mardi 23 novembre 2021

Un si long silence Sarah Abitbol ( Document France )

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                                                  Un si long silence 

            A quinze ans et durant plusieurs années la jeune fille est violée par son entraîneur. Sarah Abitbol est patineuse. Toute petite sa découverte de la glace lui donne l'élan pour s'élancer vers des performances qui l'obligent à suivre un emploi du temps de sportive. Cours scolaires à mi-temps et entraînement plusieurs heures chaque jour. Ses parents font les sacrifices nécessaires pour la suivre, sa mère très présente prépare les plats diététiques nécessaires à son entraînement. Mais ni son père, ni sa mère ne se rendront compte que celui que Sarah nomme Mr O., son nouvel entraîneur, a de multiples fonctions au sein du sport à glace, meurtrit leur fille. Et Sarah souffre, du silence, de la honte, de la brutalité. Enfin arrive le moment où elle s'accordera une pause, son statut lui permet d'envisager les championnats de France, d'Europe, du Monde. Ce sera en couple. Et son corps éloigné de celui qu'elle désigne comme son prédateur oublie un temps. Suivie en psychanalyse la patineuse explique ce qu'elle vit, une amnésie traumatique. C'est glaçant lorsque l'on comprend la discipline demandée aux victimes. Elle est très petite, pèse 43 kilos. Légère son partenaire peut la porter, elle peut accomplir les triples sauts pour les programmes obligatoires. Le meilleur ami de son compagnon est Candoloro, dans les programmes on trouve Surya Bonaly. Interviews, voyages. Mais attention à la chute qui la garde plusieurs mois inactive, et le corps qui avait oublié la peur de l'approche de Mr O. revient. Mais encore menue Sarah Abitbol reprend l'entraînement avec un chorégraphe russe. La championne a une fille. Comment expliquer à son enfant ce qu'elle décide de dévoiler dans son livre. Sa mère redoute avec raison les réactions de l'entourage, son père la pousse à tout dire. Ils ont tous deux été effondrés, de la fragilité de leur enfant et d'avoir reçu amicalement Mr O. Le livre touche par ses détails, la douleur, le silence qui entoure le prédateur alors que d'autres ont subi et ne veulent pas parler, ou savaient mais se taisent. Un récit, mais surtout un document, à lire, bien écrit.

lundi 22 novembre 2021

Le Banquet Raphaël Enthoven Coco ( Bande dessinée France )







                            


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                                                             Le Banquet   

                                                        ( d'aptès l'oeuvre de Platon )

            La Grèce, Athènes, 4è siècle avant notre ère. Athènes battue par Sparte se remet. Parmi les ripailleurs Agathon donne un banquet. Il reçoit Aristodème entre autres qui lui confirme l'arrivée de Socrate. Mais celui-ci tarde car arrêté par ce qu'il nomme son " démon ", cette voix, qui n'en est pas une, mais l'oblige à cesser toute activité durant " enregistrement ". Car, en fait, Socrate apprend ce qu'il transmettra plus tard à ses disciples : " - Votre Socrate s'est retiré sous le porche de la maison des voisins. Il est là debout....." Socrate bouche lippue, œil globuleux, rappelle dans ses propos que sa mère était accoucheuse, cela a-t-il un rapport avec ses cours jamais écrits, comme aucun de ses discours mais transcrits plus tard par Platon, présent ce jour-là au banquet. Socrate sobre dans la vie quotidienne est gros buveur mais jamais ivre. La discussion commence sur le thème de la beauté, de l'amour. " Le tir à l'arc, la médecine, la divination, sont des trouvailles qu'Apollon doit au désir et à l'amour...... Il est envié de qui s'en voit privé, précieux à qui s'en voit comblé..... " Mais Amour est-il l'amour de quelque chose ou de rien. Et Socrate répond au discours d'Agathon et conclut l'Amour manque de beauté puisqu'il n'en possède pas.... Mais que serait l'Amour alors ? Là encore, ce serait un intermédiaire entre le mortel et l'immortel.... C'est par son entremise que les dieux nous parlent pendant notre sommeil........ " Bien, mais comment dessiner la beauté.... la beauté ne ressemble à rien de ce qui existe. " Assistent aussi à ce Banquet qui restera célèbre deux millénaires plus tard, Phèdre le poète, Aristophane pas aimable du tout avec Socrate qu'il décrit dans ses " Nuées ". Par ailleurs Alcibiade beau et jeune, très amoureux de Socrate, recherche sa présence et après un repas pris en privé, malgré les propositions et la promiscuité Socrate s'endort. Les deux faces d'Eros, l'un divin, l'autre humain, réflexions et dessins noir et blanc, quelques pages rougeoient d'autres jaunissent Raphaël Enthoven, professeur de philosophie et les dessins de Coco, burlesques et emportés font une belle bande dessinée, un beau sujet, à lire, à feuilleter, à critiquer s'il le faut, à apprécier. Très bonne lecture, pour tous.






vendredi 19 novembre 2021

Le relais Gérard de Nerval ( Poème France )

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                        Le Relais   

            En voyage, on s'arrête, on descend de voiture,
            Puis entre deux maisons on passe à l'aventure,
            Des chevaux, de la route et des fouets étourdi,
            L'œil fatigué de voir et le corps engourdi.

            Et voici tout à coup, silencieuse et verte,
            Une vallée humide et de lilas couverte,
            Un ruisseau qui murmure entre les peupliers, -
            Et la route et le bruit sont bien vite oubliés !

            On se couche dans l'herbe et l'on s'écoute vivre,
            De l'odeur du foin vert à loisir on s'enivre,
            Et sans penser à rien on regarde les cieux...
            Hélas ! une voix crie : " En voiture, messieurs ! "

                                                                                                                          pinterest.fr   
                                          Gérard de Nerval

mercredi 17 novembre 2021

Les bijoux,Guy de Maupassant ( nouvelle France )

Marc Chagall
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                                                       Les bijoux

            M. Lantin, ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
            C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis plusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la jeune personne.
            Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur.
            Tout le monde chantait ses louanges ; tous ceux qui la connaissaient répétaient sans fin :
            " - Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait trouver mieux. "
            M. Lantin, alors commis principal, au ministère de l'Intérieur, aux appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en mariage et l'épousa.
            Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût pour son mari ; et la séduction de sa personne était si grande, que six ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
            Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des bijouteries fausses.
            Ses amies ( elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires ) lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même pour les premières représentations ; et elle traînait, bon gré, mal gré, à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.
            Or ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon goût toujours, mais modestes ; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle portait des colliers de perles fausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.                                                                                          pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "tableaux couPles 1900"            Son mari que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent :
            - Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les plus rares joyaux.
            Mais elle souriait doucement et répétait :
            - Que veux-tu ? j'aime ça. C'est mon vice. Je sais bien que tu as raison ; mais on  ne se refait pas. J'aurais adoré les bijoux, moi !
            Et elle faisait rouler entre ses doigts les colliers de perles, miroiter les facettes de cristaux taillés, en répétant :
            - Mais regarde donc comme c'est bien fait. On jurerait du vrai.
            Il souriait en déclarant :                                                                             
            - Tu as des goûts de Bohémienne.
            Quelquefois, le soir quand ils demeuraient en tête à tête au coin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de maroquin où elle enfermait la " pacotille ", selon le mot de M. Lantin ; et elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et profonde ; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant :
            - Comme tu es drôle !
            Puis elle se jetait dans ses bras en l'embrassant éperdument.
            Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard elle mourait d'une fluxion de poitrine.
            Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
            Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses yeux s'emplirent d'eau ; il faisait une grimace affreuse et se mettait à sangloter.
            Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous les jours pour penser à elle ; et tous les meubles, ses vêtements même demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.
            Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements qui, entre les mains de sa femme, suffisaient aux besoins du ménage, devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec stupeur comment elle avait sur s'y prendre pour lui faire boire toujours des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
            Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens réduits aux expédients. Un matin, enfin, comme il se trouvait sans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre quelque chose ; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la " pacotille " de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de rancune contre ces " trompe-l'oeil " qui l'irritaient autrfois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.
            Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté, obstinément, rapportant presque chaque soir, un objet nouveau, et il se décida pour le grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très soigné pour du faux.
Résultat de recherche d'images pour "bijou 1900" *         Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât confiance.
            Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et de chercher à vendre une chose de si peu de prix
           - Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous estimez ce morceau.
           L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de l'effet.
            M. Lantier, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour déclarer !
           " - Oh ! Je sais bien que cela n'a aucune valeur " quand le bijoutier prononça :
           - Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs ; mais je ne pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître exactement la provenance.
            Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il balbutia enfin :
            - Vous dîtes... Vous êtes sûr ?
            L'autre se méprit sur son étonnement, et, d'un ton sec
            - Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi, cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.
            M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant à un obscur besoin de se trouver seul et de réfléchir
            Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il pensa :
           " L'imbécile ! Oh ! L'imbécile ! Si je l'avais pris au mot tout de même ! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai ! "
            Et il pénétra chez un autre marchand à l'entrée de la rue de la Paix. Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria :
            - Ah ! Parbleu ; je le connais bien, ce collier : il vient de chez moi.
            M. Lantier, fort troublé, demanda :
            - Combien vaut-il ?
            - Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur.
            Cette fois, M. Lantier s'assit perdu d'étonnement. Il reprit :
            - Mais... mais, examinez-le bien attentivement, Monsieur,j'avais cru jusqu'ici qu'il était en... en faux.
            Le joaillier reprit :
            - Voulez-vous me dire votre nom, Monsieur ?
           - Parfaitement. Je m'appelle Lantier, je suis employé au ministère de l'Intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
            Le marchand ouvrit ses registres, rechercha et prononça :           pinterest.fr 
Résultat de recherche d'images pour "van dongen femme bijoux"            - Ce collier a été envoyé, en effet, à l'adresse de Madame Lantier, 16, rue des Martyrs, le 20 juillet  1876.                                              
            Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de surprise, l'orfèvre flairant un voleur.
            Celui-ci reprit :
            - Voulez-vous me laisser cet objet pendant 24 heures seulement, je vais vous en donner un reçu.
            M. Lantin balbutia :
            - Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le papier qu'il mit dans sa poche.
            Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son erreur, revint aux Champs-Elysées sans une idée nette dans la tête. Il s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un objet d'une pareille valeur.
            " - Non, certes. "
            Mais alors c'était un cadeau ! Un cadeau ! Un cadeau de qui ? Pourquoi ?
            Il s'était arrêté et demeurait debout au milieu de l'avenue. Le doute horrible l'effleura.            -            " - Elle ? Mais alors tous les autres bijoux étaient aussi des cadeaux ! " Il lui sembla que la terre remuait ; qu'un arbre devant lui s'abattait ; il étendit les bras, et s'écroula, privé de sentiment.
            Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
            Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il dormit d'un pesant sommeil.
            Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef ; et il lui écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier ; et une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait pourtant pas laisser le collier chez cet homme ; il s'habilla et sortit.
            Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans les poches.
            Lantin se dit, en les regardant passer :
            " Comme on est heureux, quand on a de la fortune ! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on va où l'on veut, on voyage, on se distrait ! Oh ! Si j'étais riche ! "
            Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille francs ! Vingt fois il faillit entrer ; mais la honte l'arrêtait toujours.
            Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida brusquement, et traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.
            Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardèrent de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.
            Le bijoutier déclara :
            - Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que je vous ai proposée.
            L'employé balbutia :
            - Mais certainement.
Selfportrait, 1895, Edvard Munch
 **         L'orfèvre tira de son tiroir dix-huit grands billets, les compta, les tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante l'argent dans sa poche.
            Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait toujours, et, baissant les yeux :
            - J'ai...j'ai d'autres bijoux... qui me viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi ?
            Le marchand s'inclina :
            - Mais certainement, Monsieur. Un des commis sortit pour rire à son aise ; un autre se mouchait avec force.
            Lantin, impassible, rouge et grave, annonça :
            - Je vais vous les apporter.
            Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
            Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
            Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à mesure que s'élevait la somme.
            Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille ; un solitaire pendu à une chaîne d'or formant collier quarante mille ; le tout atteignait le chiffre de cent quatre-vingt seize mille francs.
            Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse :
            - Cela vient d'une personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.
            Lantin prononça gravement :
            - C'est une manière comme une autre de placer son argent.
            Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une contre-expertise aurait lieu le lendemain.
            Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme, avec l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'empereur perché là-haut dans le ciel.
            Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.
            Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux passants :
            " - Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cents mille francs ! "
            Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra délibérément chez son chef et annonça :
            - Je viens, Monsieur, vous donner ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs.
            Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets d'existence nouvelle ; puis il dîna au Café Anglais.
            Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.
            Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il passa sa nuit avec des filles.
       
           Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.

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                                                                                   Guy de Maupassant
                                                                                            ( Gil Blas 1883 )                                                                                                                                 
         
       
           
         
         

mardi 16 novembre 2021

La nuit Guy de Maupassant ( Nouvelle France )



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                                                       La Nuit

            J'aime la nuit avec passion. Je l'aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d'un amour instinctif, profond, invincible. Je l'aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l'air bleu, dans l'air chaud, dans l'air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l'espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.
            Le jour me fatigue et m'ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m'habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.
            Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m'envahit. Je m'éveille, je m'anime. A mesure que l'ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s'épaissir, la grande ombre douce tombée du ciel : elle noie la ville, comme une corde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.
            Alors j'ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats; et un impétueux, un invincible désir d'aimer s'allume dans mes veines.
            Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j'entends rôder mes soeurs les bêtes et mes frères les braconniers.

            Ce qu'on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m'arrive ? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est. - Voilà.                           
            Donc hier, était-ce hier ? oui sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois,  une autre année, je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s'est plus levé, puisque le soleil n'a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?... Qui le dira? qui le saura jamais ?
            Donc hier, je suis sorti comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d'étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.
            Tout était clair dans l'air léger, depuis les planètes jusqu'aux becs de gaz.Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"            Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, on passait, on buvait. J'entrai au théâtre, quelques instants ; dans quel théâtre ? je ne sais plus. Il faisait si clair que cela m'attrista et je ressortis le coeur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Elysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d'incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l'air peints, un air d'arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des oeufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.
 *           Je m'arrêtai sous l'Arc de Triomphe pour regarder l'avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux, et les astres ! Les astres là-haut, les astres inconnus jetés au hasard dans l'immensité où ils dessinent ces figures bizarres, qui font tant rêver, qui font tant songer.
            J'entrai dans le bois de Boulogne et j'y restai longtemps, longtemps. Un frisson singulier m'avait saisi, une émotion imprévue et puissante, une exaltation de ma pensée qui touchait à la folie.
          Je marchai longtemps, longtemps. Puis je revins.
          Quelle heure était-il quand je repassai sous l'Arc de Triomphe ? Je ne sais pas. La ville s'endormait et des nuages, de gros nuages noirs s'étendaient lentement sur le ciel.
            Pour la première fois je sentis qu'il allait arriver quelque chose d'étrange, de nouveau. Il me sembla qu'il faisait froid, que l'air s'épaississait, que la nuit, que ma nuit bien-aimée, devenait lourde sur mon coeur. L'avenue était déserte, maintenant. Seuls, deux sergents de ville se promenaient auprès de la station des fiacres, et, sur la chaussée à peine éclairée par les becs de gaz qui paraissaient mourrants, une file de voitures de légumes allait aux Halles. Elles allaient lentement, chargées de carottes, de navets et de choux. Les conducteurs dormaient, invisibles, les chevaux marchaient d'un pas égal, suivant la voiture précédente, sans bruit, sur le pavé de bois. Devant chaque lumière du trottoire, les carottes s'éclairaient en rouge, les navets s'éclairaient en blanc, les choux s'éclairaient en vert ; et elles passaient l'une derrière l'autre, ces voitures rouges, d'un rouge de feu, blanches d'un blanc d'argent, vertes d'un vert d'émeraude. Je les suivis, puis je tournai par la rue Royale et revins sur les boulevards. Plus personne, plus de cafés éclairés, quelques attardés seulement qui se hâtaient. Je n'avais jamais vu Paris aussi mort, aussi désert. Je tirai ma montre. Il était deux heures.
            Une force me poussait, un besoin de marcher. J'allai donc jusqu'à la Bastille. Là, je m'aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais même pas la colonne de Juillet, dont le Génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Une voûte de nuages, épaisse comme l'immensité, avait noyé les étoiles, et semblais s'abaisser sur la terre pour l'anéantir.
            Je revins. Il n'y avait plus personne autour de moi. Place du Château-d'Eau, pourtant, un ivrogne faillit me heurter, puis il disparut. J'entendis quelque temps son pas inégal et sonore. J'allais. A la hauteur du faubourg Montmartre un fiacre passa, descendant vers la Seine. Je l'appelai. Le cocher ne répondit pas. Une femme rôdait près de la rue Drouot :
            - Monsieur, écout donc.
            Je hâtai le pas pour éviter sa main tendue. Puis plus rien. Devant le Vaudeville, un chiffonnier fouillait le ruisseau. Sa petite lanterne flottait au ras du sol. Je lui demandai :
            - Quelle heure est-il, mon brave ?
            Il grogna :
            - Est-ce que je sais ! J'ai pas de montre.
            Alors je m'aperçus tout à coup que les becs de gaz étaient éteints. Je sais qu'on les supprime de bonne heure, avant le jour, en cette saison, par économie ; mais le jour était encore loin, si loin de paraître !
            " Allons aux Halles, pensai-je, là au moins je trouverai la vie. "
            Je me mis en route, mais je n'y voyais même pas pour me conduire. J'avançais lentement,
comme on fait dans un bois, reconnaissant les rues en les comptant.         youtube.com 
            Devant le Crédit Lyonnais, un chien grogna. Je tournai par la rue de Grammont, je me perdis; j'errai, puis je reconnus la Bourse aux grilles de fer qui l'entourent. Paris entier dormait, d'un sommeil profond, effrayant. Au loin pourtant un fiacre roulait, un seul fiacre, celui peut-être  qui avait passé devant moi tout à l'heure. Je cherchais à le joindre, allant vers le bruit de ses roues, à travers les rues solitaires et noires, noires, noires comme la mort.
            Je me perdis encore. Où étais-je ? Quelle folie d'éteindre si tôt le gaz ! Pas un passant, pas un attardé, pas un rôdeur, pas un miaulement de chat amoureux. Rien.
            Où donc étaient les sergents de ville ? Je me dis : "
            " Je vais crier, ils viendront. "
            Je criai. Personne ne répondit.
            J'appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable.
            Je hurlai :
            - Au secours ! au secours ! au secours.                                              
            Mon appel désespéré resta sans réponse. Quelle heure était-il donc ? Je tirai ma montre, mais je n'avais point d'allumettes. J'écoutai le tic-tac léger de la petite mécanique avec une joie inconnue et bizarre. Elle semblait vivre. J'étais moins seul. Quel mystère ! Je me remis en marche comme un aveugle, en tâtant les murs de ma canne, et je levais à tout moment les yeux vers le ciel, espérant que le jour allait enfin paraître ; mais l'espace était noir, tout noir, plus profondément noir que la ville.
            Quelle heure pouvait-il être ? Je marchais, me semblait-il, depuis un temps infini, car mes jambes fléchissaient sous moi, ma poitrine haletait, et je souffrais de la faim horriblement.
            Je me décidai à sonner à la première porte cochère. Je tirai le bouton de cuivre, et le timbre tinta dans la maison sonore ; il tinta étrangement comme si ce bruit vibrant eût été seul dans cette maison.
            J'attendis, on ne répondit pas, on n'ouvrit point la porte. Je sonnai de nouveau ; j'attendis encore, - rien !
            J'eus peur. Je courus à la demeure suivante, et vingt fois de suite je fis résonner la sonnerie dans le couloir obscur où devait dormir le concierge. Mais il ne s'éveilla pas, - j'allai plus loin, tirant de toutes mes forces les anneaux ou les boutons, heurtant de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes.
            Et tout à coup, je m'aperçus que j'arrivais aux Halles. Les Halles étaient désertes, sans bruit, sans un mouvement, sans une voiture, sans un homme, sans une botte de légumes ou de fleurs. - Elles étaient vides, immobiles, abandonnées, mortes !u
            Une épouvante me saisit, - horrible. Que se passaique se t-il ? Oh ! mon Dieu ! Que se passait-il ? Je repartis. Mais l'heure ? l'heure ? qui me dirait l'heure ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Je pensai ;
            " Je vais ouvrir le verre de ma montre et tâter l'aiguille avec mes doigts. "
Résultat de recherche d'images pour "toulouse lautrec"   **         Je tirai ma montre... elle ne battait plus... elle était arrêtée. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! plus rien ! plus même le roulement lointain du fiacre, - plus rien !
            J'étais aux quais, et une fraîcheur glaciale montait de la rivière.
            La Seine coulait-elle encore ?
            Je voulus savoir, je trouvai l'escalier, je descendis... Je n'entendais pas le courant bouillonner sous les arches du pont... Des marches encore... Pas du sable... de la vase... puis de l'eau... j'y trempai mon bras... elle coulait... froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte.
            Et je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir là...
moi aussi, de faim - de fatigue - et de froid.

*   artinactiontoronto.com  ** geneastar.org
     


                                                                               Guy de Maupassant

                                                                               1è parution dans Gil Blas 1887
         
           

samedi 13 novembre 2021

Misti Guy de Maupassant ( Nouvelles France )









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                                                        Misti

                                                             Souvenirs d'un garçon

            J'avais alors pour maîtresse une drôle de petite femme. Elle était mariée, bien entendu, car j'ai une sainte horreur des filles. Quel plaisir peut-on éprouver, en effet, à prendre une femme qui a ce double inconvénient de n'appartenir à personne et d'appartenir à tout le monde ? Et puis, vraiment, toute morale mise de côté, je ne comprends pas l'amour comme gagne-pain. Cela me dégoûte un peu. C'est une faiblesse, je le sais, et je l'avoue.
            Ce qu'il y a surtout de charmant pour un garçon à avoir comme maîtresse une femme mariée, c'est qu'elle lui donne un intérieur, un intérieur doux, aimable, où tous vous soignent et vous gâtent, depuis le mari jusqu'aux domestiques. On trouve là tous les plaisirs réunis, l'amour, l'amitié, la paternité même, le lit et la table, ce qui constitue enfin le bonheur de la vie, avec cet avantage incalculable de pouvoir changer de famille de temps en temps, de s'installer tour à tour dans tous les mondes, l'été à la campagne chez l'ouvrier qui vous loue une chambre dans sa maison, et l'hiver chez le bourgeois, ou même dans la noblesse si on a de l'ambition.
            J'ai encore un faible, c'est d'aimer les maris de mes maîtresses. J'avoue même que certains époux communs ou grossiers me dégoûtent de leurs femmes, quelque charmantes qu'elles soient. Mais quand le mari a de l'esprit et du charme, je deviens infailliblement amoureux fou. J'ai soin, si je romps avec la femme, de ne pas rompre avec l'époux. Je me suis fais ainsi mes meilleurs amis ; et c'est de cette façon que j'ai constaté, maintes fois, l'incontestable supériorité du mâle sur la femelle, dans la race humaine. Celle -ci vous procure tous les embêtements possibles, vous fait des scènes, des reproches, etc ; celui-là qui aurait tout autant le droit de se plaindre, vous traite au contraire comme si vous étiez la providence de son foyer.                                                                                                                                         momes.net    
            Donc, j'avais pour maîtresse une drôle de petite femme, une brunette, fantasque, capricieuse, dévote, superstitieuse, crédule comme un moine, mais charmante. Elle avait surtout une manière d'embrasser que je n'ai jamais trouvée chez une autre !... mais ce n'est pas le lieu... Et une peau si douce ! J'éprouvais un plaisir infini, rien qu'à lui tenir les mains... Et un oeil... Son regard passait sur vous comme une caresse lente, savoureuse et sans fin. Souvent je posais ma tête sur ses genoux ; et nous demeurions immobiles, elle penchée vers moi avec ce sourire fin énigmatique et si troublant qu'ont les femmes, moi les yeux levés vers elle, recevant ainsi qu'une ivresse versée dans mon cœur, doucement et délicieusement, son regard clair et bleu, clair comme s'il eût été plein de pensées d'amour, bleu comme s'il eût été un ciel plein de délices.
            Son mari, inspecteur d'un grand service public, s'absentait souvent, nous laissant libres de nos soirées. Tantôt je les passais chez elle, étendu sur le divan, le front sur une de ses jambes, tandis que sur l'autre dormait un énorme chat noir, nommé " Misti ", qu'elle adorait. Nos doigts se rencontraient sur le dos nerveux de la bête, et se caressaient dans son poil de soie. Je sentais contre ma joue le flanc chaud qui frémissait d'un éternel " ron-ron ", et parfois une patte allongée posait sur ma bouche ou sur ma paupière cinq griffes ouvertes, dont les pointes me piquaient les yeux et qui se refermaient aussitôt.
            Tantôt nous sortions pour faire ce qu'elle appelait nos escapades. Elles étaient bien innocentes d'ailleurs. Cela consistait à aller souper dans une auberge de banlieue, ou bien, après avoir dîné chez elle ou chez moi, à courir les cafés borgnes, comme les étudiants en goguette. Nous entrions dans les " caboulots "populaires et nous allions nous asseoir, dans le fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné posait devant nous deux cerises à l'eau-de-vie.
            Elle, tremblante, apeurée et ravie, soulevait jusqu'au bout de son nez, qui la retenait en l'air, sa voilette noire pliée en deux, et elle se mettait à boire avec la joie qu'on a en accomplissant une adorable scélératesse. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d'une faute commise, chaque gorgée du rude liquide descendait en elle comme une jouissance délicate et défendue.
             Puis elle me disait à mi-voix : " Allons-nous-en ". Et nous partions. Elle filait vivement, la tête basse, d'un pas menu, entre les buveurs qui la regardaient passer d'un air mécontent, et quand nous nous retrouvions dans la rue, elle poussait un grand soupir, comme si nous venions d'échapper à quelque terrible danger.
            Quelquefois elle me demandait en frissonnant : " Si on m'injuriait dans ces endroits-là, qu'est-ce que tu ferais ? " Je répondais d'un ton crâne : " Mais je te défendrais, parbleu ! " Et elle me serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus, peut-être, d'être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre, pour elle, même ces hommes-là, avec moi !
            Un soir, comme nous étions attablés dans un assommoir de Montmartre, nous vîmes entrer une vieille femme en guenilles, qui tenait à la main un jeu de cartes crasseux. Apercevant une dame, la vieille aussitôt s'approcha de nous, en offrant de dire la bonne aventure à ma compagne. Emma, qui avait à l'âme toutes les croyances, frissonna de désir et d'inquiétude, et elle fit place, près d'elle, à la commère.
            L'autre, antique, ridée, avec des yeux cerclés de chair vive et d'une bouche vide, sans une dent : disposa sur la table ses cartons sales. Elle faisait des tas, les ramassait, étalait de nouveau les cartes en murmurant des mots qu'on ne distinguait point. Emma, pâlie, écoutait, attendait, le souffle court, haletant d'angoisse et de curiosité.
            La sorcière se mit à parler. Elle lui prédit des choses vagues : du bonheur et des enfants, un jeune homme blond, un voyage, de l'argent, un procès, un monsieur brun, le retour d'une personne, une réussite, une mort. L'annonce de cette mort frappa la jeune femme. La mort de qui ? Quand ? Comment ?
            La vieille répondait :
            - Quant à ça, les cartes ne sont pas assez fortes, il faudrait venir chez moi d'main. J'vous dirais ça avec l'marc de café, qui n'trompe jamais.
            Emma anxieuse se tourna vers moi :
            - Dis, tu veux que nous y allions demain. Oh ! je t'en prie, dis " oui " . Sans ça, tu ne te figures pas comme je serai tourmentée.                                                                                  pinterest.com    
Résultat de recherche d'images pour "cartomancienne et chat peinture"            Je me mis à rire :
            - Nous irons si ça te plaît, ma chérie.
            Et la vieille donna son adresse.
            Elle habitait au sixième étage, dans une affreuse maison, derrière les Buttes-Chaumont. On s'y                                                    rendit le lendemain.
            Sa chambre, un grenier avec deux chaises et un lit, était pleine de choses étranges, d'herbes pendues, par gerbes, à des clous, de bêtes séchées, de bocaux et de fioles contenant des liquides colorés diversement. Sur la table, un chat noir empaillé regardait avec ses yeux de verre. Il avait l'air du démon de ce logis sinistre.
            Emma, défaillant d'émotion, et aussitôt :
            - Oh ! chéri, regarde ce minet comme il ressemble à Misti !         
            Et elle expliqua à la vieille qu'elle possédait un chat tout pareil !
            La sorcière répondit gravement :
            - Si vous aimez un homme il ne faut pas le garder.
            Emma frappée de peur demanda :
            - Pourquoi ça ?
            La vieille s'assit près d'elle familièrement et lui prit la main :
            - C'est le malheur de ma vie, dit-elle.
            Mon amie voulut savoir. Elle se pressait contre la commère, la questionnait, la priait : une crédulité pareille les faisait soeurs par la pensée et par le coeur. La femme enfin se décida :
             - Ce chat-là, dit-elle, je l'ai aimé comme on aime un frère. J'étais jeune alors, et toute seule, couturière en chambre. Je n'avais que lui, Mouton. C'est un locataire qui me l'avait donné. Il était intelligent comme un enfant, et doux avec ça, et il m'idolâtrait, ma chère dame, il m'idolâtrait plus qu'un fétiche. Toute la journée sur mes genoux à faire ron-ron, et toute la nuit sur mon oreiller : je sentais mon coeur battre, voyez-vous.
            Or il arriva que je fis une connaissance, un beau garçon qui travaillait dans un magasin de blanc. Ça lui dura bien trois mois sans que je lui aie rien accordé. Mais vous savez, on faiblit, ça arrive à tout le monde, et puis, je m'étais mise à l'aimer, moi. Il était si gentil, si gentil ; et si bon. Il voulait que nous habitions ensemble tout à fait, par économie. Enfin, je lui permis de venir chez moi, un soir. Je n'étais pas décidée à la chose, oh ! non, mais ça me faisait plaisir à l'idée que nous serions tous les deux une heure ensemble.                                                                
             Dans le commencement, il a été très convenable. Il me disait des douceurs qui me remuaient le cœur. Et puis, il m'a embrassée, madame, embrassée comme on embrasse quand on aime. Moi, j'avais fermé les yeux, et je restais là, saisie, dans une crampe de bonheur. Mais, tout d'un coup, je sens qu'il fait un grand mouvement, et il pousse un cri, un cri que je n'oublierai jamais. J'ouvre les yeux et j'aperçois que Mouton lui avait sauté au visage et qu'il lui arrachait la peau, à coups de griffe, comme si c'eût été une chiffe de linge. Et le sang coulait, madame, une pluie.
            Moi je veux prendre le chat, mais il tenait bon, il déchirait toujours ; et il me mordait, tant il avait perdu le sens. Enfin, je le tiens et je le jette par la fenêtre, qui était ouverte, vu que nous nous trouvions en été.    youtube.com
            Quand j'ai commencé à laver la figure de mon pauvre ami, je m'aperçus qu'il avait les yeux crevés, les deux yeux !
            Il a fallu qu'il entre à l'hospice. Il est mort de peine au bout d'un an. Je voulais le garder chez moi et le nourrir, mais il n'a pas consenti. On eût dit qu'il m'haïssait depuis la chose.
            Quant à Mouton, il s'était cassé les reins dans la tombée. Le concierge avait ramassé le corps. Moi je l'ai fait empailler, attendu que je me sentais tout de même de l'attachement pour lui. S'il avait fait ça, c'est qu'il m'aimait, pas vrai ?
            La vieille se tut, et caressa de la main la bête inanimée dont la carcasse trembla sur un squelette de fil de fer.
            Emma, le cœur serré, avait oublié la mort prédite. Ou, du moins, elle n'en parla plus ; et elle partit, ayant donné cinq francs.                                                                          
             Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.
             Quand j'y revins, je m'étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.
             Elle rougit, et répondit :
             - Je l'ai donné. Je n'étais pas tranquille. !
             - Pas tranquille ? Pas tranquille ? A quel sujet ?
             Elle m'embrassa longuement, et tout bas :
             - J'ai eu peur pour tes yeux, mon chéri.



                                                                                                     Guy de Maupassant
                                                                                              ( in Nouvelles )         









           

vendredi 12 novembre 2021

Les caresses Guy de Maupassant ( nouvelles France )

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                                                              Les caresses

            Non, mon ami n'y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois en Dieu moi, a voulu gâter tout ce qu'il a fait de bon en y joignant quelque chose d'horrible. Il nous avait donné l'amour, la plus douce chose qui soit mais trouvant cela trop beau, trop pur pour nous, il a imaginé les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu'il a façonnés comme par dérision et qu'il a mêlés aux ordures du corps qu'il a conçus de telle sorte que nous n'y pouvons songer sans rougir, que nous n'en pouvons parler qu'à voix basse. Leur acte affreux est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l'âme, blesse les yeux et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l'ombre comme s'il était criminel.
            Ne me parlez jamais de cela, jamais !
            Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je suis bien près de vous, que votre regard m'est doux et que votre regard me caresse le cœur. Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l'un à l'autre serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d'infamie.
            Restons ce que nous sommes. Et... aimez-moi si vous voulez, je le permets.
            Votre amie,
   artelitterature.be                                                                                                              Geneviève


            Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, sans ménagements galants, comme je  parlerais à un ami qui voudrait prononcer des vœux éternels .
            Moi non plus je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment qu'après cette chose qui vous révolte tant.
            Avez-vous oublié les vers de Musset :

             Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
            De ces baisers muets, de ces muscles ardents,
            De cet être absorbé, blême et serrant les dents..
            S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.


            Cette sensation d'horreur et d'insurmontable dégoût,  nous l'éprouvons aussi  quand emportés par l'impétuosité du sang nous nous laissons aller aux accouplements d'aventure. Mais quand une femme est pour nous  l'être d'élection, de charme constant, de séduction infinie que vous êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le plus infini des bonheurs.
            La caresse, Madame, c'est l'épreuve de l'amour. Quand notre ardeur s'éteint après l'étreinte nous nous étions trompés. Quand elle grandit nous vous aimons.

          Un philosophe qui ne pratiquait point ces doctrines nous a mis en garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il,  et pour nous contraindre à les créer, il a mis le double appât de l'amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute: " dès que nous nous laissons prendre, dès que l'affolement d'un instant est passé une tristesse immense nous saisit, car  nous comprenons la ruse qui nous a trompés,  nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.
            Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. La nature nous a vaincus, nous a jetés à son gré, dans des bras qui s'ouvraient, parce qu'elle veut que des bras s'ouvrent.
            Oui, je sais, les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, les
regards fixes et ardents en des yeux qu'on n'a jamais vus et qu'on ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui nous laisse à l'âme une amère mélancolie.
            Mais, quand cette sorte de nuage d'affection, qu'on appelle l'amour, a enveloppé deux êtres,  quand ils ont pensé l'un à l'autre longtemps, toujours, quand le souvenir pendant l'éloignement veille sans cesse, le jour, la nuit, apportant à l'âme les traits du visage, et le sourire et le son de la voix. Quand on a été obsédé,  possédé par  la forme absente et toujours visible, dîtes,  n'est-il pas naturel que les bras s'ouvrent enfin, que les lèvres s' unissent et que les corps se mêlent ?
            N'avez-vous jamais eu le désir du baiser ? Dîtes-moi si les lèvres n'appellent pas les lèvres,  et si le regard clair qui semble couler dans les veines ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.
             Certes c'est là le piège,  le piège immonde,  dites-vous? Qu'importe, je le sais, j'y tombe et je l'aime. La Nature nous donne la caresse pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer malgré nous à éterniser les générations.  Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons à notre tour la Nature,  cette trompeuse. Faisons plus qu' elle n'a voulu, plus qu' elle n'a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers,  de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c'est la pensée qui poétise tout, poétisons-la, Madame, jusque dans ses brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons,  jusque dans ses plus monstrueuses inventions.                                                 artmajeur.com
            Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise,  comme le fruit mûr qui parfume la bouche,  comme tout ce qui pénètre notre corps de bonheur.  Aimons la chair parce qu' elle est belle, parce qu' elle est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et sous les mains.
            Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure pour les coupes où l'art devait boire l'ivresse,  ils ont choisi la courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.
            Or, j'ai lu dans un livre érudit qui s' appelle " le Dictionnaire des Sciences Médicales ", cette définition de la gorge des femmes qu'on dirait imaginée par M Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine :
           " Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps d'utilité et d'agrément. "
            Supprimons, si vous voulez, l'utilité et ne gardons que l'agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse s' il n'était destiné à nourrir les enfants ?
            Oui Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les médecins la prudence, laissons les poètes ces trompeurs toujours trompés eux-mêmes, chanter l'union chaste des âmes et le bonheur immatériel. Laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes raisonnables à leurs  besognes inutiles. Laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements et nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et tous les actes de courage !
            Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale,  mais violente, furieuse, immodérée. Recherchons-la comme on recherche l'or et le diamant, car elle vaut plus étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.
          Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vous ne trouverez je crois en aucun livre, les seules femmes heureuses sur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent celles-là, sans soucis, sans pensées torturantes, sans autre désir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le dernier baiser.
            Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées ou incomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des désirs d'argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent des chagrins.
            Mais les femmes caressées à satiété n'ont besoin de rien, ne désirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent tranquilles et souriantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d'irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de tout, !
            Et j'aurais encore tant de choses à dire !..
                                                                                                                   Henri

            Ces deux lettres écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un prie-Dieu de la Madeleine hier dimanche, après la messe d'une heure, par

                                                                                                       Maufrigneuse

                                                                     Maupassant

                                                                                           (Gil Blas 1882 )                                                                    
*     ingres
**      reynplds
***    valloton
****  picasso