, par rapport à ces choses, ce que nous sommes relativement à l'étendue et à la durée réelle des êtres. Il prononcerait, en général, qu'un corps a une forme ; mais il devrait avoir du penchant à croire que ce n'est ni celle qu'il voit ni celle qu'il sent. Un tel homme pourrait bien être mécontent de ses sens ; mais ses sens ne seraient ni contents ni mécontents des objets. S'il était tenté d'en accuser un de fausseté, je crois que ce serait au toucher qu'il s'en prendrait. Cent circonstances l'inclineraient à penser que la figure des objets change plutôt par l'action de ses mains sur eux, que par celle des objets sur ses yeux. Mais en conséquence de ces préjugés, la différence de dureté et de mollesse, qu'il observerait dans les corps, serait fort embarrassante pour lui.
            Mais de ce que nos sens ne sont pas en contradiction sur les formes, s'ensuit-il qu'elles nous soient mieux connues ? Qui nous a dit que nous n'avons point affaire à des faux témoins ? Nous jugeons pourtant. Hélas ! madame, quand on a mis les connaissances humaines dans la balance de Montaigne, on n'est pas éloigné de prendre sa devise. Car, que savons-nous ? ce que c'est que la matière ? nullement : ce que c'est que l'esprit et la pensée ? encore moins ; ce que c'est que le mouvement, l'espace et la durée ? point du tout ; des vérités géométriques ? Interrogez des mathématiciens de bonne foi, et ils vous avoueront que leurs propositions sont toutes identiques, et que tant de volumes sur le cercle, par exemple, se réduisent à nous répéter en cent mille façons différentes que c'est une figure où toutes les lignes tirées du centre à la circonférence sont égales. Nous ne savons donc presque rien ; cependant, combien d'écrits dont les auteurs ont tous prétendu savoir quelque choses ! Je ne devine pas pourquoi le monde ne s'ennuie point de lire et de ne rien apprendre, à moins que ce soit par la même raison qu'il y a deux heures que j'ai l'honneur de vous entretenir, sans m'ennuyer et sans vous rien dire.
            Je suis avec un profond respect.
                   Madame
            Votre très humble et très obéissant serviteur,


*           amazon.com
**         museumtv.fr
***      .cafeculture-cafeculture.blogspotfr

                                                                    FIN

                                                             Denis  Diderot
            
            

samedi 31 mars 2018

Dieu est plongé dans le sommeil - J'admire cette nature - Aux premiers âges du monde Alfred de Musset ( Mélanges France )



dailymotion.com

                                                  Dieu est plongé dans le sommeil

            Dieu est plongé dans le sommeil depuis le commencement du monde créé par lui.
            Dieu dort et le monde est son rêve.
            Dieu dort et toutes les révolutions physiques, toutes les évolutions des sphères, toutes les créations successives ou simultanées qui amusent son sommeil, ne sont que des apparences. Le Monde est le rêve de Dieu. Quand Dieu s'éveillera, il sera seul dans sa toute-puissante unité. Les apparences retomberont dans leur néant primitif ; les simulacres de créations et d'êtres, de globes et de planètes, de systèmes et de vies s'évanouiront à jamais. Dieu aura fini de rêver.


                                                                                                  Alfred de Musset

tempsreel.nouvelobs.com                                                                                    

                                                        J'admire cette nature
            J'admire cette nature si calme ; je vois tomber en silence les étoiles des mondes détruits. De qui vous souvenez-vous, hommes de la terre, au milieu de ces mondes sans fin qui tombent ainsi dans les nuits éternelles, sans se souvenir les uns des autres ?
            Que cette terre est petite, dites-vous ? Quel grain de sable que le soleil qui l'éclaire, parmi tant de soleils ! Et moi je vous dis : " Que l'univers est petit " ! Quel grain de sable dans le vide, que ce frêle tourbillon d'étoiles et de soleils, jeté dans un coin de l'espace comme un haillon parsemé d'or. Qui êtes-vous, vous qui croyez avoir un Dieu pour votre univers ? vous qui avez cherché le plus pur de votre fange et qui l'avez sur votre moule imperceptible pour vous en faire un  Dieu semblable à vous ? Qui êtes-vous, vous qui avez pour lui le mal et le bien, l'attraction et la pesanteur ?
            Là, dans un autre coin de la nuit sans bornes, à quelques milliards de lieues de vous, s'agite aussi sous quelque lampe vacillante quelque petit univers vivant sous d'autres lois. Dans celui-là, il n'y a ni bien ni mal, ni poids ni force ; ils ont d'autres sens ; ils saisissent ce qui les entoure, par d'autres moyens que vos yeux ternes et que vos tremblantes mains. Ici, là-bas, partout, l'espace est rempli de combinaisons savantes, diverses, toutes debout dans l'infini, toutes ayant comme vous de quoi vivre une éternité ou deux. Tout ce qui est possible est fait ; tous les systèmes de la vie combinés avec la matière ont été tirés du chaos ; et si le Dieu qui les a fait éclore soufflait dessus quelque matin, il n'aurait qu'à regarder le néant pour en faire sortir et renaître un nombre égal  de créations.                                                                                                     filsantejeunes.com


                                                                                                    Alfred de Musset


                                           Aux premiers âges du monde

            Aux premiers âges du monde, la force domina. Elle domina le premier rang au temps des Paladins, jusqu'à ce que Charlemagne, ayant compris la voix du siècle, posa la pierre d'un temple nouveau ; sur les ruines de la force, une nouvelle domination s'élança ; les fils de ceux qui avaient été forts, opprimèrent par les droits du sang. Le couperet du bourreau de Louis XI porta les premiers coups aux nobles ; celui de Robespierre les acheva. Le sang avili se tut : la domination de l'or l'avait remplacé.


                                                                                                    Alfred de Musset

dimanche 25 mars 2018

Nuits blanches 5 suite et fin Fédor Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

Image associée
etsy.com





                                                    Nuits blanches ( V )
                                                    
                                                      Quatrième nuit

            Dieu comme tout cela a fini ! Par quoi cela a fini ! Je suis arrivé à neuf heures. Elle était déjà là. De loin je l'avais déjà remarquée. Elle était comme alors, la première fois, accoudée sur le parapet du quai, et elle ne m'a pas entendu approcher.
            - Nastenka ! ai-je appelé, refoulant avec peine mon émotion.
            Elle se retourna vivement vers moi.
            - Eh bien, dit-elle. Allons ! vite !
            Je la regardai, perplexe.
            - Eh bien, où est la lettre ? Vous l'avez apportée ? répéta-t-elle s'accrochant de la main au parapet.
            - Non, je n'ai pas de lettre..., dis-je enfin. Est-ce qu'il n'a pas encore été chez vous ?
            Elle pâlit terriblement et longtemps me regarda sans faire un mouvement. J'avais détruit son dernier espoir.
            - Allons, que Dieu le garde ! prononça-t-elle d'une voix entrecoupée. Qu'il aille au diable s'il m'abandonne ainsi !
            Elle baissa les yeux, puis voulut me regarder, mais ne put pas. Quelques minutes encore, elle chercha à dominer son trouble mais, tout à coup, elle se détourna et, s'accoudant sur la balustrade du quai, fondit en larmes.
            - Assez, assez ! dis-je. Mais je n'eus pas le courage de poursuivre à la voir ainsi, et d'ailleurs, qu'aurais-je pu dire ?
            - Ne me consolez pas, dit-elle en pleurant, ne me parlez pas de lui, ne me dîtes pas qu'il viendra, qu'il ne m'a pas abandonnée cruellement, inhumainement, comme il l'a fait. Et pourquoi, pourquoi ? Est-ce qu'il y avait dans ma lettre quelque chose... dans cette malheureuse lettre...?
            Là, les sanglots l'étranglèrent. Mon coeur se déchirait, de la voir.
            - Oh ! comme c'est cruellement inhumain ! reprit-elle encore. Et pas une ligne ! Si seulement il avait répondu qu'il n'a pas besoin de moi, qu'il me repousse..., mais pas une seule ligne en trois jour pleins ! Comme ça lui est facile d'offenser, d'humilier une pauvre fille sans défense, dont le seul tort est de l'aimer ! Oh! combien j'ai souffert durant ces trois jours ! Mon Dieu, mon Dieu ! Quand je pense que c'est moi qui suis venue le trouver la première fois, que je me suis abaissée devant lui, que j'ai pleuré, que j'ai imploré de lui une goutte d'amour... Et après cela !... Écoutez, dit-elle, et ses petits yeux noirs brillèrent, mais non, pas comme ça ! Ça ne peut pas être vrai. Ce n'est pas naturel ! Ou bien vous, ou bien moi, nous nous trompons. Peut-être qu'il n'a pas reçu la lettre ? Peut-être qu'il ne sait encore rien ? Comment pourrait-on, jugez vous-même, dîtes-moi, au nom du Christ, expliquez-le moi, moi je ne peux pas le comprendre, comment peut-on agir avec autant de grossièreté et de barbarie qu'il a fait avec moi ! Pas un mot ! Mais pour la dernière des dernières on a plus de commisération. Peut-être qu'il a entendu dire des choses, que quelqu'un lui a mal parlé de moi ? s'écria-t-elle en se retournant vers moi d'un air interrogateur. Quoi ? Qu'en pensez-vous ?
             - Écoutez-moi, Nastenka, demain j'irai le voir de votre part.
            - Et alors ?
            - Je l'interrogerai, je lui raconterai tout.
            - Bon bon !                                                                                        eternels-eclairs.fr
Tableau d'Auguste Macke            - Vous, écrivez une lettre. Ne dites pas non ! Je l'obligerai à respecter votre conduite, il saura tout, et si...
            - Non, mon ami, non, interrompit-elle. Assez ! Plus un mot, plus un seul mot de moi, plus une ligne, ça suffit ! Je ne le connais plus, je ne l'aime plus, je l'ou... blie... rai...
            Elle n'acheva pas.
            - Calmez-vous, calmez-vous ! Asseyez-vous ici, Nastenka, dis-je en l'installant sur le banc.
            - Mais je suis calme. Assez ! Ce n'est rien. Ce sont des larmes, ça séchera. Allons, vous croyez donc que je vais me tuer, me jeter à l'eau ?...
            Mon coeur était comble. Je voulais parler, mais je ne pouvais pas.
            - Écoutez, continua-t-elle en me prenant par la main, dîtes, vous, vous n'auriez pas agi comme ça ? Vous n'auriez pas abandonné celle qui était venue à vous d'elle-même, vous ne lui auriez pas lancé au visage votre impudent mépris de son faible coeur imbécile ? Vous l'auriez ménagée ? Vous vous la seriez représentée seule, incapable de se guider elle-même, incapable de se défendre contre son amour pour vous, innocente, oui, innocente enfin... car elle n'a rien fait... Ô mon Dieu, mon Dieu!
             - Nastenka, m'écriai-je enfin, ne pouvant plus surmonter mon émotion. Nastenka, vous me tourmentez ! vous me déchirez le coeur, vous m'assassinez Nastenka ! Je ne peux plus me taire ! Je suis obligé, à la fin, de parler, de diree ce qui bout ici, dans mon coeur...
            Tout en prononçant cela, je me levai à demi du banc. Elle me prit la main et me regarda avec étonnement.
            - Qu'avez-vous ? dit-elle enfin.
            - Écoutez-moi ! fis-je décidé. Écoutez-moi, Nastenka ! Ce que je vais dire maintenant, ce n'est que sottises, c'est irréalisable, c'est stupide ! je sais que ça n'arrivera jamais, mais je ne peux pourtant pas me taire. Au nom de tout ce que vous souffrez, d'avance, je vous en prie, pardonnez-moi !...
            - Eh bien, quoi, qu'y a-t-il ? fit-elle.
            Elle avait cessé de pleurer et me regardait fixement tandis qu'une étrange curiosité brillait dans ses petits yeux étonnés.
            - Qu'est-ce que vous avez ? continua-t-elle.
            - C'est irréalisable, mais je vous aime, Nastenka ! Voilà ce qu'il y a. J'ai tout dit maintenant, dis-je avec un geste de désespoir. A vous de voir maintenant si vous pouvez me parler comme vous parliez tout à l'heure, si vous pouvez enfin écouter ce que j'ai à vous dire...
            - Eh bien quoi, quoi donc ? interrompit-elle. Et qu'est-ce que ça fait ? Je le savais depuis longtemps, que vous m'aimiez, seulement il me semblait toujours que vous m'aimiez tout bonnement comme ça... Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
            - D'abord, c'était " comme ça ", Nastenka, mais maintenant... maintenant... je suis exactement dans le même état où vous étiez quand vous êtes entrée chez lui avec votre baluchon. Pis que vous, Nastenka, puisqu'alors il n'aimait personne alors que vous aimez...
            - Qu'est-ce que vous me dîtes là ? Je ne vous comprends vraiment pas, à la fin ! Mais, écoutez donc, à quoi bon cela, ou plutôt pas à quoi bon, mais pour quelle raison avez-vous comme ça, et tout d'un coup... Mon Dieu, je dis des bêtises ! Mais vous...
            Et Nastenka se troubla complètement. Ses joues prirent feu. Elle baissa les yeux.
            - Que faire, Nastenka ? Qu'y puis-je ? c'est ma faute, j'ai abusé... Mais non, non ! ce n'est pas ma faute, Nastenka. Je l'éprouve, je le sens, parce que mon coeur me dit que j'ai raison, parce que je ne puis jamais vous offenser, jamais vous blesser ! J'étais votre ami, je n'ai rien trahi. Vous voyez, les larmes me coulent, Nastenka ! Qu'elles coulent, qu'elles coulent, qu'elles coulent, elles ne gênent personne. Elles sécheront, Nastenka...
            - Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous ! dit-elle en me faisant asseoir sur le banc. Ah ! mon Dieu !
            - Non, Nastenka, je ne m'assoirai pas. Je ne peux plus rester ici, vous ne pouvez plus me voir. Je dirai tout puis je m'en irai. Je veux dire seulement que vous ne l'auriez jamais su, que je vous aime. J'aurais enterré mon secret. Je ne vous tourmenterai pas maintenant, en ce moment, avec mon égoïsme. Non, mais je n'ai pas pu tenir. C'est vous qui en avez parlé la première, c'est votre faute, vous êtes la seule coupable et moi je suis innocent. Vous ne pouvez pas me chasser...
            - Mais que non ! non ! je ne vous chasse pas du tout ! dit Nastenka cachant aussi bien qu'elle pouvait son émotion, la pauvrette !
Image associée   *        - Vous ne me chassez pas ? Non ? Et moi qui voulais déjà fuir loin de vous ! Je m'en irai d'ailleurs, mais d'abord je dirai tout, parce que quand vous parliez ici, quand vous vous tourmentez de ce que... j'appellerai les choses pas leur nom, Nastenka..., de ce qu'on vous repoussait, de ce qu'on refusait votre amour, j'ai senti, j'ai éprouvé qu'il y avait dans mon coeur tant d'amour pour vous, Nastenka, tant d'amour !... Et j'ai eu tant de peine de ne pouvoir vous aider avec cet amour... que mon coeur s'est déchiré et je... je n'ai pas pu me taire, j'ai été obligé de parler ! Nastenka, j'ai été obligé de parler !...
            - Oui, oui ! parlez-moi de cette façon-là, dit-elle avec une indicible animation. Cela vous semble peut-être bizarre que je vous parle ainsi, mais... parlez ! moi, je dirai après vous, je vous raconterai tout !
            - Vous avez pitié de moi, Nastenka. Vous avez tout simplement pitié de moi, mon amie ! Ce qui est fait est fait ! Ce qui est dit ne se rattrape plus. N'est-ce pas ? Eh bien, comme ça vous savez tout, maintenant. Bon, cela c'est le point de départ. C'est bien ! maintenant c'est parfait. Seulement, écoutez un peu. Quand vous étiez assise à pleurer, je pensais à part moi oh ! laissez-moi dire ce que je pensais ! je pensais, bien sûr, Nastenka, c'est impossible, je pensais que vous... je pensais que d'une façon ou de l'autre... enfin, d'une façon tout à fait... indépendante, vous ne l'aimiez plus. Alors, déjà hier et avant-hier, Nastenka, je le pensais ainsi, alors, j'aurais fait en sorte que vous m'aimiez. N'aviez-vous pas dit, mais oui, vous l'avez dit vous-même, Nastenka, que vous étiez déjà presque amoureuse de moi ? Bon, et puis après ? Eh bien, c'est à peu près tout ce que je voulais dire : il reste seulement à dire ce qui serait arrivé si vous m'aviez aimé. Seulement cela, rien de plus ! Écoutez-moi donc, mon amie, parce que vous êtes quand même mon amie, je suis, ô bien sûr, un homme simple, pauvre, tellement insignifiant. Mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit, je ne sais pas pourquoi je ne dis jamais ce que je veux dire. C'est à cause de l'émotion, Nastenka. Seulement, seulement je vous aurais aimée de telle sorte, de telle sorte que, si même vous aviez continué à l'aimer, lui, à aimer celui que je ne connais pas, vous n'auriez quand même pas remarqué que mon amour vous pesait. Vous auriez seulement éprouvé, vous auriez seulement senti à chaque seconde qu'auprès de vous battait un coeur reconnaissant, plein de reconnaissance, un coeur brûlant qui, pour vous... Oh ! Nastenka, Nastenka, qu'avez-vous fait de moi !...
            - Ne pleurez pas, je ne veux pas que vous pleuriez, dit-elle en se levant rapidement. Allons-nous-en, levez-vous, venez avec moi, ne pleurez donc pas, ne pleurez pas.
            Tout en parlant elle essuyait mes larmes avec son mouchoir.
             - Allons maintenant, allons-nous-en, continua-t-elle. Je vous dirai peut-être quelque chose... Oui, puisque maintenant il m'a abandonnée, puisqu'il m'a oubliée, bien que je l'aime encore, je ne veux pas vous tromper..., mais écoutez donc, répondez-moi. Si, par exemple je vous avais aimé, je veux dire si seulement je... Oh! mon ami, mon ami, quand j'y pense, quand je pense que je vous ai blessé alors que j'ai ri de votre amour vous louant de n'être pas tombé amoureux... ! Oh ! Dieu ! mais comment ne l'ai-je pas prévu..., comment ai-je été assez sotte... mais... enfin, bon je suis décidé, je dirai tout...
            - Écoutez, Nastenka, savez-vous une chose ? Je vais vous quitter, voilà tout ! Vraiment je ne fais que vous tourmenter. Tenez, en ce moment vous avez des remords parce que vous vous êtes moquée, et moi je ne veux pas, non, je ne veux pas qu'en plus de votre chagrin vous... C'est moi qui ai tort, bien sûr, Nastenka ! Mais, adieu !
            - Attendez ! Écoutez un peu ! Vous pouvez attendre ?
            - Attendre quoi ? comment ?       
            - Je l'aime. Mais ça passera, ça doit passer, ça ne peut pas ne pas passer. Déjà ça passe, je le sens... Qui sait, peut-être qu'aujourd'hui même ce sera fini, parce que je le déteste, parce qu'il se moque de moi, tandis que vous, vous avez pleuré ici, avec moi, parce que vous ne m'auriez pas repoussée comme lui, parce que vous m'aimiez, tandis que lui ne m'a jamais aimée, parce que moi, je vous aime, enfin... Oui, je vous aime ! Je vous aime comme vous m'aimez. C'est moi qui vous l'ai dit, moi-même, déjà avant, vous l'avez entendu n'est-ce pas ? et si je vous aime, c'est que vous êtes meilleur que lui, c'est que vous êtes plus noble que lui, c'est que lui...
            La pauvre, son émotion était si forte qu'elle n'acheva pas. Elle posa sa tête sur mon épaule, puis sur ma poitrine, et pleura amèrement. Je la consolais, je l'encourageais, mais elle ne pouvait pas s'arrêter. Elle serrait toujours ma main et disait entre ses sanglots :
            - Attendez, attendez ! Voyez, je vais m'arrêter, tout de suite ! Je veux vous dire... ne vous figurez pas que ces larmes..., non, elles me viennent comme ça, c'est la faiblesse, attendez que ça ^passe...
            Elle s'arrêta enfin, essuya ses larmes et nous nous remîmes à marcher. Je voulus parler mais longtemps encore elle me pria d'attendre. Nous nous tûmes. Enfin elle rassembla tout son courage et se mit à parler :                                                                                                      **
Image associée            - Tenez, fit-elle d'une voix faible et tremblante mais où, soudain, résonna quelque chose qui me transperça vraiment le coeur et y produisit une agréable douleur, ne croyez pas que je sois si inconstante et si volage, ne croyez pas que je sois capable d'oublier et de trahir si légèrement et si vite... Toute une année je l'ai aimé et, je le jure devant Dieu, jamais, jamais, même en pensée je ne lui ai été infidèle. Il a méprisé cela, il s'est moqué de moi, grand bien lui fasse ! Mais il m'a blessée, il a offensé mon coeur. Je... je ne l'aime pas parce que je ne peux aimer que ce qui est généreux, ce qui me comprend, ce qui est noble. Parce que je suis moi-même ainsi faite et qu'il est indigne de moi, alors, grand bien lui fasse ! Il a mieux fait comme cela que si, ensuite, j'avais été trompée dans mon espoir et si j'avais appris plus tard ce qu'il est... Naturellement ! Mais qui sait ? Peut-être que tout mon amour était une illusion des sens, de l'imagination, peut-être même qu'il a débuté par une gaminerie, par des sottises, parce que j'étais sous la surveillance de grand-mère ? Peut-être que je dois en aimer un autre et non pas lui, un homme tout autre, qui ait pitié de moi et... et... Allons, laissons cela ! laissons cela ! s'interrompit-elle haletante d'émotion, je voulais seulement vous dire... je voulais vous dire que si, bien que je l'aime, non bien que je l'aie aimé, si malgré cela vous dites encore..., si vous sentez que votre amour est assez grand pour pouvoir, à la fin, évincer de mon coeur celui d'avant..., si vous voulez me prendre en pitié, si vous ne voulez pas m'abandonner seule à ma destinée, sans consolation, sans espoir, si vous voulez m'aimer toujours autant que vous m'aimez aujourd'hui, alors, je le jure, ma reconnaissance... mon amour sera enfin digne du votre... Prendrez-vous maintenant ma main ?
            - Nastenka, m'écriai-je, étouffant de sanglots, Nastenka ! Ô Nastenka... Ô Nastenka !
            - Bon, assez, assez ! Allons, c'est assez pour maintenant ! dit-elle se dominant avec peine. Maintenant tout est dit? N'est-ce pas ? C'est bien vrai ? Eh bien vous êtes heureux, et moi je suis heureuse ! Mais plus un mot là-dessus. Attendez, épargnez-moi !... Parlez de quelque chose d'autre, pour l'amour de Dieu !...
            - Oui, Nastenka, oui ! assez là-dessus, maintenant je suis heureux, je... bon, Nastenka, bon, parlons d'autre chose, vite, vite, parlons d'autre chose... Oui, je suis prêt...
            Et nous ne savions que dire, nous riions, nous pleurions, nous disions des milliers de mots sans suite et sans signification. Tantôt nous marchions sur le trottoir, tantôt nous rebroussions chemin brusquement et traversions la rue. Ensuite nous nous arrêtions et repassions sur le quai. Nous étions comme des enfants...
            - Maintenant j'habite seul Nastenka, commençai-je, mais demain... Bien sûr, vous le savez, Nastenka, je suis pauvre, j'ai en tout et pour tout douze cents roubles, mais c'est égal...
            - Naturellement, ça ne fait rien. Grand-mère a sa pension, alors elle ne nous sera pas à charge. Il faut la prendre, grand-mère !
            - Bien sûr, il faut prendre grand-mère... Seulement voilà, il y a Matriona...
           -  Ah ! Mais nous aussi, nous avons Fiokla !
           - Matriona est une brave femme. Elle n'a qu'un défaut : elle manque d'imagination, Nastenka, pas un brin d'imagination. Mais ça ne fait rien !...
            - C'est égal. Elles peuvent rester ensemble. Mais vous, dès demain venez vous installer chez nous.
            - Comment cela, chez vous ?... Bon, je suis prêt...
            - Oui, vous deviendrez notre locataire. Nous avons là-haut une chambre en mansarde. Elle est inoccupée. La locataire d'avant, une vieille dame noble, est partie, et grand-mère, je le sais, veut un jeune homme. Moi je lui dis : " Et pourquoi un jeune homme ? " Elle me répond " Mais comme ça, je suis vieille maintenant... mais ne te figure pas, Nastenka que je veuille te le donner pour mari... " Moi, j'ai bien deviné que c'était pour ça...
   elpais.com                                    - Ah ! Nastenka !...
Image associée            Et tous deux nous éclatâmes de rire.
            - Allons, suffit, suffit donc ! Mais où donc habitez-vous, j'ai oublié, dit-elle.
           - Là-bas, au pont-skoï, maison Barannikov.
            - C'est la grande maison ?
           - Oui, la grande maison.
           - Ah ! je sais, une belle maison. Seulement, vous savez, quittez-la et déménagez chez nous le plus tôt possible...
            - Dès demain, Nastenka, dès demain. J'ai encore quelque chose à payer sur le loyer, mais ça ne fait rien... Je touche bientôt mon traitement...
            - Mais vous savez, peut-être que je pourrai donner des leçons. J'apprendrai d'abord, et puis je donnerai des leçons...
            - Eh bien alors, c'est parfait... et moi je recevrai bientôt une gratification, Nastenka...
           - Alors, vous venez demain et vous serez mon locataire...
           - Oui, et nous irons au Barbier de Séville,, puisqu'on va bientôt le jouer de nouveau.
           - Oui, nous irons, dit en riant Nastenka. Non, il vaudra mieux ne pas voir Le Barbier, mais plutôt quelque chose d'autre...
            - Bon, parfait, quelque chose d'autre... Bien sûr, ça vaudra mieux. Moi, je n'avais pas pensé...
            En parlant ainsi nous marchions tous deux comme enivrés, dans un brouillard, ne sachant pas nous-mêmes ce qui nous arrivait. Tantôt nous nous arrêtions et nous conversions longuement au même endroit, tantôt nous nous remettions à marcher et nous tombions Dieu sait où, et de nouveau c'étaient des rires, des larmes... Tantôt Nastenka voulait brusquement rentrer, moi je n'osais pas la retenir et je voulais la reconduire jusque chez elle. Nous nous mettions en route et soudain, au bout d'un quart d'heure, nous nous retrouvions sur le quai, devant notre banc. Tantôt elle poussait un soupir et de nouveau une larme apparaissait dans ses yeux. Je devenais timide, froid.... Mais de nouveau elle serrait ma main dans la sienne et m'entraînait de nouveau pour marcher, bavarder, parler...
              - Il est temps maintenant, il est l'heure de rentrer. Il doit être très tard, dit enfin Nastenka. Assez d'enfantillages !
             - Oui, Nastenka. Seulement maintenant je ne dormirai pas. Je ne rentrerai pas chez moi.
             - Moi non plus, je crois bien, je ne dormirai pas. Mais accompagnez-moi.
            - Bien sûr.
            - Seulement cette fois, nous irons jusqu'à la maison, absolument...
            - Absolument, absolument...
            - Parole d'honneur ?... C'est qu'il faut pourtant rentrer chez soi, tôt ou tard.
            - Parole d'honneur ! répondis-je en riant.
            - Alors, en route !
            - En route !
            - Regardez le ciel, Nastenka, regardez donc ! Demain la journée sera splendide. Quel ciel bleu, quelle lune ! Regardez -moi ce nuage qui commence à la cacher, regardez, regardez !... Non, il a passé à côté. Mais regardez, regardez donc !...
            Nastenka ne regardait pas le nuage. Elle se tenait silencieuse, comme clouée sur place, une minute après elle se serra étroitement, timidement contre moi. Sa main trembla dans la mienne. Je la regardai... Elle s'appuya sur moi encore plus fort
            A cet instant, devant nous, passa un jeune homme. Soudain il s'arrêta, nous regarda fixement, puis, de nouveau, fit quelques pas. Mon coeur se mit à battre...       
            - Nastenka, dis-je à mi-voix, qui est-ce ?
            - C'est lui ! fit-elle dans un chuchotement, se serrant de plus près encore, et plus frissonnante, contre moi... J'avais peine à tenir sur mes jambes.
            - Nastenka ! Nastenka, c'est toi ! fit une voix derrière nous, et au même moment le jeune homme fit quelques pas, s'avança vers nous.
Résultat de recherche d'images pour "jun gris modigliani"            Dieu, quel cri ! comme elle trembla ! comme elle s'arracha de mes bras pour voler à sa rencontre !... Je restai à les regarder, comme abattu. Mais à peine lui avait-elle tendu la main, à peine se fut-elle jetée dans ses bras que, soudain, elle se retourna vers moi, se trouva à mon côté, comme le vent, comme l'éclair et, avant que j'eusse repris mes esprits, me prit le cou entre ses deux bras et, fortement, chaudement, me donna un baiser. Puis, sans m'adresser un mot, elle s'élança de nouveau vers lui, lui prit les mains et l'entraîna derrière elle.
            Longtemps je restai là à les suivre des yeux. Enfin, tous deux disparurent.


   dallasnews.com
                                                                  Le Matin

            Mes nuits ont pris fin ce matin-là. C'était une vilaine journée. La pluie tombait et battait tristement mes vitres. Dans la chambrette il faisait sombre, dehors le ciel était couvert. La tête me tournait, j'avais la migraine, la fièvre s'installa dans tous mes membres.
            - Une lettre pour toi, maître ! c'est la poste locale qui l'a apportée, dit au-dessus de moi la voix de Matriona.
            - Une lettre ! de qui ? m'écriai-je en sautant de ma chaise.
           - Hé ! je n'en sais rien. Regarde, peut-être que c'est écrit dedans, de qui.
           Je brisai le cachet. C'était elle !

            " Oh ! pardonnez-moi, m'écrivait Nastenka, je vous en supplie à genoux, pardonnez-moi. Je vous ai trompé, et moi-même avec. C'était un songe, un fantôme... J'ai souffert pour vous mille morts aujourd'hui. Pardon ! Pardonnez-moi !...
            Ne m'accusez pas, car je n'ai changé en rien à votre égard. J'ai dit que je vous aimerais, et je continue à vous aimer. Je fais plus que vous aimer. Ô Dieu, si je pouvais vous aimer tous deux à la fois ! Oh ! si vous étiez lui ! Oh! s'il était vous ! "
           Cette phrase me traversa le cerveau. Ce sont tes propres paroles, Nastenka, qui me sont revenues.
            " Dieu voit ce que je voudrais faire maintenant pour vous ! Je sais que vous êtes dans l'accablement et le chagrin. Je vous ai fait de la peine, mais quand on aime se souvient-on des offenses ? Or, vous m'aimez ?
            Merci ! oui, merci de cet amour, car il est imprimé dans ma mémoire comme un songe délicieux dont on garde longtemps le souvenir après le réveil, car je me souviendrai éternellement de de l'instant où vous m'avez si fraternellement ouvert votre coeur et où vous avez si magnanimement accepté en cadeau le mien, navré, pour le garder, le bercer, le guérir... Si vous me pardonnez votre souvenir sera érigé chez moi en un sentiment éternel et noble qui ne s'effacera jamais de mon âme... Je garderai ce souvenir, je lui serai fidèle, je ne le trahirai pas, je ne trahirai pas mon coeur, il est trop constant. Hier encore il est retourné si vite à celui à qui il appartenait à jamais.
            Nous nous rencontrerons, vous viendrez chez nous, vous ne nous abandonnerez pas, vous serez perpétuellement mon ami, mon frère... Et quand vous me verrez, vous me donnerez la main... oui ? vous me la donnerez, vous m'avez pardonné, n'est-ce pas ? Vous m'aimez comme avant ?
            Oh ! aimez-moi, ne m'abandonnez pas, parce que je vous aime tellement en cet instant, parce que je suis digne de votre amour, parce que je le mériterai... mon ami chéri ! C'est la semaine prochaine que je l'épouse. Il est revenu amoureux, il ne m'a jamais oubliée... Ne soyez pas fâché si je vous parle de lui. Je veux venir vous voir avec lui. Vous l'aimerez, n'est-ce pas ?
            Pardonnez-moi ! Rappelez-vous et aimez votre 

                                                                             NASTENKA                 
                                                                                                                       tripadvisor.ca
Résultat de recherche d'images pour "juan gris"            Longtemps je lus et relus cette lettre. Les larmes me venaient, enfin, elle me tomba des mains et je cachai mon visage.
            - Mon enfant ! Hé ! mon enfant, fit Matriona.
           - Quoi, ma vieille ?
           - Hé bien, la toile d'araignée du plafond, je l'ai toute enlevée. Maintenant, tu peux même te marier si tu veux, inviter des gens, tout sera à point...
            Je regardai Matriona... C'était une femme encore alerte, une jeune vieille. Mais, je ne sais pourquoi elle m'apparut soudain avec le regard éteint, des rides sur le visage, courbée, cassée... Je ne sais pourquoi, soudain il me parut que ma chambre avait vieilli comme Matriona. Murs et plancher étaient décolorés, tout s'était terni, les toiles d'araignées s'étaient encore multipliées. Je ne sais pourquoi, quand je regardai par la fenêtre il me sembla que la maison d'en face, elle aussi avait vieilli et s'était à son tour ternie, que le crépi de ses colonnes s'écaillait et tombait, que ses corniches avaient noirci et se fendaient, et que les murs d'un jaune foncé éclatant avaient passé au roux...
            Ou bien qu'un rayon de soleil qui avait brusquement percé de derrière un nimbus s'était de nouveau caché sous le nuage chargé de pluie et tout avait de nouveau pâli à mes yeux. Ou bien peut-être avait passé devant moi en un clin d'oeil, ainsi déplaisante et triste, toute la perspective de mon avenir, et je m'étais vu tel que je suis aujourd'hui, exactement quinze ans après, vieilli dans la même chambre, aussi solitaire, avec la même Matriona que toutes ces années n'ont pas rendue plus fine.
            Mais que je me souvienne de ma blessure, Nastenka ! Que j'appelle un sombre nuage sur ton clair et tranquille bonheur que, par d'amers reproches, je souffle sur ton coeur le regret, que je le navre d'un secret remords et l'oblige à battre avec tristesse dans ses instants de félicité, que je froisse la moindre des tendres fleurettes que tu plantas dans tes boucles noires le jour où tu marchas vers lui à l'autel... Oh ! Jamais, jamais ! Que ton ciel soit lumineux, que soit clair et serein ton gentil sourire, et bénis sois-tu toi-même pour la minute de félicité et de bonheur que tu as donnée à un autre coeur solitaire, reconnaissant !
            Ô mon Dieu ! Une minute entière de félicité ! Mais n'est-ce pas assez pour toute une vie d'homme ?...

*         decamino.com
**   reproduction-tableaux.fr                     
                                                                           Fin

                                                                               Fédor Dostoïevski







                             

samedi 24 mars 2018

Le Chat 1 - Le Chat 2 - Charles Baudelaire ( Poèmes France )


bookine.net


                                             LE CHAT  ( 1 )

                Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
                       Retiens les griffes de ta patte,
            Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
                       Mêlés de métal et d'agate.                                              
                                                                                                           
            Lorsque mes doigts caressent à loisir
                       Ta tête et ton dos élastique,
            Et que ma main s'enivre du plaisir                                
                       De palper ton corps électrique,
                                                                                                         
            Je vois ma femme en esprit. Son regard,                                                    lesmoutonsenrages.fr                                   Comme le tien, aimable bête,                                                                     
            Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

                       Et, des pieds jusques à la tête,
            Un air subtil, un dangereux parfum
                       Nagent autour de son corps brun.


                                                                Charles Baudelaire

                                                    ********************

                                               LE CHAT  ( 2 )

                                                                             I

            Dans ma cervelle se promène,
            Ainsi qu'en son appartement,
            Un beau chat, fort, doux et charmant.
            Quand il miaule, on l'entend à peine,

            Tant son timbre est tendre et discret ;
            Mais que sa voix s'apaise ou gronde,
            Elle est toujours riche et profonde.
            C'est là son charme et son secret.

            Cette voix, qui perle et qui filtre
            Dans mon fond le plus ténébreux,                             
            Me remplit comme un vers nombreux
            Et me réjouit comme un filtre.

            Elle endort les plus cruels maux
            Et contient toutes les extases ;
            Pour dire les plus longues phrases,
            Elle n'a pas besoin de mots.
                                             
            Non, il n'est pas d'archet qui morde                                     
            Sur mon coeur, parfait instrument,
            Et fasse plus royalement
            Chanter sa plus vibrante corde,                                                     lastampa.it
Image associée
            Que ta voix, chat mystérieux,
            Chat séraphique, chat étrange,
            Et qui tout est, comme en un ange,
            Aussi subtil qu'harmonieux !

                                                      II

            De sa fourrure blonde et brune
            Sort un parfum si doux, qu'un soir
            J'en fus embaumé, pour l'avoir
            Caressée une fois, rien qu'une.

            C'est l'esprit familier du lieu ;
            Il juge, il préside, il inspire
            Toutes choses en son empire ;
            Peut-être est-il fée, est-il dieu ?                                                       
                                                                                                               
                                                                                                                                                      br.depositphotos.com    
Image associée

             Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime                             
            Tirés comme par un aimant,                                                   
            Se retournent docilement
            Et que je regarde en moi-même,
         
            Je vois avec étonnement
            Le feu de ses prunelles pâles,                                                              Clairs fanaux, vivantes opales,
            Qui me contemplent fixement.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                       
                                                                       Baudelaire