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cézanne
Correspondance
A M.F. Magnard, rédacteur du Figaro
Avril 1867
Mon cher confrère,
Ayez l'obligeance, je vous prie; de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s'agit d'un de mes amis d'enfance, d'un jeune peintre dont j'estime singulièrement le talent vigoureux et personnel.
Vous avez coupé dans l'Europe un lambeau de prose où il est question d'un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, " deux pieds de cochon en croix ", et qui, cette année, se serait fait refuser une autre toile intitulée Le Grog au vin.
Je vous avoue que j'ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu'on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n'a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu'à présent du moins. Je fais cette restriction car je ne vois pas pourquoi on ne peindrait pas de pieds de cochon comme on peint des melons et des carottes.
P. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse et compagnie, deux toiles refusées cette année : Le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s'égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d'imagination qui lui font grand honneur. Je sais bien que tout cela est une agréable plaisanterie dont on ne doit pas se soucier. Mais, que voulez-vous ? Je n'ai jamais pu comprendre cette singulière méthode de critique qui consiste à se moquer de confiance, à condamner et à ridiculiser ce qu'on n'a pas même vu. Je tiens tout au moins à dire que les descriptions données par M. Arnold Mortier sont inexactes.
D'ailleurs il ne tient qu'à M. de Nieuwerkerke que Le Grog au vin et Ivresse soient exposés. Vous devez savoir qu'un grand nombre de peintres viennent de signer une pétition demandant le rétablissement du Salon des Refusés. Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu'il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.
Il est vrai que M. Paul Cézanne ne s'appellera jamais M. Sésame et que, quoiqu'il arrive, il ne sera jamais l'auteur de " deux pieds de cochon en croix ".
Votre dévoué confrère,
Émile Zola
la pie claude monet
Les peintres impressionnistes
Paris 16 avril 1877
Je ne vous ai point encore parlé de l'exposition des peintres impressionnistes. C'est la troisième fois que ces peintres soumettent leurs oeuvres au public, en dehors des Salons officiels. Leur désir a d'abord été de se soustraire au jugement du jury qui écarte du Salon toutes les tentatives originales. Ils se sont trouvés former ainsi un groupe homogène ayant les uns et les autres une vision à peu près semblable de la nature. Et ils ont alors ramassé comme un drapeau la qualification d'impressionnistes qu'on leur avait donnée. Impressionnistes on les a nommés pour les plaisanter, impressionnistes ils sont restés par crânerie.
Ce qu'il y a de commun entre eux, je l'ai dit, c'est une parenté de vision. Ils voient toute la nature claire et gaie, sans le jus de bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaire, une originalité d'aspect très grande. D'ailleurs ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.
Je ne puis, dans cette correspondance, leur accorder à chacun l'étude qu'ils mériteraient. Je me contenterai de les nommer.
Je citerai ensuite M. Paul Cézanne qui est à coup sûr le plus grand coloriste du groupe. Il y a de lui à l'exposition des paysages de Provence du plus beau caractère. Les toiles si fortes et si vécues de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où M. Paul Cézanne se possédera tout entier il produira des oeuvres tout à fait supérieures.
M. Renoir a envoyé des portraits de femmes charmants. Le succès de l'exposition est la tête de Mlle Samary, la pensionnaire de la Comédie Française, une tête toute blonde et rieuse. Mais je préfère les portraits de Mme G. C. et de Mme A. D. qui me paraissent beaucoup plus solides et d'une qualité de peinture supérieure. M. Renoir expose également un Bal du Moulin de la Galette, grande toile d'une intensité de vie extraordinaire.
La place va me manquer et il faut que je passe rapidement sur M. Degas dont les aquarelles sont si belles. Il y a des danseuses prodigieuses, surprises dans leur élan, des café-concerts d'une vérité étonnante avec divas qui se penchent au-dessus des quinquets fumeux, la bouche ouverte. M. Degas est un dessinateur d'une précision admirable et ses moindres figures prennent un relief saisissant.
Je ne range pas ici les peintres impressionnistes par rang de mérite, car j'aurais dans ce cas parlé déjà de M. Pissaro et de M. Sisley deux paysagistes du plus grand talent. Ils exposent chacun dans des notes différentes, des coins de nature d'une vérité frappante. Enfin je nomme M. Caillebotte, un jeune peintre du plus beau courage et qui ne recule pas devant les sujets moderne grandeur nature. Sa Rue de Paris par un temps de pluie montre des passants, surtout un monsieur et une dame au premier plan qui sont d'une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore M. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe.
Et maintenant les peintres impressionnistes peuvent laisser le public sourire, leur triomphe est à ce prix. Toujours le public a souri devant les tableaux originaux. Lorsque Delacroix et Decamps ont paru la foule s'est fâchée et a voulu crever leurs toiles. Le privilège des artistes de tempérament est d'ameuter et de passionner leur époque. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il sortira forcément quelque chose du mouvement que déterminent aujourd'hui les peintres impressionnistes. Avant quelques années on verra leur influence se produire sur les Salons officiels eux-mêmes. L'avenir de notre école est là. Le branle est donné, les maîtres n'ont plus qu'à réaliser la note nouvelle.
Caillebotte
Émile Zola
M. Manet
Mai 1866
Je viens aujourd'hui tendre une main sympathique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre impopulaire et grotesque.
Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large possible à celui dont on a volontairement écarté les oeuvres et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.
Et je lui dis : " Consolez-vous. On vous a mis à part et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme toutes ces gens-là, vous peignez selon votre coeur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi les niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer. "
Je m'expliquerai le plus nettement possible sur M. Manet. Je ne veux point qu'il y ait de malentendu entre le public et moi. Je n'admettrai pas et je n'admettrai jamais qu'un jury ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une des individualités les plus vivantes de notre époque. Comme mes sympathies sont en dehors du Salon je n'y entrerai que lorsque j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration.
Il paraît que je suis le premier à louer sans restriction M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir, de ces images coloriées, de ces misérables toiles où je ne trouve rien de vivant. J'ai déjà déclaré que le tempérament seul m'intéressait.
On m'aborde dans les rues et on me dit :
- Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas ? Vous débutez à peine, vous voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l'herbe, de l'Olympia, du Joueur de fifre.
Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'avons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu'on feint de ne pas comprendre et qu'on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.
L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : - M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'oeuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme grotesque... -
Bonnes gens !
Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître :
Voilà tout le public.
Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n'osent se décider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public sans songer seulement à lui dire :
- Ne riez pas si fort, vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n'y a qu'un artiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n'a aucune de nos lâchetés.
Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain que je croirais conclure une bonne affaire, si j'avais de la fortune, en achetant aujourd'hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.
Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelligence pour prophétiser de pareils événements.
On a d'un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries, on a des artistes qui se créent une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public, on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.
Nous irons rire, si vous le voulez, devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes et du public en exposant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de rouge. Si la foule avait reçue une forte éducation artistique, si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux, je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique, car les visiteurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades de gaieté. Ce qu'il y a de prodigieusement comique à l'Exposition ce sont toutes ces oeuvres banales et impudentes qui s'étalent montrant leur misère et leur sottise.
Pour un observateur désintéressé c'était un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disait : " Serons-nous donc toujours si enfants et nous croirons-nous donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit ? Voilà des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi, parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme, parce que cet homme n'aurait pas de bosse. "
Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Manet. L'artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande, blond de cheveux et de visage légèrement coloré. Il paraît avoir une trentaine d'années, l'oeil vif et intelligent, la bouche mobile un peu railleuse par instants, la face entière irrégulière et expressive a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie. Au demeurant l'homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.
Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son égard. Il n'en plaisante pas mais il n'en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui, il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements viendront.
J'étais en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête mais qui s'essayait plutôt à la dompter, à lui imposer son tempérament.
C'est dans cet atelier que j'ai compris complètement M. Manet. Je l'avais aimé d'instinct. Dès lors j'ai pénétré son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon ses toile criaient sous la lumière crue, au milieu des images à un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais enfin à part ainsi que tout tableau doit être vu, dans le lieu même où elles avaient été peintes.
Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable de certains de ses confrères, il se sera décidé à interroger la réalité seul à seule. Il aura refusé toute la science acquise, toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement, c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.
J'ai revu Le Dîner sur l'herbe, ce chef-d'oeuvre exposé au Salon des Refusés et je défie nos peintres en vogue de nous donner un horizon plus large et plus empli d'air et de lumière. Oui, vous riez encore parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont gâtés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous déplaire. Puis nous n'avons ni la Cléopâtre en plâtre de M. Gérome, ni les jolies personnes roses et blanches de M. Dubufe. Nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous les jours qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté en face de cette toile. Il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants.
Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau. Il arrête vivement ses figures. Il ne recule pas devant les brusqueries de la nature, il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant les uns sur les autres. Tout son être le porte à voir par tâches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans le tableau un homme qui a la curiosité du vrai et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière et puissante.
Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Manet au Salon. Elles crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent les douceurs des confiseurs artistiques à la mode, les arbres en sucre candi et les maisons en croûte de pâté, les bonshommes en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce et les toiles vivantes de l'artiste semblent prendre une certaine amertume au milieu de ce fleuve de lait. Aussi faut-il voir les grimaces des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez avaler deux sous de véritable chair ayant la réalité de la vie. Mais ils se gorgent comme des malheureux de toutes les sucrettes écoeurantes qu'on leur sert.
Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes qui sont dans la salle. Étudiez les oppositions de leurs corps sur le parquet et sur les murs. Puis regardez les toiles de M. Manet, vous verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas ?
La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet, comme celle de tout artiste d'un tempérament original et fort. D'ailleurs il n'y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet, et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est justement parce qu'ils n'ont rien de semblable qu'ils peuvent vivre chacun d'une vie particulière.
Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance.
Je connais la réponse : " Vous prenez l'étrangeté pour l'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. " Allez dans l'atelier de M. Manet, messieurs, puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu'il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il n'est pas si facile de faire rire le monde.
J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyrique comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengé tous deux. Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique : c'est que les tempéraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, impossible, entendez-vous, que M. Manet n'ait pas son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités timides qui l'entourent.
Émile Zola
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