mardi 25 septembre 2018

Le Duc de l'Omelette Edgar Allan Poe ( nouvelles EtatsUnis )


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                                                 Le Duc de l'Omelette

                                                                                 Et d'entrer aussitôt dans des contrées plus fraîches
                                                                                                                                                                   Cowper

              Keats fut fauché par une critique. Qui donc mourut de l'Andromaque ? Âmes ignobles ! De l'Omelette périt d'un ortolan. L'histoire en est brève. Esprit d'Apicius, viens-moi en aide !
            De son lointain Pérou à la Chaussée d'Antin on porta le petit voyageur ailé, énamouré, attendri, indolent, dans une cage dorée. De la Bellissima, sa royale propriétaire, au duc de l'Omelette, six pairs de l'empire escortèrent l'heureux oiseau.
            Ce soir-là, le duc devait dîner seul. Dans l'intimité de son bureau il reposait avec langueur sur l'ottomane pour laquelle il avait forfait à sa loyauté envers son souverain en la lui soufflant aux enchères, c'était la fameuse ottomane de Cadêt.
            Il enfouit son visage dans l'oreiller. L'horloge sonne ! Incapable de maîtriser ses sentiments, Sa Grâce avale une olive ; à cet instant la porte s'entrouvre lentement aux sons d'une douce musique et, merveille ! voici le plus délicat des oiseaux en présence du plus énamouré des hommes ! Mais quelle détresse ineffable assombrit donc le visage du duc ?                         oiseaux.net
            - Horreur ! chien ! baptiste ! l'oiseau ! ah, bon Dieu ! cet oiseau modeste que tu as déshabillé de ses plumes, et que tu as servi sans papier !
            Il est superflu d'en dire davantage : le duc expira dans un paroxysme de dégoût.
            - Ha ! ha ! ha ! dit Sa Grâce, le troisième jour après son décès.
            - Hé ! hé ! hé ! répondit faiblement le Diable, se dressant non sans " hauteur ".
            - Allons donc, vous n'êtes pas sérieux, répliqua de l'Omelette. J'ai pêché, c'est vrai, mais, mon bon monsieur, réfléchissez ! Vous n'avez tout de même pas l'intention de mettre à exécution des menaces aussi... aussi barbares.
            - Pas l'intention ? dit Sa Majesté, allons, Monsieur, déshabillez-vous.
            - Me déshabiller, en vérité ! sur ma foi, vous me la bâiller belle ; non, Monsieur, il est exclu de me déshabiller. Qui êtes-vous, de grâce, pour que le duc de l'Omelette, prince de Foie-Gras, majeur de fraîche date, auteur de la Mazurkiade  et membre de l'Académie, moi-même, retire sur votre ordre les plus délicieux pantalons qu'ait jamais taillés Bourdon, la plus délicate " robe de chambre " qu'ai jamais assemblée Rombêrt, pour ne rien dire des papillottes qu'il me faudrait ôter, ni du dérangement que j'aurais à ôter mes gants ?
            - Qui suis-je ? Ah, fort juste ! Je suis Berzébuth, prince de la Mouche. Je viens de l'extraire à l'instant d'un cercueil de bois de rose étiqueté comme pour une expédition. C'est Bélial, mon inspecteur des cimetières, qui t'a expédié. Les pantalons que tu prétends de la main de Bourdon sont de solides caleçons de lin et ta " robe de chambre " un suaire de bonne dimension.
            - Monsieur ! répondit le duc, on ne m'insulte pas impunément ! Monsieur ! je vous demanderai raison de cette insulte à la première occasion ! Monsieur ! vous aurez de mes nouvelles ! jusque-là donc, au revoir ! Avec un profond salut le duc s'écartait de la satanique présence, lorsqu'un gentilhomme de service l'interrompit et le ramena.
  *        Sur quoi Sa Grâce se frotta les yeux, bâilla, haussa les épaules et réfléchit. S'étant assurée de son identité, elle laissa planer son regard sur les lieux où elle se trouvait.
            La pièce était superbe. De l'Omelette lui-même la déclara " bien comme il faut ". Ce n'était pas tant sa longueur, ni sa largeur que sa hauteur, ah ! c'était effarant ! Point de plafond certes, non, mais un épais tourbillon de nuages couleur de feu. Comme elle y portait le regard, le cerveau de Sa Grâce chancela. Une chaîne d'un métal inconnu, rouge comme le sang, en descendait, son extrémité supérieure perdue comme la ville de Boston " parmi les nues ". A son extrémité inférieure était suspendue une vaste torchère. Le duc découvrit qu'elle était en rubis : mais elle répandait une lueur si intense, fixe, terrible, que jamais en Perse on n'en a adoré de semblable ; jamais Guèbre n'en a imaginé de semblable ; jamais musulman n'en a rêvé de semblable lorsque, sous l'effet de l'opium, il s'est avancé chancelant vers un lit de pavots, et s'est abattu, le dos dans ces fleurs et le visage tourné vers le dieu Apollon. Le duc marmotta un juron bénin pour exprimer son approbation évidente.
            Les angles de la pièce s'arrondissaient en niches. Trois d'entre elles hébergeaient des statues de proportions gigantesques. Leur beauté était grecque, leur difformité égyptienne, leur " tout ensemble " français. Dans la quatrième niche, la statue était voilée : celle-là n'était pas colossale. Par contre, on apercevait une fine cheville, un pied chaussé d'une sandale. De sa main, de l'Omelette pressa son coeur, ferma les yeux, les leva, et surprit Sa Majesté Satanique à rougir.
            Mais les peintures ! Cypris ! Astarté ! Astoreth ! et mille de leurs pareilles ! Et Raphaël les a contemplées ! oui, Raphaël est venu ici : n'a-t-il pas peint le... ? Ne fut-il pas damné en conséquence ?
Les peintures ! Les peintures ! Oh luxe ! Oh amour ! Quand le regard se porte sur ses beautés interdites, qui donc aura des yeux pour les grâces mignardes des cadres dorés qui éclaboussent de lueurs astrales les murs de hyacinthe et de porphyre ?                                thepotteries.org
            Mais le coeur manque au duc. Ce n'est pas, comme vous le supposez, qu'il soit saisi de vertige devant tant de magnificence, ni que l'haleine extatique d'innombrables encensoirs lui monte à la tête.
            " C'est vrai que de toutes ces choses il a pensé beaucoup mais !
            Le duc de l'Omelette est frappé de terreur : dans le cadre livide d'une unique fenêtre sans voiles, s'inscrivent les lueurs du plus horrible des brasiers !
            Le pauvre duc ! Il ne pouvait s'empêcher de penser que les éclatantes, les voluptueuses, les éternelles mélodies qui emplissaient la pièce étaient les gémissements et les hurlements des damnés et des désespérés transmuées aux filtres magiques de l'alchimie des fenêtres enchantées. Et là ! là aussi sur l'ottomane ! Qui cela peut-il être ? lui, le " petit maître " non, la divinité assise là, dans sa pose de marbre, et qui sourit, en son visage blême, si amèrement ?
            Mais il faut agir, j'entends qu'un Français ne s'évanouit jamais complètement. De plus, Sa Grâce avait horreur des scènes, de l'Omelette est de nouveau lui-même. Il y avait quelques fleurets sur une table, quelques épées aussi. Le duc était un élève de B..., il avait tué ses six hommes. Mais alors, il peut s'échapper. Il mesure deux épées et, avec une grâce inimitable, laisse le choix à Sa Majesté.
            Horreur ! Sa Majesté ne tire pas !
           Mais il joue ! heureuse idée ! D'ailleurs Sa Grâce a toujours eu une excellente mémoire. Il avait feuilleté le " Diable " de l'abbé Galtier. Il y est dit que " le Diable n'ose pas refuser un jeu d'écarté. "
           Ses chances : quelles sont donc ses chances ? Presque nulles, il est vrai : mais quel autre choix s'offre au duc ? De plus, n'était-il pas dans le secret ? N'avait-il pas parcouru le père Le Brun ? N'était-il pas membre du Club Vingt-un ?
            - Si je perds, dit-il, je serai deux fois perdu, je serai deux fois damné, voilà tout ! ( Sur quoi Sa Grâce haussa les épaules ). Si je gagne, je reviendrai à mes ortolans ; que les cartes soient préparées
             Sa Grâce était toute précaution, toute attention. Sa Majesté toute assurance.
             Un spectateur aurait pensé à François et Charles. Sa Grâce ne pensait qu'à son jeu. Sa Majesté ne pensait pas : elle battit les cartes. Le duc coupa.                                       myefox.fr
            On donne, on tourne l'atout, c'est... c'est le roi ! Non, c'était la dame. Sa Majesté en maudit les vêtements masculins. De l'Omelette posa sa main sur son coeur.
            Ils jouent. Le duc compte. C'est la fin de la donne. Sa Majesté compte, pesamment, sourit, boit du vin. Le duc fait glisser une carte.
            - C'est à vous de faire, dit Sa Majesté, en coupant. Sa Grâce s'inclina, distribua et se leva de table, en présentant le roi.
            Sa Majesté prit un air chagrin.
            Si Alexandre n'avait été Alexandre, il aurait été Diogène ; et, en prenant congé, le duc assura son antagoniste que
            " s'il n'avait pas été de l'Omelette il n'aurait point d'objection d'être le Diable ".

*    lemonde.fr                                                                            Littleton Barry
                                                          pseudo de
                                                                         Edgar Allan Poe
                                                         1è parution
                                                                         Philadelphie mars 1832
            

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