samedi 8 septembre 2018

La Mode Marcel Proust ( Ecrits sur l'Art France )


 

                                                      La Mode
             
                                                                                          
            En vous promettant l'autre jour de parler de la robe de bal, je me suis mis, je crois, dans un mauvais cas. L'article Mode doit, avant tout, viser à l'a-propos ; il lui fait un peu devancer son époque. Or la robe de bal est, à l'heure qu'il est, en pleine fonction, et tout ce que j'en dirais serait sans effet. N'est-il pas plus sage d'avouer que je suis en retard ? L'aveu franc de ma parole mal donnée me fera sans doute pardonner ma parole mal tenue ; mais si je ne vous parle pas dûment de la robe de bal et des neiges d'antan, me serait-il permis pourtant, en passant, d'en exprimer un regret ? C'est à propos de la robe de bal des jeunes filles. La jeune fille avait un privilège dont elle n'aurait pas dû se départir : elle pouvait être simple. Elle portait au bal du tulle, des fleurs. Le tulle, dans sa fragile apparence, l'enveloppait gracieusement et formait pour ainsi dire une fragile barrière au contact par trop immédiat de son entourage ; on l'approchait avec moins d'assurance, moins de hardiesse, de peur de friper cette délicate enveloppe. Aujourd'hui l'obstacle est tombé : la jeune fille est presque devenue une jeune femme, et je le déplore.Ce sont, paraît-il, les Américains qui nous valent ce changement ; n'aurions-nous pas pu, à nous tout seuls, trouver mieux sans leur faire cet emprunt ? Mais me voici loin de mon sujet, et j'oublie presque " le Prince Charmant ", le printemps, avec toutes ses grâces, nous est arrivé. Il s'est bien, depuis quelque temps, retiré sous sa tente, laissant libre cours au vent et aux giboulées ; mais il n'en est pas moins là, et a bien voulu me laisser fouiller dans ses trésors. Il y en a tant, que c'est à ne pas savoir par où commencer, et à en perdre la tête. Commençons donc avec elle, - par le chapeau.
            De plus en plus petit, le chapeau se hisse sur les frisures comme un accent circonflexe. C'est tantôt un papillon, une aigrette en jais, tantôt des ailes d'or se perdant dans du tulle ou dans un bouquet de fleurs.
            - Au-dessous le vêtement.
            La grande jaquette est toujours la préférée des tailles élégantes ; on peut la porter longue, genre Louis XV avec revers, en drap simple ou richement brodée de jais mélangé de broderie mate.
            La pèlerine demi-longue continue à faire fureur ; mais, les magasins de nouveautés s'étant emparés de cette création, la mission de nos grandes faiseuse est devenue de plus en plus délicate : triompher de la banalité, tout est là ! elles y sont parvenues. - La pèlerine en drap léger ou en sicilienne avec sa forme méphistophélesque ou, si vous préférez, Henri II, ses appliques de jais mélangé d'or, ses franges de jais ou de larges dentelles, son col Médicis moins haut pour laisser plus de liberté au mouvement du cou, doublée d'une étoffe souple claire ou foncée, tel est " le dernier cri ". Surtout évitez le vêtement brodé de cabochons de jais, le clou de la saison ! il est tombé dans la vulgarité ; c'est le clou de la pièce d'hier, comme dirait Sarcey.
            La robe printanière n'est pas encore dans tout son éclat ; mais les quelques spécimens que j'ai vus chez nos grandes faiseuses m'autorisent à vous en parler avec conviction. Avant tout, félicitons-nous de la liberté qui y règne. On porte de tout ; on accepte tout sous l'escorte de la grâce et du goût, aussi bien la grande basque à pattes avec gilet brodé dessin de style, que le corsage à ceinture brodé ou simple laissant à l'étoffe même faire ses fredaines sous forme de plissages et de jabots.
            La toilette en question est d'un ton gris clair ; le tissu de laine légère rappelle par son velouté le côtelé de velours si recherché  cet hiver, et est en même temps aussi léger au porter que le foulard. La jupe, petite traîne, est doublée de taffetas ; cette dernière innovation évite le fond de jupe et simplifie le programme de celles qui ne se sont pas donné celui de soulager la municipalité et de balayer les rues.
            Une dentelle en imitation vieux Venise garnit le bas de cette jupe, dont l'étoffe est entièrement prise en biais ce qui ajoute beaucoup à sa grâce. La garniture de ruban qui retient cette dentelle rappelle celle du corsage tout semé de broderies en perles d'acier et dont le devant se termine en plis sur un gilet de dentelle Venise, gilet qui se continue autour de la taille en forme de basque.
            Une toilette noire a su me charmer également. Mais ne vaut-il pas mieux rester sur la note grise ?
" Peut-être ". C'est sur ce mot que se termine une comédie d'Alexandre Dumas, Le Supplice d'une femme. Pourquoi n'en pas dire autant et vous délivrer de 


                                                                                                       Étoile filante ? 

                                                                                                   Marcel Proust 1891



vendredi 7 septembre 2018

Mon Salon Emile Zola ( Ecrits sur l'art )


en.wikipedia.org
cézanne
                                                Correspondance
                                                                              A M.F. Magnard, rédacteur du Figaro

                                                                                                                 Avril 1867

            Mon cher confrère,
            Ayez l'obligeance, je vous prie; de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s'agit d'un de mes amis d'enfance, d'un jeune peintre dont j'estime singulièrement le talent vigoureux et personnel.
            Vous avez coupé dans l'Europe un lambeau de prose où il est question d'un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, " deux pieds de cochon en croix ", et qui, cette année, se serait fait refuser une autre toile intitulée Le Grog au vin.
            Je vous avoue que j'ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu'on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n'a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu'à présent du moins. Je fais cette restriction car je ne vois pas pourquoi on ne peindrait pas de pieds de cochon comme on peint des melons et des carottes.
            P. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse et compagnie, deux toiles refusées cette année : Le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s'égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d'imagination qui lui font grand honneur. Je sais bien que tout cela est une agréable plaisanterie dont on ne doit pas se soucier. Mais, que voulez-vous ? Je n'ai jamais pu comprendre cette singulière méthode de critique qui consiste à se moquer de confiance, à condamner et à ridiculiser ce qu'on n'a pas même vu. Je tiens tout au moins à dire que les descriptions données par M. Arnold Mortier sont inexactes.
            Vous-même, mon cher confrère, vous ajoutez de bonne foi votre grain de sel, vous êtes convaincu     " que l'auteur peut avoir mis dans ses tableaux une idée philosophique ". Voilà de la conviction placée mal à propos. Si vous voulez trouver des artistes philosophes, adressez-vous aux Allemands, adressez-vous même à nos jolis rêveurs français. Mais croyez que les peintres analystes que la jeune école dont j'ai l'honneur de défendre la cause, se contente des larges réalités de la nature.
            D'ailleurs il ne tient qu'à M. de Nieuwerkerke que Le Grog au vin et Ivresse soient exposés. Vous devez savoir qu'un grand nombre de peintres viennent de signer une pétition demandant le rétablissement du Salon des Refusés. Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu'il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.                                  
            Il est vrai que M. Paul Cézanne ne s'appellera jamais M. Sésame et que, quoiqu'il arrive, il ne sera jamais l'auteur de " deux pieds de cochon en croix ".
            Votre dévoué confrère,

                                                                                                    Émile Zola
                                                             Une Exposition
    la pie claude monet                                        
                                                Les peintres impressionnistes

                                                                                                               Paris 16 avril 1877

            Je ne vous ai point encore parlé de l'exposition des peintres impressionnistes. C'est la troisième fois que ces peintres soumettent leurs oeuvres au public, en dehors des Salons officiels. Leur désir a d'abord été de se soustraire au jugement du jury qui écarte du Salon toutes les tentatives originales. Ils se sont trouvés former ainsi un groupe homogène ayant les uns et les autres une vision à peu près semblable de la nature. Et ils ont alors ramassé comme un drapeau la qualification d'impressionnistes qu'on leur avait donnée. Impressionnistes on les a nommés pour les plaisanter, impressionnistes ils sont restés par crânerie.
            Maintenant je crois qu'il n'y a pas lieu de chercher exactement ce que ce mot veut dire. Il est une bonne étiquette, comme toutes les étiquettes. En France les écoles ne font leur chemin que lorsqu'on les a baptisées, même d'un mot baroque. Je crois qu'il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui peignent la réalité et qui se piquent de donner l'impression même de la nature, qu'ils n'étudient pas dans ses détails, mais dans son ensemble. Il est certain qu'à vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d'un personnage. Pour le rendre tel qu'on le voit il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais dans la vie de son attitude, avec l'air vibrant qui l'entoure. De là une peinture d'impression, et non une peinture de détails. Mais, heureusement, en dehors de ces théories, il y a autre chose dans le groupe, je veux dire qu'il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand mérite.
            Ce qu'il y a de commun entre eux, je l'ai dit, c'est une parenté de vision. Ils voient toute la nature claire et gaie, sans le jus de bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaire, une originalité d'aspect très grande. D'ailleurs ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.
            Je ne puis, dans cette correspondance, leur accorder à chacun l'étude qu'ils mériteraient. Je me contenterai de les nommer.
            M. Claude Monet est la personnalité la plus accentuée du groupe. Il a exposé cette année des intérieurs de gare superbes. On y entend le grondement des trains qui s'engouffrent, on y voit des débordements de fumée qui roulent sous les vastes hangars. Là est aujourd'hui la peinture dans ces cadres modernes d'une si belle largeur. Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves.
            Je citerai ensuite M. Paul Cézanne qui est à coup sûr le plus grand coloriste du groupe. Il y a de lui à l'exposition des paysages de Provence du plus beau caractère. Les toiles si fortes et si vécues de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où M. Paul Cézanne se possédera tout entier il produira des oeuvres tout à fait supérieures.
            M. Renoir a envoyé des portraits de femmes charmants. Le succès de l'exposition est la tête de Mlle Samary, la pensionnaire de la Comédie Française, une tête toute blonde et rieuse. Mais je préfère les portraits de Mme G. C. et de Mme A. D. qui me paraissent beaucoup plus solides et d'une qualité de peinture supérieure. M. Renoir expose également un Bal du Moulin de la Galette, grande toile d'une intensité de vie extraordinaire.
            Je ne puis également donner que quelques lignes à Mlle Berthe Morisot dont les toiles sont d'une couleur si fine et si juste. Cette année La Psyché et Jeune femme à la toilette sont deux véritables perles où les gris et les blancs jouent une symphonie très délicate. J'ai aussi remarqué des aquarelles délicieuses de l'artiste.
            La place va me manquer et il faut que je passe rapidement sur M. Degas dont les aquarelles sont si belles. Il y a des danseuses prodigieuses, surprises dans leur élan, des café-concerts d'une vérité étonnante avec divas qui se penchent au-dessus des quinquets fumeux, la bouche ouverte. M. Degas est un dessinateur d'une précision admirable et ses moindres figures prennent un relief saisissant.                                       

            Je ne range pas ici les peintres impressionnistes par rang de mérite, car j'aurais dans ce cas parlé déjà de M. Pissaro et de M. Sisley deux paysagistes du plus grand talent. Ils exposent chacun dans des notes différentes, des coins de nature d'une vérité frappante. Enfin je nomme M. Caillebotte, un jeune peintre du plus beau courage et qui ne recule pas devant les sujets moderne grandeur nature. Sa Rue de Paris par un temps de pluie montre des passants, surtout un monsieur et une dame au premier plan qui sont d'une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore M. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe.                                                                     
            Et maintenant les peintres impressionnistes peuvent laisser le public sourire, leur triomphe est à ce prix. Toujours le public a souri devant les tableaux originaux. Lorsque Delacroix et Decamps ont paru la foule s'est fâchée et a voulu crever leurs toiles. Le privilège des artistes de tempérament est d'ameuter et de passionner leur époque. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il sortira forcément quelque chose  du mouvement que déterminent aujourd'hui les peintres impressionnistes. Avant quelques années on verra leur influence se produire sur les Salons officiels eux-mêmes. L'avenir de notre école est là. Le branle est donné, les maîtres n'ont plus qu'à réaliser la note nouvelle.
            La preuve que les peintres impressionnistes déterminent un mouvement c'est que le public tout en riant va voir en foule leur exposition. On y compte par jour plus de cinq cents visiteurs. C'est un succès pour qui connaît les choses. Non seulement les frais de l'exposition seront couverts, mais il y aura peut-être des bénéfices. Bon courage et bon succès aux peintres impressionnistes !


Caillebotte
                                                             Émile Zola



                                                                M. Manet

                                                                                                                 Mai 1866

            Si nous aimons à rire en France, nous avons à l'occasion une exquise courtoisie et un tact parfait. Nous respectons les persécutés, nous défendons de toute notre puissance la cause des hommes qui luttent seuls contre une foule.                                                                
            Je viens aujourd'hui tendre une main sympathique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre impopulaire et grotesque.
            Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large possible à celui dont on a volontairement écarté les oeuvres et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.
            Et je lui dis : " Consolez-vous. On vous a mis à part et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme toutes ces gens-là, vous peignez selon votre coeur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi les niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer. "

            Je m'expliquerai le plus nettement possible sur M. Manet. Je ne veux point qu'il y ait de malentendu entre le public et moi. Je n'admettrai pas et je n'admettrai jamais qu'un jury ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une des individualités les plus vivantes de notre époque. Comme mes sympathies sont en dehors du Salon je n'y entrerai que lorsque j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration.
            Il paraît que je suis le premier à louer sans restriction M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir, de ces images coloriées, de ces misérables toiles où je ne trouve rien de vivant. J'ai déjà déclaré que le tempérament seul m'intéressait.
            On m'aborde dans les rues et on me dit :
            - Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas  ? Vous débutez à peine, vous voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l'herbe, de l'Olympia, du Joueur de fifre.
            Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'avons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu'on feint de ne pas comprendre et qu'on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.
            L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : - M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'oeuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme grotesque... -
            Bonnes gens !
            Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître :
            - M. Manet, dit-il. Le journaliste se hausse sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche, puis il finit par apercevoir devant lui l'artiste, modestement assis et tenant une toute petite place. Ah ! Pardon, s'écrie-t-il, je vous croyais colossal et je cherchais partout un visage grimaçant et patibulaire.
            Voilà tout le public.                                                                  
            Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n'osent se décider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public sans songer seulement à lui dire :
            - Ne riez pas si fort, vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n'y a qu'un artiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n'a aucune de nos lâchetés.
            Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain que je croirais conclure une bonne affaire, si j'avais de la fortune, en achetant aujourd'hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.
            Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelligence pour prophétiser de pareils événements.
            On a d'un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries, on a des artistes qui se créent une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public, on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.
            D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'attaquant directement à la nature, ayant remis en question l'art entier, cherchant à créer de lui-même et à ne rien cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux peints d'une main puissante et convaincue ne sont pas plus solides que de ridicules gravures d'Epinal ?
            Nous irons rire, si vous le voulez, devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes et du public en exposant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de rouge. Si la foule avait reçue une forte éducation artistique, si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux, je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique, car les visiteurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades de gaieté. Ce qu'il y a de prodigieusement comique à l'Exposition ce sont toutes ces oeuvres banales et impudentes qui s'étalent montrant leur misère et leur sottise.
            Pour un observateur désintéressé c'était un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disait : " Serons-nous donc toujours si enfants et nous croirons-nous donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit ? Voilà des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi, parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme, parce que cet homme n'aurait pas de bosse. "

            Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Manet. L'artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande, blond de cheveux et de visage légèrement coloré. Il paraît avoir une trentaine d'années, l'oeil vif et intelligent, la bouche mobile un peu railleuse par instants, la face entière irrégulière et expressive a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie. Au demeurant l'homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.
            Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré en famille. Il est marié et a l'existence réglée d'un bourgeois. Il travaille d'ailleurs avec acharnement, cherchant toujours, étudiant la nature, s'interrogeant et marchant dans sa voie.                                                          
            Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son égard. Il n'en plaisante pas mais il n'en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui, il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements viendront.
            J'étais en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête mais qui s'essayait plutôt à la dompter, à lui imposer son tempérament.
            C'est dans cet atelier que j'ai compris complètement M. Manet. Je l'avais aimé d'instinct. Dès lors j'ai pénétré son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon ses toile criaient sous la lumière crue, au milieu des images à un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais enfin à part ainsi que tout tableau doit être vu, dans le lieu même où elles avaient été peintes.
            Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable de certains de ses confrères, il se sera décidé à interroger la réalité seul à seule. Il aura refusé toute la science acquise, toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement, c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.

            Il s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce sujet par larges taches, par oppositions vigoureuses, et il a peint chaque chose telle qu'il la voyait. Qui ose parler ici de calcul mesquin, qui ose accuser un artiste consciencieux de se moquer de l'art et de lui-même ? Il faudrait punir les railleurs car ils insultent un homme qui sera une de nos gloires, et ils l'insultent misérablement, riant de lui qui ne daigne même pas rire d'eux. Je vous assure que vos grimaces et que vos ricanements l'inquiètent peu.

            J'ai revu Le Dîner sur l'herbe, ce chef-d'oeuvre exposé au Salon des Refusés et je défie nos peintres en vogue de nous donner un horizon plus large et plus empli d'air et de lumière. Oui, vous riez encore parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont gâtés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous déplaire. Puis nous n'avons ni la Cléopâtre en plâtre de M. Gérome, ni les jolies personnes roses et blanches de M. Dubufe. Nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous les jours qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté en face de cette toile. Il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants.
            J'ai revu également l'Olympia qui a le défaut grave de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez. Puis, n'est-ce pas ? quelle étrange manie que de peindre autrement que  les autres ! Si au moins M. Manet avait emprunté la houppe à poudre de riz de M. Cabanel et s'il avait un peu fardé les joues et les seins d'Olympia, la jeune fille aurait été présentable. Il y a là aussi un chat qui a bien amusé le public. Il est vrai que ce chat est d'un haut comique, n'est-ce pas ? et qu'il faut être insensé pour avoir mis un chat dans ce tableau. Un chat, vous imaginez-vous cela... Un chat noir, qui plus est. C'est très drôle... O mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l'esprit facile. Le chat légendaire d'Olympia est un indice certain du but que vous vous proposez en vous rendant au Salon.Vous allez y chercher des chats, avouez-le, et vous n'avez pas perdu votre journée lorsque vous trouvez un chat noir qui vous égaye.
            Mais l'oeuvre que je préfère est certainement Le joueur de fifre, toile refusée cette année. Sur un fond gris et lumineux se détache le jeune musicien, en petite tenue, pantalon rouge et bonnet de police. Il souffle dans son instrument se présentant de face. J'ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l'impression que m'a laissée cette toile. Je ne crois pas qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués.
            Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau. Il arrête vivement ses figures. Il ne recule pas devant les brusqueries de la nature, il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant les uns sur les autres. Tout son être le porte à voir par tâches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans le tableau un homme qui a la curiosité du vrai et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière et puissante.
            Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Manet au Salon. Elles crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent les douceurs des confiseurs artistiques à la mode, les arbres en sucre candi et les maisons en croûte de pâté, les bonshommes en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce et les toiles vivantes de l'artiste semblent prendre une certaine amertume au milieu de ce fleuve de lait. Aussi faut-il voir les grimaces des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez avaler deux sous de véritable chair ayant la réalité de la vie. Mais ils se gorgent comme des malheureux de toutes les sucrettes écoeurantes qu'on leur sert.
             Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes qui sont dans la salle. Étudiez les oppositions de leurs corps sur le parquet et sur les murs. Puis regardez les toiles de M. Manet, vous verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas ?
            La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet, comme celle de tout artiste d'un tempérament original et fort. D'ailleurs il n'y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet, et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est justement parce qu'ils n'ont rien de semblable qu'ils peuvent vivre chacun d'une vie particulière.
            Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance.
            Je connais la réponse : " Vous prenez l'étrangeté pour l'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. " Allez dans l'atelier de M. Manet, messieurs, puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu'il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il n'est pas si facile de faire rire le monde.
            J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyrique comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengé tous deux. Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique : c'est que les tempéraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, impossible, entendez-vous, que M. Manet n'ait pas son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités timides qui l'entourent.
            Ceux qui doivent trembler ce sont les faiseurs, les hommes qui ont volé un semblant d'originalité aux maîtres du passé. Ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages, qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là seront les morts de demain. Il y en a qui sont morts depuis dix ans lorsqu'on les enterre et qui se survivent en criant qu'on offense la dignité de l'art si l'on introduit une toile vivante dans cette grande fosse commune du Salon


                                                                                         Émile Zola

           




jeudi 6 septembre 2018

Dans le murmure des feuilles qui dansent Agnès Ledig ( Roman France )

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                                               Dans le murmure
                                                                  des feuilles qui dansent

            Destins parallèles qui se rejoindront. Des arbres et des forêts. Un petit garçon malade, très, hospitalisé en milieu stérile, joyeux, aimé, tellement par son grand demi-frère Thomas qui lui raconte l'histoire du hêtre, de l'écureuil et de sa hotte. Puis d'un chapitre l'autre, un 2 février le Procureur de Strasbourg reçoit une lettre, simple demande de renseignements pour la poursuite de l'écriture d'un roman policier. Elle s'appelle Anaëlle, lui Hervé, entre eux la secrétaire qui porte le courrier, Jocelyne, maladroite, jalouse. De la réponse de l'un au remerciement de l'autre le courant passe. Le Procureur a une quarantaine dépassée, une femme et deux enfants, il l'écrira un peu plus tard, elle est secrétaire médicale dans un cabinet de gynécologues, elle n'a pu terminer ses études de pharmacologie à la suite d'un très grave accident de voiture. Elle habite Sélestat, comme Thomas menuisier quand il abandonne quelques heures Simon, remplacé par son père souvent absent, il travaille à la Commission Européenne, et sa fragile maman. C'est l'histoire très bien racontée de quelques personnages, cabossés de la vie. Les séquelles de l'accident sont suffisamment graves pour que Anaëlle hésite à poursuivre cette correspondance, mondaine au départ, mais : " .... ( Hervé ) Je serai là pour toutes vos questions. Et même vos non-réponses..... " Mais comment rendre compte de l'immense tendresse que partagent les deux frères. La nature racontée par un abonné à " la hulotte ". Hervé raconte sa vie au Palais de Justice "...... Dans mon travail je ne m'ennuie pas......  mais ce dont mes journées sont remplies est assez déprimant : meurtres, vols....... violence conjugale..... " Thomas cache son angoisse et parle du coucou avec Simon "....... Ils commencent à chanter dans la forêt....... Ils devaient se battre pour un territoire, c'était agressif ! - Ou pour une femelle. - Oh ! tu sais les coucous ne sont pas des exemples de fidélité, comme les oies sauvages. Ils ont plusieurs femelles,et les femelles plusieurs mâles..... Les oies choisissent un mari ou une femme et restent fidèles jusqu'à la mort........ " De leur côté Anaëlle et Hervé sont en but à la féroce jalousie de Jocelyne qui veut, pense-t-elle défendre le bonheur conjugal de l'épouse de son patron. "........ L'être humain est probablement le seul animal à être capable de se faire du mal par la simple pensée. Jocelyne en est la preuve vivante.... " Le printemps et l'été, La jeune secrétaire médicale achète une vieille maison au pied des Vosges. Installer un nouvel escalier, un chien-assis, un plancher, un menuisier lui prépare un devis, Thomas recommandé par des amis. Les sentiments s'épanouissent mal, le Procureur est fortement allergique aux chats. Nougat est le chat de Anaëlle. L'été, les vacances, août, septembre. Six mois de transe, d'incertitude et d'actions pourtant. Un bon et beau livre, très bien écrit, des personnages vivants. Quatrième livre pour l'auteur, sage-femme en Alsace, qui connaît bien le sujet. Livre où la mélancolie est remplacée par l'humour, espoir, angoisse. Simon, " Penser à Simon..... " Belle lecture.

lundi 3 septembre 2018

Gérard Cinq années dans les pattes de Depardieu Mathieu Sapin ( BD France )


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                                                      GERARD

                                    Cinq années dans les pattes de

                                                     DEPARDIEU 

            En 2011 Mathieu Sapin propose à Gérard Depardieu de le dessiner dans ses activités, ce que le comédien accepte et se révèle un genre de road-movie lorsque Depardieu se rend en Russie, Ouzbékistan, Kazakstan et ailleurs. Cinq années durant dessinant le comédien dans sa tenue habituelle lorsqu'il est chez lui, quel que soit le pays, des suites en général, et lui-même dans le rôle de l'innocent, il note les réflexions de l'homme, à peine caricaturé tant il s'était épanché dans la presse lors de la présidence de Hollande et des impôts si lourds qu'il quitta la France pour la Belgique, puis devint Russe, avec un passeport russe, émouvant dans ses perpétuels déplacements. Gérard Depardieu : " ..... Parce que le seul endroit où j'aime être c'est ailleurs......  " Il trouve la France et les Français
tristes. Ses morts ne sont pas morts, il est avec eux, douleur dépassée. Alors il tourne, beaucoup, des publicités en Russie où il projette d'ouvrir des rôtisseries, extrêmement gourmand, de viande beaucoup, il apprécie les couilles de mouton. " ........ Il n'y a rien que tu aimes en Amérique ? - J'aime bien  leurs hot-dogs avec des oignons, là c'est bon, même si tu mets deux jours à les digérer...... " Les eaux-de-vie à la cerise, plus exactement " .......  Il en a à la cerise ? J'aime bien la cerise, à cause des décoctions aux queues de cerises, ça me rappelle ma mère........ " Gérard Depardieu a peu fréquenté l'école de la république, mais très tôt celle de la vie : "......... Quoi !? Tu as aidé à l'accouchement de tes frères !!! - Trois...... " Reconnu par les touristes aussi bien que par les gens des pays qu'il traverse. Depardieu et son amitié pour Poutine et d'autres dirigeants. Gérard Depardieu est cultivé, il a joué tous les classiques, et partage avec Dumas qu'il aime beaucoup, le poids ce dernier 135 kilos, Depardieu 140, le premier avait un château, Gérard en a deux, où il ne se rend guère de même dans son vignoble. En voyage où il est accompagné par une équipe où dans ses diverses activités d'homme d'affaires, beaucoup de gens vivent grâce à Gérard Depardieu, aujourd'hui âgé de 69 ans, il ne souhaite pas vivre au-delà de 74/75ans. Sa maison vaste à Paris remplie d'oeuvres tels ceux de Germaine Richier, Brancusi, Camille Claudel et tant d'autres, des tableaux à même le sol, il n'aime pas les accrocher. A la tête de sociétés, "...... C'est pas facile d'être banquier aujourd'hui. - Yes, but... - C'est rien, je n'ai besoin de rien. L'argent ne m'intéresse pas........ " Mais il concrétise des projets,
" Faire de la pomme de terre en Biélorussie, la Pomme de terre Prince Gérard...... " Gérard Depardieu star internationale, mais Gérard Depardieu bien français, ses idées, sa vie, son environnement, et chacun trouve ce qu'il veut dans cette bonne BD, assez lourde à porter et très sympathique à lire, comme le héros.