vendredi 15 avril 2022

L'idole Cesare Pavese ( Italie Nouvelle )

 







        







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                                          L'idole

            Tout recommença par un après-midi du mois d'août. Maintenant, par n'importe quel ciel, il me suffit de lever la tête et de regarder entre les maisons, pour retrouver cette journée immobile.
            J'étais assis dans ce salon que je n'ai pas revu, où filtrait, me semble-t-il, une pénombre jaune. Je venais à cette heure morte pour être seul. Je me souviens maintenant que, quand elle entra et que je ne la reconnus pas, je pensai seulement que c'était seulement un corps trop maigre. Aussitôt après, je dois m'être levé d'un bond parce qu'elle vint à moi sans hésiter et me tendit la main en disant : 
            - Tu m'as fait peur. Heureusement que je suis habillée.
            Elle serrait l'autre main contre le revers de son col.
            Elle avait une robe blanche. Quelques instants après, quand elle baissa la tête, pleurant sur mes doigts, je vis sa nuque découverte, noircie par le soleil. Par contraste, elle me parut presque blonde.
            Je me rappelle que je réussis à dire :
            - Relève la tête, Mina ; de toute façon je dois avoir honte autant que toi, d'être ici.
            Mina me regarda :
            - Je ne pleure pas de honte, balbutia-t-elle les lèvres tendues, je suis émue.
            Doucement, elle me fit alors un sourire que je laissai mourir sans réponse. Les rides au coin de sa bouche étaient profondément gravées : son expression ancienne était creusée, plus dure qu'autrefois sur son visage.
            - Pourquoi me regardes-tu ainsi ? cria-t-elle, toute contractée. Tu crois me faire honte ?
            C'est alors que la patronne passa la tête entre les rideaux, me dévisagea et se retira aussitôt. J'abaissai mes regards sur les fines chaussure de Mina et dès que nous fûmes seuls à nouveau, je poussai un gémissement, surpris moi-même du son de ma voix :
            - Est-ce possible, Mina, est-ce possible ?
            Mina me fixait maintenant, ironique, les yeux rouges ; je la regardais avec anxiété.
            - Tu n'aimes pas les femmes bronzées ? me dit-elle et elle se retourna. Il faut en appeler une autre...
            Je la saisis par l'épaule :
            - ... Laissez-moi, cria-t-elle en se débattant, laissez-moi, je ne suis pas celle que vous croyez.
            Elle s'éclipsa ainsi entre les rideaux, me laissant debout au milieu du salon. La patronne rentra et à nouveau elle me toisa du regard, sévèrement cette fois. Je ramassai mon chapeau et je me dirigeai vers la porte.
            - Je reviendrai une autre fois, bredouillai-je en sortant.
            C'est de cet après-midi et de quelques autres qui le suivirent que dans le souvenir d'un ciel tranquille et profond qui m'accompagna de nombreuses fois où je marchai longuement et nerveusement.
Quand j'y pense, je ne comprends pas comment la pensée triste et incessante qui me poussait a pu se parer d'une atmosphère aussi sereine.
            C'était samedi, et vers le crépuscule je me surpris à errer par ces rues désertes, sachant bien qu'un sourire lâche me tordait la bouche. Je franchis le portail d'un pas résolu et, sans lever les yeux, je m'enfonçai dans la salle commune. De mon coin, je vis bientôt que Mina n'était pas là et ce fut presque un soulagement. La patronne me regarda à peine. En revanche, les deux filles assises sur le divan, croisant leurs jambes nues, me regardèrent et l'une d'elles attira mon regard. Tous les hommes assis autour de la pièce fixaient le dallage d'un air absorbé. Une grosse fille à demi nue, debout au fond de la salle, bavardait avec un sergent.
            Mina ne se montrait pas. " Elle est en haut au travail ", pensai-je. Et voilà que je me mordais les lèvres en parlant tout seul et qu'une angoisse intolérable me serrait les côtes. J'allai droit vers la patronne et je lui demandai où était Mina.
            - Qui est-ce Mina ?
            Je lui rappelai mon passage de l'après-midi. Sur les lèvres dures de la femme apparut un sourire dubitatif.
            - Vous voulez dire Manuela. Elle n'est pas descendue. Adélaïde, va voir Manuela.
            Une des filles me précéda dans l'escalier en chantonnant et en se retournant avec un sourire. Elle avait de longues jambes qui montaient les marches trois par trois, mais elle allait lentement pour m'attendre. Au-dessus des portes claquèrent. Je pensai qu'elle aussi était une chic fille. J'avais l'impression d'aller avec elle.
            - Vous les hommes, vous voulez toujours celle qui n'est pas là, dit Adélaïde dans le couloir.
            Nous entrâmes dans un endroit obscur qui sentait la salle de bains.
            - Allume, Manuela.
            Je la vis étendue sur le lit, le bras levé vers l'interrupteur, les cheveux dans les yeux, habillée comme l'après-midi mais nu-pieds.
            - Attendez dit-elle avec une vilaine grimace, en s'asseyant. Elle enfila ses pieds dans ses chaussures, elle courut dans la pièce, regarda autour d'elle, retourna vers le lit. Tu es méchante Adélaïde, dit-elle, en tournant le dos pour remonter sur le lit. Va-t'en, va-t'en.
            Quand nous fûmes seuls, je la regardai, hébété. Sous ses jambes étendues, il y avait cette ignoble toile. A côté, au-dessus de sa tête, pendaient de légères combinaisons. Par terre, une descente de lit effilochée.
            - C'est impossible, Mina, c'est impossible.
            - Je t'attendais, Guido, je savais que tu viendrais.
            - Tu es restée en haut pour m'attendre ?
            Mina secoua la tête en souriant.
            - Non, j'allais vraiment mal ; je vais mal ces jours-ci, mais je savais que tu viendrais.
            - Mina, tu dois tout me dire. Pourquoi es-tu ici ? pourquoi ? Je ne peux pas le croire.
            Ses yeux se firent plus durs.
            - Il n'y a rien à dire, tu ne crois pas ? Je suis ici, il me semble que ça suffit. Qu'est-ce que tu veux savoir ? J'étais seule et j'ai cherché du travail. Si tu veux me parler, laisse ça.
            - Mais ton père, Mina, ton père, qui le disait toujours que j'étais un fainéant, tu te rappelles ? - je ne pus pas sourire - il le sait, ton père ? Je te croyais là-bas...
            - Papa est mort, dit Mina sans baisser les yeux.
            - Oh, murmurai-je. Mais pourquoi ne m'as-tu pas écrit, pourquoi ne m'as-tu pas cherché ? Bien des fois, j'ai pensé à toi, je te croyais mariée, et pourtant le matin - tu te rappelles - parfois je me disais : Mina m'attend peut-être.
            - Mina m'attend, Mina est mariée, mais pour ce qui est d'écrire, tu n'en as jamais été capable. Et maintenant tu te lamentes ? - Mes yeux se fermèrent, la voix redevint basse - tu as pensé à moi, quelque fois ?
            - Oh, Mina.
            Une sonnerie bourdonna quelque part dans le couloir.       
    - La patronne le sait que tu es ici ? me demanda-t-elle brusquement en sursautant.
            - C'est elle qui m'a parlé de Manuela...
            - Guido, tu ne peux pas rester, la patronne te considère comme un client : c'est son intérêt, ces choses-là, on se verra demain...
            - Et pourquoi est-ce que je ne peux pas rester ? Je suis un client ? Je paierai comme si Manuela était quelqu'un d'autre. Combien coûte une demi-heure ?
            Mina baissa le front sur son oreiller. En me mordant les lèvres, je tirai les 50 lires que j'avais et je les posai sur la commode. Les yeux fuyants de Mina me fixèrent, sérieux et pensifs. Puis elle allongea le bras vers la poire et sonna trois fois.
            - Tu travailles, tu gagnes ta vie ? me demanda-t-elle.
            Je m'assis sur le lit. Il faisait une chaleur lourde et je sortirais couvert de sueur : sur le moment, je ne m'en aperçus pas.
            - Je vais mal, tu sais, me dit Mina. J'ai mal aux reins si je dors sur le côté. Je ne mène pas une vie très saine. Mais cette année, j'ai été à la mer et ça va déjà mieux. Je devrais toujours vivre en plein air.
            Les persiennes mystérieuses étaient fermées et aveuglées. Aucun bruit ne venait de l'extérieur.
Elle dit promptement :
            - Qu'est-ce que tu as, Guido ? et me prit la main. Sans lever la tête de son oreiller, elle me fixait avec de grands yeux. Je lui serrai les doigts pour exprimer cette angoisse.
            - Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi, dit-elle calmement. Ce sont des choses lointaines, aussi loin que Voghera. Et si ça se trouve, tu es marié.
            Je secouai la tête.
            - Je ne serais pas venu ici.
            - Mon pauvre, bondit Mina, se levant sur son coude. Tu cherchais une femme.
            - J'en cherche toujours, dis-je.
            Mina ne m'écouta pas.
            - Quels idiots nous étions, fit-elle. Mais je ne regrette rien de cet été là. Et toi ?
            - Moi, je regrette l'hiver où nous nous sommes quittés.
            Mina se mit à rire, de ce rire léger que j'avais oublié.
            - Oh Mina...
            - Doucement, je suis malade.
            - Au moins un baiser, Mina.
            - Tu embrasserais Manuela.
            - Mina.
            - Demain nous nous verrons. Demain matin. Je pourrai peut-être sortir. Ca ne te déplaît pas à toi aussi, que nous nous rencontrions ici ?
            Maintenant que tout est arrivé, je regrette de ne pas avoir été brutal ce jour-là et de l'avoir laissée
 commencer son petit jeu. Mais aujourd'hui encore je me demande : peut-être le voulait-elle ?
            Pour cacher le tremblement de mes lèvres, j'allumai une cigarette.
            - Je fume, tu sais, me dit Mina.
            Nous fumâmes ensemble, en parlant encore. Je tournais la tête et je la voyais derrière moi, couchée sur le dos, elle me regardait. J'évitais des yeux le coin du lavabo encombré de serviettes et de pots. Peu à peu je me taisais. Il y avait par terre une grande bouteille violette.
            - Donne-moi ce baiser, Guido, me dit brusquement Mina. Je me retournai et je lui pris les joues : en faisant un effort, je l'embrassai. Mina susurra tout contre mes lèvres : C'est toujours l'été, Guido, et elle s'écarta.
            Nous restâmes en silence. Je lui pris la main et je la serrai. Mina descendit du lit.
            - Je suis trop heureuse, me dit-elle d'une voix oppressée. Je suis trop heureuse : va-t'en, tu pourrais changer. Oui, demain, je t'attends... Prends ça, là-dessus : toi, tu en as peut-être besoin, c'est moi seule qui dois être en congé : c'est mon jour aujourd'hui...
            Je regardais le billet avec réticence.
            - ... Et alors, donne-le toi-même à la patronne. Elle doit te rendre vingt lires, fais attention. Mais ne le laisse pas ici ; Guido, oui, adieu.
   
        Le lendemain, je lui dis que je voulais l'épouser. Mina s'arrêta, aspirant d'un souffle l'air frais et immobile de la rue et, dans le tumulte qui nous enveloppa sur le trottoir, elle poussa un gémissement en fermant les yeux.
            - Ca ne fait rien, murmura-t-elle, si tu l'as dit comme ça, ça ne fait rien, tu es bon.
            Je passai l'après-midi de ce dimanche, aux heures brûlantes, à errer par les rues. Nulle part je n'arrivais à m'asseoir et à attendre le soir, le ciel qui s'adouçit, le retour de cette heure du jour précédent. Jusqu'à mardi nous ne devions pas nous voir. Je parlais par saccades, fébrilement, tout seul. Vers le soir je retournai à ma chambre ; jeté sur mon lit, fumant une cigarette, je regardais descendre l'atmosphère dorée sur les vitres sales de la maison d'en face.
            Dans le crépuscule, je m'aperçus que, en écoutant ce silence soudain, je restais un instant sans penser à rien. Alors, je m'effrayais d'avoir demandé à Mina de m'épouser, d'être sorti avec elle. J'étais à demi nu dans le lit et je parcourus mon corps d'un regard apitoyé, de ma poitrine à mes jambes qui étaient alors bronzées, d'un brun léger. Comment était-elle faite, Mina ? L'idée que j'étais le seul à ne pas le savoir me fit ricaner.
            Je me levai soudain, décidé, et je m'habillai. Arrivé devant le portail, j'hésitais, mais avec un rictus forcé, je sonnai tout de suite.
            Mina cette fois me regarda d'un air atterré. Elle était sur le seuil de la salle commune, habillée de blanc, et parlait à la patronne. Elle s'élança vers moi et me saisit une main,, me faisant asseoir sur le sofa de l'antichambre. Elle y tomba elle aussi, sans me regarder, à côté de moi. La patronne, dans l'entrée, me fit un léger signe de tête.
            Nous restâmes assis, sans ouvrir la bouche. Nous fixions le carrelage en mosaïque, Mina me serrait toujours le poignet, convulsivement, et c'est moi qui levai les yeux le premier quand passèrent deux jeunes gens qui allaient vers la salle.
            - Tu veux que je m'en aille, Mina ? dis-je à grand-peine, tout doucement.
            - Pourquoi es-tu venu ?
            - Je ne sais pas.
            - Tu n'es pas content pour ce matin ?
            - Je veux t'épouser.
            Mina sourit :
            - Je ne suis pas libre.
            - Comment ?
            - J'ai mon travail.
            Je m'agitai en grognant.
            - Chut ! Guido, va-t'en.
            Dans la salle, on parlait fort et, au milieu, la voix aiguë d'une femme.
            - Va-t'en : nous nous verrons mardi matin. La patronne nous guette.
            - Je n'ai rien à cacher.
            - Guido, je t'en supplie. Ecoute plutôt, reprit-elle en hésitant, reviens de façon que je ne te voie pas et demande Adélaïde.
            Je fis une grimace et je haussai les épaules. Mina soupira en me regardant du coin de l'oeil.
            - Mina, tu as une maladie peut-être ? demandai-je sans la regarder.
            - Oh non, Guido. Comment peux-tu ne pas comprendre ?
            Un homme sortit de l'escalier avec une toute jeune fille et ils disparurent dans le couloir. La patronne se montra.
            - Je ne comprends pas, dis-je. Pardonne-moi, Mina.
            - Mardi, nous nous verrons. Aie confiance, Guido. Maintenant, va-t'en.
            Nous nous regardâmes et je me sauvai sans me retourner.
            Après cent mètres environ, le rictus de tout à l'heure revint sur mes lèvres. Je marchais en grommelant et la tension bientôt me fit mal aux joues. La fraîcheur de l'obscurité tombante et la foule dominicale n'arrivaient pas à me distraire. Je me répétais les mots que j'aurais dû dire à Mina, je m'agitais et une grande amertume m'emplissait la bouche.
            Le lendemain, à l'aube, dans le train qui m'emportait en province, je trouvai un peu de paix. J'étais somnolent, le train roulait et je jouissais, assommé, de cette fraîche tiédeur. Sous ma main relâchée, je sentais, les yeux fermés, l'enveloppe de mes échantillons et ce voyage était beau, si semblable à toute ma vie et pourtant nouveau, pénétré d'une douceur indicible et douloureuse. Au fond c'était ce dont j'avais toujours rêvé. Du coin de l'œil je voyais passer les champs que le soleil rasant éveillait. J'entrevis un instant que j'entrais, les yeux fermés sous un nouvel horizon où n'importe quoi, d'atroce ou de mesquin, pourrait m'arriver.
            Je pensais à Mina dans la torpeur de son réveil, j'y pensais en ayant encore dans mon corps la chaleur de mon lit et je ne pouvais pas la haïr. Je lui étais reconnaissant de ce doux désir qui envahissait mes veines. Certainement elle était seule dans sa chambre. A cette heure-là, elle était seule et je pouvais penser à elle. Je souriais de son conseil hésitant d'essayer Adélaïde. A savoir. Adélaïde et Manuela. Peut-être étaient-elles amies.
            Vint le mardi matin et nous nous rencontrâmes à la gare, à mon retour. Je revenais exprès pour la voir, car j'aurais dû continuer en automobile mon voyage dans ces collines à la recherche de certains clients. Mina me dit qu'elle sortait maintenant trop souvent et que cela lui nuisait, pour sa santé et vis-à-vis de sa patronne.
            - Tu n'as pas besoin d'air frais ? murmurai-je
            Mina me fit attendre devant un magasin de chaussures et sortit tout de suite avec un petit paquet. Droite et serrée dans sa robe marron boutonnée sur le côté, avec un petit chapeau vert, elle me chercha du regard depuis le seuil de la vitrine brillante. Nous traversâmes la rue en nous frôlant du coude.
            - Où as-tu pris ton nom ? lui demandai-je. 
            - Il ne te plaît pas ? demanda-t-elle vivement.
            - Si, il est beau, où l'as-tu pris ?
            Mina me regarda entre les boucles de ses cheveux.
            - Je ne l'ai pas cherché : il était écrit sur la porte de ma chambre.
            Ce matin-là, nous achetâmes des cigarettes, puis je m'arrêtai devant un magasin de bas.
            - Si tu me promets de les porter seulement les jours comme celui-ci, je t'offre les plus beaux bas.
            - Viens, Guido, pas ici : je n'en achète jamais ici.
            Il était onze heures et elle me dit qu'elle devait rentrer.
            - Mina, on s'assied un moment dans un café ?
            Au café, je cherchai le coin le plus secret et je ne regardai pas le garçon en face tandis que je commandais.
            Mina, silencieuse et sérieuse, me fixa cependant que je ne la quittais pas des yeux.
            - Tu as honte de sortir avec moi, dit-elle doucement.
            - Mina, dis-je avec étonnement, je cherche à être seul avec toi.
            - Tu ne me pardonnes pas de vivre ainsi.
            - Je te pardonne tout le passé. Mina, chaque jour et chaque nuit, je veux te comprendre, tu n'es plus la fille sotte d'autrefois, et alors que je devrais pleurer de ce qui est arrivé, je ne pleure pas. Je sais que je t'aime et que je suis à toi comme avant. Mais épouse-moi, Mina, cesse cette vie : qu'est-ce que ça te coûte, tu devras bien arrêter un jour ?
            - Tu vois que tu te plains ? Ce n'est pas pardonner, ça.
            - Mais je devrais peut-être te remercier de continuer à faire ce que tu fais ? Tu ne comprends pas quelle torture quand je suis seul et que je pense à toi avec tous ces hommes ? Pourquoi avec eux, et pas avec moi ?
            - Mais avec eux, c'est différent, Guido, c'est différent et... il n'y en a pas tellement.
            - Je comprendrais si tu en aimais un.
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          - Vraiment ? Je te connais, Guido, je sais que tu hurlerais encore plus.
            - Mina, ça ne te dégoûte pas, cette vie ?
            - Tu vois, Guido, que tu as honte de moi ?
            J'éprouvai à cet instant pour la première fois cette sensation d'un effort énorme et futile comme quelqu'un qui s'élance de tout son corps contre un rocher. Mina m'observait, la tête basse, de ses deux yeux clairs, avec de petites rides entre ses sourcils froncés. Je poussai un soupir, en baissant les yeux.
            - Tu vois à quoi tu penses ? reprit Mina, attendrie. Avec toi, non. Mais c'est pour toi que je fais ça. Je sais qu'après ce serait pire..
            Presque bouleversée, Mina me souffla au visage :
            - Attention à toi, Guido, si tu fais ça après tu ne me reverrais plus.
            Ce fut cet après-midi-là que, après deux heures d'allées et venues sous le soleil par les rues torrides et tranquilles, je m'éloignai du portail de Mina et que je me dirigeai vers une autre maison que je connaissais, au fond d'une ruelle. Mais, tout en m'apaisant, la complaisance bête et ennuyée de la fille me renvoya chez moi hébété, avec une envie féroce de pleurer. En outre, il m'était aussi revenu à l'esprit, dans tous ses détails, ce qu'était le travail de Mina ; vers le soir, j'étais à nouveau brisé d'angoisse, devant son portail. A cette heure-là, j'aurais dû être en voyage. Je me rappelle que je pensai :
" Si je suis revenu ce soir, ça veut dire que je l'aime pour de bon. "
            Mais cette fois-là non plus, je n'osai pas sonner. Je m'assis dans un bistrot louche, presque en face du portail, d'où je voyais entre des arbustes en pots et une grille, le couloir faiblement éclairé et les persiennes de la maison, hermétiquement closes dans l'ombre. " Je vais passer mes soirées ici ", me dis-je. Mais au bout d'un quart d'heure, j'étais une vraie loque. Tantôt un homme quelconque, tantôt un jeune, tantôt un petit groupe de soldats et de bruyants habitués des bordels, disparaissaient par ce portail ou, pis encore, s'arrêtaient à l'entrée pour chahuter. Il en arriva même un à moto, emplissant la nuit de vacarme ; il descendit et s'élança dans la maison, vêtu de cuir.
            Et puis, ceux qui ressortaient. Chacun d'eux pouvaient avoir été avec elle. Je vis un homme gros et chauve qui regarda furtivement autour de lui et qui disparut en s'éloignant. Si je ne m'étais pas enfui, j'aurais crié. 
            Sans hésiter cette fois, je m'engouffrai sous le portail et sonnai aussitôt. Dans la salle bondée et enfumée, Mina n'était pas là. Je restai debout, respirant à peine et fixant la porte. Adélaïde apparut devant moi, à moitié nue et, en me lançant un clin d'œil, elle me fit le salut militaire.
            Je lui demandai si elle prenait le frais. A cet instant, je vis Mina vêtue d'un corsage bleu ciel et d'une culotte de soie blanche, les jambes et la taille bronzées, qui tendait quelque chose à la patronne. Elle me vit derrière Adélaïde et se rembrunit. Elle ne parut pas surprise ; seulement décidée. Elle vint à moi et, écartant Adélaïde sans la regarder, elle allait me parler quand un homme chétif et blondasse, au front chauve au-dessus de ses lunettes, qui était resté immobile jusque-là, se faufila à côté d'elle, en lui faisant signe de la main. Mina baissa les yeux, se retourna et le suivit sans s'occuper davantage de moi. Adélaïde éclata de rire. J'avais le souffle coupé.
            Les larmes d'immobile angoisse qui me montèrent aux yeux purent paraître de la sueur. J'entendis Adélaïde qui parlait. Puis les sonneries bourdonnèrent au-dessus du comptoir de la patronne. Alors je m'en allai, le front haut, sans voir personne.
            Bêtement, je fis cette nuit-là un autre projet impossible : me saouler tous les soirs. Je me disais : " Elle est bronzée à l'extérieur, je vais me bronzer à l'intérieur. " Je me sentis mal aussitôt et, dans mon vertige, je n'oubliais pas le corsage de Mina. Habitué comme je l'étais à vivre seul, je n'écartais pas facilement une idée et, dans les vapeurs du vin, ce blond sardonique à lunettes me ricana au visage durant toute le nuit.
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      Je revis Mina le dimanche suivant, pendant sa matinée. J'avais attendu au bistrot qu'elle sorte et je lui coupai résolument la route. Mina me regarda, étonnée, s'arrêta et me tendit la main puis, comme je la bloquais sur le trottoir, elle me dit :
            - Marchons, je n'aime pas m'arrêter.
            Elle se lamenta de ce que je l'avais délaissée et de ce que j'avais voulu la tromper. Elle avait beaucoup pensé à moi, surtout le matin en se réveillant, quand elle était le plus seule. Pourquoi n'étais-je pas bon avec elle ? Je l'avais été à Voghera à vingt ans.
            Je ne disais rien et je pensais fébrilement que maintenant c'était une femme.
            - Te tromper avec qui ? demandai-je tout à coup.
            - Oh Guido, me répondit-elle, moi aussi, je voudrais ce que tu veux, mais après ce serait pire, tu me traiterais comme les autres...
                  - Faisons quelque chose, marions-nous.
                  - Guido, je ne peux pas ; ça, c'est ma vie, et je suis sûre que dans un an, peut-être moins, tu me haïrais...
            - Mina, je t'aime.
            - Je sais, me dit-elle en prenant ma main, je sais, Guido, et crois-tu que je ne comprends pas ce que tu souffres ? Mais c'est justement pour ça que je te demande d'être mon ami et de ne pas vouloir autre chose. Elle leva les yeux vers mon visage. J'aurais honte devant toi, murmura-t-elle.
            - A Voghera tu acceptais de m'épouser.
            - A Voghera tu m'aimais et tu m'as crue quand je t'ai dit que papa ne voulait pas.
            - On a vu le résultat.
            - Guido, papa est mort et le reste me regarde.
            - Et avec qui devrais-je te tromper ?
            - Pourquoi parlais-tu avec Adélaïde ?
            - Mais elle s'est trouvée devant moi : je te cherchais.
            Mina se rembrunit :
            - Ne viens plus jamais dans cette maison. La prochaine fois tu ne me verrais plus.
            - Mina, lui dis-je en m'arrêtant, je ne veux rien te demander mais je le vois bien que cette vie te fait honte. Arrête donc et marions-nous. Je suis toujours le même.
            - Je n'ai pas à avoir honte, Guido. Et je t'ai déjà dit non.
            - Tu as la syphilis, Mina ?
            Un sourire lui échappa :
            - Comment pourrais-je travailler ? Oh Guido, tu es un enfant. Ce serait si beau de se comporter en bons amis et d'oublier tout ça. Qu'est-ce que ça peut te faire ? Fais comme si j'étais déjà mariée.
            Nous nous vîmes d'autres fois, le matin ; Mina portait cette robe vert et marron ; une fois elle vint, vêtue de blanc, et elle semblait plus grande et aussi plus grave sous sa pèlerine flottante. Pour avoir deux ou trois matinées par semaine je voyageais de nuit, j'abrégeais mes tournées, je manquais les échéances de quelques clients. Parfois le soir en montant dans le train, seul, je pensais, haletant, à la Mina plus grande et plus sérieuse et je ne réussissais pas à la superposer à l'autre image que j'avais d'elle : et pourtant, il aurait suffi de la déshabiller. Son petit front de femme, froncé, me faisait trembler. Je regrettais avec angoisse les jours où elle était allée se baigner : je pensais à elle toute seule, là-bas. Je l'accompagnais dans son voyage, avec attendrissement : je m'asseyais avec elle, je marchais à côté d'elle et je murmurais des mots ; nous dormions côte à côte. Parfois je triomphais de l'horreur des lents après-midi en me persuadant que tout était bien ; que j'avais trouvé une femme nouvelle, intacte dans son humiliation. La dureté même avec laquelle elle me résistait avait pour moi une valeur et une amère douceur. Un soulagement éperdu me venait à l'idée que sa vie la plus secrète était solitaire et hautaine. Je la sentais mon égale.
            Un matin frais de septembre, elle vint au rendez-vous en compagnie d'une fille plus jeune, aux lèvres très peintes et coiffée d'un chapeau incliné qui lui coupait un œil. Je crois que j'eus une mine désolée parce que toutes les deux se mirent à rire en se regardant : la fille, de façon très bruyante.
            - Nous n'allons pas manger ensemble ? murmurai-je à Mina en me mettant à son côté.
            - On va y aller, fit-elle en souriant et elle prit mon bras.
            Elle fit un petit saut en se serrant contre moi. Je fus soulagé et heureux parce que ce jour-là, j'avais préparé beaucoup de choses à lui dire à l'heure tranquille du repas. Mais la fille s'ennuyait.
            Mina se mit à me parler de mon travail et me fit nommer les endroits où j'étais allé ces jours derniers. Elle se rembrunit quand, avec un petit sourire, je lui révélai que je laissais des clients pour ne pas manquer ses matinées. Elle s'arrêta sur le trottoir en faisant une grimace. Mon sourire tomba et je lui montrai d'un regard suppliant sa compagne, immobile à côté de nous.
            - Tu gâches ta vie pour des bêtises, dit Mina sèchement, je ne veux pas de ça. Ce sont des enfantillages que je ne peux pas écouter. Quand on travaille, il faut travailler. Tu es seul et tu as besoin de faire ton chemin. Ca signifie que c'est moi qui gâche ta vie : nous ne nous verrons plus.
            Bêtement, un sourire me revint aux lèvres. J'entrevis le profil de l'autre, tourné vers le sol, impassible. Je ne répondis pas à Mina, mais je pris son bras et je dis d'avancer. Mina se dégagea et nous repartîmes.
            Après un long silence, l'autre demanda brusquement quelque chose. Elles se mirent à discuter pour savoir si deux douzaines de savonnettes à l'iréos qu'Adélaïde avait usées en un mois justifiaient les rigueurs de la patronne.
            - Qu'est-ce qu'elle lui a fait ? demandai-je.
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      - Elle ne lui a plus rien fait, voilà, ricana la fille en plissant les coins de sa bouche. Et l'autre a ce caprice-la et ça la démange.
            Je jetai un coup d'œil sur Mina qui, la tête basse, marchait les yeux fixés au sol. Je comparai son profil et celui de l'autre, émacié et sensuel, et je retrouvai la ligne forte, la dureté du menton que j'aimais. J'effleurai légèrement son bras et je le serrai contre moi. ?
                
            - Il y a longtemps que vous vous connaissez ? demandai-je à la fille.
            - Nuccia est romagnole, fit Mina.
            - Tu sais, Nella, que Mme Martire m'a demandé quand tu reviendras à Bologne ?
            Je sursautai ; Mina planta son regard dans celui de Nuccia. Nous pressâmes le pas. Nous arrivâmes en silence devant le café où Nuccia était attendue.
            A la table blanche de notre restaurant, nous nous regardions sans parler. J'observai que les mains de Mina étaient redevenues claires.
            - Tu étais bronzée ?
            - J'ai fait une bonne cure de soleil. Je prenais une barque, j'allais au large et j'enlevais mon maillot.
            - Tu ramais toute seule ?
            - Ce n'est pas difficile.
            Je la regardais, l'œil fixe. Mina s'efforça de sourire.
            - Ne dis rien, Guido. Je vais à la mer pour me reposer.
            Mina finit rapidement son assiette. Je baissais la tête, elle m'observait. Tout à coup, elle dit :
            - Pourquoi fais-tu ça ?
            - Quoi ?
            - Pourquoi négliges-tu ton travail? Comment veux-tu que je te croie si tu fais comme ça ?
            - Et toi, pourquoi ne veux-tu pas m'épouser ?
            - Je te l'ai déjà dit, Guido.
            - Non, tu ne me l'as pas dit. Tu t'amuses à jouer avec moi. Quand vas-t-u à Bologne ?
            - Je ne vais pas à Bologne. J'irai peut-être à Milan.
            - Combien de maisons as-tu faites ?
            - Je n'ai pas pensé à les compter.
            - Qui est-ce qui t'entretient ?
            Le regard dur de Mina s'adoucit.
            - Tu dois beaucoup souffrir, Guido, pour me dire ça. Je crois que ça te fait mal à toi aussi.
            - A tout prendre, je préfère ce mal-là. Tu ne veux pas de moi parce que tu as quelqu'un.
            - Mais Guido, tu ne vois pas comment je travaille et quelle vie je mène ? Si quelqu'un m'entretenait... dit-elle avec peine, mais elle fronça soudain les sourcils : je m'entretiens moi-même et tu le sais.
            - C'est parce que je vois la vie que tu mènes que je veux t'épouser. Oh Mina, tu ne veux vraiment pas comprendre ? Nous travaillerons ensemble, si tu veux ; nous nous verrons seulement le soir ; si tu ne veux pas nous ne nous marierons pas, mais quitte cette vie, aie pitié de moi, tu es la seule femme qui vaille la peine, même autrefois à Voghera, tu ne voulais pas entendre supplier, je te le demande pour ton bien, dis-moi comment je dois te supplier. Cette vie que tu mènes...
            - Cette vie me plaît, dit Mina calmement.
            Je baissai la tête comme si je m'étais heurté à un rocher. Hébété, je regardai autour de moi et c'est la violence de ma douleur qui me retint. Puis une fureur brûlante monta dans mon cœur. A voix basse, je l'insultai autant que je pus.
            - Tu vois, et tu voulais m'épouser, fit Mina.
            Un matin, elle me demanda à l'improviste si elle pouvait voir ma chambre et la ranger. Frémissant d'émotion, je la fis monter par le vieil escalier obscur et, à peine entré, j'ouvris la fenêtre en grand. Avec la fraîcheur de la lumière, entra une impression nouvelle. Par terre il y avait ma valise ouverte près de l'armoire entrebâillée et une liasse de vieux catalogues de la maison où je travaillais. La tasse encore sale de café sur la table de nuit et le lit intacts étaient tels que je les avais entrevus en sortant peu avant.
            Mina marcha vers moi et m'embrassa. Aujourd'hui encore que tout est fini, mon cœur bat au souvenir de la douceur pure et ferme de son corps secret. Tout le temps, Mina me regarda de ses yeux limpides, en caressant mon dos. Une atmosphère fraîche nous enveloppait, comme je n'en ai plus jamais senti.
            Mais vint l'après-midi et je restai seul. Mina avait promis de se faire porter malade ce jour-là à condition que j'aille travailler. Je baissai la tête et je pris le train. Le lendemain à l'aube, j'étais déjà de retour et je lui écrivis un mot que la portière obscène, m'ayant ouvert en robe de chambre, prit de mauvais gré. Elles dormaient toutes et je courus attendre à notre café, en traversant les rues voilées d'un peu de brume. Les arbres des boulevards étaient encore verts, et froids.
            Mina arriva très tard, alors que je me mordais déjà les poings, et elle vint vers moi sans me regarder. Elle était habillée de vert et de marron. Elle s'assit et leva les yeux.
            - Mina, te voilà, dis-je doucement.
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  - Pourquoi m'as-tu appelée, Guido ?
            Je balbutiai : 
            - Je suis revenu pour te voir ; ma maison a fait faillite. Aujourd'hui, dis-je en un gémissement, le poing serré.
            - C'est vrai ? demanda Mina d'une voix hésitante.
            - Pourquoi est-ce que je te mentirais ? C'est moi qui en subis les conséquences.
            - Comment l'as-tu appris ?
            - Je passais ce matin pour faire mon rapport et j'ai trouvé les scellés. Il y a longtemps que je m'étais aperçu que la situation était chancelante, mais je ne pensais pas... Il est encore possible qu'ils arrangent ça.
            - Et toi, qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?
            - Je vivrai de mes économies : j'en ai un peu. Je chercherai autre chose. Nous devrions nous marier et chercher ensemble.
            - Mon pauvre Guido, maintenant, il faut que tu t'occupes de ton travail.
            - Tu ne veux pas m'aider ? demandai-je déçu.
            - Bien sûr que je t'aiderai. Mais tu ne dois plus penser à moi... comme ça. Tu as déjà une idée ?
            Pendant qu'elle buvait son café crème, je la regardais. J'étudiais ses yeux, je cherchais la Mina d'hier.
            - Toute la soirée j'ai tremblé de peur que tu descendes, dis-je en lui caressant la main.
            - Je suis descendue... oh chéri. Je suis descendue pour dîner.
            - Tu vois, Mina, je ne pouvais pas oublier ce bonhomme de l'autre mardi soir, tu te rappelles quand tu étais jalouse d'Adélaïde : il avait des lunettes, un type fruste... Je pensais : savoir s'il est revenu aujourd'hui.
            Mina ferma un peu les yeux en cherchant. Puis elle fit la moue.
            - Je me rappelle... Tu as été méchant ce soir-là. Pourquoi étais-tu venu ? Tu m'as fait beaucoup souffrir.
            - Et moi. Mina ? Mais il n'est plus venu, ce bonhomme-là ?
            - Pourquoi lui justement ?
            - Mina, je t'ai vue me tromper avec lui.
            - Te tromper ? sourit Mina. Je peux tromper quelqu'un, moi ?
            - Tu peux faire souffrir les peines de l'enfer quand tu veux.
            - Et hier, Guido ? C'était l'enfer ?
            On était bien ce matin-là, assis contre la vitre vibrante de soleil. On était bien, mais j'avais les mains qui tremblaient. Vers la fin, Mina s'en aperçut.
            - Tu as les mains qui tremblent : qu'est-ce que tu as ?
            - Il faudrait une alliance pour les immobiliser.
            Mina rit fortement, amusée.
            - Quand tu parles comme ça, tu es adorable., " et elle m'adressa un sourire. "
            A partir de ce jour-là, je vécus comme un fou. J'espaçais mes voyages et je cherchais à faire en une journée le travail d'une semaine, au bureau où on me voyait très rarement, les autres hochaient la tête et se préparaient à passer devant moi. Ce mois-là je toucherais la moitié de mes pourcentages habituels. Je passais de longs après-midi solitaires à rêver à l'avenir, à penser à Mina dans son manteau blanc, chassant les souvenirs les plus atroces et les plus récents de sa nudité. Le soir surtout, c'était un lent tenaillement qui, par instants, m'arrachait des larmes. Cela ne pouvait pas durer : je gémissais, tout seul, à voix haute. Parfois je buvais, mais alors mes larmes et mes hurlements jaillissaient dans un bourdonnement de gaieté dérisoire, plus exaspérés que jamais. Je me démolissais l'estomac mais je n'arrivais pas à oublier. Je m'endormais en étreignant mon oreiller.
            Elle, impitoyable et adorée, revenait de temps en temps chez moi. Elle me traitait tendrement, inflexible seulement si je lui demandais de m'épouser. Devenu lâche, j'hésitais à lui montrer dans quel état j'étais et à la supplier encore : j'étais atterré à l'idée de ces yeux durs et des mots hostiles : " Si tu m'aimes, comprends-moi. " Parfois l'angoisse intolérable m'arrachait une plainte dont elle souriait avec mélancolie. J'essayais de plaisanter et je pensais à la tuer. Je le lui disais, les dents serrées.
            Pour elle, j'étais un chômeur et tous les matins je l'attendais. Je l'accompagnais pour faire ses achats. Pour rien au monde, je n'y aurais manqué et quelquefois, j'essayais inutilement de payer une de ses emplettes. Quand j'étais seul, je passais parfois devant ses magasins de parfumerie ou de lingerie et je pensais à elle avec un frisson.
            - Mina, lui murmurai-je un jour où nous étions allongés côte à côte, quand je te regarde ou que tu me regardes, et tu as les yeux immobiles comme ça. Il y en a qui disent que les femmes retournent leurs yeux et montrent le blanc. Toi non ?
            - De quoi te mêles-tu ? répondit-elle en souriant tout contre mon visage.
            - C'est parce que je t'aime, répondis-je à voix basse.
            - Si tu m'aimes, ça doit te suffire, dit-elle en se serrant contre moi.
            Ce jour-là, nous descendîmes l'escalier et nous marchâmes en gardant le silence. Il pleuvotait et nous allâmes bras dessus bras dessous en rasant les murs. Je ressentais les premières angoisses de ma solitude immanente.
            - Guido, qu'est-ce que tu as ?
            - Rien, je suis content.
            - Tu vois, Guido, tu te souviens de ce que disait Nuccia l'autre jour ?
            - Quoi, tu vas à Bologne ?
            - Non, Guido, à Milan, dit-elle avec une moue. Ce qu'elle disait avant, quand elle parlait avec Adélaïde.
            Je ne me souvenais pas.
            - Elle disait que la patronne était méchante envers Adélaïde. Tu te rappelles maintenant ? " Je fis un signe de tête " Guido, nous sommes un peu comme Adélaïde. Cela vient de la vie que nous menons. Ce n'est pas une vie très belle, Guido.
            Regardant fixement devant moi, sans voir, je rompis le silence.
            - Avec Nuccia, Mina ?
            - Avec qui, ça n'a pas d'importance.
            J'éprouvais une étrange sensation d'humiliation et de soulagement. Je respirais péniblement l'air humide, serrant sans m'en apercevoir le bras de Mina. Nous nous arrêtâmes au coin sans raison.
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        - Maintenant, je te dégoûte, Guido ? demanda Mina, ses yeux grands ouverts fixant les miens.
            - Oh, Mina, j'accepte tout ce que tu es. Tu sais, lui dis-je encore au moment de nous quitter, ça me fait peut-être plaisir. Je préfère.
            Mina m'adressa un sourire en coin et s'éloigna.
            Deux jours plus tard, nous partîmes pour Milan. Je l'avais convaincue que je ne faisais plus rien à Turin et que je trouverais peut-être du travail là-bas dans une entreprise concurrente. Nous descendîmes à l'hôtel et Mina resta deux jours et deux nuits avec moi. Jusqu'alors, je n'avais été à Milan que de passage, et ce furent deux jours de rêve, à marcher par de longues rues inconnues, nous serrant l'un contre l'autre et regardant les magasins, revenant le soir avec des yeux pleins de rire. Mon cœur se gonflait à la vue de cette chambre sommaire, encombrée de valises mais frémissante et vivante de la présence certaine de Mina. C'étaient les derniers beaux jours d'octobre et les arbres et les maisons s'imprégnaient d'une douce tiédeur.
            Puis Mina s'en alla à sa maison. J'écrivis à mes employeurs pour leur demander s'ils ne pouvaient pas me confier le contrôle de cette province. Ils me répondirent que si je ne reprenais pas le travail dans mon secteur, ils m'enlevaient immédiatement ma place. Je ne répondis même pas et me mis à chercher dans la ville.
   
        Novembre arriva avec la pluie et le brouillard épais. J'habitais au fond d'une cour dans une chambre sans air et sans femme, où je ne refaisais jamais mon lit. Je ne faisais le ménage que si Mina venait. Mais elle vint rarement, parce que le matin elle était très fatiguée. Je passais des heures entières allongé sur le lit, à fixer la porte entrebâillée en écoutant la pluie, et plus tard en regardant la neige. J'avais encore quelques milliers de lires mais je ne mangeais pas toujours, dans l'espoir qu'ils pourraient servir pour nous marier. Des pensées troubles et indociles m'agitaient, tandis que, transi, j'allais par les rues et que j'enviais les cantonniers qui avaient trouvé du                                travail.
            Mina était dans une villa austère, au fond d'une rue qui débouchait sur un parc désolé. A l'intérieur, il y avait des tapis et une bonne chaleur ; je le sus une fois où je l'accompagnai jusque dans l'entrée. Ici, cela coûtait plus cher et un nouveau supplice commença pour moi : les visiteurs étaient des gens riches, plus oisifs, très âgés : c'est elle-même qui me le dit et j'aurais préféré qu'elle soit dans les bras d'un solda ou de quelque ouvrier. Pour ce qui est d'y entrer moi aussi, comme les autres, il ne fallait pas en parler ; il y avait des nuits où je pleurais de rage, mais il suffisait du souvenir de ce coup d'œil hostile pour me faire plier. J'étais seul, lui dis-je une fois, je ne trouvais jamais rien, la ville m'écrasait, étrangère et immense, il y avait des après-midi livides où j'avais même froid et envie de pleurer : est-ce que je ne pouvais pas venir la voir.
            - Si tu étais resté à Turin... me dit-elle. Mais elle ajouta aussitôt : Après la première fois, tu viendrais une deuxième et puis une autre et tu as besoin de tes économies.
            - Seulement pour bavarder, Mina.
            - Non, je viendrai bientôt chez toi.
            Un soir où je mangeais une assiette de soupe dans un restaurant, j'entendis deux personnes, un homme et une femme, parler d'une agence qui faisait des miracles. Maintenant je ne comptais plus sur une place de représentant, et puis il me fallait un travail provisoire. Nous parlâmes autour de deux verres de vin. Je regardais ces visages avec une peine infinie ; toujours à cette époque, quand je n'étais pas tenaillé par ma jalousie, j'éprouvais devant deux yeux humains une tendresse humiliée. La fille était maigre avec des cheveux dans les yeux et un imperméable usé ; l'homme, un ouvrier osseux, suçait lentement une cigarette. Ils avaient été au chômage pendant des mois, maintenant lui était jardinier et c'était le premier dîner qu'ils pouvaient se payer. La fille ne disait rien, elle approuvait seulement, en me dévorant des yeux.
            Le lendemain, je courus à l'agence, mais pour le moment ils n'avaient rien.

            Nous revînmes dans notre ville à la fin de mars. Ma vieille propriétaire m'avait gardé ma chambre, mais j'avais presque honte de lui montrer mon visage osseux. J'en étais arrivé au point que, si j'entendais soudain parler, je sursautais.   
      Mina parlait de prendre des vacances, de faire un peu " l'enfant gâtée ". Ses joues se creusaient légèrement et elle mettait du rouge à ses lèvres trop pâles. Mais sur son front, sa ride était toujours dure. Elle me parlait avec beaucoup d'affection et me demandait si je l'aimais encore.
            Mais elle retourna à la maison où elle était avant. Je l'avais suppliée dans son intérêt de ne pas le faire, d'aller un peu à la campagne, de penser à elle-même : je serais resté à Turin pour chercher du travail. Les premiers jours elle me dit qu'elle ne descendrait pas travailler ; et effectivement elle sortit souvent le soir avec moi. Mais un après-midi où j'osai aller la chercher, on me dit qu'elle était occupée. Je rentrai lentement chez moi.
            Je trouvai un travail intermittent que j'accomplissais en salopette pour préserver mon costume de sortie. Je lavais des autos après dîner et la nuit dans un garage, pas très loin de chez moi, et je me rappelle encore mes longues veilles, assis sur le banc à l'entrée, fumant en cachette sous la lumière rouge de la grande enseigne. Maintenant j'évitais mes collègues, les voyageurs de commerce que je connaissais autrefois, pour ne pas être obligé de parler de moi. Assez fréquemment j'étais content de cette solitude.
            Mina sortait le matin et portait une casaque orange, insolite, qui la faisait reconnaître de loin entre mille. Ses boucles souriantes lui donnaient un air enfantin, comme une feuille sur une orange. Elle retrouva bientôt tout son éclat et prit une façon provocante de fermer les yeux à demi quand je lui parlais qui me la rendit encore plus chère. La dureté de sa volonté n'affleurait alors que dans le ton qu'elle avait inconsciemment en parlant de nous. Elle avait un an de plus que moi mais je la sentais adulte, supérieure, virile. Qu'est-ce que j'étais d'autre qu'un enfant capricieux en face d'elle.
*          Nous parlions de ce jour du mois d'août où je lui avais demandé pour la première fois de m'épouser : " Je t'aime pour ça aussi, me disait-elle. "
            - Il vient un jour où on désire avoir une maison, disait-elle. Tu m'as donné un sentiment qui, autrefois, m'aurait fait sourire. Je voudrais redevenir comme j'étais à Voghera, sotte mais jeune, et digne de toi. Si nous ne nous étions pas quittés à ce moment-là, Guido.
            - Mais nous nous sommes retrouvés, Mina, et maintenant nous sommes sûrs de nous. Si je pense à ça, je ne regrette pas ton passé.
            - Tu le regretterais un jour.
            - Mina, est-ce que je t'ai jamais reproché une seule fois ton passé ?  C'est le présent qui me tue. Oh Mina, maintenant nous savons que nous pouvons vivre ensemble. Ces deux jours à Milan...
            - Mais toi, tu dois travailler maintenant, tu ne peux pas penser aux femmes...
            Une  autre fois où je revins à la charge, serrant encore les dents après une nuit de jalousie, Mina me dit avec un sourire boudeur : " Tu oublies que j'ai des vices. "
            - On s'occupera aussi des vices, répondis-je en haussant les épaules. Mais nous échangeâmes un regard embarrassé.
            Cette année-là le mois d'avril ne s'adoucissait pas. Frais, presque froid, chaque matin apportait des nuages au-dessus des arbres flexibles des boulevards. Mais il pleuvait souvent : la pluie verte, tiède, murmurante, du printemps. Quelquefois dans ma chambre nue, je regardais Mina avec une angoisse mortelle. Alors elle tressaillait, se raidissait et disait quelque chose. Je lui demandai une fois de quels vices il s'agissait. Elle bondit :
            - Que tu es bête, fit-elle en me tenant une main, tu me prends toujours au sérieux ?
            Finalement il y eut du soleil et une petite brise légère qui rendait les rues lumineuses. Je pensais que j'obtiendrais bientôt d'emmener Mina se reposer à la mer. Je n'avais jamais vu la mer au printemps. Un matin, sans rendez-vous, j'étais à ce bistrot devant sa maison et je regardais la tache du soleil oblique sur le pavé et je pensais à elle, derrière les persiennes fermées, endormie. Soudain, trois silhouettes sortirent du couloir : un homme et deux femmes. La deuxième en bleu et orange était Mina. Ils passèrent sur le trottoir devant les caisses de plantes vertes. L'autre était Adélaïde que je reconnus à peine sous son chapeau. Et l'homme avait un profil coupant, avec des lunettes : son chapeau lui cachait le front. Il marchait au bras de Mina et il me sembla que c'était le visage détesté de l'autre soir, au mois d'août.
            Quand le lendemain je le lui demandai, et j'avais une voix hésitante, Mina répondit qu'en effet, c'était le même ; sans se troubler, elle expliqua qu'il était revenu un soir, qu'il était devenu un grand ami d'Adélaïde, et qu'eux deux s'étaient reconnus ; puis une autre, Mafalda, l'avait emmené en haut ; quand elles étaient restées seules toutes les deux, Adélaïde lui avait raconté une histoire à la fois drôle et émouvante sur lui, l'ingénieur : et elle commençait à me raconter cette histoire d'un cas de timidité, mais je l'interrompis avec impatience.
            - Tu es retenue là-haut avec lui ? demandai-je d'une voix étranglée.
            Mina haussa les épaules : 
            - C'est un bon client ( et au bout d'un instant ) : Il veut m'épouser.
            Elle planta ses yeux dans les miens et les baissa aussitôt.
            - Guido, ne fais pas l'enfant, murmura-t-elle durement.
            Je croyais que j'avais un peu appris à souffrir, mais ce jour-là, je fis l'expérience de l'ouragan, et je compris pourquoi on secoue la tête pour ne pas étouffer. C'est comme dans un vent rageur, quand le souffle vous manque. Seul dans ma chambre, appuyé au mur, je haletais en poussant de temps en temps un gémissement. Je m'étonnais de ne pas hurler, de ne pas m'arracher les yeux, de ne pas tomber foudroyé. Je ne pouvais pas crier et je ne pouvais pas bouger. Je restai là, suffoquant : pendant une demi-heure, peut-être. Quelque chose en moi me brûlait.
            Quand je sortis vers le soir, j'étais faible et hébété. Je savais b

            - Tu veux que je me tue, Mina ? " Je lui répondis que oui "
            - Tu vois, chéri, tu devrais toujours te souvenir de moi comme je suis aujourd'hui. Tu m'as toujours dit que tu me pardonnais. Si je t'ai fait souffrir, pense que j'ai souffert pour toi, moi aussi. Et plus que toi, peut-être. Parce que je t'aime beaucoup.
            - Mina, nous ne nous verrons plus ?
            - Bien sûr que si, mais pas ici. Je fais ton malheur en venant ici. Tu dois t'occuper de travailler.
            - Sans toi, Mina...
            - Avec moi, Guido : nous nous verrons tous les matins...
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          - Et si tu te maries avec lui ?           
           - Je n'y ai pas encore réfléchi.
           - Laisse-moi venir te voir moi aussi : nous combattrons à armes égales.
            - Mais il ne vient presque jamais.
            Il y avait des matins vides où Mina manquait au rendez-vous, ce qui voulait dire que quelqu'un était allé la voir alors qu'elle était encore au lit. Je restais assis, je restais longuement assis au café, sans rien dire, le regard perdu, écoutant à peine les gens qui allaient et venaient : j'avais pris le tic d'esquisser un sourire qui, quand il s'était effacé, persistait, imprimé sur mes lèvres. J'avais l'impression d'être toujours saoul.
            Un soir je ne pouvais plus respirer : tout l'après-midi j'avais marché et pleuré. Je devais descendre au garage et au lieu d'y aller je partis chercher Mina. Je montai les trois marches comme on monte à l'échafaud, je sonnai en tremblant et je me glissai en souriant dans la salle. Je dis à voix forte :
              - Vous êtes toutes des putains.
              La phrase fut prise pour un salut quelconque et personne ne bougea. Les filles, Mina parmi elles, assises près de la porte, bavardaient entre elles et se retournèrent à peine. En revanche, quelques-uns des hommes qui étaient assis sur les côtés levèrent vivement la tête et me regardèrent. Je parcourus la rangée, cherchant ce visage. J'étais capable de l'anéantir.
            Mais ce visage n'était pas là et Mina me suivait du regard. Elle vint derrière moi et me demanda doucement : " - Tu veux venir avec moi, Guido ? "
            Je la suivis à demi inconscient. Dans l'escalier je pensais au jour où j'étais monté derrière Adélaïde et où il ne s'était encore rien passé. Mina entra dans la même chambre que cette fois-là. Sur la porte était écrit Manuela.
            Sur la commode deux grandes valises étaient ouvertes, vides. Le lit était fait. Dans la chambre, mêlé à une légère odeur de savon et de caoutchouc, régnait un parfum discret.
            Tout en refermant la porte elle demanda sans se retourner :
            - Qu'est-ce que tu cherchais en bas ?
            Mollement je répondis :
            - Je voulais tuer ton type. Et s'il vient, je le tue, bien que je sache que ça ne sert plus à rien maintenant. Oh, Mina... " et je me jetai devant elle serrant ses genoux entre mes bras.
            - Tu vois bien, dit-elle nerveusement, sans se baisser. Tu vois bien. Ca ne sert à rien. Ne me fais pas pleurer. Tu vois que je m'en vais.
            - Tu vas à Bologne ?
            - Non, cette fois c'est pour toujours. Lève-toi. Je me marie.
            Elle dit cela avec un calme simple, d'une voix recueillie ; et je sentis toute l'énorme futilité de ma position. Je me relevais et je regardais la chambre, le miroir, la chaise encombrée, une fissure de la porte. " Je souffrirai après, je souffrirai après seulement " répétais-je en moi-même, hébété.
            - Tu veux ? avait dit Mina baissant la tête et me regardant attentivement. Elle fit glisser sa robe de soirée sur son épaule.
            Maintenant je regrette de ne pas l'avoir acceptée, piétinée, détruite : je me serais peut-être détaché d'elle. Tandis qu'aujourd'hui encore il me revient une douleur qui me replie sur moi-même et me fait me sentir comme un chien.
            Continuant à me fixer, Mina tripotait son épaule. Je la fixai résolument :-
            - Ne te déshabille pas, Mina, puisque tu dois te marier.
            Elle vint à moi, rouge de joie et me prit les mains, les serrant contre son cœur.
            - Pardonne-moi, Guido, maintenant je comprends que tu m'aimes vraiment.
            - Je t'ai fait un autre sacrifice il y a quelque temps... " Ses yeux flamboyèrent " Tu te rappelles la faillite de mes employeurs ? Ils n'avaient pas fait faillite. C'est moi qui voulais être libre et te suivre.
            - Tu as fait ça ? " Elle lâcha mes mains "
            - Oui.
            - Idiot, pourquoi est-ce que tu n'y retournes pas ? Oh que tu es idiot ! Pourquoi as-t-u fait ça ? Pourquoi as-tu voulu gâcher ta vie ? Enfant que tu es ! Retournes-y. Tu es un enfant. Un enfant idiot.
            Quand je la quittai, ce mot résonnait sans fin dans ma tête. Il ne me quitta pas de la nuit.
            La souffrance qui suivit fut immense. Mais le lendemain matin, je n'attendis plus Mina au café. Je n'allai plus la chercher à la maison. Il n'y a qu'une chose que j'aurais encore voulu lui dire, qui me brûlait et qui, maintenant encore, bondit dans ma gorge quand je pense au passé. " Lui, il les satisfait tes vices, hein ? "
            Pendant longtemps je me sentis comme écrasé, comme quand, tout petit, je m'endormais en pleurant parce qu'on m'avait battu. Je pensais à Mina et à son mari comme à deux êtres adultes qui ont un secret : un enfant ne peut que les regarder de loin en ignorant les joies et les douleurs qui composent leur vie. Je trouvai du travail pour mes longues matinées dans mon garage et peu après je me résignai à mesure que passait l'été. Maintenant que je suis devenu vieux et que j'ai appris à souffrir, Mina n'est plus là.


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                                                                Cesare Pavese












































            
            




















            
         
 






















            




































































































































                           
   





















           









































            













samedi 9 avril 2022

Choses vues Victor Hugo ( Journal 30 mars ... 1871 France )

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                                          Choses vues.....
                                                                                                                 
                                                                                                                            12 Août 1870

            Jeanne a eu cette nuit je ne sais quel songe qui la fait crier et pleurer, tout en dormant, elle qui sourit toujours en rêve. Cet ange voit-il ce que font les hommes ?


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                                                                                                                         29 Septembre 1870

            A partir d'aujourd'hui, je renonce aux deux œufs crus que j'avalais le matin. Il n'y a plus d'œufs dans Paris. Le lait aussi manque.
            - On a enterré hier l'excellent Victor Bois.
            - Petite Jeanne a aujourd'hui un an.


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                                                                                                                                                                                       22 Octobre 1870

            Petite Jeanne a imaginé une façon de bouffir sa bouche en levant les bras en l'ai qui est adorable.
            Les cinq mille premiers exemplaires de l'édition parisienne des Châtiments m'ont rapporté 500 francs que j'envoie au Siècle et que j'offre à la souscription nationale pour les canons dont Paris a besoin. 

            Les anciens représentants Mathé et Gambon sont venus me demander de faire partie d'une réunion dont les anciens représentants seraient le noyau. La réunion est impossible sans moi, m'ont-ils dit. Mais je vois à cette réunion plus d'inconvénients que d'avantages. Je crois devoir refuser.
            J'ai mis dans la main de Georges et dans celle de Jeanne cinq francs pour la nourrice ( 10 frs. )
            - Nous mangeons du cheval sous toutes les formes. J'ai vu à la devanture d'un charcutier cette annonce : " Saucisson chevaleresque. "


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                                                                                                  31 Mars 1871

            Vocabulaire actuel de Jeanne :
             - Papa  ( son père ), 
                Papapa ( Moi )
                Ouaoua ( les bêtes à quatre pattes )
                Coco ( les bêtes à deux pattes )
                Cocohouco ( les poules )
                Aboua ( prenez-moi dans les bras )
                Paté ( par terre ; je veux marcher )
                Cacane ( une petite fille.


                                                        Victor Hugo

                                        ( extraits de Choses vues )



                                                  

samedi 2 avril 2022

A mains nues Leila Slimani Clément Oubrerie T. 1 ( Bande dessinée France )





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                                                    A mains nues

            Librement adaptée de la vie de Suzanne Noêl, la jolie BD raconte une vie de jeune fille qui, dans Paris qu'elle découvre avec sa mère, lors d'un séjour, est bouleversée par les dégâts provoqués par un accident de la circulation : " Un carnage " Plusieurs années passent, Suzanne diplômée, mariée à un médecin parisien, confie à sa mère son désir de reprendre ses études. Médecine ! Au début des années 1900 l'idée de soins prodigués par une femme participait de la fiction. Et Suzanne persévère et réussit, malgré les rebuffades. Son mari accepte de patronner son activité en la chapeautant dans son propre cabinet. Mais la vie et le roman amoureux se partagent sa vie. Une liaison avec un étudiant en médecine, la naissance d'une petite fille et vie mondaine, Suzanne affronte toutes les situations. Et aussi les désastres de la guerre 14/18. Visages gravement blessés, mâchoires arrachées, les " Gueules Cassées " sont présentes, sous les yeux de cette jeune femme qui, ne craignant pas les quolibets de ses confrères et avec l'appui d'un patron, s'est spécialisée en chirurgie esthétique. En ce début de XXè siècle, cette spécialisation est encore mal admise. Problème de conscience pour les uns, d'autres partent-ils d'éthique, elle est prête à opérer après avoir beaucoup assisté son professeur. De plus en Amérique la pratique en chirurgie esthétique est avancée et ne se pose pas la question : " Un médecin peut-il donner son talent pour des soins, même réparateurs, autres que pour de vrais malades. " Guère dévastatrice et 
" grippe espagnole ". Survivre à l'un ne pas survivre à l'autre désastre, ce fut le cas pour nombre d'hommes et de femmes. Ainsi s'achève le premier volume, dessins de Clément Oubrerie bien connu des bédéistes sur un texte de Leila Slimani Prix Goncourt 2016 colorisé dans des ocres  Simple et bonne BD, sujet intéressant, peut plaire à ceux qui n'aiment pas lire, oui même à eux. Bonne lecture.

            



            


 

A mains nues Leïla Slimani Clément Oubrerie Vol. 2 ( BD France )

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                                                           A main nues

            " Les soroptimistes ", mouvement féministe né aux Etats Unis, aidèrent Suzanne Noêl à surmonter les chagrins de sa vie personnelle ( voir vol. 1 ). Elles manifestaient pour, entre autres ne pas payer d'impôts, en raison du manque de reconnaissance de femme active. Et, forte de sa réussite aux examens et de femme-docteure, rares alors, Suzanne Noël choisit la chirurgie esthétique, dégraissage d'ici et de là, puis la transformation, des seins, du visage. Appelée et reconnue tant aux Etats Unis qu'en Asie, la docteure chirurgienne Suzanne Noël parcourt le monde, apprend, soigne, même sur les bateaux qui la mènent d'un continent à l'autre, reconnue par des voyageuses et avec la complaisance du capitaine. De retour en France, 1936 et les manifestations, ses visites en Allemagne, Autriche. Elle constate l'état précaire des femmes juives et des médecins juifs, obligés, quand ils le pouvaient de quitter leur pays. Les auteurs s'attardent assez peu sur cette période dramatique. En France, Suzanne Noël et quelques-unes des soroptimites sont entrées en résistance. Les confidences des clientes, femmes d'officiers allemands installées au calme sous le bistouri de Suzanne Noël, sont précieuses. Mais la chirurgienne perd la vue, cataracte, opération et retour à une vue et une vie presque ordinaire. Néanmoins, le poids des ans n'empêche pas la docteure Noël de prévoir sa mort prochaine, et ses prochains voyages, femme infatigablement active, pionnière dans son métier. Une vie, bd très ramassée sur un demi-siècle. Comme toujours joliment dessinée, colorisée, ocre et rouge, sur un texte de Leïla Slimani. Volumes 1 et 2, bonnes BD et bonne lecture, pour tous. M.

            






vendredi 1 avril 2022

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 153 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

 





                                                                                                                       16 Novembre 1665

            Levé me préparai pour mon expédition auprès de la flotte : envoyai mon argent et mon valet par le fleuve à Erith, puis empruntai un cheval au fils de Mr Boreman. Après m'être attardé une heure à plaisanter, boire et manger avec milady Batten et Mrs Turner, je montai en selle et partis pour Erith. Là, brève visite à Mrs William qui me dit que Will Howe avait acheté huit sacs de pierres précieuses prises au cou du vice-amiral hollandais, parmi lesquelles se trouvaient huit diamants que celui-ci avait payé    4 000 £ en Inde et dont il comptait tirer 12 000 £ ici, qu'elle tient cette information de l'homme qui lui a vendu un de ces sacs, rempli de rubis, pour 35 shillings, et que la preuve pourra être faite que Howe a tiré 125 £ d'un seul de ces rubis qu'il a achetés. Elle me demanda d'en avertir milord Sandwich, ce que je ferai.
            Allai rejoindre milord Brouncker à bord du Pooley, visitai la cale où ils me firent voir, épars, le plus grand amoncellement de richesses qui soit, du poivre dispersé dans chaque recoin, au point que l'on marchait dessus, des clous de girofle et des noix de muscade, qui m'arrivaient plus haut que le genou et à pleines cambuses, des balles de soie, des caisses de cuivre en feuille dont l'une était ouverte.
            Après un tel spectacle, l'un des plus beaux de ma vie, je m'en fus à bord de l'autre navire, désespérant de trouver le canot de plaisance des messieurs qui s'y trouvaient pour me conduire auprès de la flotte. Arrivèrent finalement Mr Ashburham et le colonel Wyndham qui, lorsque j'eus allégué le service du roi, m'autorisèrent sur le champ à utiliser leur canot. Montai et on mit à la voile, et grâce à Wydham j'obtins une bonne couchette. Après avoir fait voiles toute la nuit arriivâmes à Queensborough où tous les gros navires sont au mouillage

            < <17 >> Montai à bord de celui de milord qui eut plaisir à me recevoir. Après un bref entretien, allâmes rejoindre à son bord sir William Penn, où on fit conseil de guerre sur les multiples besoins de la flotte, en particulier sur la manière de fournir en hardes et en subsistances l'escorte qui va bientôt partir accompagner nos navires hambourgeois retenus si longtemps, quatre ou cinq mois, faute de convoyeurs. Une solution fut, tant bien que mal, trouvée. Puis, après force bavardages, sir William Penn nous fit servir un succulent dîner, meilleur, à mon avis, que tous ceux que j'ai pris chez lui, et je n'étais point le seul de cet avis.
            Après dîner parlâmes à loisir, entre autres choses, de l'argent qu'il toucherait sur les prises de guerre. A cela je lui fis une réponse assez froide, sans pour autant le froisser. Laissai tomber le sujet puis suivit milord Sandwich qui m'avait devancé de peu à bord du Royal James où je passai une heure tandis que milord jouait de la guitare, qu'il préfère à tout autre instrument, car elle est suffisamment grave pour tenir lieu d'accompagnement à une seule voix et il est aisé de la transporter et d'en jouer. Puis, ayant attendu que milord soit seul, lui fis part du cas de Will Howe dont le capitaine Cocke lui avait parlé, mais il n'avait guère prêté importance.. C'est chose faite à présent et le voici résolu à le faire mettre aux fers et à faire saisir tous ses biens, ajoutant que depuis un an ou deux il avait du mal à le supporter, si grandes étaient sa fierté et sa vanité. Mais, bien que je ne fusse pas mécontent de l'affaire, je le priai cependant de ne rien mettre en oeuvre avant que je lui en parle à nouveau et que j'ai le temps d'enquêter pour savoir la vérité, ce à quoi il agréa. 
            Nous parlâmes ensuite des affaires publiques. L'essentiel de notre conversation étant qu'il me déclara, sans l'ombre d'un doute, que Coventry était, et depuis longtemps, son ennemi. J'en ai donc le cœur net, milord me l'ayant dit lorsque, à ma suggestion qu'ils devinssent amis, il me répondit que la chose était impossible. M'est avis que Coventry n'a jamais songé à déplaire à milord dans le compte rendu imprimé ,qu'il fit de sa première bataille, mais je vois bien que milord n'est pas capable de l'oublier, ni l'autre de croire que milord en est capable. Je lui fis voir qu'il avait tout intérêt à quitter son poste dans la Marine, qu'elles qu'en fussent les conditions. Il me répondit que c'était aussi son avis, mais que jamais le roi ne le laisserait partir. Il me dit qu'à présent milord Orrery, qui lui eût servi d'intercesseur, lui manquait car il jouit d'un grand crédit auprès du roi. 
            Milord me dit, sous le sceau du plus grand secret, que la rivalité entre le Roi et le Duc est à sont comble, que les amours libertines causent grand émoi à la cour. Le duc d'York est passionnément  amoureux de Mrs Stewart, que, pis encore, la Duchesse elle-même s'est enamourée de son nouveau grand écuyer, un certain Harry Sydney, ainsi que d'un autre, Harry Savile. Dieu seul sait quel tour prendront les choses. Il ajoute que le Duc semble avoir récemment perdu de son obséquiosité, mais qu'il a gagné en arrogance, et se verrait volontiers à la tête d'une armée dont il serait général, que le bruit court qu'il aurait offert ses services au roi d'Espagne pour aller combattre en Flandre, que le roi est au courant de son empressement pour Mrs Stewart, si bien qu'il faut s'attendre au plus grand froid entre eux. Qu'il sait, en outre, que le duc d'York accepte qu'on médise de milord en public, devant lui, et ne fait rien pour s'y opposer, et depuis quand il a pu observer ce manège. Tout bien considéré, donc, milord en est venu à souhaiter de tout cœur se défaire dignement de sa charge. Puis, quand il m'eut remercié de mon aimable visite et de mes bons conseils, qu'il m'apparu apprécier, je pris congé et regagnai mon Bezan et là me mis à lire un très bel ouvrage français, La Nouvelle Allégorique ( nte Furetière ) qui traite de la rivalité entre la rhétorique et ses ennemis, fort plaisante lecture. Après souper, au lit. Avons navigué toute la nuit et accosté à Erith avant l'aube.


pinterest.it                                                                                                                              18 novembr
            Vers 9 heures, débarquai et m'arrêtai en chemin, brièvement, chez milord Brouncker afin de donner à Mrs Williams des nouvelles de ses affaires. Pris ensuite une haridelle de louage et me rendis chez moi, à Greenwich où on me dit combien les soldats avaient été grossiers en mon absence, qu'ils avaient juré qu'ils s'en prendraient à moi, ce qui m'inquiéta. Quoiqu'il en soit, mangeai un morceau, me rendis au bureau où je restai tard à écrire des lettres, puis chez moi et, au lit.



                                                                                                                              19 novembre
                                                                                                                Jour du Seigr Lneur
                      Levé et une fois rasé, à Erith par le fleuve, seul et mon recueil de chansons à la main, chantai au fil de l'eau le long récitatif de Mr Lawes par lequel commence le livre. A bord du bateau de milord Brouncker trouvai le capitaine Cocke et d'autres ( sa femme est souffrante ). On se divertit fort en compagnie de sir Edmond Pooley, fort gai, gentilhomme de la vieille Angleterre et qui, comme d'autres Cavaliers dont il est, estime qu'on fait peu de cas de sa loyauté. Après dîner on mit pied à terre pour rendre visite à milady Williams, chez qui nous avons bu et bavardé. Seigneur ! elle est avec milord de la pire impertinence. Derechef je lui fis part de mon entretien avec milord au sujet de Will Howe, sur quoi elle me donna d'autres détails sur cette affaire et sur l'enquête qu'on menait.
            On se quitta et on reprit un bateau pour Woolwich où, en arrivant, nous trouvâmes ma femme souffrant de ses menstrues. Quant à moi, d'humeur maussade, je commençai à prendre sa peinture en dégoût, ses derniers tableaux me plaisant moins que les premiers, et je m'en veux d'avoir été si désagréable. Si bien que sans avoir mangé ni bu, car il n'y avait point de vin, ce qui me fâcha aussi, nous allâmes à pied, avec une lanterne, à Greenwich, manger quelque chose chez lui, puis chez moi et, au lit.


                                                                                                                      20 novembre 1665

            Levé avant l'aube. Ecrivis des lettres afin qu'elles puissent partir chez milord. L'une au sujet de Will Howe qui, je crois, servira à le faire renvoyer. Partis ensuite, à cheval, pour Nonesuch, accompagné de deux hommes, par de fort mauvais chemins, et sous la pluie et le vent. Mais nous arrivâmes bientôt à bon port et je trouvai mes tailles prêtes. Sur ce à Ewell, en compagnie de qui voulait
et nous dînâmes fort bien. Vis ma Bess, la villageoise fort bien tournée de cette auberge. Après m'être bien diverti et avoir dépensé une pièce de huit, repartis à cheval et pris un chemin différent en fort bon état, malgré la pluie drue et le vent, arrivai chez moi sans encombre. Trouvai Mr Dering venu m'importuner pour quelque affaire qui fut réglée dans l'instant. Il m'apprit en partant que Luellin était mort de la peste depuis deux semaines, dans St Martin's Lane, ce qui m'étonna beaucoup.


                                                                                                                             21 novembre

            Levé, à mon bureau où je passai la matinée à travailler. A midi dîner chez moi et derechef revins vite à mon bureau où j'eus à faire jusqu'au soir. Tard écrivis à Mr Coventry un long discours traitant à sa demande d'une méthode plus stricte pour payer les factures de la Marine, ce qui sera fort satisfaisant, encore que son intention première soit, sans doute, de nuire à sir George Carteret.
            Las, mais satisfait d'en avoir ainsi terminé, rentrai, souper et, au lit.




                                                                                                                      22 novembre
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            Levé et, par le fleuve, chez le duc d'Albemarle pour expédier quelques affaires, et surtout pour me montrer. Lui et milord Craven m'ont toujours dans leurs petits papiers. De là au Cygne m'y désaltérer, puis descendis près du Pont et, de là, à la Bourse où je parlai de diverses affaires avec quantité de personnes, ce qui me mit en retard. On me dit aujourd'hui que Mr Harrington n'est pas mort de la peste comme nous l'avions cru, ce qui me fit grand plaisir, et d'avantage encore d'apprendre que la peste a beaucoup régressé, le total de morts est inférieur à 1 000, dont 600 et quelques de la peste. On espère une nouvelle diminution car le temps est aux fortes gelées et s'y maintient. 
            Aujourd'hui est paru le 1er numéro de La Gazette d'Oxford, joliment présentée, pleine de nouvelles et sans extravagance. Williamson en est l'auteur. 
            On craint que nos navires hambourgeois ne soient empêchés de partir, à cause des fortes gelées, là-bas, dit-on. Quant à nos navires ancrés à Pillau, ils n'ont pu obtenir de laissez- passer, si bien qu'ils y resteront bloqués, j'en ai bien peur. Quittai la Bourse, de nouveau fort animée, pour me rendre chez moi où je pris quelques affaires, puis regagnai mon logis par le fleuve, à Greenwich. Dîner puis à mon bureau quelque temps. Le soir, retour au logis où, ayant fait venir Thomas Wilson et William Hayter, nous passâmes la soirée, jusqu'à minuit, à parler de notre affaire de ravitaillement pour Tanger, et à la régler, de sorte qu'à présent je puis rédiger les instructions destinées aux intendants, ce qui devraient nous permettre de recevoir l'argent dont nous avons besoin. Sur ce, au lit, tard. Entre autres, j'ai eu la satisfaction de pouvoir démontrer qu'un commissaire de marine qui ne fraude à tout coup, perd à tout coup deux fois plus que ce qu'il gagne.


                                                                                                                        23 novembre

            Levé de bon matin et, une fois rasé, commençai à rédiger des documents en vue de mon rendez-vous avec sir Hugh Cholmley récemment rentré de Tanger. Il arriva bientôt et tout fut fait de manière à ce qu'il fût payé. Il se déclara fort satisfait de moi et résolu à me donner 200 £ l'an.
            Le temps étant toujours au grand gel, ce qui nous donne l'espoir de voir finir la peste une bonne fois pour toutes, allâmes tous deux nous promener dans le parc où nous parlâmes avec affliction des malheurs de notre époque, de la façon dont on servait le roi, du gouvernement de Tanger confié aux soins d'un homme qui, bien qu'honorable, ne s'occupe guère que des moyens de s'enrichir et de presque rien d'autre, si bien que la place ne pourra jamais prospérer. Je le menai chez moi et lui fis servir un bon dîner. Le capitaine Cuttance nous rejoignit par hasard. Il m'a appris que Wil Howe avait été mis aux arrêts, assigné à demeurer à bord du Royal Catherine, et que ses marchandises avaient été saisies. Il me dit qu'à cause d'une querelle, que m'avait aussi racontée milord l'autre soir, le capitaine Ferrer, pour avoir rossé de belle façon un autre serviteur de milord, dut quitter son service.
            J'envoyai chercher la petite Mrs Tooker et, quand ils furent partis, passai une heure à la lutiner, à promener ma main sur elle partout où j'en avais l'envie, quelle belle petite créature. Le soir pris congé d'elle et me rendis à mon bureau où j'écrivis des lettres, tard. Puis je regagnai mon logis où je rédigeai les douze derniers jours de mon journal et, au lit. 
            On se demande quel autre mauvais coup nous réservent les Français, une guerre inévitable. S'il nous faut prendre la mer l'an prochain, nous n'avons pas le moindre sou et manquons de tout le reste. Milord Sandwich a quitté hier la flotte pour regagner Oxford.



                                                                                                                  24 novembre

            Levé et, après quelque besogne au bureau, à Londres. Chemin faisant m'arrêtai chez mon ancienne marchande d'huîtres de Gracious Street et achetai deux bourriches d'huîtres à la jolie propriétaire toujours en vie après la peste. C'est désormais la première remarque à faire ou la première question à poser à Londres au sujet des gens qu'on connaissait avant l'épidémie. A la Bourse, où s'affairaient des gens que j'eus plaisir à voir si nombreux. On espère une nouvelle décroissance de l'épidémie la semaine prochaine, rentrai ensuite dîner chez moi avec sir George Smith, après avoir fait livrer l'une de mes bourriches d'huîtres, fort bonnes bien que provenant de Colchester où la peste a tant sévi. Ce fut un bien bon dîner, bien qu'impromptu. Seigneur. C'est la marque de la grande bonté que Dieu a eu pour moi et de la bénédiction qu'il m'accorde pour le mal que je me donne et ma ponctualité en affaires. Après dîner allai travailler avec le capitaine Cocke, puis rentrai à Greenwich avec ma deuxième bourriche d'huîtres que je fis transporter en barque chez Mrs Penington, tandis que le capitaine Cocke et moi débarquions pour aller rendre visite à Mr Evelyn, avec qui on eut une excellente conversation. Il me montra notamment un grand livre de paie, vieux de tout juste cent ans, ayant appartenu à son arrière-grand-père trésorier de la Marine. Le livre parut tant me plaire qu'il m'en fit présent. Cet ouvrage est, à mes yeux, une grande rareté, et espère en trouver d'autres encore plus anciens. Il me montra aussi plusieurs lettres ayant appartenu au vieux lord de Leicester au temps de la reine Elisabeth, de sa main même, de Marie Stuart, reine d'Ecosse, et d'autres encore, vénérables signatures. Mais Seigneur ! comme on écrivait mal à mon goût, en ce temps-là, et sur quel papier grossier et mal découpé ! De là, Cocke ayant fait venir sa voiture, allâmes chez Mrs Penington, où nous eûmes grand plaisir à rester bavarder et manger nos huîtres, puis rentrai chez moi, à mon logis et, au lit.


                                                                                                                                  25 novembre
                                                                                                                                pinterest.it
            Levé, occupé à mon bureau toute la journée, hormis le moment du dîner et restai fort tard dans la soirée, puis chez moi et, au lit.                      
            Nous avons à présent pour seule préoccupation notre flotte de navires hambourgeois, dont on ne sait si elle pourra partir cette année, à cause du temps qui est au gel. L'attente n'était due maintenant qu'au manque de pilotes. J'ai écrit à ce sujet à Trinity House, mais ils m'ont fait si piètre réponse que j'ai adressé un courrier, ce soir même, à sir William Coventry à la Cour.


                                                                                                                        
                                                                                                   26 novembre
                                                                                                             Jour du Seigneur
            Levé, bien que couché fort tard, avant le point du jour, afin de me préparer pour partir à Erith, par voie de terre, car il gelait trop dur pour y aller par le fleuve. Empruntai donc deux chevaux, l'un à Mr Howell, l'autre à son ami et, après force cérémonie, me mis en route, les chevaux ayant dû d'abord être ferrés à glace, ce dont je n'avais encore jamais entendu parler, et mon petit valet ayant perdu l'un de mes étriers et l'une de mes genouillères alors qu'il les portait chez le maréchal-ferrant. Mais, après en avoir emprunté une, sautai en selle accompagné de Mr Tooker, on partit pour Erith
            Là, à bord du navire de milord Brouncker, rencontrai sir William Warren au sujet de son affaire, entre autres, et nous expédiâmes force besogne. Sir John Mennes, grâce à Dieu ! n'était point là pour nous faire subir ses impertinences. Nos affaires terminées allâmes dîner, fort gaiement car il y avait aussi sir Edmond Pooley, gentilhomme de qualité. Pour ce qui est des prises de guerre, ils en sont maintenant aux coffres de cuivre, et espèrent avoir tout débarquer cette semaine. Prîmes congé après dîner et allâmes à terre rendre visite à Mrs Williams, à qui je voulais parler de la lettre que milord m'avait envoyée au sujet de Howe, qu'il a mis aux arrêts sur la présomption qu'il détient les pierres précieuses. Elle me donna copie de l'interrogatoire que milord Brouncker avait fait de cet individu, où il déclare les avoir en sa possession. Ensuite on remonta en selle, mais le chemin étant des plus mauvais, le sol dur et glissant à cause du verglas, nous ne pouvions guère aller plus loin que Woolwich la nuit tombée. 
            Pourtant, ayant grande envie de me rendre auprès du duc d'Albemarle je m'entêtai à poursuivre mais, la nuit venant et la route étant impraticable, je mis pied à terre, laissai mon cheval à Tooker, et revins à pied chez ma femme à Woolwich. Je la trouvai, comme je le lui avais demandé, au milieu des préparatifs d'un bon dîner prévu le lendemain, auxquels avaient été conviés des gens des arsenaux. Il s'agissait de fêter son départ, car elle avait résolu de revenir habiter avec moi, pour de bon, d'ici un à deux jours. Mais voici qu'on me dit que l'une des maisons voisines des arsenaux a été contaminée, si bien que je dus patienter là-bas un bon moment, le temps qu'ils ouvrent leur porte de derrière, ce qu'ils ne parvinrent point car elle avait été barricadée. Il me fallut alors repasser à côté de cette maison, près des lits des malades qu'ils enlevaient, ce qui m'ennuya fort. Je leur demandai donc d'annuler leur invitation pour le lendemain, et de venir plutôt chez moi. Puis, avec une lanterne, allai à pied, tout fatigué que j'étais, à Greenwich, mais ce fut une plaisante marche par ce temps de gel. Chez le capitaine Cocke, mais en arrivant on me dit qu'il m'attendait chez Mrs Penington. Je m'y rendis et on y soupa fort gaiement. Cocke, qui avait sommeil, partit tôt, si bien que je restai seul à bavarder et folâtrer avec elle jusqu'à plus de minuit. Elle me laissa " a hazer " tout ce que " ego voulus avec ses mamelles, et je la convainquis presque, à force de discours de " tocar mi cosa " toute nue, ce qu'"ella " fit presque sans  rechigner. 
            Heureux de sa compagnie, je pris congé et rentrai chez moi à une heure passée, tous mes gens étant couchés, croyant que je passais la nuit hors de la ville.


                                                                                                                            27 novembre

            Levé, devant présenter mes respects au duc d'Albemarle qui doit quitter la ville pour se rendre à Oxford demain, mais n'ayant point envie de m'y rendre par le fleuve, car il fait grand froid, allai à pied, accompagné du petit valet de ma logeuse, Christopher. A Lambeth, après une marche plaisante et un arrêt à la Demi-Etape où me désaltérai.
            Chez le duc d'Albemarle, où chacun vient lui rendre visite avant son départ, il se montre fort aimable avec moi. Après avoir sollicité de Sa Grâce qu'il parle favorablement de moi au duc e'York, si l'occasion se présentait, il me dit qu'il avait toutes les raisons de le faire, car sans moi rien ne serait jamais fait dans la Marine. J'ai appris qu'il partait pour régler l'affaire de la flotte et que, selon certains parmi ses proches parents, il brûle d'envie de partir en mer l'an prochain. Une lettre de sir George Carteret m'attendait. Il est arrivé à Cranborne, m'informant qu'il serait ici dans l'après-midi et souhaitait me voir, si bien que le duc me pria de rester dîner avec lui. Comme ce n'était point encore l'heure du dîner me rendis au Cygne où je trouvai Sarah, seule à la taverne, et profitai de l'occasion pour hazer ce que je tena l'envie à haze con ella, mais juste con les mains. Elle se fâcha quand je voulus a tocar la dessous sus jupes, mais j'y parvins tout de même une fois nonobstant cela.      maicei.com
            Je revins ensuite chez le duc d'Albemarle et on dîna. Il eut les plus grandes amabilités pour moi et devant tous les autres convives. Sir George Carteret arriva pendant le repas. Après dîner j'eus un long tête à tête avec lui. Il m'apprend que milord a dû souffrir de plus en plus de médisances de la part de vils courtisans, mais qu'il a toujours la faveur du roi et, selon toute apparence, celle du Duc, et que milord le Chancelier lui aurait fait ce serment ! " Par Dieu, je jure de ne point abandonner milord Sandwich. " 
            Nous parlâmes ensuite de cette loi devant permettre d'obtenir de l'argent, sir George Carteret étant allé demander quelles sommes elle avait fait rentrer, on lui répondit aucune, pensée qui le réjouit car, au cas ou l'Echiquier réussirait il perdrait son office. Pour ma part, j'ai tendance à penser qu'en ces temps de confusion, de perte et de paralysie de tout commerce, ce n'est point cette nouvelle procédure, que peu de gens comprennent, qui fera rentrer de l'argent. Allâmes nous promener dans le parc, avec Cocke, puis comme nous devions rencontrer le vice-chambellan le lendemain à Nonsuch, pour discuter de cette affair avec sir Robert Long, pris une voiture de louage, à la nuit tombée, pour me rendre à Londres. C'est la première fois que j'ose prendre, depuis longtemps et non sans éprouver mille craintes, mais comme il était imprudent de m'y rendre par le fleuve, de nuit par ce froid et ce gel, et que je me sentais incapable d'y aller à pied, trop fatigué par la marche de ce matin, je n'avais pas d'autre choix.
            Il y a encore fort peu de monde dans les rues, et de boutiques ouvertes, une vingtaine de personnes ici et là, bien qu'il ne soit guère que 5 ou 6 heures du soir. Chez Vyner, qui me parla de Cocke que j'allai retrouver à la Tête du Pape où il buvait en compagnie de Temple. Me joignit à eux. En tant qu'orfèvres, ils décrient fort la nouvelle loi selon laquelle l'Echiquier encaissera dorénavant tout l'argent et effectuera les paiements, et ajoutent qu'ils ne lui avanceront pas un liard. Ce qui est d'ailleurs de dire et de faire.
            Puis, Cocke et moi, chez sir George Smith, à la nuit tombée. Montâmes l'attendre et bavarder dans sa chambre, où je me rasai en prévision du lendemain. Vers 9 heures, sir George Smith arriva, ainsi que le lieutenant de la Tour. Et là, causer et boire jusqu'à minuit passé, et fort gaillardement, le lieutenant de la Tour étant d'excellente humeur pour chanter. Il a l'oreille fort juste et la voix forte, mais aucun talent. Sir George Smith me fit voir le petit boudoir de sa dame, fort élégant. Puis, après force gaieté, allai me coucher dans une magnifique chambre, car j'étais traité le mieux du monde. 
            C'est la première nuit que je passe à Londres depuis longtemps.


                                                                                                                         28 novembre

            Levé avant l'aube puis, Cocke et moi montâmes dans la voiture de louage, à quatre chevaux, venue nous prendre, et nous fit passer par le Pont de Londres. Repensant soudain à quelque affaire, je mis pied à terre au pied du Pont et, à la lumière d'un chandelier posé dans une échoppe où travaillaient des poseurs de pavés, écrivis une lettre à Mr Hayter, comme quoi j'avais grand raison de toujours porter sur moi plume, encre et cire à cacheter. A Nonsuch, par de fort mauvais chemins, chez Robert Long, belle demeure où nous arrivâmes à l'heure du dîner. Nous avions pris un petit déjeuner peu copieux chez Mr Gauden bien qu'il fût sorti, et lui avons emprunté les sermons du Dr Taylor, fort excellent livre qui mérite que je l'achète. Nous mangeâmes fort bien et dans la plus étrange des tenues. Il y avait là deux dames, des parentes à lui guère avenantes, mais riches, qui avaient entendu parler de moi par la Turner, et nous fîmes joyeuse bombance. 
            A près dîner parlâmes de notre affaire, à savoir la loi votée par le Parlement. En un mot, sir Robert Long me parut fort acharné à en défendre les qualités, et avec une telle ténacité pour cette affaire, comme pour d'autres, qu'à mon avis il manque de jugement, ou du moins n'en montre pas autant que j'espérais de lui. Ils ont déjà fait en sorte de ne plus recevoir à l'Echiquier les gens venus encaisser leurs billets à ordre.
            Voilà qui irrite sir George Carteret, mais avons tous deux résolu de tirer le meilleur parti possible pour le roi, mais nous pensons que tous nos efforts seront impuissants à lui faire rendre les services qu'elle devrait. Une fois seuls il me reparla de milord et s'oppose vivement à ce qu'il parte en essayant d'épargner ses anciens amis car, reconnut-il, il avait des raisons de le faire, sachant qu'on s'acharnait à lui faire ombrage, mais que pour sa part il avait, et du fond du coeur, le plus grand respect pour milord Sandwich. Sur ces paroles on se quitta, la séance fut levée et on se mit en route.
            En passant, avec le capitaine Cocke, par Wandsworth, nous nous arrêtâmes boire chez sir Allen Brodrick, grand ami de Cocke, plus précieux que quiconque pour son humour et sa bonne compagnie. Puis à Vauxhall, d'où on descendit par bateau jusqu'à l'ancien Cygne et de là à Lombard Street, par nuit noire, et à la Tour. où nous descendîmes par le fleuve à Greenwich. Cocke alla chez lui et moi au bureau, où je fis quelques besognes avant de regagner mon logis où ma femme est arrivée, ce qui me réjouit. L'ennui au sujet de ce logis est que la maîtresse des lieux pratique des tarifs si honteusement élevés pour la moindre chose, que nous résolûmes de déménager dès que nous connaîtrions les chiffres de la peste pour la semaine, et nous espérons qu'elle sera en nette régression. Au lit.


                                                                                                                    29 novembre 1665

            Levé. Ma femme et moi avons débattu du moyen de déménager nos affaires, et résolu d'envoyer à la maison nos deux servantes, Alice qui a passé un jour ou deux à Woolwich avec ma femme, croyant que nous ferions une fête, et Susan. Après dîner, ma femme les conduisit donc à Londres avec quelques-unes de nos affaires. L'après-midi, après m'être occupé d'autre chose, partis rejoindre le capitaine Cocke, puis de chez lui me rendis chez sir Roger Cuttance, au sujet de l'argent que Cocke lui devait pour ses dernières prises de guerre. Sir Roger craint de ne point recevoir le paiement promis et l'autre de devoir payer sans être sûr de pouvoir jouir en toute quiétude de son bien. En outre Cocke me dit que certains pressent tant le roi afin que la lumière soit faite sur les prises de guerre volées, que je crains que l'avenir ne nous réserve des ennuis, si bien que je m'en débarrasserai dès que possible, et dès que l'on m'aura payé.
            Rentrai chez moi, voir ma femme. Revînmes ensemble à Greenwich par le fleuve, et passâmes la nuit ensemble.


                                                                                                                     30 novembre
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            Levé et travaillé toute la matinée. A midi visite de sir Thomas Allin que j'invitai à dîner. C'est un homme fort agréable et fort bon, mais quelqu'un qui, à mon avis, ne cache pas son amour du gain et de l'épargne. Il y avait à dîner également ma femme et Mrs Barbara que me femme fait venir de Woolwich aussi longtemps que celle-ci désire rester ici. Après dîner, à mon bureau où je restai fort tard à écrire des lettres, puis je revins chez moi où ma femme et les gens m'avaient attendu et, après souper, au lit.
            Cette semaine nous nous réjouissons fort de ce que le bulletin hebdomadaire ne donne que 544 morts, dont seulement 333 de la peste, ce qui nous encourage à retourner habiter Londres au plus tôt.
            Mon père m'annonce la grande nouvelle qui nous réjouit tous, cette semaine il a revu circuler pour la première fois la diligence d'York à Londres, et qu'elle était bondée. Il ajoute que ma tante Bell est morte de la peste, il y a sept semaines.


                                                       à suivre...........

                                                                                                                         1er Décembre 1665

            Ce matin........................