mardi 16 novembre 2021

La nuit Guy de Maupassant ( Nouvelle France )



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                                                       La Nuit

            J'aime la nuit avec passion. Je l'aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d'un amour instinctif, profond, invincible. Je l'aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l'air bleu, dans l'air chaud, dans l'air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l'espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.
            Le jour me fatigue et m'ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m'habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.
            Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m'envahit. Je m'éveille, je m'anime. A mesure que l'ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s'épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel : elle noie la ville, comme une corde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.
            Alors j'ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d'aimer s'allume dans mes veines.
            Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j'entends rôder mes soeurs les bêtes et mes frères les braconniers.

            Ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m'arrive ? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est. - Voilà.                           
            Donc hier, était-ce hier ? oui sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois,  une autre année, je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s'est plus levé, puisque le soleil n'a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?... Qui le dira? qui le saura jamais ?
            Donc hier, je suis sorti comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d'étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.
            Tout était clair dans l'air léger, depuis les planètes jusqu'aux becs de gaz.Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"            Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, on passait, on buvait. J'entrai au théâtre, quelques instants ; dans quel théâtre ? je ne sais plus. Il faisait si clair que cela m'attrista et je ressortis le coeur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Elysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d'incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l'air peints, un air d'arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des oeufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.
 *           Je m'arrêtai sous l'Arc de Triomphe pour regarder l'avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux, et les astres ! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au hasard dans l'immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.
            J'entrai dans le bois de Boulogne et j'y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.
          Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.
          Quelle heure était-il quand je repassai sous l'Arc de Triomphe ? Je ne sais pas. La ville s'endormait et des nuages, de gros nuages noirs s'étendaient lentement sur le ciel.
            Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose d'étrange, de nouveau. Il me sembla qu'il faisait froid, que l'air s'épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon coeur. L'avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourrants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles, les chevaux marchaient d'un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoire, les carottes s'éclairaient en rouge, les navets s'éclairaient en blanc, les choux s'éclairaient en vert ; et elles passaient l'une derrière l'autre, ces voitures rouges, d'un rouge de feu, blanches d'un blanc d'argent, vertes d'un vert d'émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n'avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre. Il était deux heures.
            Une force me poussait, un besoin de marcher. J'allai donc jusqu'à la Bastille. Là, je m'aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais même pas la colonne de Juillet, dont le Génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l'immensité, avait noyé les étoiles, et semblais s'abaisser sur la terre pour l'anéantir.
            Je revins. Il n'y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d'Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J'entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J'allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l'appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot :
            - Monsieur, écout donc.
            Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai :
            - Quelle heure est-il, mon brave ?
            Il grogna :
            - Est-ce que je sais ! J'ai pas de montre.
            Alors je m'aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu'on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie ; mais le jour était encore loin, si loin de paraître !
            " Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie. "
            Je me mis en route, mais je n'y voyais même pas pour me conduire. J'avançais lentement,
comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.         youtube.com 
            Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j'errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l'entourent. Paris entier dormait, d'un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être  qui avait passé devant moi tout à l'heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.
            Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d'éteindre si tôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.
            Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : "
            " Je vais crier, ils viendront. "
            Je criai. Personne ne répondit.
            J'appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.
            Je hurlai :
            - Au secours ! au secours ! au secours.                                              
            Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc ? Je tirai ma montre, mais je n'avais point d'allumettes. J'écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. Quel mystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment les yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître ; mais l'espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.
            Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.
            Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore ; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.
            J'attendis, on ne répondit pas, on n'ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau ; j'attendis encore, - rien !
            J'eus peur. Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s'éveilla pas, - j'allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.
            Et tout à coup, je m'aperçus que j'arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. - Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !u
            Une épouvante me saisit, - horrible. Que se passaique se t-il ? Oh ! mon Dieu ! Que se passait-il ? Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai ;
            " Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes doigts. "
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"   **         Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointain du fiacre, - plus rien !
            J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.
            La Seine coulait-elle encore ?
            Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... Pas du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.
            Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir là...
moi aussi, de faim - de fatigue - et de froid.

*   artinactiontoronto.com  ** geneastar.org
     


                                                                               Guy de Maupassant

                                                                               1è parution dans Gil Blas 1887
         
           

samedi 13 novembre 2021

Misti Guy de Maupassant ( Nouvelles France )









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                                                        Misti

                                                             Souvenirs d'un garçon

            J'avais alors pour maîtresse une drôle de petite femme. Elle était mariée, bien entendu, car j'ai une sainte horreur des filles. Quel plaisir peut-on éprouver, en effet, à prendre une femme qui a ce double inconvénient de n'appartenir à personne et d'appartenir à tout le monde ? Et puis, vraiment, toute morale mise de côté, je ne comprends pas l'amour comme gagne-pain. Cela me dégoûte un peu. C'est une faiblesse, je le sais, et je l'avoue.
            Ce qu'il y a surtout de charmant pour un garçon à avoir comme maîtresse une femme mariée, c'est qu'elle lui donne un intérieur, un intérieur doux, aimable, où tous vous soignent et vous gâtent, depuis le mari jusqu'aux domestiques. On trouve là tous les plaisirs réunis, l'amour, l'amitié, la paternité même, le lit et la table, ce qui constitue enfin le bonheur de la vie, avec cet avantage incalculable de pouvoir changer de famille de temps en temps, de s'installer tour à tour dans tous les mondes, l'été à la campagne chez l'ouvrier qui vous loue une chambre dans sa maison, et l'hiver chez le bourgeois, ou même dans la noblesse si on a de l'ambition.
            J'ai encore un faible, c'est d'aimer les maris de mes maîtresses. J'avoue même que certains époux communs ou grossiers me dégoûtent de leurs femmes, quelque charmantes qu'elles soient. Mais quand le mari a de l'esprit et du charme, je deviens infailliblement amoureux fou. J'ai soin, si je romps avec la femme, de ne pas rompre avec l'époux. Je me suis fais ainsi mes meilleurs amis ; et c'est de cette façon que j'ai constaté, maintes fois, l'incontestable supériorité du mâle sur la femelle, dans la race humaine. Celle -ci vous procure tous les embêtements possibles, vous fait des scènes, des reproches, etc ; celui-là qui aurait tout autant le droit de se plaindre, vous traite au contraire comme si vous étiez la providence de son foyer.                                                                                                                                         momes.net    
            Donc, j'avais pour maîtresse une drôle de petite femme, une brunette, fantasque, capricieuse, dévote, superstitieuse, crédule comme un moine, mais charmante. Elle avait surtout une manière d'embrasser que je n'ai jamais trouvée chez une autre !... mais ce n'est pas le lieu... Et une peau si douce ! J'éprouvais un plaisir infini, rien qu'à lui tenir les mains... Et un oeil... Son regard passait sur vous comme une caresse lente, savoureuse et sans fin. Souvent je posais ma tête sur ses genoux ; et nous demeurions immobiles, elle penchée vers moi avec ce sourire fin énigmatique et si troublant qu'ont les femmes, moi les yeux levés vers elle, recevant ainsi qu'une ivresse versée dans mon cœur, doucement et délicieusement, son regard clair et bleu, clair comme s'il eût été plein de pensées d'amour, bleu comme s'il eût été un ciel plein de délices.
            Son mari, inspecteur d'un grand service public, s'absentait souvent, nous laissant libres de nos soirées. Tantôt je les passais chez elle, étendu sur le divan, le front sur une de ses jambes, tandis que sur l'autre dormait un énorme chat noir, nommé " Misti ", qu'elle adorait. Nos doigts se rencontraient sur le dos nerveux de la bête, et se caressaient dans son poil de soie. Je sentais contre ma joue le flanc chaud qui frémissait d'un éternel " ron-ron ", et parfois une patte allongée posait sur ma bouche ou sur ma paupière cinq griffes ouvertes, dont les pointes me piquaient les yeux et qui se refermaient aussitôt.
            Tantôt nous sortions pour faire ce qu'elle appelait nos escapades. Elles étaient bien innocentes d'ailleurs. Cela consistait à aller souper dans une auberge de banlieue, ou bien, après avoir dîné chez elle ou chez moi, à courir les cafés borgnes, comme les étudiants en goguette. Nous entrions dans les " caboulots "populaires et nous allions nous asseoir, dans le fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné posait devant nous deux cerises à l'eau-de-vie.
            Elle, tremblante, apeurée et ravie, soulevait jusqu'au bout de son nez, qui la retenait en l'air, sa voilette noire pliée en deux, et elle se mettait à boire avec la joie qu'on a en accomplissant une adorable scélératesse. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque gorgée du rude liquide descendait en elle comme une jouissance délicate et défendue.
             Puis elle me disait à mi-voix : " Allons-nous-en ". Et nous partions. Elle filait vivement, la tête basse, d'un pas menu, entre les buveurs qui la regardaient passer d'un air mécontent, et quand nous nous retrouvions dans la rue, elle poussait un grand soupir, comme si nous venions d'échapper à quelque terrible danger.
            Quelquefois elle me demandait en frissonnant : " Si on m'injuriait dans ces endroits-là, qu'est-ce que tu ferais ? " Je répondais d'un ton crâne : " Mais je te défendrais, parbleu ! " Et elle me serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus, peut-être, d'être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre, pour elle, même ces hommes-là, avec moi !
            Un soir, comme nous étions attablés dans un assommoir de Montmartre, nous vîmes entrer une vieille femme en guenilles, qui tenait à la main un jeu de cartes crasseux. Apercevant une dame, la vieille aussitôt s'approcha de nous, en offrant de dire la bonne aventure à ma compagne. Emma, qui avait à l'âme toutes les croyances, frissonna de désir et d'inquiétude, et elle fit place, près d'elle, à la commère.
            L'autre, antique, ridée, avec des yeux cerclés de chair vive et d'une bouche vide, sans une dent : disposa sur la table ses cartons sales. Elle faisait des tas, les ramassait, étalait de nouveau les cartes en murmurant des mots qu'on ne distinguait point. Emma, pâlie, écoutait, attendait, le souffle court, haletant d'angoisse et de curiosité.
            La sorcière se mit à parler. Elle lui prédit des choses vagues : du bonheur et des enfants, un jeune homme blond, un voyage, de l'argent, un procès, un monsieur brun, le retour d'une personne, une réussite, une mort. L'annonce de cette mort frappa la jeune femme. La mort de qui ? Quand ? Comment ?
            La vieille répondait :
            - Quant à ça, les cartes ne sont pas assez fortes, il faudrait venir chez moi d'main. J'vous dirais ça avec l'marc de café, qui n'trompe jamais.
            Emma anxieuse se tourna vers moi :
            - Dis, tu veux que nous y allions demain. Oh ! je t'en prie, dis " oui " . Sans ça, tu ne te figures pas comme je serai tourmentée.                                                                                  pinterest.com    
Résultat de recherche d'images pour "cartomancienne et chat peinture"            Je me mis à rire :
            - Nous irons si ça te plaît, ma chérie.
            Et la vieille donna son adresse.
            Elle habitait au sixième étage, dans une affreuse maison, derrière les Buttes-Chaumont. On s'y                                                    rendit le lendemain.
            Sa chambre, un grenier avec deux chaises et un lit, était pleine de choses étranges, d'herbes pendues, par gerbes, à des clous, de bêtes séchées, de bocaux et de fioles contenant des liquides colorés diversement. Sur la table, un chat noir empaillé regardait avec ses yeux de verre. Il avait l'air du démon de ce logis sinistre.
            Emma, défaillant d'émotion, et aussitôt :
            - Oh ! chéri, regarde ce minet comme il ressemble à Misti !         
            Et elle expliqua à la vieille qu'elle possédait un chat tout pareil !
            La sorcière répondit gravement :
            - Si vous aimez un homme il ne faut pas le garder.
            Emma frappée de peur demanda :
            - Pourquoi ça ?
            La vieille s'assit près d'elle familièrement et lui prit la main :
            - C'est le malheur de ma vie, dit-elle.
            Mon amie voulut savoir. Elle se pressait contre la commère, la questionnait, la priait : une crédulité pareille les faisait soeurs par la pensée et par le coeur. La femme enfin se décida :
             - Ce chat-là, dit-elle, je l'ai aimé comme on aime un frère. J'étais jeune alors, et toute seule, couturière en chambre. Je n'avais que lui, Mouton. C'est un locataire qui me l'avait donné. Il était intelligent comme un enfant, et doux avec ça, et il m'idolâtrait, ma chère dame, il m'idolâtrait plus qu'un fétiche. Toute la journée sur mes genoux à faire ron-ron, et toute la nuit sur mon oreiller : je sentais mon coeur battre, voyez-vous.
            Or il arriva que je fis une connaissance, un beau garçon qui travaillait dans un magasin de blanc. Ça lui dura bien trois mois sans que je lui aie rien accordé. Mais vous savez, on faiblit, ça arrive à tout le monde, et puis, je m'étais mise à l'aimer, moi. Il était si gentil, si gentil ; et si bon. Il voulait que nous habitions ensemble tout à fait, par économie. Enfin, je lui permis de venir chez moi, un soir. Je n'étais pas décidée à la chose, oh ! non, mais ça me faisait plaisir à l'idée que nous serions tous les deux une heure ensemble.                                                                
             Dans le commencement, il a été très convenable. Il me disait des douceurs qui me remuaient le cœur. Et puis, il m'a embrassée, madame, embrassée comme on embrasse quand on aime. Moi, j'avais fermé les yeux, et je restais là, saisie, dans une crampe de bonheur. Mais, tout d'un coup, je sens qu'il fait un grand mouvement, et il pousse un cri, un cri que je n'oublierai jamais. J'ouvre les yeux et j'aperçois que Mouton lui avait sauté au visage et qu'il lui arrachait la peau, à coups de griffe, comme si c'eût été une chiffe de linge. Et le sang coulait, madame, une pluie.
            Moi je veux prendre le chat, mais il tenait bon, il déchirait toujours ; et il me mordait, tant il avait perdu le sens. Enfin, je le tiens et je le jette par la fenêtre, qui était ouverte, vu que nous nous trouvions en été.    youtube.com
            Quand j'ai commencé à laver la figure de mon pauvre ami, je m'aperçus qu'il avait les yeux crevés, les deux yeux !
            Il a fallu qu'il entre à l'hospice. Il est mort de peine au bout d'un an. Je voulais le garder chez moi et le nourrir, mais il n'a pas consenti. On eût dit qu'il m'haïssait depuis la chose.
            Quant à Mouton, il s'était cassé les reins dans la tombée. Le concierge avait ramassé le corps. Moi je l'ai fait empailler, attendu que je me sentais tout de même de l'attachement pour lui. S'il avait fait ça, c'est qu'il m'aimait, pas vrai ?
            La vieille se tut, et caressa de la main la bête inanimée dont la carcasse trembla sur un squelette de fil de fer.
            Emma, le cœur serré, avait oublié la mort prédite. Ou, du moins, elle n'en parla plus ; et elle partit, ayant donné cinq francs.                                                                          
             Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.
             Quand j'y revins, je m'étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.
             Elle rougit, et répondit :
             - Je l'ai donné. Je n'étais pas tranquille. !
             - Pas tranquille ? Pas tranquille ? A quel sujet ?
             Elle m'embrassa longuement, et tout bas :
             - J'ai eu peur pour tes yeux, mon chéri.



                                                                                                     Guy de Maupassant
                                                                                              ( in Nouvelles )         









           

vendredi 12 novembre 2021

Les caresses Guy de Maupassant ( nouvelles France )

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                                                              Les caresses

            Non, mon ami n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois en Dieu moi, a voulu gâter tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible. Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit mais trouvant cela trop beau, trop pur pour nous, il a imaginé les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir, que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre comme s'il était criminel.
            Ne me parlez jamais de cela, jamais !
            Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je suis bien près de vous, que votre regard m'est doux et que votre regard me caresse le cœur. Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamie.
            Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le permets.
            Votre amie,
   artelitterature.be                                                                                                              Geneviève


            Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, sans ménagements galants, comme je  parlerais à un ami qui voudrait prononcer des vœux éternels .
            Moi non plus je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment qu'après cette chose qui vous révolte tant.
            Avez-vous oublié les vers de Musset :

             Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
            De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
            De cet être absorbé, blême et serrant les dents..
            S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.


            Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût,  nous l'éprouvons aussi  quand emportés par l'impétuosité du sang nous nous laissons aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous  l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le plus infini des bonheurs.
            La caresse, Madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur s'éteint après l'étreinte nous nous étions trompés. Quand elle grandit nous vous aimons.

          Un philosophe qui ne pratiquait point ces doctrines nous a mis en garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,  et pour nous contraindre à les créer, il a mis le double appât de l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: " dès que nous nous laissons prendre, dès que l'affolement d'un instant est passé une tristesse immense nous saisit, car  nous comprenons la ruse qui nous a trompés,  nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.
            Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. La nature nous a vaincus, nous a jetés à son gré, dans des bras qui s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent.
            Oui, je sais, les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, les
regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui nous laisse à l'âme une amère mélancolie.
            Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a enveloppé deux êtres,  quand ils ont pensé l'un à l'autre longtemps, toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse, le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le sourire et le son de la voix. Quand on a été obsédé,  possédé par  la forme absente et toujours visible, dîtes,  n'est-il pas naturel que les bras s'ouvrent enfin, que les lèvres s' unissent et que les corps se mêlent ?
            N'avez-vous jamais eu le désir du baiser ? Dîtes-moi si les lèvres n'appellent pas les lèvres,  et si le regard clair qui semble couler dans les veines ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.
             Certes c'est là le piège,  le piège immonde,  dites-vous? Qu'importe, je le sais, j'y tombe et je l'aime. La Nature nous donne la caresse pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser les générations.  Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons à notre tour la Nature,  cette trompeuse. Faisons plus qu' elle n'a voulu, plus qu' elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,  de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est la pensée qui poétise tout, poétisons-la, Madame, jusque dans ses brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons,  jusque dans ses plus monstrueuses inventions.                                                 artmajeur.com
            Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise,  comme le fruit mûr qui parfume la bouche,  comme tout ce qui pénètre notre corps de bonheur.  Aimons la chair parce qu' elle est belle, parce qu' elle est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et sous les mains.
            Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse,  ils ont choisi la courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.
            Or, j'ai lu dans un livre érudit qui s' appelle " le Dictionnaire des Sciences Médicales ", cette définition de la gorge des femmes qu'on dirait imaginée par M Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine :
           " Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps d'utilité et d'agrément. "
            Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse s' il n'était destiné à nourrir les enfants ?
            Oui Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les médecins la prudence, laissons les poètes ces trompeurs toujours trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur immatériel. Laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes raisonnables à leurs  besognes inutiles. Laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements et nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et tous les actes de courage !
            Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale,  mais violente, furieuse, immodérée. Recherchons-la comme on recherche l'or et le diamant, car elle vaut plus étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.
          Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vous ne trouverez je crois en aucun livre, les seules femmes heureuses sur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent celles-là, sans soucis, sans pensées torturantes, sans autre désir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le dernier baiser.
            Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées ou incomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent des chagrins.
            Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent tranquilles et souriantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de tout, !
            Et j'aurais encore tant de choses à dire !..
                                                                                                                   Henri

            Ces deux lettres écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un prie-Dieu de la Madeleine hier dimanche, après la messe d'une heure, par

                                                                                                       Maufrigneuse

                                                                     Maupassant

                                                                                           (Gil Blas 1882 )                                                                    
*     ingres
**      reynplds
***    valloton
****  picasso















lundi 8 novembre 2021

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 150 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

 janeausten.co.uk







                                                                                                                        





                                                                                                                      1er Octobre 1665
                                                                                                           Jour du Seigneur
            Fus réveillé vers 4 heures du matin et m'habillai, et me rendis à bord du Bezan où tout le monde dormait encore, et je ne voulus point les réveiller. Mais le jour commençant à pointer je fis quelques pas sur le pont, puis dans la cabine où je m'allongeai et fis un somme. Fus finalement réveillé par le capitaine Cocke qui m'appelait, si bien que j'apparus, et force causette, bavardages et rire, d'excellente humeur. Nous passâmes le plus clair de la matinée à parler et à lire Le silence de Rhodes, le meilleur poème que j'aie jamais lu, et chaque lecture me conforte dans cette opinion. Déjeunâmes tôt puis arrivâmes près de la flotte vers deux heures de l'après-midi, par beau temps et bon vent. Milord nous reçut fort aimablement. Parlâmes de choses et d'autres, puis il nous laissa à nos affaires et, ayant rassemblé un conseil de guerre, il alla rejoindre ses officiers, cependant que nous remplissions divers papiers avec Mr Pearse  et les autres ainsi que le capitaine Cuttance. On descendit retrouver milord avec qui on resta en conversation jusqu'au souper.
            J'eus, entre autres, la joie d'ouïr qu'il m'assurait d'avoir écrit au roi et au Duc au sujet des marchandises venant des prises, lesquels, me dit-il, approuvaient ce qu'il avait fait, dont il n'avait point à se cacher, ajoutant que je pouvais en informer tout un chacun. Il nous remit, à Cocke et à moi, signée de sa main, l'attestation de nos achats, nous donnant ainsi tout pouvoir de disposer des marchandises acquises. Voilà qui m'ôte toutes mes craintes et m'allègent la conscience des 100 £ qui l'alourdissaient. Il nous confirma la présence en mer de la flotte hollandaise, encore 85 navire environ. postés, selon lui, dans les parages de l'île de Texel, à l'affût de nos navires des pays de la Baltique qui en reviennent chargés de bois et de chanvre, ainsi que de nos navires hambourgeois qui font cap sur Hambourg chargés de marchandises. Il prit parti contre ceux qui pensent qu'il faut vaincre les Hollandais, sans accepter aucune condition, car il semble croire que ceux-ci iront demander la protection du roi de France et se rallieront à lui, tandis qu'il faudrait les rallier à nous par des moyens honnêtes. Il faudrait qu'à cette fin tout Hollandais souhaitant s'installer ici avec sa famille fût naturalisé.
            Milord me fit à l'oreille cette confidence, qu'ici nous courons à notre ruine, car personne ne se soucie de rien, chacun ne songeant qu'à son propre intérêt, le roi lui-même ne songeant qu'à ses petits desseins personnels, si bien, qu'à n'en pas douter, le royaume n'allait pas tenir longtemps, ce qui, je le crois et je le crains, était très vrai. On se rendormit, eux ronflant toujours.


                                                                                                                          2 octobre

            Après avoir navigué toute la nuit, et je me demande comment ils ont ont pu trouver leur route de nuit, nous arrivâmes le matin à Gillinghal et de là à pied pour Chatham où on visita le chantier avec le commissaire Pett. Vis, entre autres, un attelage de quatre chevaux passer près de nous, ce dont il fut aussi témoin, tirant un madrier qu'un homme seul, à n'en pas douter, eût suffi à porter sur son dos. Je fis emmener les chevaux et ordonnai à un ou deux hommes d'emporter eux-mêmes le madrier, ce que vit le commissaire sans mot dire, mais je crois qu'il en eut honte, et non sans raison.
            A pied Cocke, lui et moi, au manoir de la colline où nous trouvâmes sir William Penn au lit. Il nous fit force discours et amabilités feintes, mais c'est un fieffé fourbe en qui je n'ai nulle confiance. Ma visite le fit cependant consentir à se départir de sa soie avant d'avoir reçu l'argent, chose qu'il n'aurait pas faite pour Cocke, j'en suis sûr. 
            De là à Rochester, à pied à la Couronne où, en attendant notre dîner, j'allai visiter les ruines du vieux château jadis imposant. En montant j'ai rejoint trois jolies jeunes filles ou jeunes femmes dans l'escalier et les emmenai jusqu'en haut et besarlas muchos vézes et tocar leurs mains et leurs cous, à mon vif plaisir. Mais Seigneur ! qu'il m'est insupportable de regarder en bas les à-pics, car je pris grand-peur; ce qui me priva de tout plaisir en compagnie de ces trois-là. L'endroit était jadis fort imposant, vaste et fortifié d'antan. Puis me suis promené dans la cathédrale et revins à la Couronne où le maire de la ville, Mr Fowler, était venu en robe, c'est un noble magistrat. Après avoir mangé un morceau, car je ne pus rester dîner avec eux, repartis, pris un attelage et me rendis à Gravesend, où je ne m'attardai pas, mais pris un bateau, car la peste sévit toujours en ville, pour retrouver milord Brouncker et sir William Penn à bord d'un des navires de la Compagnie des Indes orientales, à Erith. Les trouvai se plaignant avec dépit que les bateaux avaient été pillés, mais je les apaisai leur parlant du profit à tirer de la vente d'une partie des marchandises, ce dont j'espère aussi bénéficier, et en toute honnêteté. Je pris congé, y compris Madame Williams qui avait accompagné milord, et arrivai à 8 heures à Woolwich. Là souper et passai un bon moment avec ma femme qui s'est, autant que je pus voir, raccommodée avec ses servantes. Fort content et joyeux, au lit.


     
                                                                                                                    3 octobre    
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            Levé. A ma grande satisfaction reçus la visite matinale de Mr Wooley, le cousin de mon oncle Wight, venu, à tout hasard, m'offrir ses services pour les marchandises de la Compagnie des Indes. Je dois dire que ce garçon aurait pu m'être d'une grande utilité, et le sera peut-être plus tard dans la vente des prises de guerre, et je me réjouis qu'il soit venu me voir. Pendant que je m'habillais et en route pour Greenwich, parlâmes de cette affaire de prises. Il me donna quelque raison d'espérer tirer profit de mon achat, mais point autant que je pensais, et ajouta que, peut-être, je pourrais en retirer davantage par la suite, ce dont nous fîmes le projet et nous devrons en reparler d'ici quelques jours.
            Au bureau, ne trouvant personne, sauf Sir William Batten parti dans la journée à une réunion en prévision de l'installation du Parlement à Oxford.
            Puis on vint me dire que milord Rutherford, sur rendez-vous, était arrivé. Allâmes à la taverne de la Tête du Roi où je vis sa dame, une jeune et belle Ecossaise, fort élégante et sans affectation. Ma femme et Mercer nous rejoignirent bientôt amenées par Creed. On dîna donc fort gaiement. Après quoi nous fîmes nos comptes et je le réglai en tailles, sur le montant desquelles il m'accorda une commission de 100 £ et sur cette somme, ce gredin de Creed m'en a escroqué 50. Mais je crois deviner un moyen de tirer encore plus d'argent de milord et de le satisfaire, en lui faisant obtenir le versement d'un intérêt sur ses tailles.
            Lorsque ce fut fait, et après quelques morceaux de musique et autres divertissements, milord et milady se retirèrent enfin, et j'envoyai ma femme rendre visite à Mrs Pearse puis me rendis à mon bureau où j'écrivis d'importantes lettres destinées à la Cour. Le soir, ce rustre de Creed ayant quitté ma femme je dus aller la chercher chez Mrs Pearse. Les amenai à la taverne de la Tête du Roi où je leur payai à souper. Force gaieté et bavardage plaisant. Mrs Pearse est plus jolie que jamais. Avons surtout ri du " c'est ma cousine ", en parlant de l'horrible maîtresse de milord Brouncker qu'il appelle sa cousine. Mrs Pearse me raconta, à ma vive déception, que, dit-on, il se dégage constamment de la belle Mrs Myddleton une odeur rance et fétide fort déplaisante, en particulier quand elle a trop chaud. Entendîmes de la mauvaise musique pour couronner la soirée, puis partîmes après avoir raccompagné chez elle la belle Mrs Pearse en grande beauté ce soir. A pied chez Will où j'ai dormi auparavant. On trouva un lit d'appoint pour Mercer puis, fort satisfaits, au lit. 
            Ai appris ce soir que de nos bateliers qui convoyaient notre courrier et qui, samedi dernier étaient en bonne santé, l'un est mort et l'autre mourant de la peste, la peste qui régresse partout ailleurs, sévit davantage encore du côté de la Tour et de ses environs.


                                                                                                                        4 octobre

            Levé et à mon bureau. Arrive Mr Andrews. Après avoir fait nos comptes il me donne 64 £. Puis vint Mr Gauden qui, nos comptes faits, me fit cadeau de 60 £, ce qui est pour moi une grande bénédiction. Puis ils se concertèrent tous deux et parlèrent de la démission de l'un et de la reprise des contrats de subsistances de Tanger par l'autre. M'est avis que je ne travaillerai point aussi bien avec Mr Gauden qu'avec ses prédécesseurs, ni avec autant de profit et qu'il ne m'épargnera pas autant mes peines.
            Puis dîner à la Tête du Roi, tous les trois ainsi que Creed, ma femme et sa dame de compagnie. Dînâmes gaiement et restâmes à bavarder longuement. Je pris congé d'eux dans l'après-midi, raccompagnai ma femme chez nous et derechef au bureau où je fis force besogne et revins auprès de ma femme.
            Ce soir sir George Smith m'est venu rendre visite au bureau et me dire que la peste a fait cette semaine 740 morts de moins. Dieu merci ! mais qu'elle continue de gagner du terrain dans notre quartier. Il ajoute que partout s'est répandu le bruit de l'embarras où était le capitaine Cocke avec ses prises de guerre qui lui auraient, dit-on, été confisquées, et que sais-je encore. La rumeur m'inquiète, et il est probable que l'affaire devra être réglée devant le Parlement, mais je n'ai guère à m'en soucier, car je crois que ce ne sont que de faux bruits, et en effet le capitaine m'en aurait, à n'en pas douter, averti par écrit.
            Ayant retrouvé ma femme à nos appartements, allai au lit, tandis que je la laissai avec ses gens à
danser et à rire, et je m'endormis.


                                                                                                              5 octobre

            Resté très tard au lit, à parler entre autres de ma sœur Pall à qui ma femme est d'avis que je donne 400 £ de dot, et qu'on la marie aussi vite que possible. Mais ces temps d'épidémie nous empêchent de la faire venir chez nous.
           Sortis, au bureau puis chez le duc d'Albemarle, lisant chemin faisant ce livre que Mr Evelyn a traduit et qu'il m'a envoyé en cadeau, sur l'art de classer les ouvrages d'une bibliothèque. Le livre lui-même dépasse mon entendement, mais il contient une fort belle épître à milord le chancelier.
            Arrivai chez le duc pour l'entretenir du service des subsistances afin qu'on le mît en d'autres mains, ou du moins des mains plus nombreuses, ce que je lui conseillai, mais j'espère faire moi-même une partie de la besogne. Traversai ensuite à pied Westminster jusqu'à mon ancienne taverne, le Cygne, où je passai quelque temps avec Sarah, puis par le fleuve à Deptford chez ma valentine. La peste est partout, ainsi que dans la maison voisine, mais peu me chaut, car je fis tout ce que je voulus con ella.
            Allai ensuite voir Mr Evelyn au sujet de notre maudite affaire de prisonniers, de malades et d'invalides qui nous tracasse tant l'un et l'autre. Il me montra son parc qui, avec ses divers arbres à feuillage persistant et sa haie de houx est la plus belle chose que j'aie jamais vue. Puis dans sa voiture à Greenwich et à mon bureau, ayant en chemin parlé d'arbres et d'espèces végétales. Veillai tard afin d'écrire des lettres, dont une à Mr Coventry très importante, puis regagnai mon gîte de la veille, ma femme étant rentrée à Woolwich.
*            Les chiffres du bulletin, Dieu soit loué ! ont baissé pour cette semaine, 740 morts de moins que la précédente. Une fois à mon logis je pris quelque chose, n'ayant guère mangé de la journée et, au lit. Après avoir ce soir renouvelé ma promesse de m'en tenir aux vœux que j'ai faits, car je constate que depuis que j'ai cessé de les observer j'ai tendance à rêvasser et je néglige mon travail.


                                                                                                            janeausten.co.uk                                                    6 octobre 1665

            Levé, ayant mandé Mr Gauden il vint et nous parlâmes essentiellement de son contrat de subsistances et de mon projet de lui adjoindre des associés. ou d'opérer divers changements. Je le trouve prêt à tout ce que lui ordonnera le roi. Dans sa voiture allâmes à Lambeth en aviser le duc d'Albemarle. Revînmes et il repartit après avoir parlé de notre affaire en chemin, et éprouvai pour lui un sentiment d'amitié grandissant. Il me parut mériter de devenir mon ami, étant homme si honnête et si reconnaissant. Nous parlâmes si ouvertement qu'il me confia ce qu'il pensait et ce qu'il savait de sir William Penn disant, et c'est aussi mon avis, qu'il est des plus fourbes, car il semble lui en avoir donné la preuve. Il me dit aussi, car nous parlions de la conduite des affaires dans la trésorerie du roi, qu'ayant la possibilité de se procurer de l'argent en province, il offrit à l'échevin Meynell de faire venir ici cet argent qui serait versé par les receveurs de la régie de quelque comté, receveurs auprès desquels il avait des obligations, et dans les mains desquels l'argent était disponible. Mais Meynell refusa, disant qu'il pourrait avoir cet argent quand il le voudrait, mais qu'il préférait qu'il restât là où il était plutôt que de le faire venir à Londres en ces temps de peste où il n'en avait pas besoin. Mais le plus grave est que Meynell a prêté cet argent contre des tailles qui viennent à échéance, et qu'il s'aperçoit à présent que nul ne se soucie des retards mis à verser cet argent, pas plus que de savoir si oui ou non il se trouve dans les caisses des receveurs  où il ne sert à rien. Si bien que le roi paie à Meynell 10 %  d'intérêt alors que l'argent est dans les caisses des receveurs et ne profite à personne, sinon à eux-mêmes.
            Allai dîner à la Tête du Roi avec Mr Wooley, venu me parler de l'affaire des prises de guerre, mais il ne me rassura point autant que je l'eusse souhaité. Je serai cependant récompensé pour le temps que j'y aurai passé, encore que je ne gagnerai  peut-être que 200 à 300 livres. Lui parti à mon bureau où j'eus fort à faire. Ecrivis au duc d'Albemarle une lettre où je lui fis part de la manière dont je conçois l'organisation du service des subsistances, à quoi j'ai longuement réfléchi et, je crois, non sans succès, si on veut bien me suivre dans mes propositions. Travaillai fort tard, puis rentrai à mon logis et, au lit.


                                                                                                                              7 octobre

            Levé et à mon bureau avec Mr Child que j'ai convoqué afin de m'entretenir avec lui des subsistances. Il ne consent point à y être associé, pas plus que le capitaine Beckford, mais il me parut homme de grand entendement avec qui je garderai des relations. Travaillai, encore qu'assez peu au bureau en raison des gémissements pitoyables de cette horrible foule de matelots misérables qui, faute d'argent meurent de faim dans les rues. Voilà qui m'irrite et me peine jusqu'au plus profond de moi. Ce fut encore pis à midi, car alors il fallut fendre cette foule qui nous suivit, au moins cent d'entre eux., d'aucuns nous maudissaient, d'autres juraient, d'autres encore nous imploraient. 
            Mais ce qui me tourmenta davantage fut la lettre reçue ce midi du duc d'Albemarle, m'annonçant que les Hollandais avaient été repérés hier, forts de 80 voiles au large de Solebay, et qu'ils se dirigeaient droit vers la baie. Dieu sait ce qui va ou risque de nous arriver, car nous n'avons plus en mer que des navires prêts à leur être sacrifiés et non à les contrer. Arrive ensuite Mr Ryder que j'avais également fait venir au sujet des subsistances, mais lui non plus ne veut pas s'associer à nous, encore qu'il accepte d'être membre de la commission, s'il en est une. Regagnai ensuite, par la porte de derrière, mon bureau où je restai tard ayant fort à faire, particulièrement lorsque arrivèrent le soir deux autres charrois venant  de Rochester, chargés des marchandises du capitaine Cocke. Au moment de les entreposer chez le capitaine Tooker arrivèrent deux agents de l'hôtel des douanes pour les saisir, ce qu'ils firent, mais je leur fis voir mon laissez-passer.
            Quoiqu'il en soit on s'échauffa, le ton monta, les marchandises mises sous clef, la serrure scellée et la clef remise au sergent afin qu'il la gardât, et on se sépara. Seigneur ! quand je pense que ce malheureux sergent vint ensuite me trouver dans l'obscurité alors que je rentrais chez moi :
            " - Monsieur, dit-il, j'ai la clef et si je puis vous être utile, faites-moi prévenir tôt demain matin et je serai à votre disposition. "
            Qu'il agisse ainsi par bonté ou fourberie, je l'ignore, mais la chose mérite d'être remarquée.
            Lorsqu'en chemin je lui parlai, des croque-morts portant un cadavre de pestiféré passèrent près de nous. Mais Grand Dieu ! la chose est à présent si coutumière que je suis devenu presque "indifférent. " A mon logis où en compagnie de Mr Hayter et de Will nous avons achevé de faire l'état des dépenses de la Marine pour les six derniers mois, que nous avons évaluées à un million de livres, voir plus, et je ne crois point que ce chiffre soit exagéré, tant sans faut. Puis, au lit.


                                                                                                                                8 octobre
                                                                                                             Jour du Seigneur
            Levé et une fois rasé au bureau où j'avais convoqué tous les bateaux de la Tamise, ayant reçu une lettre du Duc d'Albemarle me demandant de rassembler autant de navires que possible sur la Tamise afin de leur faire gagner la pleine mer et de les envoyer à la rencontre des Hollandais. Après m'être occupé d'eux allai dîner chez le capitaine Cocke parti à la campagne, mais son frère Salomon était chez lui, avec parmi les convives sir George Smith et une élégante dame, Mrs Penington ainsi que deux autres gentilshommes. Conversation intéressante et spirituelle avec cette personne pleine de finesse et d'esprit, l'une des dames qui sait le mieux parler, mais moyennement jolie. Après le dîner restai une heure ou deux, puis au bureau où j'achevai de traiter mon affaire avec les capitaines. Je crois que sur 22 bateaux il faudra nous contenter d'en mettre 7 à la mer. Dieu nous vienne en aide ! Les hommes sont malades et il y a pénurie de victuailles. Puis écrivis à sur Philip Warwick, sir William Coventry et sir George Carteret à la Cour, des lettres concernant les dépenses des six derniers mois, et les expédiai par express ce soir même.
            Appris aujourd'hui que le pape était mort, et le bruit court, dit-on, que le roi de France aurait été poignardé. Pour ce qui est de la première de ces deux nouvelles, elle est véridique, ce qui ne manquera pas d'avoir de terribles conséquences et mettra dans le plus grand désordre cette partie du monde, le roi d'Espagne étant mort il y a si peu de temps. En outre, la femme sir Martin Noell mourut de chagrin à cause de la mort de son mari, et pour aucune autre raison. Mais il paraitrait que personne ne sait que faire de ses biens, qu'il en ait laissé ou non, car il s'est mêlé de tant de choses, publiques et privées, que nul ne sait à quoi se monte sa fortune. Tel est le sort réservé à ceux qui s'affairent partout.
            Mon travail terminé, à mon logis et, au lit.


  lastampa.it                                                                                                                        9 octobre


            Levé, l'esprit occupé par mes affaires. Eus la visite de sir John Shaw à qui je répondis fort civilement au sujet de nos prises de guerre, que tous les droits lui revenant au titre de fermier des douanes avaient été acquittés. Sur quoi je lui fis voir mon laissez-passer, ce qui le satisfit et il partit après avoir donné l'ordre à ses assistants de peser les marchandises. 
            A mon bureau où m'attendait l'ordre de me rendre aussitôt auprès du duc d'Albemarle qui n'avait rien trouvé de mieux que de m'annoncer que si milord Sandwich ne venait pas immédiatement en ville, lui-même était résolu à se rendre en mer avec la flotte, les Hollandais, croit-il, ayant atteint les Downs. Il voulait donc que j'allasse le chercher avec un bateau de plaisance le lendemain matin, entre autres, et eut l'air de m'apprécier fort, moi ainsi que ma conduite des affaires, à ce que me dit ce freluquet de milord Craven. J'en ai conscience et, sans nul doute, je me donne suffisamment de mal pour le mériter.
            Parti, puis à mon bureau de Londres où je rédigeai diverses choses en matière d'argent et de comptes personnels, puis allai manger un morceau d'oie chez Mr Griffin, puis par le fleuve sous une pluie battante, à Greenwich, après être monté à bord de plusieurs bateaux en route. Une fois arrivé j'apprends que nos marchandises ont été saisies derechef par un certain capitaine Fisher qui est allé à Chatham sur mandat du duc d'Albemarle et, en mon absence, se rendit chez Tooker voir les marchandises, après avoir demandé la clef au sergent et mit la porte sous scellés. M'y rendis mais ne trouvai ni officier ni sergent, ne pus rien faire. Revins à mon bureau fort inquiet et travaillai fort tard, irrité de me voir ainsi plongé dans les ennuis et l'inquiétude, dans une affaire où il appartient à milord Sandwich de m'instruire pour savoir si je dois intervenir. Rentrai me coucher - après avoir passé deux heures avec mon petit valet chez Mr Glanville, à déplacer des fagots afin de faire de la place pour nos marchandises, pour ensuite m'apercevoir que l'endroit ne convenait pas. -
            La nouvelle de l'assassinat du roi de France est totalement fausse et, à ce qu'on dit, celle de la mort du pape aussi.


                                                                                                                            10 octobre

            Levé. Reçus du duc d'Albemarle l'ordre de cesser d'envoyer davantage de navires en mer et de ne plus lui fournir de bateaux de plaisance, ce dont je me réjouis, car je vois bien et le pensai déjà hier, que sa décision prise à la hâte était irréfléchie. Bientôt le capitaine Cocke fit dire par Jacob qu'il rentre de Chatham ce matin et que quatre charrois de marchandises prêtes à la livraison sont en route pour la ville. Voilà qui m'inquiète. Je lui donnai la consigne de les livrer chez son maître. Mais avant même d'avoir eu le temps de leur dire de les livrer là-bas, on me prévient que le capitaine Fisher vient de faire saisir les marchandises avec l'intention de les transporter ailleurs. M'y rendis donc et je vis nos quatre charrois en pleine rue, arrêtés près de l'église par ce Fisher et ses hommes, au milieu d'un attroupement de 100 à 200 badauds sur la chaussée. Je leur dispensai de bonnes paroles, et leur proposai humblement de les aider à transporter ces marchandises chez le capitaine Cocke. Mais ils voulaient les entreposer dans une maison qu'ils avaient louée eux-mêmes, et elles furent mises dans une grange. J'avais sur moi tous les laissez-passer nécessaires et ne leur dit rien qui ne fût véridique. La chose m'occupa toute la sainte matinée, et Fisher s'irrita de mon refus de laisser qui que ce soit d'autre prendre cette affaire en main pour le compte du marchand, ce qui le porta à me croire partie prenante, mais je me gardai bien de le reconnaître.
            Après quoi je laissai le soin de veiller sur les marchandises à leurs hommes et aux nôtres, revins à mon bureau vers midi, le capitaine Cocke me rejoignit bientôt, ayant fait tout le nécessaire la veille pour l'avertir par express de venir. 
            Allâmes manger rapidement chez lui puis en voiture à Lambeth où j'en profitai pour aller d'abord trouver le duc d'Albemarle afin de l'éclairer sur une partie des agissements de la matinée, au nom d'un ami absent, qui constitua une bonne entrée en matière et empêcha les autres de me calomnier auprès du duc en lui faisant leur propre compte rendu. Puis le capitaine Cocke fit son entrée.


                                                                                                                       11 octobre
            
            Levé et passai la matinée dans ma chambre à m'occuper de mes comptes de Tanger en vue de les soumettre. Eus aussi la visite de ma logeuse, Mrs Clerke au sujet d'un contrat pour les mois qui viennent, et je ne demande qu'à payer le prix qu'il faudra pour avoir de la place en suffisance, éviter les indésirables et disposer d'un lieu où héberger ma femme, au cas où la peste gagnerait Woolwich. Elle me demande pour trois pièces, une salle à manger, linge de maison, pain, beurre, matin et soir compris, 5 £ et 10 shillings par mois, et le contrat fut signé après que j'en écrivis les termes.
            Bientôt arriva Cocke venu me dire qu'hier soir Fisher et son acolyte s'en étaient donné à cœur joie et lui avaient promis leur amitié. A ceci près qu'il les trouva ce matin prêts à de nouvelles piperies et s'en tracasse fort. Comme il devait se rendre cet après-midi à Erith avec eux afin de se porter garant, je lui conseillai de les laisser aller par la route, tandis que lui et moi, après avoir mangé un morceau chez lui, allâmes par le fleuve. Mais ils nous devancèrent. Vîmes Mr Seymour, l'un des commissaires aux prises de guerre, membre du parlement, qui nous parla d'un ton fort courroucé, fit saisir nos marchandises au nom de la commission des prises et, avec force arrogance, aurait voulu tout confisquer, et que sais-je encore. A l'occasion d'une remarque que je lui fis, m'étant senti dans mon bon droit, je haussai quelque peu le ton, si bien qu'on finit par s'insulter violemment, et j'ai, par la suite, regretté cette altercation, car elle laissait voir que j'étais par trop impliqué dans l'affaire. Mais je n'appréciai aucune de ses paroles, et je ne pus m'empêcher de penser, à entendre ce parlementaire citer Hudibras au beau milieu d'une conversation sérieuse et devant un tel public, nous deux, milord Brouncker et sir William Penn, que c'était, de tous les livres, celui qu'il avait, j'en ai peur, celui qu'il avait le moins lu attentivement. Je crains qu'ils n'exigent des garanties importantes, et Cocke souhaiterait que je me portasse garant pour lui au moment de la comparution, mais je me gardai bien de m'y engager. D'ailleurs, Seymour ne prendra nulle décision tant qu'il n'aura pas vu le duc d'Albemarle, ce qui ajourne d'autant l'affaire.
     
      Comme il se faisait tard et que j'avais à faire chez moi, je partis seul, laissant Cocke passer la nuit là. Repartis donc, de nuit, en plein froid  et à contre-marée pour Woolwich où une soirée fort gaie avait été prévue pour ce soir. Après avoir fait venir, avec la voiture du capitaine Cocke, une fort belle enfant, l'une des filles de Mrs Tooker qui habite la maison voisine, on forma avec elle, une fille et un parent de Mr Pett, une fort galante compagnie dans mes appartements de Woolwich. Ma femme, Mercer et Mrs Barbara dansèrent et on se divertit fort, surtout de voir Mercer danser une gigue, car elle est la meilleure danseuse de gigue que je connaisse, ce qui chez elle semble être un don naturel, car elle garde la mesure à la perfection. C'est ce soir et non hier qu'on fête l'anniversaire de mes dix ans de mariage. Dieu en soit remercié ! car pour ce qui est de la santé, de la fortune, de l'honneur, je suis comblé, et j'ai bon espoir de m'enrichir, encore que me voilà à cette heure plutôt déconfit que lésé, à cause des marchandises venant des prises, que j'ai achetées à la flotte en association avec le capitaine Cocke, mais aussi du fait de ce que la réputation de milord Sandwich souffre de ce que partout on dit qu'il a mal agi.
            Il faut convenir qu'il a agi de la manière la plus irréfléchie, d'autant que le Parlement qui vient de se réunir pour accorder des crédits, ne manquera pas d'exiger un compte rendu des dépenses faites. Outre le précédent fâcheux que constitue l'exemple d'un général d'armée prélevant les prises comme bon lui semble et qui, de surcroit, porte à croire qu'il s'est laissé aller à prélever beaucoup plus que ce qu'il désirait en fait. De tout cela on lui tiendra rigueur. Sans compter qu'à n'avoir rien donné aux commandants d'escadres, ni aux officiers généraux, il se les met tous à dos, et offense même ceux qui estiment avoir été moins bien servis que d'autres. Enfin il se prive de tout crédit auprès du roi pour longtemps. 
  **          Après avoir fait danser mes invités aussi tard que je jugeai bon de veiller, au lit, les laissant faire comme bon leur semble. J'ai oublié de dire qu'il y avait ce soir Will Hewer et Tom, plus Golding, mon barbier de Greenwich qui nous servit de violoneux et à qui j'ai donné dix shillings.


                                                                                                                                                                                  12 octobre 1665

            Réveillé avant le jour, si bien que je m'habillai et, par un froid cruel, descendis par le fleuve rejoindre le bateau de milord Brouncker sur son conseil, pour me dire, le plus civilement du monde, qu'au sujet des prises de guerre le roi lui avait ordonné qu'une enquête rigoureuse fût menée sur ce qui avait été pris, avec ou sans autorisation, et qu'aucun égard particulier devait être témoigné envers milord Sandwich. Ce à quoi il était en train de procéder, car je le trouvai interrogeant un homme. J'apprends que les ordres de milord ont été exécutés en dépit du bon sens, car les pilleurs avaient renversé, culbuté, saccagé et endommagé le contenu de la cale pour trouver les marchandises précieuses, causant des dégâts et se couvrant d'opprobre, pour finalement trouver un homme qui savait où étaient les belles marchandises, et cela se renouvela pendant de nombreux jours. Sir William Berkeley étant l'un des principaux responsables, encore que d'autres firent de même. Ils ont dit, en commettant ces actes, que milord Sandwich avait le dos suffisamment large pour en supporter les conséquences.
            J'en appris donc autant qu'il est possible. Le roi et le duc sont d'une grande sévérité en la matière, quel que fût l'ordre qu'ils aient pu au préalable donner à milord pour cautionner ces actions. Ces choses se sauront publiquement et le roi vérifiera dans ses livres de comptes de l'hôtel des douanes que les droits versés correspondent bien aux marchandises prises.
           Je pris congé et repartis dans le froid, en barque, à Woolwich. Il était presque midi en arrivant, restai donc dîner et bavardai une partie de l'après-midi, puis avec la voiture du capitaine Cocke raccompagnai à Greenwich la belle demoiselle. Allai ensuite retrouver Cocke qui me dit qu'il a amadoué Seymour qui nous veut désormais du bien. Mais surtout que Seymour lui a dit que milord le duc lui a présenté aujourd'hui un arrêt de la Cour demandant que le comte de Sandwich jouisse de la plus grande considération et que soient respectées toutes ses autorisation de livrer des marchandises, ce qui nous transporte de joie, que nos marchandises seront pesées demain, et qu'à son avis nous avons bon espoir d'en être propriétaires demain ou après-demain.
             Comblé par cette nouvelle, me mis à mon courrier et y restai fort tard
             Cette semaine, bonnes nouvelles : il est mort de la peste environ 600 personnes de moins que la semaine précédente. Rentrai me coucher.


                                                                                                                        13 octobre

            Grasse matinée. Eus la visite ce matin de sir Jerome Smith en route pour la Cour. C'est un homme de valeur que je me dois de ménager, et le ferai, car j'entends bien qu'il est de mon intérêt qu'il est d'être en bonne intelligence avec les chefs d'escadre. 
            Au bureau, eus fort à faire jusqu'à midi. Arriva alors sir William Warren sorti nous faire préparer un mets à la Tête du Roi où nous allâmes et on dîna ensemble. Je ne suis guère satisfait du travail qu'il fit pour une petite affaire relative à Tanger dont je l'avais chargé. Quoiqu'il en soit il y a peu de mal et, vraisemblablement, les autres affaires dont il s'occupe continueront à me rapporter. Restâmes jusqu'à deux heures puis je le déposai sur la berge et me rendis par le fleuve chez le duc d'Albemarle que je trouvai en compagnie de milord Craven et du lieutenante de la Tour. Entre autres, nous avons envisagé de demander au roi d'envoyer des barques pour le transport du charbon destiné aux pauvres de la Cité, ce qui est une bonne oeuvre. Mais Seigneur ! quelles sottises j'ai entendues de la bouche de ces trois grands. Je me garderai de les méjuger, le duc et lord Craven étant de grands amis à moi. Fis ce pour quoi j'étais venu et rentrai chez moi par le fleuve.
            Cocke vint me trouver pour me dire qu'il était parvenu à un accord avec Fisher qui, pour 100 £ lui remettra en mains propres ses marchandises dès demain, après pesage aujourd'hui. Voilà qui me satisfait.
            Le duc m'apprit aujourd'hui qu'on était sans nouvelles des Hollandais dont on ne sait ni où ils sont, ni ce qu'ils font, mais que, selon lui, ils sont rentrés chez eux, aucun de nos espions n'étant parvenu à les repérer. Cocke en est presque arrivé à tenir compagnie, jour et nuit, à ces deux-là, Fisher et son compère, au point de s'en faire presque des amis, ce qui n'a pas été sans lui causer de graves ennuis.
            Je suis fort soucieux de régler la question de l'approvisionnement en subsistances, afin que je puisse en tirer des profits sur lesquels je compte bien, tout en rendant service au roi
            Ce soir sir John Bankes est venu me voir au sujet de la lettre que je dois écrire et dont nous parlâmes. Il me conseilla d'écrire ce que j'avais précisément pensé écrire, presque comme s'il m'avait dicté le texte. Il me faudra aussi mettre la main aux compte de Tanger, et les envoyer à la Cour en toute diligence. Outre que mes propres comptes sont dans le plus grand désordre, les ayant négligés depuis plus d'un mois. Ce qui me peine, mais je n'ai pu m'en occuper plus tôt. Ces tâches, auxquelles s'ajoutent la peur de la maladie et le souci de pourvoir aux besoins de ma maisonnée, m'emplissent l'esprit. En outre, le travail colossal au bureau, sans nul autre que moi pour le faire. Partis fort tard du bureau, à mon logis puis, au lit.


                                                                                                                                   14 Octobre
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            Levé et au bureau où j'eus force besogne, en particulier avec Mr Gauden qui, je crois, m'occupera fort. Puis arriva le lieutenant de la Tour répondant à l'invitation faite hier, mais je n'avais rien reçu le concernant, il s'agit des charbonniers. Il partit trouver le shérif Hooker, tandis que je restai au bureau jusqu'à ce qu'il me fit chercher pour dîner, alors que j'avais grand-faim. En arrivant chez le shérif, il n'y était point, ni là ni ailleurs, et je ne pus le trouver nulle part, si bien que je dus rentrer au bureau et aller manger un morceau à la taverne, puis derechef au travail. Puis arriva le lieutenant qui me fit, en plaisantant, le reproche de lui avoir fait faux bond. Il est allé, je crois, dîner avec Mr Adrian May. Ecrivis des lettres fort tard, à mon bureau, heureux d'apprendre du capitaine Cocke qu'il avait pu prendre possession d'une partie de ses marchandises livrées chez lui et qu'il compte tout avoir ce soir. 
     
      J'entends que partout il n'est question que des différends qui opposent les commandants de la flotte et que Myngs mit milord en accusation à Oxford au sujet de ses prises de guerre, sans doute, mais ce ne sont que des rumeurs.
            J'ai ce soir le cœur et l'esprit tout à mon affaire de subsistances, car je suis au comble de la joie et de la fierté en apprenant que la proposition que j'avais faite fut lue devant le roi, le Duc et la Cabale, 
et accueillie par une salve d'applaudissements et d'acquiescements, ce que j'appris par une lettre de sir George Carteret et de sir William Coventry, outre celle que celui-ci adressa au duc d'Albemarle et que je lus hier. J'espère y trouver aussi mon avantage. Chez moi tard, au lit.


                                                                   à suivre............

*       janeausten.co.uk   
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                                                                                                                Jour .........
            Levé et en attendant......