vendredi 14 septembre 2018

Ah, quelle mélodie ! Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )

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                                              Ah, quelle mélodie !

            On dirait le début d'un conte... Un enfant est assis à la fenêtre d'une maison de campagne et jetait de temps à autre un coup d’œil sur la forêt qui s'étalait sous ses yeux, jusqu'aux abords de la villa, et qui était immobile au point que pas une branche ne semblait bouger sur toute son étendue. L'air bleu foncé d'un somnolent après-midi d'été faisait peser sur la terre une lourde chaleur... Machinalement, songeant à mille autres choses, l'enfant dessinait des notes sur une partition posée devant lui sur le bord de la fenêtre et en disposait un certain nombre, sans ordre, sur le papier, ajoutant ensuite, avec une sorte de zèle enfantin, des barres de mesure et des dièses. Lorsqu'il avait rempli une ligne, il considérait le résultat de son jeu avec un sourire de satisfaction. Il n'avait pas la moindre notion de ce qu'il avait écrit. Fatigué au bout d'un moment par l'accablante chaleur qui s'élevait jusqu'à la fenêtre ouverte, il posa son crayon et resta là, le regard perdu dans le vague et les yeux dans son rêve. Une légère, très légère brise s'éleva... et la partition s'envola. L'enfant la suivit des yeux sans regret... la vit se prendre dans les branches puis descendre, en une lente glissade jusque sur le sentier forestier, au bord duquel elle s'immobilisa. Et, sans plus s'en soucier, il se rendit dans sa chambre, s'assit devant son piano, et se mit à faire des gammes...    pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "musique composition peinture dessin"            Quelques instants plus tard, un jeune  homme dont l'apparence dénotait, même pour un observateur superficiel, l'artiste débutant ou, du moins, le fervent amateur d'art, s'avança sur le sentier. Il se dirigeait vers la route en chantonnant, lorsque son regard s'arrêta sur la feuille de papier poussée par le vent, et dont le côté écrit, tourné vers l'extérieur, se présentait à sa vue. L'ayant prestement ramassée il la considéra avec curiosité.
            " - Voyez-moi ça, s'exclama-t-il en plaisantant, alors, même dans ce bois éloigné de la ville, je ne suis pas le seul compositeur !... Diable, quelles belles pattes de mouche mon collègue inconnu a griffonnées, là, à l'ombre de ces arbres ! "
            Et, cherchant à s'y reconnaître, il commença à fredonner lentement la mélodie dont il déchiffrait peu à peu des fragments sur la page du petit cahier de musique.
            " - Hé ! ça n'est vraiment pas mal !... Pas de doute... il y a là quelque chose et, pour se permettre de jeter ça, il faut certainement avoir des tas d'autres idées dans la tête... Bon Dieu, si j'en avais de semblables, je ne les laisserais pas traîner dans la forêt ! "
            Il recommença à chantonner, de façon suivie, cette fois, la mélodie tracée avec une si belle inconscience par l'enfant, puis s'écria, hochant la tête :
            " - Voilà qui est senti, très profondément senti. C'est quelque chose pour les enfants, quelque chose pour Annchen ! "
            Et il se hâta d'aller voir son aimée, d'aller voir son Annchen. Cette douce enfant tout à fait ravissante, était l'unique joie de sa mère, une pauvre veuve dont elle faisait le bonheur. Son visage respirait la pure innocence, et le jeune artiste brûlait pour elle d'un amour ardent et passionné, dont l'âme chaste de la jeune fille n'avait pas encore perçu la véritable profondeur.
            Et le voici entrant dans la chambre où elle se trouvait seule, sa mère étant allée voir une parente.
            Il la salua distraitement, presque à la hâte puis, s'étant mis au piano, il commença à improviser. Elle s'assit à ses côtés et prêta l'oreille à son jeu, le regardant silencieusement de ses doux yeux, aimables et sereins.
            Cependant, son visage changea d'expression dès qu'elle eût entendu les premiers accords. Elle devint encore plus attentive, une légère rougeur colora ses joues pâles... ses yeux, l'instant d'avant encore clairs et sérieux, se mirent à briller d'un éclat étrangement humide... Une intense émotion se peignit sur ses traits, et, comme touchée, bouleversée par quelque chose d'infiniment profond, elle murmura :
             - Ah ! Quelle mélodie !  it.123rf.com
Image associée             Le jeune artiste continua d'improviser sur le thème qu'un hasard cocasse lui avait fait trouver dans la forêt. Ses doigts faisaient naître des touches, comme par enchantement, toute une série de variations magnifiques d'où s'élevait toujours la merveilleuse, l'unique mélodie, plus profonde et plus belle encore à chacune de ses apparitions !...
            Ah, quelle mélodie ! Seul un génie pouvait avoir de telles idées ! Seul un génie pouvait, avec un motif aussi bref et aussi simple, agir avec autant de force sur l'auditeur, le transportant loin du monde pour le plonger dans le plus sublime et le plus incomparable ravissement...
            Ah, quelle mélodie ! Elle s'évanouissait lentement après que le jeune artiste l'eut une dernière fois reprise et développée... puis frémissait encore en longs échos dans l'air qui semblait aspirer à longs traits toute cette harmonie comme pour s'en griser...
            Ravie et comme perdue dans un rêve céleste, la jeune fille resta quelques instants immobile, puis leva ses grands yeux brillants sur le bien-aimé et le fixèrent, s'attachant à lui avec une expression d'admiration passionnée et sans réserve. Il allait dire quelque chose... mais déjà elle s'était jetée à ses pieds et, saisissant les mains du jeune homme étonné, les portait à sa bouche et les couvrait d'ardents baisers. Il se pencha vers elle, sans rien dire, et c'est alors que, soupirant et riant à la fois, elle l'enlaça avec une fougue qu'il ne lui avait jamais vue et à laquelle il ne s'était jamais attendu de sa part. Elle était dans ses bras, son souffle l'enveloppait d'une enivrante douceur...
            Ah, quelle mélodie !... Elle fut pour tous deux le prélude de délices sans fin.
            Non certes qu'il l'ait épousée ! Un grand artiste ne conclut pas d'aussi triviale manière ses aventures les plus intéressantes !
             Mais il lui resta longtemps fidèle... quelques mois, au cours desquels il écrivit une pièce pour piano, et devint célèbre.
            Oui, on dirait vraiment un conte !                     
             Les enthousiastes parlaient du thème incroyable de ce morceau et un critique écrivit que
" si l'oeuvre avait été exécutée avec talent, son idée, quant à elle, était géniale. "
            Le monde musical, particulièrement les femmes, ne parlait que de ce morceau..., non, seul l'amour lui-même pouvait en être l'auteur ! Oui, c'était aussi un thème... particulièrement pour les dames... et tu l'as appris à tes dépens, pauvre Annchen !
            Rarement fut-on plus impatient et plus curieux d'une oeuvre que de la deuxième grande pièce de notre compositeur.
            Elle se fit attendre longtemps, cependant que celui que tous considéraient comme l'heureux inventeur de cette belle idée musicale, fêté dans tous les milieux et porté aux nues dans de nombreux cercles, oubliait bientôt son Annchen dans les bras des plus belles et des plus élégantes dames de la ville... En effet, les femmes sont extraordinairement généreuses envers les artistes, car elles aiment rendre les plaisirs qu'on leur a offerts.
         
            Sa pièce pour piano devint populaire... on en fit un arrangement pour orchestre à cordes et le thème fit le tour des salles de concert du monde entier... Mais quand le compositeur écrirait-il à nouveau ?                                                                                                     e-glue.fr
            On attendit en vain... puis on commença à se montrer déçu... On ne connut bientôt plus de lui que ce thème magnifique et peu s'en fallut que le nom du compositeur ne tombât lentement dans l'oubli.
             C'est alors que, environ un an plus tard, une nouvelle se répandit dans la ville : celui qu'on avait, encore récemment, fêté s'était logé une balle dans le coeur... Et le bruit se confirma...
            Le jeune artiste était mort ! Pourquoi ce suicide ? Personne, parmi ses proches, ne pouvait, évidemment, en connaître la raison. Quant à savoir si une grande oeuvre avait disparu avec lui... qui pouvait en décider ?...
            Il est simplement vraisemblable qu'il avait soudain pris conscience, dans une heure sombre, de devoir sa brusque célébrité moins à ses propres capacités qu'aux suites d'un étrange hasard... à l'heureuse idée de Dieu sait quel rêveur qui avait un jour perdu dans la forêt cette page couverte de notes. Peut-être était-ce ainsi le remords qui l'avait tué, la vanité blessée, voire un sentiment de jalousie envers l'inventeur de ce thème.
            Quoiqu'il en soit il avait quitté ce monde où il n'avait plus rien à faire parmi ceux qui le vénéraient.
            Et le véritable, bien qu'inconscient auteur de la mélodie ?
            Ne dirait-on pas un conte... une histoire, ridicule, affligeante et étonnante à la fois ?
            L'enfant essaya de jouer le célèbre morceau... n'y parvenant pas, il se le fit jouer par son professeur de piano, et il écouta, avec recueillement, la tête dans la main, cette merveilleuse musique... qui eut sur lui le même effet que sur tous ceux que ravissait la beauté de son thème. Le monde nouveau et inconnu qui s'en élevait s'empara de lui comme le pressentiment d'une lointaine, fantastique merveille, que l'on peut profondément ressentir mais qu'il est presque impossible de concevoir...
            C'est la musique des sphères qui l'environnait de son jaillissement.
            Ah, quelle mélodie !



                                                 Arthur Schnitzler
                                                     - 1862/1931

                                                                           ( Nouvelle écrite en 1885 publiée en 1932 )
                                                                                                          

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