mercredi 19 février 2020

Poil de Carotte 8 Le porte-plume - Les joues rouges - Les poux ( Roman France )

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                                                       Poil de Carotte

                                                 " Le porte-plume "

            L'institution Saint-Marc, où M. Lepic a mis grand frère Félix et Poil de Carotte suit les cours du lycée. Quatre fois par jour, les élèves font la même promenade. Très agréable dans la belle saison et, quand il pleut, si courte que les jeunes gens se rafraîchissent plutôt qu'ils ne se mouillent, elle leur est hygiénique d'un bout de l'année à l'autre.
           Comme ils reviennent du lycée ce matin, traînant les pieds et moutonniers, Poil de Carotte, qui marche la tête basse, entend dire :
            - Poil de Carotte, regarde ton père, là-bas !
            M. Lepic aime surprendre ainsi ses garçons. Il arrive sans écrire, et on l'aperçoit soudain, planté sur le trottoir d'en face, au coin de la rue, les mains derrière le dos, une cigarette à la bouche.
            Poil de Carotte et grand frère Félix sortent des rangs et courent à leur père.
            - Vrai, dit Poil de Carotte, si je pensais à quelqu'un, ce n'était pas à toi.
            - Tu penses à moi quand tu me vois, dit M. Lepic.
            Poil de Carotte voudrait répondre quelque chose d'affectueux. Il ne trouve rien, tant il est occupé. Haussé sur la pointe des pieds, il s'efforce d'embrasser son père. Une première fois, il lui touche la barbe du bout des lèvres. Mais M. Lepic, d'un mouvement machinal, dresse la tête, comme s'il se dérobait. Puis il se penche et de nouveau recule, et Poil de Carotte qui cherche sa joue, la manque. Il n'effleure que le nez. Il baise le vide. Il n'insiste pas, et déjà troublé, il tâche de s'expliquer cet accueil étrange.
            - Est-ce que mon papa ne m'aimerait plus, se dit-il. Je l'ai vu embrasser grand frère Félix. Il s'abandonnait au lieu de se retirer. Pourquoi m'évite-t-il ? Veut-on me rendre jaloux ? Régulièrement, je fais cette remarque. Si je reste trois mois loin de mes parents, j'ai une grosse envie de les voir. Je me promets de bondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons de caresses. Mais les voici, et ils me glacent.
            Tout à ses pensées tristes, Poil de Carotte répond mal aux questions de M. Lepic qui lui demande si le grec marche un peu.
            Poil de  Carotte
            - Ca dépend. La version va mieux que le thème, parce que dans la version on peut deviner.
            Monsieur Lepic
            - Et l'allemand ?
            Poil de Carotte
            - C'est très difficile à prononcer, papa.
            Monsieur Lepic
            - Bougre ! Comment, la guerre déclarée, battras-tu les Prussiens, sans savoir leur langue vivante ?
            Poil de Carotte
            - Ah ! d'ici là, je m'y mettrai. Tu me menaces toujours de la guerre. Je crois décidément qu'elle attendra, pour éclater, que j'aie fini mes études.
            Monsieur Lepic
            - Quelle place as-tu obtenue dans la dernière composition ? J'espère que tu n'es pas à la queue .           Poil de Carotte
            - Il en faut bien un.
            Monsieur Lepic
            - Bougre ! moi qui voulais t'inviter à déjeuner. Si encore c'était dimanche ! Mais en semaine, je n'aime guère vous déranger de votre travail.
            Poil de Carotte
            - Personnellement je n'ai pas grand chose à faire ; et toi, Félix ?
           Grand frère Félix 
           - Juste, ce matin le professeur a oublié de nous donner notre devoir.
           Monsieur Lepic
           - Tu étudieras mieux ta leçon.
           Grand frère Félix
            - Ah ! je la sais d'avance, papa. C'est la même qu'hier.
            Monsieur Lepic
            - Malgré tout, je préfère que vous rentriez. Je tâcherai de rester jusqu'à dimanche et nous nous rattraperons.
            Ni la moue de grand frère Félix, ni le silence affecté de Poil de Carotte ne retardent les adieux et le moment est venu de se séparer.
            Poil de Carotte l'attendait avec inquiétude.                                   france-artisanat.fr 
Résultat de recherche d'images pour "porte plume bois"            - Je verrai, se dit-il, si j'aurai plus de succès ; si oui ou non, il déplaît maintenant à mon père que je l'embrasse.
            Et résolu, le regard droit, la bouche haute, il s'approche.
            Mais M. Lepic, d'une main défensive, le tient encore à distance et lui dit :
            - Tu finiras par me crever les yeux avec ton porte-plume sur ton oreille. Ne pourrais-tu le mettre ailleurs quand tu m'embrasses ? Je te prie de remarquer que j'ôte ma cigarette, moi.
            Poil de Carotte
            - Oh ! mon vieux papa, je te demande pardon. C'est vrai, quelque jour un malheur arrivera par ma faute. On m'a déjà prévenu, mais mon porte-plume tient si à son aise sur mes pavillons que je l'y laisse tout le temps et que je l'oublie. Je devrais au moins ôter ma plume ! Ah ! pauvre vieux papa, je suis content de savoir que mon porte-plume te faisait peur.
            Monsieur Lepic
            - Bougre ! tu ris parce que tu as failli m'éborgner.
            Poil de Carotte
            - Non, mon vieux papa, je ris pour autre chose ; une idée sotte à moi que je m'étais encore fourrée dans la tête.


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                                                           LES JOUES ROUGES

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            Son inspection habituelle terminée, M. le Directeur de l'Institution Saint-Marc quitte le dortoir. Chaque élève s'est glissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se déborder. Le maître d'étude, Violone, d'un tour de tête, s'assure que tout le monde est couché, et, se haussant sur la pointe du pied, doucement baisse le gaz. Aussitôt, entre voisins, le caquetage commence. De chevet à chevet, les chuchotements se croisent, et des lèvres en mouvement monte, par tout le dortoir, un bruissement confus, où de temps en temps, se distingue le sifflement bref d'une consonne.
            C'est sourd, continu, agaçant à la fin, et il semble vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, s'occupent à grignoter du silence.
            Violone met des savates, se promène quelque temps entre les lits, chatouillant ça le pied d'un élève, là tirant le pompon du bonnet d'un autre, et s'arrête près de Marseau, avec lequel il donne, tous les soirs, l'exemple des longues causeries prolongées bien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves ont cessé leur conversation, par degrés étouffés, comme s'ils avaient peu à peu tiré leur drap sur leur bouche, et dorment, que le maître d'étude est encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras et au remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu'au bout de ses doigts.
            Il s'amuse de ses récits enfantins, et le tient éveillé par d'intimes confidences et des histoires de coeur. Tout de suite, il l'a chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage, qui paraît éclairé en dedans. Ce n'est plus une peau, mais une pulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique, s'enchevêtrent visiblement les veinules, comme les lignes d'une carte d'atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau a d'ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi et à l'improviste, qui le fait aimer comme une fille.. Souvent, un camarade pèse du bout du doigt sur l'une de ses joues et se retire avec brusquerie, laissant une tâche blanche, bientôt recouverte d'une belle coloration rouge, qui s'étend avec rapidité, comme du vin dans de l'eau pure, se varie richement et se nuance depuis le bout du nez rose jusqu'aux oreilles lilas. Chacun peut opérer soi-même, Marseau se prête complaisamment aux expériences. On l'a surnommé Veilleuse, Lanterne, Joue Rouge. Cette faculté de s'embraser à volonté lui fait bien des envieux.
            Poil de Carotte, son voisin de lit, le jalouse entre tous. Pierrot, lymphatique et grêle, au visage farineux, il pince vainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas toujours, quelque point d'un roux douteux. Il zébrerait volontiers, haineusement, à coups d'ongles et écorcerait comme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.
            Depuis longtemps très intrigué, il se tient aux écoutes ce soir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux avec raison peut-être, et désireux de savoir la vérité sur les allures cachottières du maître d'étude. Il met en jeu toute son habileté de petit espion, simule un ronflement pour rire, change avec affectation de côté, en ayant soin de faire le tour complet, pousse un cri perçant, comme s'il avait le cauchemar, ce qui réveille en peur le dortoir et imprime un fort mouvement de houle à tous les draps ; puis, dès que Violone s'est éloigné, il dit à Marseau, le torse hors du lit, le souffle ardent :
            - Pistolet ! Pistolet !
            Pistolet ne semble pas entendre : Poil de Carotte exaspéré reprend :
            - C'est du propre !... Tu crois que je ne vous ai pas vus. Dis voir un peu qu'il ne t'a pas embrassé ! dis-le voir un peu que tu n'es pas son Pistolet.
            Il se dresse, le col tendu, pareil à un jars blanc qu'on agace, les poings fermés au bord du lit :
            Mais cette fois, on lui répond :
            - Et bien, après ?
            D'un seul coup de reins, Poil de Carotte rentre dans ses draps.
            C'est le maître d'étude qui revient en scène, apparu soudainement !

                                                                                  II                                cugetliber.ro 
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            - Oui, dit Violone, je t'ai embrassé, Marseau ; tu peux l'avouer, car tu n'as fait aucun mal. Je t'ai embrassé sur le front, mais Poil de Carotte ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour son âge, que c'est là un baiser pur et chaste, un baiser de père à enfant, et que je t'aime comme un fils, ou si tu veux comme un frère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petit imbécile !
            A ces mots, tandis que la voix de Violone vibre sourdement, Poil de Carotte feint de dormir. Toutefois, il soulève sa tête pour entendre encore.
            Marseau écoute le maître d'étude, le souffle ténu, ténu, car tout en trouvant ses paroles très naturelles, il tremble comme s'il redoutait la révélation de quelque mystère. Violone continue, le plus bas qu'il peut. Ce sont des mots inarticulés, lointains, des syllabes à peine localisées. Poil de Carotte qui, sans oser se retourner, se rapproche insensiblement, au moyen de légères oscillations de hanches, n'entend plus rien. Son attention est à ce point surexcitée que ses oreilles lui semblent matériellement se creuser et s'évaser en entonnoir ; mais aucun son n'y tombe.
            Il se rappelle avoir éprouvé parfois une sensation d'effort pareille en écoutant aux portes, en collant son oeil à la serrure, avec le désir d'agrandir le trou et d'attirer à lui, comme avec un crampon, ce qu'il voulait voir. Cependant, il le parierait, Violone répète encore :
            - Oui, mon affection est pure, pure, et c'est ce que ce petit imbécile ne comprend pas.
            Enfin le maître d'étude se penche avec la douceur d'une ombre sur le front de Marseau, l'embrasse, le caresse de sa barbiche comme d'un pinceau, puis se redresse pour s'en aller, et Poil de Carotte le suit des yeux, glissant entre les rangées de lits. Quand la main de Violone frôle un traversin, le dormeur dérangé change de côté avec un fort soupir.
            Poil de Carotte guette longtemps. Il craint un nouveau retour brusque de Violone. Déjà Marseau fait la boule dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien éveillé d'ailleurs, et tout au souvenir de l'aventure dont il ne sait que penser. Il n'y voit rien de vilain qui puisse le tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l'image de Violone flotte lumineusement, douce comme ces images de femmes qui l'ont échauffé en plus d'un rêve.
            Poil de Carotte se lasse d'attendre. Ses paupières comme aimantées, se rapprochent. Il s'impose de fixer le gaz, presque éteint ; mais, après avoir compté trois éclosions de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec, il s'endort.

                                                                      111

            Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes des serviettes, trempées dans un peu d'eau froide, frottent légèrement les pommettes frileuses, Poil de Carotte regarde méchamment Marseau, et, s'efforçant d'être bien féroce, il l'insulte de nouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes.
            - Pistolet ! Pistolet !
            Les joues de Marseau deviennent pourpres, mais il répond sans colère, et le regard presque suppliant :
            - Puisque je te dis que ce n'est pas vrai, ce que tu crois !
            Le maître d'étude passe la visite des mains. Les élèves, sur deux rangs, offrent machinalement d'abord, le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettent aussitôt bien au chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l'édredon le plus proche. D'ordinaire, Violone s'abstient de les regarder. Cette fois, mal à propos, il trouve que celles de Poil de Carotte ne sont pas nettes. Poil de Carotte, prié de les repasser sous le robinet, se révolte. On peut, à vrai dire, y remarquer une tâche bleuâtre, mais il soutient que c'est un commencement d'engelure. On lui en veut, sûrement.
            Violone doit le faire conduire chez M. le Directeur.
             Celui-ci, matinal, prépare, dans son cabinet vieux vert, un cours d'histoire qu'il fait aux grands, à ses moments perdus. Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses doigts épais, il pose les principaux jalons : ici la chute de l'empire Romain ; au milieu, la prise de Constantinople par les Turcs ; plus loin l'Histoire moderne, qui commence on ne sait où et n'en finit plus.
            Il a une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclent sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d'une colonne. Il mange visiblement trop, cet homme ; ses traits sont gros et toujours un peu luisants. Il parle fortement, même aux dames, et les plis de son cou ondulent sur le col d'une manière lente et rythmique. Il est encore remarquable pour la rondeur de ses yeux et l'épaisseur de ses moustaches.
            Poil de Carotte se tient debout devant lui, sa casquette entre les jambes, afin de garder toute sa liberté d'action.
           D'une voix terrible, le directeur demande :
           - Qu'est-ce que c'est ?
           - Monsieur, c'est le maître d'étude qui m'envoie vous dire que j'ai les mains sales, mais c'est pas vrai !                                                                                                    nouvelobs.com
Image associée            Et de nouveau, consciencieusement, Poil de Carotte montre ses mains en les retournant : d'abord le dos, ensuite la paume. Il fait la preuve : d'abord la paume, ensuite le dos.
            - Ah ! c'est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de séquestre, mon petit !
            - Monsieur, dit Poil de Carotte, le maître d'étude, il m'en veut !
            - Ah ! il t'en veut ! huit jours, mon petit !
            Poil de Carotte connaît son homme. Une telle douceur ne le surprend point. Il est bien décidé à tout affronter. Il prend une pose raide, serre ses jambes et s'enhardit, au mépris d'une gifle.
            Car c'est, chez Monsieur le Directeur, une innocente manie d'abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de la main : vlan ! L'habileté pour l'élève visé consiste à prévoir le coup et à se baisser, et le directeur se déséquilibre, au rire étouffé de tous. Mais il ne recommence pas, sa dignité l'empêchant d'user de ruse à son tour. Il devait arriver droit sur la joue choisie, ou alors ne se mêler de rien.
            - Monsieur, dit Poil de Carotte réellement audacieux et fier, le maître d'étude et Marseau, ils font des choses.
            Aussitôt les yeux du Directeur se troublent comme si deux moucherons s'y étaient précipités soudain. Il appuie ses deux poings fermés au bord de la table, se lève à demi, la tête en avant, comme s'il allait cogner Poil de Carotte en pleine poitrine, et demanda par sons gutturaux.
            - Quelles choses ?
            Poil de Carotte semble pris au dépourvu. Il espérait ( peut-être que ce n'est que différé ) l'envoi d'un tome massif de M. Henri Martin, par exemple, lancé d'une main adroite, et voilà qu'on lui demande des détails.
            Le Directeur attend.Tous ses plis du cou se joignent pour ne former qu'un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siège, de guingois, sa tête.
            Poil de Carotte hésite, le temps de se convaincre que les mots ne lui viennent pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dos rond, l'attitude apparemment gauche et penaude, il va chercher sa casquette entre ses jambes, l'en retire aplatie, se courbe de plus en plus, se ratatine, et l'élève doucement à hauteur de menton, et lentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouit sa tête simiesque dans la doublure ouatée, sans dire un mot.

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Foto: Bancuri
            Le même jour, à la suite d'une courte enquête, Violone reçoit son congé ! C'est un touchant départ, presque une cérémonie.
            - Je reviendrai, dit Violone, c'est une absence.
            Mais il n'en fait accroire à personne. L'institution renouvelle son personnel, comme si elle craignait pour lui la moisissure. C'est un va-et-vient de maîtres d'étude. Celui-ci part comme les autres, et meilleur, il part plus vite. Presque tous l'aiment. On ne lui connaît pas d'égal dans l'art d'écrire des en-têtes pour cahiers, tels que : " Cahiers d'exercices grecs appartenant à... " Les majuscules sont moulées comme des lettres d'enseigne. Les bancs se vident. On fait cercle autour de son bureau. Sa belle main, où brille la pierre verte d'une bague, se promène élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improvise une signature. Elle tombe, comme une pierre dans l'eau, dans une ondulation et un remous de lignes à la fois régulières et capricieuses, qui forment le paraphe, un petit chef-d'oeuvre. La queue du paraphe s'égare, se perd dans le paraphe lui-même. Il faut regarder de très près, chercher longtemps pour la retrouver. Inutile de dire que le tout est fait d'un seul trait de plume. Une fois, il a réussi un enchevêtrement de lignes nommé cul-de-lampe. Longuement, les petits s'émerveillèrent.
            Son renvoi les chagrine fort.
            Il conviennent qu'ils devront bourdonner le Directeur à la première occasion, c'est-à-dire enfler les joues et imiter avec les lèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement. Quelque jour, ils n'y manqueront pas.
            En attendant, ils s'attristent les uns les autres. Violone qui se sent regretté, a la coquetterie de partir pendant une récréation. Quand il paraît dans la cour, suivi d'un garçon qui porte sa malle, tous les petits s'élancent. Il serre des mains, tapote des visages, et s'efforce d'arracher les pans de sa redingote sans les déchirer, cerné, envahi et souriant, ému. Les uns suspendus à la barre fixe, s'arrêtent au milieu d'un renversement et sautent à terre, la bouche ouverte, le front en sueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts écartés à cause de la colophane. D'autres, plus calmes, qui tournaient monotonement dans la cour, agitent les mains, en signe d'adieu. Le garçon, courbé sous la malle, s'est arrêté afin de conserver ses distances, ce dont profite un tout petit pour plaquer sur son tablier blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Les joues de Marseau se sont rosées à paraître peintes. Il éprouve sa première peine de coeur sérieuse ; mais, troublé et contraint de s'avouer qu'il regrette le maître d'étude un peu comme une petite cousine, il se tient à l'écart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone se dirige vers lui, quand on entend un fracas de carreaux.
            Tous les regards montent vers la petite fenêtre grillée du séquestre. La vilaine et sauvage tête de Poil de Carotte paraît. Il grimace, blême, petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes à l'air. Il passe sa main droite entre les débris de la vitre qui le mord, comme animée, et il menace Violone de son poing saignant.
            - Petit imbécile ! dit le maître d'étude, te voilà content !
            - Dame ! crie Poil de Carotte, tandis qu'avec entrain, il casse d'un second coup de poing un autre carreau, pourquoi que vous l'embrassiez et que vous ne m'embrassiez pas, moi ?
            Et il ajoute, se barbouillant la figure avec le sang qui coule de sa main coupée :
            - Moi aussi, j'ai des joues rouges, quand je veux !


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            Dès que grand frère Félix et Poil de Carotte arrivent de l'institution Saint-Marc, Mme Lepic leur fait prendre un bain de pieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne les lave à la pension. D'ailleurs, aucun article du prospectus ne prévoit le cas.
            - Comme les tiens doivent être noirs, mon pauvre Poil de Carotte, dit Mme Lepic.
            Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plus noirs que ceux de grand frère Félix ? Et pourquoi ? Tous deux vivent côte à côte, du même régime, dans le même air. Certes, au bout de trois mois, grand frère Félix ne peut montrer pied blanc, mais Poil de Carotte, de son propre aveu, ne reconnaît plus les siens.
            Honteux, il les plonge dans l'eau avec l'habileté d'un escamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mêler aux pieds de grand frère Félix qui occupent déjà tout le fond du baquet, et bientôt, une couche de crasse s'étend comme un linge sur ces quatre horreurs.
            M. Lepic se promène, selon sa coutume, d'une fenêtre à l'autre. Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notes écrites par M. le Proviseur lui-même : celles de grand frère Félix :
            " Étourdi, mais intelligent. ( Arrivera ) ". Et celle de Poil de Carotte :
            " Se distingue dès qu'il veut, mais ne veut pas toujours. "
            L'idée que Poil de Carotte est quelquefois distingué amuse la famille. En ce moment les bras croisés sur ses genoux, il laisse ses pieds tremper et se gonfler d'aise. Il se sent examiné. On le trouve plutôt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d'un rouge sombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne témoigne sa joie de le revoir qu'en le taquinant. A l'aller, il lui détache une chiquenaude sur l'oreille. Au retour, il le pousse du coude, et Poil de Carotte rit de bon coeur.
            Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les " bourraquins " et fait crépiter ses ongles comme s'il voulait tuer des poux. C'est sa plaisanterie favorite.
            Or, du premier coup, il en tue un.
            - Ah ! bien visé, dit-il, je ne l'ai pas manqué.
            Et tandis qu'un peu dégoûté il s'essuie à la chevelure de Poil de Carotte, Mme Lepic lève les bras au ciel :
            - Je m'en doutais, dit-elle, accablée. Mon Dieu ! nous sommes propres ! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille voilà de la besogne pour toi.
            Soeur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigre dans une soucoupe, et la chasse commence.
            - Peigne-moi d'abord ! crie grand frère Félix. Je suis sûr qu'il m'en a donné.
            Il se racle furieusement la tête avec les doigts et demande un seau d'eau pour tout noyer.
            - Calme-toi, Félix, dit soeur Ernestine qui aime se dévouer, je ne te ferai pas de mal.
            Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse, une patience de maman. Elle écarte les cheveux d'une main, tient délicatement le peigne de l'autre, et elle cherche, sans moue dédaigneuse, sans peur d'attraper des habitants.                                              pylones.com
Résultat de recherche d'images pour "poux"            Quand elle dit : " Un de plus ! " grand frère Félix trépigne dans le baquet et menace du poing Poil de Carotte qui, silencieux, attend son tour.
            - C'est fini pour toi, Félix, dit soeur Ernestine, tu n'en avais que sept ou hui ; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte.
            Au premier coup de peigne, Poil de Carotte obtient l'avantage. Soeur Ernestine croit qu'elle est tombée sur le nid, mais elle n'a que ramassé au hasard dans une fourmilière.
            On entoure Poil de Carotte. Soeur Ernestine s'applique. M. Lepic, les mains derrière le dos, suit le travail, comme un étranger curieux. Mme Lepic pousse des exclamations plaintives.
            - Oh ! oh ! dit-elle, il faudrait une pelle et un râteau.
            Grand frère Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux. Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l'agitation de leurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulis de la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir.
            Madame Lepic
            - Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenons plus. A ton âge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tes pieds que peut-être tu ne vois qu'ici. Mais les poux te mangent, et tu ne réclames ni la surveillance de tes maîtres, ni les soins de ta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu éprouves à te laisser ainsi dévorer tout vif. Il y a du sang dans ta tignasse.
            Poil de Carotte
            - C'est le peigne qui m'égratigne.
            Madame Lepic
            - Ah ! c'est le peigne. Voilà comme tu remercies ta soeur. Tu l'entends, Ernestine ? Monsieur, délicat, se plaint de sa coiffeuse. Je te conseille, ma fille, d'abandonner tout de suite ce martyr volontaire à sa vermine.
            Soeur Ernestine
            - J'ai fini pour aujourd'hui, maman. J'ai seulement ôté le plus gros et je ferai demain une seconde tournée. Mais j'en connais une qui se parfumera d'eau de Cologne.
            Madame Lepic
            - Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvette et va l'exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le village défile devant, pour ta confusion.
            Poil de Carotte prend la cuvette et sort ; et l'ayant déposée au soleil, il monte la garde près d'elle.
            C'est la vieille Marie-Nanette qui s'approche la première. Chaque fois qu'elle rencontre Poil de Carotte, elle s'arrête, l'observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant son bonnet noir, semble deviner des choses.
            - Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-elle.                      
            Poil de Carotte ne répond rien. Elle se penche sur la cuvette.
            - C'est-il des lentilles ? Ma foi, je n'y vois plus clair. Mon garçon Pierre devrait bien m'acheter une paire de lunettes.
            Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle ne comprend pas.
            - Et toi, que fais-tu là, boudeur et les yeux troubles ? Je parie qu'on t'a grondé et mis en pénitence. Écoute, je ne suis pas ta grand-maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, mon pauvre petit, car j'imagine qu'ils te rendent la vie dure.
            Poil de Carotte s'assure d'un coup d'oeil que sa mère ne peut l'entendre, et il dit à la vieille Marie-Nanette.
            - Et après ? Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous donc de vos affaire et laissez-moi tranquille.


                                                     
                                                                             à suivre....................

            Monsieur Lepic

       

            
       







dimanche 16 février 2020

Kew Gardens Virginia Woolf ( Nouvelle Angleterre )

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willemsefrance.fr

                                                          Kew Gardens

            De l'ovale du massif se dressaient peut-être une centaine de tiges évasées en forme de coeur ou, à mi-hauteur, des languettes de feuilles dont les pointes dévoilaient des pétales rouges, bleus ou jaunes marqués de taches colorées et, des profondeurs rouges, bleues ou jaunes émergeait tout droit un piquet aux dorures écaillées, légèrement recourbé à son extrémité. Les pétales étaient assez volumineux pour être agités par la brise d'été et quand ils bougeaient les chevauchantes lumières rouges, bleues et jaunes déposaient sur un pouce de terre brune au-dessous d'elles une tache d'une couleur indéfinissable. La lumière tombait sur un lisse galet gris sombre, tantôt sur une coquille d'escargot aux brunes veines circulaires ou sur une goutte de pluie dont ils faisaient si intensément briller de rouge, de bleu et de jaune la surface que l'on s'attendait à la voir crever puis disparaître.
            Mais voici que la gouttelette redevenait gris argenté et que la lumière se posait sur la chair d'une feuille, révélait les ramifications en filigrane, qu'elle bougeait de nouveau pour inonder la verte immensité sous la coupole en forme de coeur et sous les languettes de feuilles. Puis la brise a soufflé un peu plus fort et la couleur a jailli plus haut dans les yeux des hommes et des femmes qui se promènent à Kew Gardens en juillet.
            Ces hommes et ces femmes passaient lentement devant le massif avec de bizarres mouvements irréguliers qui donnaient à leurs silhouettes l'air de ces papillons blancs ou bleus qui voltigeaient d'un parterre à l'autre en zigzaguant sur le gazon.
            Allant d'un pas insouciant, cet homme précédait de peu sa femme qui suivait d'un pas décidé, ne se retournant que pour voir si les enfants n'étaient pas trop loin. L'homme maintenait exprès son avance sur la femme, inconsciemment peut-être, pour ne pas interrompre le cours de ses réflexions.
            " Il y a quinze ans, pensait-il, je suis venu ici avec Lily. Nous étions assis là-bas, près d'un lac, et pendant tout ce chaud après-midi je lui ai demandé de m'épouser. La libellule ne cessait pas de tournoyer autour de nous. Je la revois clairement, et le soulier de Lily avec sa boucle d'argent carrée. Tout le temps que je parlais je voyais ce soulier et, quand il remuait avec impatience, je n'avais pas besoin de la regarder pour savoir ce qu'elle dirait. Elle semblait tout entière contenue dans ce soulier. Et mon amour, mon désir étaient contenus dans cette libellule. J'ignore pourquoi je croyais que si elle se posait là, sur cette feuille, la large feuille ornée d'une fleur rouge, si la libellule s'y posait, Lily dirait tout de suite : " Oui ". Mais la libellule ne cessait de tourner sans jamais se poser, bien sûr, et heureusement, si non je ne me promènerais pas ici avec Eleanor et les enfants. "
            - Dis-moi, Eleanor, t'arrive-t-il de songer au passé ?
            - Pourquoi me le demandes-tu, Simon ?
            - Parce que je songeais au passé, de songer à Lily, cette femme que j'aurais pu épouser... Bon, pourquoi est-ce que tu te tais ? Cela t'ennuie que je songe au passé ?
            - Pourquoi cela m'ennuierait-il, Simon ? Est-ce que l'on ne songe pas toujours au passé ? Dans un jardin où les hommes et les femmes sont étendus sous les arbres ? Ne sont-ils pas notre passé, tout ce qui en subsiste, ces hommes et ces femmes, ces fantômes étendus sous les arbres... notre bonheur, notre réalité ?                                                                                      jardinage.lemonde.fr
Résultat de recherche d'images pour "gouttes de pluie sur fleur rare pinterest"            - Pour moi, la boucle carrée d'un soulier et une libellule.
            - Pour moi, un baiser. Imagine, au bord d'un lac, il y a vingt ans, six fillettes assises devant leurs chevalets, peignant les nénuphars, des nénuphars rouges comme je n'en avais jamais vus. Et brusquement, un baiser, ici, sur ma nuque. Et tout l'après-midi ma main en a tremblé, et je ne pouvais pas peindre. J'ai tiré ma montre pour noter l'heure, lorsque je m'accorderais cinq petites minutes pour penser à ce baiser : le baiser d'une vieille femme grisonnante avec une verrue sur le nez, la mère de tous les baisers pendant toute ma vie. Allons, Caroline, Hubert, venez !
            Ils ont dépassé le massif de fleurs, marchant, maintenant, tous les quatre de front, s'amenuisant bientôt sous les arbres et paraissant à demi transparents dans le jeu d'ombre et de lumière qui marque leurs dos de larges taches irrégulières.
            Dans le massif ovale, l'escargot dont, pendant deux minutes la coquille avait été tachée de rouge, de bleu et de jaune, eut l'air de bouger très doucement dans sa coquille et commença à gravir les miettes de terre qui s'effritaient et roulaient sous lui. Il semblait avoir un but précis, ce qui n'était pas le cas du curieux insecte vert, à longues pattes et anguleux, qui tentait de traverser devant lui, attendit une seconde, ses antennes tremblant comme s'il réfléchissait et qui, de manière inattendue, prit rapidement la direction opposée. Des falaises brunes enserrant de profonds lacs verts, des arbres plats en forme de lames, d'immenses surfaces ridées, d'une texture mince et craquante. Entre une tige et une autre tous ces objets entravaient la progression de l'escargot vers son but. Avant d'avoir décidé s'il devait faire le tour d'une feuille morte pareille à une tente, ou bien l'attaquer de front, des pieds d'humains s'approchèrent du massif.
            Cette fois-ci c'étaient deux hommes. Le plus jeune avait une expression de calme peut-être affecté. Il gardait les yeux fixés droit devant lui tandis que son compagnon lui parlait et, dès que ce dernier se taisait, il fixait de nouveau le sol et après une longue pause, tantôt entrouvrait les lèvres et tantôt ne les ouvrait pas du tout. Le plus âgé avait une démarche bizarrement saccadée, sa main s'élançait en avant, sa tête basculait brusquement en arrière, à la manière d'un cheval de fiacre piaffant d'impatience devant une maison. Mais chez cet homme pareilles gesticulations n'avaient ni rime ni raison. Il parlait presque sans arrêt, souriait pour lui-même et se remettait à parler, comme si ce sourire constituait une réponse. Il parlait des esprits, des esprits des morts qui, disait-il, étaient en train de lui faire d'étranges révélations sur leur vie dans l'au-delà.
Résultat de recherche d'images pour "escargot pinterest" *         " - Pour les Grecs de l'Antiquité le paradis était la Théssalie, Williams, et aujourd'hui, avec cette guerre, la substance spirituelle oscille entre les collines, à la façon du tonnerre.
            Il marqua une pause, parut écouter, sourit, secoua la tête et poursuivit :
            - Vous disposez une petite batterie électrique et du caoutchouc pour isoler le fil, dit-on isoler ? Enfin, laissons les détails, inutile d'entrer dans des détails que l'on ne comprendra pas, bref, ce petit appareil est placé convenablement près de la tête du lit, par exemple sur une simple tablette d'acajou. Les ouvriers ayant convenablement exécuté mes instructions, la veuve applique son oreille et convoque l'esprit par un signal convenu d'avance. Des femmes ! Des veuves ! Des femmes en noir..."
            A cet instant il avait cru apercevoir la robe d'une femme qui, de loin et dans l'ombre, avait l'air d'être d'un noir tirant sur le violet. Il ôta son chapeau, mit la main sur son coeur et se précipita dans sa direction en marmonnant, avec des gesticulations fébriles. Mais William le tira par la manche et, du bout de sa canne, toucha une fleur afin de distraire l'attention du vieillard. Troublé ce dernier considéra la fleur un instant, en approcha son oreille et parut répondre à une voix qui en serait sortie, car il commença à parler des forêts d'Uruguay qu'il avait parcourues des centaines de siècles plus tôt en compagnie de la plus belle femme d'Europe. On pouvait l'entendre murmurer des choses sur les forêts d'Uruguay, toutes tapissées de pétales de roses des tropiques, sur des rossignols, des plages, des sirènes, des femmes noyées en mer. Puis il se laissa entraîner par William dont le visage reflétait une patience de plus en plus résignée.
            Le suivant assez près pour vaguement s'étonner de ses gesticulations, survinrent deux femmes âgées, deux femmes du peuple, l'une grosse et massive, l'autre agile avec des joues toutes roses. Comme presque toutes les personnes de leur classe sociale, elles étaient littéralement fascinées par les moindres manifestations d'excentricité qui suggèrent un dérangement mental, notamment chez les riches. Mais elles se trouvaient trop loin pour dire si les gesticulations relevaient d'une simple excentricité ou d'une véritable démence. Après avoir contemplé en silence le dos de vieillard pendant un moment, et après avoir échangé un furtif regard de complicité, elles reprirent avec détermination leur dialogue fort compliqué.
            - Nell, Bert, Lot, Cess, Phil, Pa, il dit, que j'dis, elle dit, que j'dis, moi j'dis...
            - Mon Bert, Sis, Bill, Pépé, le vieux, sucre,
              Sucre, farine, kippers, légumes verts,       
              Sucre, sucre, sucre.                                                                           pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "libellules"              A travers cette cascade de paroles, la grosse fixait avec une expression curieuse les fleurs fermement plantées, dressées sur leurs tiges. Elles les voyaient comme une dormeuse tirées d'un sommeil profond et qui, voyant un chandelier de cuivre reflétant la lumière d'une façon inaccoutumée, fermerait et ouvrirait les yeux tour à tour et, voyant toujours ce chandelier, finirait par s'éveiller une bonne fois pour fixer intensément cet objet.
            C'est ainsi que la grosse s'arrêta devant le massif ovale et cessa de faire même semblant d'écouter ce que lui disait l'autre femme. Elle restait là, regardait les fleurs laissant les paroles couler sur elle, oscillant lentement le buste d'avant en arrière. Puis elle suggéra d'aller s'asseoir pour prendre le thé.
            L'escargot avait alors les diverses possibilités pour arriver à destination sans contourner ni escalader la feuille morte. Abstraction faite de l'effort pour gravir une feuille, il se demandait si la texture, que le seul contact du bout de ses cornes faisait vibrer avec un craquement inquiétant, supporterait son poids. Aussi se résolut-il à ramper sous elle, car il y avait un point où la feuille s'élevait assez haut au-dessus du sol pour le laisser passer. Il venait juste de glisser la tête dans l'ouverture, il examinait le haut plafond brun et s'accoutumait à la fraîche lumière brune, lorsque deux autres personnes arrivèrent sur la pelouse.
            Cette fois-ci c'étaient des jeunes, un jeune homme et une jeune femme, tous deux dans leur prime jeunesse, et même dans cette saison qui précède la prime jeunesse, celle où les roses plis de la fleur n'ont pas encore rompu leur enveloppe gommée, ou qu'elles aient atteint leur taille normale, les ailes du papillon demeurent immobiles au soleil.
            - Une chance qu'on ne soit pas vendredi, dit-il.
            - Pourquoi ? Tu crois à la chance ?
            - Le vendredi ils vous font payer six pence.
            - Quelle importance ? Tu ne trouves pas que ça les vaut ?
            - Que veux-tu dire par " ça " ?
            - Oh, peu importe... Tu sais ce que je veux dire.
            Il y avait de longues pauses entre ces deux remarques dites d'un ton parfaitement monotone. Le couple s'était arrêté à la lisière du massif. Tous deux appuyèrent profondément l'extrémité de l'ombrelle dans la terre molle. Ce geste et le fait que la main du jeune homme reposait sur celle de sa compagne exprimaient leurs sentiments de façon étrange, de même que leurs paroles insignifiantes exprimaient aussi quelque chose, paroles aux ailes bien petites par rapport au corps de leur signification, insuffisantes pour les porter bien loin et se posant gauchement sur les objets banals qui les environnaient, objets si massifs pour leur inexpérience. Mais qui sait ( pensaient-ils tous en enfonçant l'ombrelle dans la terre ) quels précipices ils ne recèlent pas, quelles pentes de glace ne brillent pas au soleil sur leur autre versant ? Qui sait ? Qui a déjà vu cela auparavant ? Même lorsqu'elle se demandait quel genre de thé on servait à Kew, lui avait l'impression que quelque chose de flou se dressait derrière ses propos, quelque chose d'ample et de concret. Puis, très lentement, la brume se dissipait pour dévoiler - Ciel ! Qu'étaient donc  ces formes ? - de petites tables blanches et des serveuses qui les dévisageaient, elle d'abord et lui ensuite, une addition qu'il allait régler avec une pièce de deux shillings bien réelle, oui, bien réelle, pensait-il en touchant la pièce au fond de sa poche pour être sûr. réelle pour n'importe qui, excepté pour lui et sa compagne. Même lui commença à y croire, puis... mais c'était trop excitant pour que l'on reste sur place à rêver. Il extirpa l'ombrelle d'un mouvement brusque, impatient de trouver cet endroit où l'on prenait le thé en compagnie d'autres personnes, comme le font les autres personnes.
            - Viens, Trissie, il est temps d'aller prendre le thé.
A Dale Chihuly glass artwork installation at Kew Gardens.**         - Et où donc va-t-on prendre le thé ? demanda-t-elle la voix toute vibrante d'excitation. Le regard vague elle se laissait aller le long du sentier herbeux, traînant son ombrelle, tournant la tête d'un côté à l'autre, oubliant le thé, souhaitant se diriger tantôt par ici, tantôt par là, se rappelant les orchidées et les grues parmi les fleurs sauvages, d'une pagode chinoise et d'un oiseau à huppe écarlate. Mais son compagnon l'entraîna.
            Ainsi, les uns après les autres, des couples au pas incertain et syncopé longeaient le massif de fleurs, enrobés par des couches successives d'une vapeur bleutée qui absorbait bientôt la substance et la coloration de leur corps. Comme il faisait chaud ! Si chaud que même la grive préférait à l'ombre des fleurs, sautiller à la façon d'un oiseau mécanique, avec de longues pauses entre chaque mouvement. Au lieu de voltiger au hasard les papillons blancs dansaient l'un au-dessus de l'autre, de sorte que leurs écailles mouvantes esquissaient comme les débris d'une colonne de marbre au-dessus des plus hautes fleurs. Les verrières de la grande serre luisaient comme si tout un marché plein de brillants parapluies verts s'étaient déployés au soleil. Et, dans le bourdonnement de l'aéroplane, on entendait ce ciel d'été murmurer son intrépidité. Jaunes et noires, roses et blanc neige, ombres de toutes ces couleurs, on repérait un instant sur l'horizon, hommes, femmes et enfants puis, à la vue de l'haleine jaune qui flottait sur l'herbe, ils hésitaient et cherchaient l'ombre des arbres, se dissolvant comme des gouttes d'eau dans l'atmosphère jaune et verte qu'ils marquaient de petites touches rouges et bleues. On eut dit que toute la pesanteur des corps s'était résorbée sur le sol en une masse indistincte, mais d'où s'élevait une rumeur de voix oscillant comme la flamme d'une bougie surgie de l'épaisseur de sa cire.
            Des voix, oui, des voix. Des voix sans paroles, brisant brusquement le silence avec une satisfaction si profonde, un désir si passionné, ou bien,  dans les voix d'enfants, un étonnement si naïf brisant le silence ? Sans répit les autobus faisaient tourner leurs roues et grincer leurs boîte de vitesse. La rumeur de la cité était pareille au mouvement perpétuel d'un immense assemblage de boîtes gigognes en acier. Et, sur ce fond, des voix clamaient et des myriades de pétales miroitaient dans l'air.

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                                                           Virginia Woolf

                                                               ( 1919 )

Poil de Carotte 7 Agathe - L'Aveugle - Le jour de l'an - Aller et Retour Jules Renard ( Roman France )


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                                               Poil de Carotte


                                                      " Agathe "

            C'est Agathe, une petite fille d'Honorine, qui la remplace.
            Curieusement, Poil de Carotte observe la nouvelle venue qui, pendant quelques jours, détournera de lui sur elle, l'attention des Lepic.
            - Agathe, dit Mme Lepic, frappez avant d'entrer, ce qui ne signifie pas que vous défoncez les portes à coups de poing de cheval.
            - Ça commence, se dit Poil de Carotte, mais je l'attends au déjeuner.
            On mange dans la grande cuisine. Agathe, une serviette sur le bras, se tient prête à courir du fourneau vers le placard, du placard vers la table, car elle ne sait guère marcher posément ; elle préfère haleter, le sang aux joues.
            Et elle parle trop vite, rit trop haut, a trop envie de bien faire.
            M. Lepic s'installe le premier, dénoue sa serviette, pousse son assiette vers le plat qu'il voit devant lui, prend la viande, de la sauce et ramène l'assiette. Il se sert à boire, et le dos courbé, les yeux baissés, il se nourrit sobrement, aujourd'hui comme chaque jour, avec indifférence.
            Quand on change de plat, il se penche sur sa chaise et remue la cuisse.
            Mme Lepic sert elle-même les enfants, d'abord grand frère Félix parce que son estomac crie la faim, puis soeur Ernestine pour sa qualité d'aînée, enfin Poil de Carotte qui se trouve au bout de la table.
            Il n'en redemande jamais, comme si c'était formellement défendu. Une portion doit suffire. Si on lui fait des offres, il accepte, et sans boire, se gonfle de riz qu'il n'aime pas, pour flatter Mme Lepic qui, seule de la famille, l'aime beaucoup.
            Plus indépendants, grand frère Félix et soeur Ernestine veulent-ils une seconde portion, ils poussent, selon la méthode de M. Lepic, leur assiette du côté du plat. Mais personne ne parle.
            - Qu'est-ce qu'ils ont donc ? se dit Agathe.
            Ils n'ont rien. Ils sont ainsi, voilà tout.
            Elle ne peut s'empêcher de bâiller, les bras écartés, devant l'un et devant l'autre. M. Lepic mange avec lenteur, comme s'il mâchait du verre pilé.
            Mme Lepic, pourtant plus bavarde, entre ses repas, qu'une agace, commande à table par gestes et signes de tête.
            Soeur Ernestine lève les yeux au plafond.                                     
            Grand frère Félix sculpte sa mie de pain, et Poil de Carotte, qui n'a plus de timbale, ne se préoccupe que de ne pas nettoyer son assiette, trop tôt, par gourmandise, ou trop tard, par lambinerie. Dans ce but, il se livre à des calculs compliqués.
            Soudain, M. Lepic va remplir une carafe d'eau.
            - J'y serais bien allée, moi, dit Agathe.
            Ou plutôt, elle ne le dit pas, elle le pense seulement. Déjà atteinte du mal de tous, la langue lourde, elle n'ose parler, mais se croyant en faute, elle redouble d'attention.
            M. Lepic n'a presque plus de pain. Agathe, cette fois, ne se laissera pas devancer. Elle le surveille au point d'oublier les autres et que Mme Lepic d'un sec : " Agathe, est-ce qu'il vous pousse une branche ? " la rappelle à l'ordre.
            - Voilà, Madame, répond Agathe.
            Et elle se multiplie sans quitter de l'oeil M. Lepic. Elle veut le conquérir par ses prévenances et tâchera de la signaler.
            Il est temps.
            Comme M. Lepic mord sa dernière bouchée de pain, elle se précipite au placard et rapporte une couronne de cinq livres, non entamée, qu'elle lui offre de bon coeur, tout heureuse d'avoir deviné les désirs du maître.
            Or, M. Lepic noue sa serviette, se lève de table, met son chapeau et va dans le jardin fumer une cigarette.
            Quand il a fini de déjeuner, il ne recommence pas.
            Clouée, stupide, Agathe tenant sur son ventre la couronne qui pèse cinq livres, semble la réclame en cire d'une fabrique d'appareils de sauvetage.


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            - Ça vous la coupe, dit Poil de Carotte, dès qu'Agathe et lui se trouvent seuls dans la cuisine.
Ne vous découragez pas, vous en verrez d'autres. Mais où allez-vous avec ces bouteilles ?
            - A la cave, Monsieur Poil de Carotte.
           - Pardon, c'est moi qui vais à la cave. Du jour où j'ai pu descendre l'escalier si mauvais que les femmes glissent et risquent de s'y casser le cou, je suis devenu l'homme de confiance. Je distingue le cachet rouge du cachet bleu.
            " Je vends les vieilles feuillettes pour mes petits bénéfices, de même que les peaux de lièvres, et je remets l'argent à maman.
            " Entendons-nous, s'il vous plaît, afin que l'un ne gêne pas l'autre dans son service.
            " Le matin, j'ouvre au chien et je lui fais manger sa soupe. Le soir, je lui siffle de venir se coucher. Quand il s'attarde par les rues, je l'attends.
            " En outre, maman m'a promis que je fermerai toujours la porte des poules.
            " J'arrache des herbes qu'il faut connaître, dont je secoue la terre sur mon pied pour reboucher leur trou, et que je distribue aux bêtes.
            " Comme exercice, j'aide mon père à scier du bois.
            " J'achève le gibier qu'il rapporte vivant et vous le plumez avec soeur Ernestine.
            " Je fends le ventre des poissons, je les vide et fais péter leurs vessies sous mon talon.
            " Par exemple, c'est vous qui les écaillez et qui tirez les seaux du puits.
            " J'aide à dévider les écheveaux de fil.
            " Je mouds le café.
            " Quand M. Lepic quitte ses souliers sales, c'est moi qui les porte dans le corridor, mais soeur Ernestine ne cède à personne le droit de rapporter les pantoufles qu'elle a brodées elle-même.
            " Je me charge des commissions importantes, des longues trottes, d'aller chez le pharmacien ou le médecin.
            " De votre côté, vous courez le village aux menues provisions.
            " Mais vous devez, deux ou trois heures par jour et par tous les temps, laver à la rivière. Ce sera le plus dur de votre travail, ma pauvre fille ; je n'y peux rien. Cependant, je tâcherai quelquefois, si je suis libre, de vous donner un coup de main, quand vous étendrez le linge sur la haie.
            " J'y pense : un conseil. N'étendez jamais votre linge sur les arbres fruitiers. M. Lepic, sans vous adresser d'observation, d'une chiquenaude le jetterait par terre, et Mme Lepic, pour une tache, vous renverrait le laver.
            " Je vous recommande les chaussures. Mettez beaucoup de graisse sur les souliers de chasse et très peu de cirage sur les bottines. Ça les brûle.
            " Ne vous acharnez pas après les culottes crottées. M. Lepic affirme que la boue les conserve. Il marche au milieu de la terre labourée sans relever le bas de son pantalon. Je préfère relever le mien, quand M. Lepic m'emmène et que je porte le carnier.
            - Poil de Carotte, me dit-il, tu ne deviendras jamais un chasseur sérieux.
            " Et Mme Lepic me dit :
            - Gare à tes oreilles si tu te salis.
            " C'est une affaire de goût.
            " En somme, vous ne serez pas trop à plaindre. Pendant mes vacances, nous nous partagerons la besogne et vous en aurez moins, ma soeur, mon frère et moi rentrés à la pension. Ça revient au même.
            " D'ailleurs, personne ne vous semblera bien méchant. Interrogez nos amis : ils vous jureront tous que ma soeur Ernestine a une douceur angélique, mon frère Félix, un coeur d'or, M. Lepic l'esprit droit, le jugement sûr, et Mme Lepic un rare talent de cordon bleu. C'est peut-être à moi que vous trouverez le plus difficile caractère de la famille. Au fond, j'en vaux un autre. Il suffit de savoir me prendre. Du reste, je me raisonne, je me corrige ; sans fausse modestie, je m'améliore, et si vous y mettez un peu du vôtre, nous vivrons en bonne intelligence.
            " Non, ne m'appelez plus monsieur, appelez-moi Poil de Carotte, comme tout le monde. C'est moins long que M. Lepic fils. Seulement, je vous prie de ne pas me tutoyer, à la façon de votre grand-mère Honorine que je détestais, parce qu'elle me froissait toujours.


+++++++++++++++++


                                                              " L'aveugle "

            Du bout de son bâton, il frappe discrètement la porte.                tajan.auction.fr
Résultat de recherche d'images pour "maison campagne neige 1900"            Madame Lepic
            - Qu'est-ce qu'il veut encore, celui-là ?
            Monsieur Lepic
            - Tu ne le sais pas ? Il veut ses dix sous ;  c'est son jour. Laisse-le entrer.

            Mme Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l'aveugle par le bras, brusquement, à cause du froid.
            - Bonjour, tous ceux qui sont là ! dit l'aveugle.
            Il s'avance. Son bâton court à petits pas sur les dalles comme pour chasser des souris, et rencontre une chaise. L'aveugle s'assied et tend au poêle ses mains transies.
            M. Lepic tend une pièce de dix sous et dit :
            - Voilà !
            Il ne s'occupe plus de lui ; il continue la lecture d'un journal.
            Poil de Carotte s'amuse. Accroupi dans son coin, il regarde les sabots de l'aveugle : ils fondent et, tout autour, des rigoles se dessinent déjà.
            Mme Lepic s'en aperçoit.
            - Prêtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.
            Elle les porte sous la cheminée, trop tard ; ils ont laissé une mare, et les pieds de l'aveugle inquiet sentent l'humidité, se lèvent, tantôt l'un, tantôt l'autre, écartent la neige boueuse, la répandent au loin.
            D'un ongle, Poil de Carotte, gratte le sol, fait signe à l'eau sale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.
            - Puisqu'il a ses dix sous, dit Mme Lepic, sans crainte d'être entendue, que demande-t-il ?
            Mais l'aveugle parle politique, d'abord timidement, ensuite avec confiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bâton, se brûle le poing au tuyau du poêle, le retire vite et, soupçonneux, roule son blanc d'oeil au fond de ses larmes intarissables.
            Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit :
            - Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en êtes-vous sûr ?
           - Si j'en suis sûr ! s'écrie l'aveugle. Ça, par exemple, c'est fort ! Écoutez-moi, monsieur Lepic, vous allez voir comment je m'ai aveuglé.
            - Il ne démarrera plus, dit Mme Lepic.
            En effet, l'aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident, s'étire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçons qui se dissolvent et circulent. On croirait que ses vêtements et ses membres suent de l'huile.
            Par terre, la mare augmente ; elle gagne Poil de Carotte, elle arrive :
            C'est lui le but.
            Bientôt, il pourra jouer avec.
            Cependant, Mme Lepic commence une manoeuvre habile. Elle frôle l'aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds, le fait reculer, le force à se loger entre le buffet et l'armoire où la chaleur ne rayonne pas. L'aveugle, dérouté, tâtonne, gesticule, et ses doigts grimpent comme des bêtes. Il ramone sa nuit. De nouveau, les glaçons se forment ; voici qu'il regèle.
            Et l'aveugle termine son histoire d'une voix pleurarde.
            - Oui, mes bons amis, fini, plus d'zieux, plus rien, un noir de four.
           Son bâton lui échappe. C'est ce qu'attendait Mme Lepic. Elle se précipite, ramasse le bâton et le rend à l'aveugle - sans le lui rendre.
            Il croit le tenir, il ne l'a pas.
            Au moyen d'adroites tromperies, elle le déplace encore, lui remet ses sabots et le guide du côté de la porte.
            Puis elle le pince légèrement, afin de se venger un peu ; elle le pousse dans la rue sous l'édredon du ciel gris qui se vide de toute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu'un chien oublié dehors.
            Et avant de refermer la porte, Mme Lepic crie à l'aveugle, comme s'il était sourd :
            - Au revoir ; ne perdez pas votre pièce ; à dimanche prochain s'il fait beau et si vous êtes toujours de ce monde. Ma foi ! vous avez raison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni qui meurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous .


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  dealsan.fr                                                   " Le jour de l'An "      
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            Il neige. Pour que le jour de l'an réussisse, il faut qu'il neige.
            Mme Lepic a prudemment laissé la porte de la cour verrouillée. Déjà des gamins secouent le loquet, cognent au bas, discrets d'abord, puis hostiles, à coups de sabot et, las d'espérer, s'éloignent à reculons, les yeux encore vers la fenêtre d'où Mme Lepic les épie. Le bruit de leurs pas s'étouffe dans la neige.
            Poil de Carotte saute du lit, va se débarbouiller, sans savon, dans l'auge du jardin, elle est gelée. Il doit en casser la glace, et ce premier exercice répand par tout son corps une chaleur plus saine que celle des poêles. Mais il feint de se mouiller la figure et, comme on la trouve toujours sale, même lorsqu'il a fait sa toilette à fond, il n'ôte que le plus gros.
            Dispos et frais pour la cérémonie, il se place derrière son grand frère Félix, qui se tient derrière soeur Ernestine, l'aînée. Tous trois entrent dans la cuisine. M. et Mme Lepic viennent de s'y réunir, sans en avoir l'air. Soeur Ernestine les embrasse et dit :
            - Bonjour papa, bonjour maman, je vous souhaite une bonne année, une bonne santé et le paradis à la fin de vos jours. Grand frère Félix dit la même chose, très vite, courant au bout de la phrase, et embrasse pareillement.
            Mais Poil de Carotte sort de sa casquette une lettre. On lit sur l'enveloppe fermée : " A mes chers parents ". Elle ne porte pas d'adresse. Un oiseau d'espèce rare, riche en couleur, file d'un trait dans un coin.
            Poil de Carotte la tend à Mme Lepic, qui la décachette. Des fleurs éclosent ornent abondamment la feuille de papier, et une telle dentelle en fait le tour que souvent la plume de Poil de Carotte est tombée dans les trous, éclaboussant le mot voisin.
            Monsieur Lepic
             - Et moi, je n'ai rien !
             Poil de Carotte
             - C'est pour vous deux ; maman te la prêtera.
             Monsieur Lepic
             - Ainsi, tu aimes mieux ta mère que moi. Alors, fouille-toi, pour voir si cette pièce de dix sous neuve est dans ta poche !
            Poil de Carotte
            - Patiente un peu, maman a fini.
            Madame Lepic
            - Tu as du style, mais une si mauvaise écriture que je ne peux pas lire.
            - Tiens, papa, dit Poil de Carotte empressé, à toi, maintenant.
            Tandis que Poil de Carotte, se tenant droit, attend la réponse, M. Lepic lit la lettre une fois, deux fois, l'examine longuement, selon son habitude, fait " Ah ! ah ! " et la dépose sur la table.
            Elle ne sert plus à rien, son effet entièrement produit. Elle appartient à tout le monde. Chacun peut voir, toucher, soeur Ernestine et grand frère Félix la prennent à leur tour et y cherchent des fautes d'orthographe. Ici, Poil de Carotte a dû changer de plume, on lit mieux. Ensuite, ils la lui rendent.
            Il la tourne et la retourne, sourit laidement, et semble demander :
            - Qui en veut ?
            Enfin il la resserre dans sa casquette.          
            On distribue les étrennes. Soeur Ernestine a une poupée aussi haute qu'elle, plus haute, et grand frère Félix une boîte de soldats en plomb prêts à se battre.
            - Je t'ai réservé une surprise, dit Mme Lepic à Poil de Carotte.
            Poil de Carotte
            - Ah, oui !
            Madame Lepic
            - Pourquoi cet : ah, oui ! Puisque tu la connais, il est inutile que je te la montre.
            Poil de Carotte
            - Que jamais je ne voie Dieu, si je la connais.
            Il lève la main en l'air, grave, sûr de lui. Mme Lepic ouvre le buffet. Poil de Carotte halète. Elle enfonce son bras jusqu'à l'épaule et, lente, mystérieuse, ramène sur un papier jaune une pipe en sucre rouge.
             Poil de Carotte, sans hésitation, rayonne de joie. Il sait ce qu'il lui reste à faire. Bien vite, il veut fumer en présence de ses parents, sous les regards envieux ( mais on ne peut pas tout avoir ! ) de grand frère Félix et de soeur Ernestine. Sa pipe de sucre rouge entre deux doigts seulement, il se cambre, incline la tête du côté gauche. Il arrondit la bouche, rentre les joues et aspire avec force et bruit.
            Puis, quand il a lancé jusqu'au ciel une énorme bouffée :
            - Elle est bonne, dit-il, elle tire bien.


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                                                           " Aller et Retour "                      eparadisdaphrodite.eklablog.com
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            MM Lepic fils et Mlle Lepic viennent en vacances. Au saut de la diligence, et du plus loin qu'il voit ses parents, Poil de Carotte se demande :
            - Est-ce le moment de courir au-devant d'eux ?
            Il hésite :
            - C'est trop tôt, je m'essoufflerais, et puis, il ne faut rien exagérer.
            Il hésite encore :
            - Je courrai à partir d'ici... non, à partir de là...
            Il se pose des questions :
            - Quand faudra-t-il ôter ma casquette ? Lequel des deux embrasser le premier ?
            Mais grand frère Félix et soeur Ernestine l'ont devancé et se partagent les caresses familiales. Quand Poil de Carotte arrive, il n'en reste presque plus.
            - Comment, dit Mme Lepic, tu appelles encore M. Lepic " papa ", à ton âge ? Dis-lui : " mon père " et donne-lui une poignée de main ; c'est plus viril.
            Ensuite elle le baise, une fois, au front, pour ne pas faire de jaloux.
            Poil de Carotte est tellement content de se voir en vacances, qu'il en pleure. Et c'est souvent ainsi : souvent, il manifeste de travers.
            Le jour de la rentrée ( la rentrée est fixée au lundi matin, 2 octobre ; on commencera par la messe du Saint-Esprit ) du plus loin qu'elle entend les grelots de la diligence, Mme Lepic tombe sur ses enfants et les étreint d'une seule brassée. Poil de Carotte ne se trouve pas dedans. Il espère patiemment son tour, la main déjà tendue vers les courroies de l'impériale, ses adieux tout prêts, à ce point triste qu'il chantonne malgré lui.
            - Au revoir, ma mère, dit-il d'un air digne.
            - Tiens, dit Mme Lepic, pour qui te prends-tu, pierrot ? Il t'en coûterait de m'appeler " maman " comme tout le monde ? A-t-on jamais vu ? C'est encore blanc de bec et sale du nez et ça veut faire l'original !
            Cependant elle le baise, une fois, au front, pour ne pas faire de jaloux


                                                                             à suivre...........
             
                                                                                      " Le porte-plume "

            L'institution Saint-Marc........



         

samedi 15 février 2020

Poil de Carotte 6 Le bain - Honorine - La Marmite - Réticence Jules Renard ( Roman France )

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                                                                 Poil de Carotte

                                                                             " Le bain "

            Comme 4 heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte, fébrile, réveille M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sous les noisetiers du jardin.
            - Partons-nous ? dit-il.
            Grand frère Félix
            - Allons-y, porte les caleçons !
            Monsieur Lepic
            - Il doit faire encore trop chaud.
            Grand frère Félix
            - Moi, j'aime quand il y a du soleil.
            Poil de Carotte
            - Et tu seras mieux, papa, au bord de l'eau qu'ici. Tu te coucheras sur l'herbe.
            Marchez devant et, doucement, de peur d'attraper la mort.

            Mais Poil de Carotte modère son allure à grand-peine et se sent des fourmis dans les pieds. Il porte sur l'épaule son caleçon sévère et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frère Félix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et il saute après les branches. Il nage dans l'air et il dit à grand frère Félix :
            - Crois-tu qu'elle sera bonne, hein ? Ce qu'on va gigoter !
            - Un malin ! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.
            En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.
            Il vient d'enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur de pierres sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui. L'instant est passé de rire.
            Des reflets glacés miroitent sur l'eau enchantée.
            Elle clapote comme des dents claquent et exhale une odeur fade.
            Il s'agit d'entrer là-dedans, d'y séjourner et de s'y occuper, tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutes réglementaires. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus son courage, qu'il excitait pour le faire durer, lui manque au bon moment, et la vue de l'eau, attirante de loin, le met en détresse.
            Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l'écart. Il veut moins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sans honte.
            Il ôte ses vêtements un à un et les plie avec soin sur l'herbe. Il noue ses cordons de souliers et n'en finit plus de les dénouer.
            Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme il transpire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture de papier, il attend encore un peu.
            Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et la saccage en maître. Il la bat à tour de bras, la frappe, du talon, la fait écumer, et, terrible au milieu chasse vers les bords le troupeau des vagues courroucées.
            - Tu n'y penses plus, Poil de Carotte ? demande M. Lepic.
            - Je me séchais, dit Poil de Carotte.
            Enfin, il se décide, il s'assied par terre, et tâte l'eau d'un orteil que ses chaussures trop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l'estomac qui peut-être n'a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser le long des racines.
            Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses. Quand il a de l'eau jusqu'au ventre, il va remonter et se sauver. Il lui semble qu'une ficelle mouillée s'enroule peu à peu autour de son corps, comme autour d'une toupie. Mais la motte où il s'appuie cède, et Poil de Carotte tombe, disparaît, barbote et se redresse, toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.
            - Tu plonges bien, mon garçon, lui dit M. Lepic.
            - Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n'aime pas beaucoup ça. L'eau reste dans mes oreilles, et j'aurai mal à la tête.
Bonhomme roux            Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager, c'est-à-dire faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcheront sur le sable.
            - Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N'agite donc pas tes poings fermés, comme si tu t'arrachais les cheveux. Remue tes jambes qui ne font rien.
            - C'est plus difficile de nager sans se servir des jambes, dit Poil de Carotte.
            Mais grand frère Félix l'empêche de s'appliquer et le dérange toujours.
           - Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perds pied, j'enfonce. Regarde donc. Tiens : tu me vois. Attention : tu ne me vois plus. A présent, mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas. Je parie de te rejoindre en dix brassées.
            - Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors de l'eau, immobile comme une vraie borne.
            De nouveau, il s'accroupit pour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe sur le dos, pique une tête et dit :
            - A ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.
           - Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil de Carotte.
           - C'est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une goutte de rhum.
           - Déjà, dit Poil de Carotte.
           Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n'a pas assez profité de son bain. L'eau qu'il faut quitter cesse de lui faire peur. De plomb tout à l'heure, à présent de plume, il s'y débat avec une sorte de vaillance frénétique, défiant le danger, prêt à risquer sa vie pour sauver quelqu'un, et il disparaît même volontairement sous l'eau, afin de goûter l'angoisse de ceux qui se noient.
            - Dépêche-toi, s'écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira tout le rhum.
            Bien que Poil de Carotte n'aime pas le rhum, il dit :
            - Je ne donne ma part à personne.
            Et il la boit comme un vieux soldat.
            Monsieur Lepic
            - Tu t'es mal lavé, il reste de la crasse à tes chevilles.
            Poil de Carotte
           - C'est de la terre, papa.
           Monsieur Lepic
           - Non, c'est de la crasse.
           Poil de Carotte
           - Veux-tu que je retourne, papa ?
           Monsieur Lepic
           - Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.
           Poil de Carotte
          - Veine ! Pourvu qu'il fasse beau !
           Il s'essuie du bout du doigt, avec les coins secs de la serviette que grand frère Félix n'a pas mouillés, et la tête lourde, la gorge raclée, il rit aux éclats, tant son frère et M. Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.


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                                                            " Honorine "

             Madame Lepic                                                                                    la-boite-a-mascotte.com
Résultat de recherche d'images pour "poil de carotte dessin animé"            - Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine ?
             Honorine
             - Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madame Lepic.
             Madame Lepic
            - Vous voilà vieille, ma pauvre vieille !
            Honorine
             - Ca ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais je n'ai été malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.
            Madame Lepic
            - Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine ? Vous mourrez tout d'un coup, Quelque soir, en revenant de la rivière, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouette plus lourde à pousser que les autres soirs ; vous tomberez à genoux entre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serez perdue. On vous relèvera morte.
            Honorine
             - Vous me faites rire, Madame Lepic ; n'ayez crainte ; la jambe et le bras vont encore.
            Madame Lepic
            - Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quand le dos s'arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins. Quel dommage que votre vue baisse ! Ne dîtes pas non, Honorine ! Depuis quelque temps, je le remarque.
            Honorine
            - Oh ! j'y vois clair comme à mon mariage.
            Madame Lepic
            - Bon ! ouvrez le placard, et donnez-moi une assiette, n'importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votre vaisselle, pourquoi cette buée ?
            Honorine
             - Il y a de l'humidité dans le placard.
             Madame Lepic
             - Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui se promènent sur les assiettes ? Regardez cette trace.
            Honorine
            - Où donc, s'il vous plaît, madame ? je ne vois rien.
            Madame Lepic
            - C'est ce que je vous reproche, Honorine. Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relâchez, j'aurais tort ; je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l'énergie ; seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis ; nous vieillissons tout, et il arrive que la bonne volonté ne suffit pas. Je parie que des fois vous vous sentez une espèce de toile sur vos yeux. Et vous avez beau les frotter, elle reste.
            Honorine
             - Pourtant je les écarquille bien et je ne vois pas trouble comme si j'avais la tête dans un seau d'eau.
            Madame Lepic
            - Si, si, Honorine, vous pouvez me croire. Hier encore, vous avez donné à M. Lepic un verre sale. Je n'ai rien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire. M. Lepic, non plus, n'a rien dit. Il ne dit jamais rien, mais rien ne lui échappe. On s'imagine qu'il est indifférent : erreur ! Il observe, et tout se grave derrière son front. Il a simplement repoussé du doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeuner sans boire. Je souffrais pour vous et lui.
            Honorine
            - Diable que M. Lepic se gêne avec sa domestique ! Il n'avait qu'à parler et je lui changeais son verre.
            Madame Lepic
            - Possible, Honorine, mais de plus malignes que vous ne font pas parler M. Lepic décidé à se taire. J'y ai renoncé moi-même. D'ailleurs la question n'est pas là. Je me résume : votre vue faiblit chaque jour un peu. S'il n'y a que demi-mal, quand il s'agit d'un gros ouvrage, d'une lessive, les ouvrages de finesse ne sont plus votre affaire. Malgré le surcroît de dépense, je chercherais volontiers quelqu'un pour vous aider...
            Honorine
            - Je ne m'accorderais jamais avec une autre femme dans mes jambes, Madame Lepic.
            Madame Lepic
             - J'allais le dire. Alors quoi ? Franchement, que me conseillez-vous ?
Mascotte Anémone rose            Honorine
            - Ca marchera bien ainsi jusqu'à ma mort.
            Madame Lepic
            - Votre mort ! Y songez-vous, Honorine ? Capable de nous enterrez tous, comme je le souhaite, supposez-vous que je compte sur votre mort ?
            Honorine
            - Vous n'avez peut-être pas l'intention de me renvoyer à cause d'un coup de torchon de travers. D'abord je ne quitte votre maison que si vous me jetez à la porte. Et une fois dehors, il faudra donc crever ?
            Madame Lepic
             - Qui parle de vous renvoyer, Honorine ? Vous voilà toute rouge. Nous causons l'une avec l'autre, amicalement, et puis vous vous fâchez, vous dîtes des bêtises plus grosses que l'église.
            Honorine
            - Dame ! est-ce que je sais, moi ?
                                                                        Madame Lepic
            - Et moi ? Vous ne perdez la vue ni par votre faute, ni par la mienne. J'espère que le médecin vous guérira. Ca arrive. En attendant, laquelle de nous deux est le plus embarrassée. Vous ne soupçonnez même pas que vos yeux prennent la maladie. Le ménage en souffre. Je vous avertis par charité, pour prévenir des accidents, et aussi parce que j'ai le droit, il me semble, de faire, avec douceur, une observation.
            Honorine
             - Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, Madame Lepic. Un moment je me voyais dans la rue ; vous me rassurez. De mon côté, je surveillerai mes assiettes, je le garantis.
            Madame Lepic
            - Est-ce que je demande autre chose ? Je vaux mieux que ma réputation, Honorine, et je ne me priverai de vos services que si vous m'y obligez absolument.
            Honorine
            - Dans ce cas-là, Madame Lepic, ne soufflez mot. Maintenant je me crois utile et je crierais à l'injustice si vous me chassiez. Mais le jour où je m'apercevrai que je deviens à charge et que je ne sais même plus faire chauffer une marmite d'eau sur le feu, je m'en irai tout de suite, toute seule, sans qu'on me pousse.
            Madame Lepic
             - Et sans oublier, Honorine, que vous trouverez toujours un restant de soupe à la maison.
            Honorine
            - Non, Madame Lepic, point de soupe ; seulement du pain. Depuis que la mère Maïtte ne mange que du pain, elle ne veut pas mourir.
            Madame Lepic
             - Et savez-vous qu'elle a au moins cent ans ? et savez-vous encore une chose, Honorine ? Les mendiants sont plus heureux que nous, c'est moi qui vous le dit.
            Honorine
             - Puisque vous le dites, je dis comme vous, Madame Lepic.


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                                                          " La marmite "         
                                                                                                                                                                                123rf.com_
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                                Elles sont rares pour Poil de Carotte les occasions de se rendre utile à sa famille. Tapi dans un coin, il les attend au passage. Il peut écouter, sans opinion préconçue, et, le moment venu, sortir de l'ombre, et, comme une personne réfléchie, qui seule garde toute sa tête au milieu de gens que les passions troublent, prendre en mains la direction des affaires.
            Or il devine que Mme Lepic a besoin d'un aide intelligent et sûr. Certes, elle ne l'avouera pas, trop fière. L'accord se fera tacitement, et Poil de Carotte devra agir sans être encouragé, sans espérer une récompense.
            Il s'y décide.
            Du matin au soir, une marmite pend à la crémaillère de la cheminée. L'hiver, où il faut beaucoup d'eau chaude, on la remplit et on la vide souvent, et elle bouillonne sur un grand feu.
            L'été, on n'use de son eau qu'après chaque repas, pour laver la vaisselle, et le reste du temps, elle bout sans utilité, avec un petit sifflement continu, tandis que sous son ventre fendillé, deux bûches fument, presque éteintes.
            Parfois Honorine n'entend plus siffler. Elle se penche et prête l'oreille.
            - Tout s'est évaporé, dit-elle.
            Elle verse un seau d'au dans la marmite, rapproche les deux bûches et remue la cendre. bientôt le doux chantonnement recommence et Honorine tranquillisée va s'occuper ailleurs.
            On lui dirait :
            - Honorine, pourquoi faites-vous chauffer de l'eau qui ne vous sert plus ? Enlevez donc votre marmite ; éteignez le feu. Vous brûlez du bois comme s'il ne coûtait rien. Tant de pauvres gèlent, dès qu'arrive le froid. Vous êtes pourtant une femme économe.
            Elle secouerait la tête.
            Elle a toujours vu une marmite pendre au bout de la crémaillère...
            Elle a toujours entendu de l'eau bouillir et, la marmite vidée, qu'il pleuve, qu'il vente ou que le soleil tape ; elle l'a toujours remplie.
            Et maintenant, il n'est même plus nécessaire qu'elle touche la marmite, ni qu'elle la voie ; elle la connaît par coeur. Il lui suffit de l'écouter, et si la marmite se tait, elle y jette un seau d'eau, comme elle enfilerait une perle, tellement habituée que jusqu'ici elle n'a jamais manqué son coup.
            Elle le manque aujourd'hui pour la première fois.
            Toute l'eau tombe dans le feu et un nuage de cendre, comme une bête dérangée qui se fâche, saute sur Honorine l'enveloppe, l'étouffe et la brûle.
            Elle pousse un cri, éternue et crache en reculant.
            - Châcre ! dit-elle, j'ai cru que le diable sortait de dessous terre.
            Les yeux collés et luisants, elle tâtonne avec ses mains noircies dans la nuit de la cheminée.
            - Ah ! je m'explique, dit-elle stupéfaite. La marmite n'y est plus.
            - Ma foi non, dit-elle, je ne m'explique pas. La marmite y était encore tout à l'heure. Sûrement, puisqu'elle sifflait comme un flûteau.
            On a dû l'enlever quand Honorine tournait le dos pour secouer par la fenêtre un plein tablier d'épluchures.
            Mais qui donc ?
            Mme Lepic paraît sévère et calme sur le paillasson de la chambre à coucher.
            - Quel bruit, Honorine !                                                                                 pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "madame lepic"            - Du bruit, du bruit  s'écrie Honorine. Le beau malheur que je fasse du bruit ! un peu plus je me rôtissais. Regardez mes sabots, mon jupon, mes mains. J'ai de la boue sur mon caraco et des morceaux de charbon dans mes poches.
            Madame Lepic
            - Je regarde cette mare qui dégouline de la cheminée, Honorine. Elle va faire du propre.
            Honorine
            - Pourquoi qu'on me vole ma marmite sans me prévenir ? C'est peut-être vous seulement qui l'avez prise ?                                                                                                             
            Madame Lepic   
            - Cette marmite appartient à tout le monde ici, Honorine. Faut-il, par hasard, que moi ou
M. Lepic; ou mes enfants, nous vous demandions la permission de nous en servir ?
            Honorine
            - Je dirais des sottises, tant je me sens en colère.
            Madame Lepic
            - Contre nous ou contre vous, ma brave Honorine ? Oui, contre qui ? Sans être curieuse, je voudrais le savoir. Vous me démontez. Sous prétexte que la marmite a disparu, vous jetez gaillardement un seau d'eau dans le feu, et têtue, loin d'avouer votre maladresse, vous vous en prenez aux autres, à moi-même. Je la trouve raide, ma parole !
            Honorine
            - Mon petit Poil de Carotte, sais-tu où est ma marmite ?
            Madame Lepic
            - Comment le saurait-il, lui, un enfant irresponsable ? Laissez donc votre marmite. Rappelez-vous plutôt votre mot d'hier : " Le jour où je m'apercevrai que je ne peux même plus faire chauffer de l'eau, je m'en irai toute seule, sans qu'on me pousse. " Certes, je trouvais vos yeux malades, mais je ne croyais pas votre état désespéré. Je n'ajoute rien, Honorine ; mettez-vous à ma place. Vous êtes au courant, comme moi, de la situation ; jugez et concluez. Oh ! ne vous gênez point, pleurez. Il y a de quoi.


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            - Maman ! Honorine !...
            Qu'est-ce qu'il veut encore, Poil de Carotte ? Il va tout gâter. Par bonheur, sous le regard froid
de Mme Lepic, il s'arrête court.
            Pourquoi dire à Honorine :
            - C'est moi, Honorine !
            Rien ne peut sauver la vieille. Elle n'y voit plus, elle n'y voit plus.Tant pis pour elle. Tôt ou tard elle devait céder. Un aveu de lui ne la peinerait que davantage. Qu'elle parte et que, loin de soupçonner Poil de Carotte, elle s'imagine frappée par l'inévitable coup du sort.
            Et pourquoi dire à Mme Lepic :
            - Maman, c'est moi !
            A quoi bon se vanter d'une action méritoire, mendier un sourire d'honneur ? Outre qu'il courrait quelque danger, car il sait Mme Lepic capable de le désavouer en public, qu'il se mêle donc de ses affaires, ou mieux, qu'il fasse mine d'aider sa mère et Honorine à chercher la marmite.
            Et lorsqu'un instant, tous trois s'unissent pour la trouver, c'est lui qui montre le plus d'ardeur.
            Mme Lepic, désintéressée, y renonce la première.
            Honorine se résigne et s'éloigne, marmotteuse, et bientôt Poil de Carotte, qu'un scrupule faillit perdre, rentre en lui-même, comme dans une gaine, comme un instrument de justice dont on n'a plus besoin.


                                                                        à suivre........
                                                                       
                                                                           " Agathe "

            C'est Agathe.........