mercredi 25 février 2015

L'épine dans la chair D.H. Lawrence ( nouvelle Angleterre )


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                                                        L'épine dans la chair

                                                               1

            Le vent soufflait en rafales, faisaient blanchir les peupliers par intervalles comme des torches mouvantes. Des nuages rapides morcelaient le bleu du ciel. Les champs de la plaine étaient tachetés de soleil, l'orge et les vignes dans l'ombre. Dans le lointain très bleu la cathédrale étincelait dans le ciel, et les maison de Metz moutonnaient derrière telles une colline estompée.
            Les baraques du camp étaient installées en pleins champs sur un espace de terre battue, près des tilleuls, cabanes à toit rond, à tôle rouillée, qu'égayaient les capucines des soldats. Il y avait un petit potager sur le côté, avec des rangées de laitues jaunissantes, et au fond le champ de manoeuvres, vaste espace dur et sec entre ses fils barbelés.
            A cette heure de l'après-midi les baraques étaient désertes, tous les lits repliés. Les soldats flânaient sous les tilleuls en attendant l'exercice. Bachmann s'assit sur un banc à l'ombre dans leur parfum entêtant. Les fleurs vert pâle jonchaient le sol. Il s'installa pour écrire sa carte postale hebdomadaire à sa mère. C'était un long et souple garçon blond, d'aspect avenant. Sagement il s'appliquait à faire sa lettre . Son uniforme bleu qui godait sur son dos penché, engonçait sa jeune silhouette. Sa main hâlée, immobile, attendait l'inspiration. Il n'avait encore écrit que : " Chère maman ". Puis, d'un seul coup, il griffonna : " Merci beaucoup de votre lettre et de son contenu. Tout va bien ici. Nous allons faire l'exercice sur les remparts. ". Là il s'arrêta et resta en suspens, sans penser à rien, l'esprit nulle part, jeta un regard sur la carte. Mais il ne pouvait plus écrire. Son esprit était comme noué et il ne pouvait en faire sortir un mot. Il signa et regarda autour de lui, inquiet comme un homme qui craint d'avoir été surpris dans son intimité.
            Ses yeux bleus avaient une expression intelligente, ses lèvres pâles sous une petite moustache luisante. Il était presque féminin d'aspect et de mouvements, mais avec quelque chose de martial, comme quelqu'un qui a foi en une discipline et qui aime son devoir. D'habitude il y avait une ombre d'aplomb juvénile dans le pli de la bouche et dans l'allure souple du corps. Mais à ce moment on ne pouvait pas s'en apercevoir.                                                                                        *
            Il rangea la carte dans la poche de sa tunique et rejoignit un groupe de camarades qui flânaient à l'ombre, causaient et riaient fort. Aujourd'hui il était très loin d'eux, mais il restait à leur côté pour la chaleur de leur présence. Au fond de lui-même quelque chose le tirait à part.
            A ce moment ils reçurent l'ordre de se mettre en rangs. Le sergent arrivait pour commander l'exercice. C'était un homme d'une quarantaine d'années, lourd et fortement charpenté. Sa tête s'inclinait   enfouie entre de puissantes épaules et sa forte mâchoire pointait, agressive., mais le regard était vague, la physionomie amollie d'alcool.
            Il cria ses ordres d'une voix brève, aboyante, et la petite troupe s'ébranla, hors de la cour clôturée, vers la route, d'un pas rythmé qui soulevait la poussière. Bachmann, dans une des files intérieures marchait dans une atmosphère étouffante, à demi suffoqué de chaleur, de poussière et de manque d'air. A travers les corps en mouvement de ses camarades il apercevait les ceps de vignes poudreux au bord de la route, les pavots papillotant parmi les vesces. Au loin, les grands espaces de ciel et de campagne, libres dans le soleil et la brise. Mais il était prisonnier, dans un sombre cachot d'angoisse, au milieu de lui-même.
            Il marchait avec son aisance habituelle, en bonne santé et bien entraîné. Mais son corps allait tout seul. Son âme était retenue ailleurs, et, tandis qu'ils approchaient de la ville, les facultés du garçon s'absorbaient de plus en plus, le corps actionné par une sorte d'impulsion mécanique, dirigé par un simple contrôle matériel.
**          Ils quittèrent la grand-route et prirent à la file indienne un sentier qui descendait à travers les arbres. Tout était silence et verdure mystérieuse, dans l'ombre des feuillages et les grands espaces verts d'herbe vierge. Puis ils arrivèrent en plein soleil, devant une douve pleine d'eau silencieuse, allongée entre les berges fleuries, au pied des fortifications qui s'élevaient en terrasses aux pentes nettes, adoucies de longues herbes au sommet. Des pâquerettes et des sabots de la Vierge piquetaient d'or et de blanc l'herbe juteuse, intacte ici dans la solitude profonde des remparts, autour des bouquets d'arbres. Ça et là un souffle de brise mystérieuse inclinaient les têtes des longues herbes qui coiffaient les épaulements, comme des signaux d'alarme.
            Les soldats s'étaient arrêtés à l'extrémité de la douve, dans leurs uniformes brillants, bleu et rouge. Le sergent leur expliquait la manoeuvre, et le son tranchant de sa voix ébranlait la paix intacte du lieu. Ils écoutaient avec des efforts pénibles pour comprendre.
            Quand il eut fini les hommes se mirent en mouvement. De l'autre côté de la douve le rempart s'élevait uni et plan au soleil, en pente douce de l'autre côté. Le long de la crête l'herbe était épaisse, de grandes marguerites y étaient posées, et se découpaient dans une lumière magique sur le fond sombre des feuillages. On entendait distinctement le bruit de la rue, le grincement des trams, mais cela n'entamait pas le calme de ces lieux.
            L'eau était immobile dans la douve. La manoeuvre commença en silence. Un des soldats prit une échelle, passa sur l'étroite corniche au pied du rempart et, tournant le dos à la douve, la fixa sur la paroi. Il était là, tout seul et tout petit au pied de ce grand mur, cherchant un point d'appui pour son échelle.Il le trouva à la fin, et la silhouette et gauche dans son uniforme flottant, commença son ascension . Les autres soldats regardaient. De temps en temps le sergent aboyait un ordre. Lentement, la petite forme hésitante s'élevait le long de la paroi. Bachmann sentit ses entrailles se fondre en eau. Le grimpeur se traîna jusqu'à la terrasse supérieure ; on le vit remuer, bleu et net au centre de l'étincelante verdure. Le sous-officier, en bas, cria quelque chose. Le soldat fit cinq ou six pas, fixa l'échelle à un autre endroit, et commença à descendre avec précaution. Bachmann regardait le pied aveugle qui tâtait l'air, cherchant l'échelon, et tout s'écroulait derrière lui. Le soldat se recroquevillait, agrippé contre la paroi, glissant en arrière, comme un insecte épouvanté se frayant un chemin. Il descendait lentement surveillant chaque mouvement. Enfin tout en sueur et la figure contractée, il reprit pied sans dommage et alla rejoindre les autres. Mais son corps restait raidi, et son expression vide, machinale, n'était plus humaine.
            Bachmann demeurait là comme enchaîné, attendant son tour, et sa défaillance certaine. Quelques-un grimpaient assez lestement et sans crainte apparente. Cela lui prouvait que c'était faisable, et rendait son propre cas désespéré. Il aurait tant voulu se sentir capable de faire comme eux, tout simplement.
            Son tour vint. Il savait d'instinct que personne n'avait deviné son inquiétude. Le sous-officier le considérait comme un objet mécanique. Il essaya de faire face à la situation, affronter  bravement la chose. Les organes noués d'angoisse, cependant encore maître de lui, il prit l'échelle et vint au bas du mur, la plaça rapidement, et un espoir farouche   ***
s'empara de lui. Aveuglément il commença à grimper. Mais l'échelle ne semblait pas très solide et à chaque échelon une vague de malaise et de vertige tombait sur lui. Il monta plus vite. S'il pouvait seulement continuer à se tenir en main. Il y arriverait. Il s'en rendait compte au milieu de son angoisse. Ce qu'il ne comprenait pas, c'était cette convulsion de folle terreur que ramenait avec violence chaque oscillation de l'échelle, qui fondait presque ses entrailles et toutes ses articulations, et le laissait sans force. Si cela augmentait, il était perdu. Désespérément il s'accrocha. Il connaissait maintenant cette erreur et ses effets. Il devait seulement garder sa prise ferme. Il savait tout cela. Cependant, quant l'échelle oscillait à nouveau et que le pied lui manquait, la grande bouffée de terreur empoignait son coeur et ses entrailles, il se sentait fondre de faiblesse, un peu plus chaque fois, dans l'horrible peur et l'abandon de tout, fondre jusqu'à tomber.
            Cependant il s'élevait lentement, de plus en plus haut, les yeux désespérément fixés sur le ciel, toujours conscient du vide derrière lui. Mais son être tout entier, corps et âme, semblait prêt à se dissoudre. Il aurait tout lâché pour que cela finît. Son coeur se mit tout à coup à rouler dans sa poitrine. Il coulait à pic, remontait un peu et s'enfonçait de nouveau dans une plongée d'horreur. Il demeura appuyé au mur, inerte, comme mort, et calme. Mais une profonde intuition, l'angoisse, qui lui disait que ce n'était pas fini, qu'il était toujours suspendu dans le vide, contre le mur. L'effort de sa volonté était à bout.
            Il eut alors conscience d'une petite sensation extérieure. Cela le sortit un peu de son engourdissement
Qu'était-ce ? Lentement il se rendit compte : son urine avait descendu le long de sa jambe. Il restait là, cramponné, honteux, à demi consciente de la voix tonnante du sergent en bas. Il attendait dans des abîmes de honte et commençait à se retrouver. Il avait été profondément humilié, mais il avait dominé sa crainte. Il fallait continuer. Il avait été publiquement humilié. Il devait continuer. Il commença à tâtonner, avec lenteur, à la recherche du barreau supérieur, lorsqu'un grand choc le secoua de la tête aux pieds. En haut quelqu'un lui avait saisi les poignets et le hissait jusqu'à la terre ferme, malgré lui. Comme un sac, de grosses mains l'amenèrent sur la crête. Il atterrit sur les genoux, resta un moment par terre, étendu dans l'herbe, à plat ventre, pour reprendre ses sens, puis se mit sur ses pieds.
****        La honte, une honte profonde, totale, ignominieuse, l'avait envahi et le laissait bouleversé. Il restait là, tout contracté, aurait voulu se rendre invisible.
           Alors la présence du sous-officier qui l'avait hissé s'imposa. Il entendit le halètement de l'homme et sa voix, comme un coup de fouet sur lui. Il courba le dos, dans un paroxysme d'humiliation.
            - La tête droite. Regardez-moi ! cria le sergent furieux.           Et machinalement le soldat obéit, forcé de rencontrer son regard. La face brutale, pendante, le fit sursauter. Il tendit toute son énergie pour ne pas la voir. La voix stridente du sergent continuait à le lacérer tout entier.
            Il recula tout à coup sa tête, rigide, et son coeur bondit à se briser. La face s'était subitement rapprochée, elle était tout contre lui, les dents découvertes, les yeux vagues. Le souffle des mots aboyés étaient sur son nez, et sa bouche. Il fit un pas de côté, horrifié. Avec un hurlement, la face revint sur lui. Il leva machinalement le bras, dans un réflexe de défense. Une onde d'horreur le traversa : son coude avait heurté brutalement la figure du sous-officier. Celui-ci chancela, oscilla en reculant et, avec un cri bizarre roula en arrière du haut du rempart, les mains crispées sur le vide. Il y eut une seconde de silence et un clapotis d'eau.
            Bachmann, raidi, regardait comme du haut d'une tour de silence. Les soldats se mirent à courir.
            - Tu ferais bien de te barrer, dit une jeune voix excitée.
            Immédiatement, instinctivement, il se mit en route, descendit le sentier bordé d'arbres, jusqu'à la route où circulaient les trams. Dans son coeur, il se sentait justifié, libéré. Il allait quitter tout cela, cette vie militaire, et cette honte. S'en échapper sans retour.
            Des officiers à cheval se promenaient dans la rue, des soldats passaient sur la chaussée. Bachmann traversa le pont et entra dans la ville qui s'étendait devant lui, depuis les pittoresques vieilles maisons françaises du quai, jusqu'à la belle cathédrale avec ses centaines de pinacles qui pointaient vers le ciel, en passant par-dessus le chaos des toits et les noires crevasses des rues.                                      
            Il se sentait alors tout à fait tranquille, soulagé après un pénible effort. Il tourna le long de la rivière, vers le jardin public. Les lilas étaient de beaux récifs de pourpre au milieu du gazon si vert, et les marronniers faisaient de merveilleuses murailles, éclairées comme un autel par des candélabres blanc, de chaque côté de l'allée. Des officiers flânaient, élégants et bigarrés, des femmes, des jeunes filles marchaient lentement dans l'ombre pommelée. C'était beau. Il marchait, libre, dans une extase.


                                                                   2

            Mais où allait-il ? Il commençait à sortir de son ravissement de joie et de liberté. Au plus profond de lui-même, la honte recommençait à le brûler dans sa chair. Il ne pouvait cependant en supporter clairement la pensée. Mais elle demeurait, submergée au fond de sa conscience, l'humiliation saignante, et le brûlait toujours.                                                                        
            Ce n'était pas l'intelligence qui lui manquait, ni le bon sens. Mais il n'osait encore se rappeler ce qui lui était arrivé. Il ne connaissait plus que le besoin d'être ailleurs, loin de tout ce qui avait été sa vie récemment.                                                                           *****      
            Mais comment ? Une peur angoissée le traversa. Il ne supportait pas l'idée que sa chair humiliée dût subir de nouveau le contact des mains de l'autorité. Déjà ils l'avaient touché brutalement dans sa nudité, mettant au jour sa honte, le laissant infirme, sa propre volonté paralysée.
            Sa peur devint de la terreur. Il prit la direction du camp, presque machinalement. Il ne pouvait plus se diriger lui-même. Il fallait qu'il se mît entre les mains de quelqu'un. Alors son coeur cramponné à l'espoir, se remplit de la pensée de sa fiancée. Il allait se livrer à elle.
            Prenant courage, il retourna sur ses pas, monta dans le petit tram pressé qui sortait de la ville, dans la direction du camp. Il resta assis, sans un mouvement, le maintien fixe.
            Il quitta le tram au terminus et quitta la route. Le vent soufflait toujours. Il entendait le faible murmure de l'orge que les rafales renforçaient subitement. Le chemin était désert. Entièrement détaché de lui-même il prit un sentier entre les vignes basses. Les ceps s'élevaient en lignes festonnées, avec leurs tendres bourgeons roses, leurs vrilles agitées par la brise. Ils l'intéressaient extraordinairement. Dans une prairie, un peu plus loin, des hommes et des femmes ramassaient le foin. Vers la charrette à boeufs arrêtée le long du chemin, les hommes en chemises bleues, les femmes en coiffe blanche, allaient et venaient, nets et brillants, sur le velours ras des prés. Il se vit tout d'un coup seul dans l'ombre, contemplant la triomphante beauté du monde illuminé autour de lui, hors de lui.
            La maison du baron, où Émilie était femme de chambre, s'élevait massive, patinée par les ans, au milieu des arbres, des jardins et des champs. C'était une ancienne ferme du temps des Français. Le camp était tout près. Bachmann, mû par une seule idée, alla vers la cour, et la traversa. Elle était large, ombreuse, fraîche. Le chien, voyant un soldat, sauta et poussa de petits grognements de bienvenue. Il y avait une pompe sous un tilleul, dans un coin d'ombre et de paix.
            La porte de la cuisine était ouverte. Il hésita un instant, puis entra, timide, avec un sourire involontaire. Les deux femmes sursautèrent, mais leur surprise était joyeuse. Émilie préparait le plateau pour le café de quatre heures. Elle se redressa derrière la table toute souriante, le coeur content, rayonnante. Elle avait les yeux vifs et timides d'une petite bête sauvage, un peu farouche, ses cheveux noirs soigneusement lissés en bandeaux, son regard gris était calme. Elle portait une robe paysanne en cotonnade bleue imprimée de petites fleurs rouges, étroitement boutonnée sur ses jeunes vigoureux. Près de la table était assise une autre jeune femme, la gouvernante des enfants, occupée à choisir des cerises dans un grand tas et à les jeter dans un bol. Elle était jeune, jolie avec des taches de rousseur.
             - Bonjour, dit-elle gentiment. Quelle surprise !
            Émilie ne dit rien. Sa joue sombre rougit. Elle restait immobile, partagée entre une crainte obscure, un désir de fuite, mais aussi cette joie qui la prenait quand il était là.
            Oui, dit-il tout intimidé poussé à parler par les yeux interrogateurs des deux femmes. Je me suis mis dans un sale pétrin.
            - Comment, demanda la gouvernante laissant tomber ses mains sur ses genoux.
            Émilie ne fit pas un mouvement.
            Bachmann ne pouvait pas lever la tête. Il regardait de côté, vers les cerises qui brillaient comme du rubis. Il n'arrivait pas à se retrouver dans l'univers habituel.
            - J'ai heurté le sergent Huber sur les fortifications et il est tombé dans la douve. C'est un accident, mais...
            Il prit une poignée de cerises et commença à les manger, inconscient, entendant à peine le petit cri étouffé d'Emilie.
            - Vous l'avez fait tomber du haut des fortifications ? répéta Fräulein Hesse horrifiée. Comment cela ?
            Crachant les noyaux de cerises dans le creux de sa main, tel un automate, il leur raconta.
            - Ach ! dit seulement Émilie.
            - Et comment êtes-vous ici ? demanda Fräulein Hesse.
            - Je me suis sauvé, dit-il.
            Il y eut un silence de mort. Il restait là, livré aux deux femmes. On entendit alors un sifflement du côté des fourneaux et l'odeur du café s'accentua. Émilie se retourna vivement. Il vit son dos bien droit, et ses hanches solides, comme elle se penchait sur le fourneau.
            - Mais qu'est-ce que vous allez faire ? dit Fräulein Hesse terrifiée.
            - Je ne sais pas, dit-il attrapant d'autres cerises.
            Il était maintenant incapable de prendre une décision.
            - Vous feriez mieux de retourner au camp, dit-elle. Nous demanderons à M le baron. Il s'en occupera.
            Émilie préparait son plateau, adroite et calme. Elle le souleva et resta impassible, portant devant elle son fardeau étincelant d'argenterie et de porcelaine, attendant ce qu'il allait répondre. Bachmann restait la tête penchée, pâle, obstiné. L'idée de s'en retourner lui était insupportable.
            - Je vais essayer de passer en France, dit-il.
            - Oui ? Eh bien ! vous serez pris, dit Fräulein Hesse.
            Les yeux gris d'Emilie étaient calmes et attentifs.
            - J'aurais une chance de passer si je peux me cacher jusqu'à la nuit, dit-il.
            Les deux femmes savaient ce qu'il voulait, et elles ne l'approuvaient pas. Émilie souleva le plateau et sortit. Bachmann n'avait pas relevé la tête. Il se sentait étouffé par l'impuissance et la honte, comme sous un monceau de scories.
            - Vous ne pourrez jamais passer, dit la gouvernante.
            - J'essaierai ! dit-il.
            Il lui était impossible, aujourd'hui, de se remettre aux mains de l'autorité. Demain qu'ils fassent ce qu'ils veulent, si seulement il leur échappait encore un jour.
            Le silence revint. Il mangeait des cerises. Les joues de la gouvernante étaient écarlates.
            Émilie revint préparer un autre plateau.
            - Il pourrait se cacher dans votre chambre, lui dit Fräulein Hesse.
            La jeune fille sursauta. Cela lui paraissait impossible.
            - C'est la seule chose à faire, à cause des enfants, dit la gouvernante.
            Émilie ne répondit pas. Bachmann attendait entre elles deux. Elle craignit tout à coup son approche.
            - Vous pourriez venir dormir avec moi, lui dit Fräulein Hesse.
            Émilie leva les yeux sur le jeune homme et le regarda en face, clairement, sans s'engager.
            - Voulez-vous ? demanda-t-elle à l'abri de sa fermeté virginale.
            - Oui, oui, dit-il confus, anéanti d'humiliation.
            Elle redressa la tête.
            - Oui, dit-elle pour elle-même.
            Vivement elle garnit son plateau et sortit.                                       ******
            - Mais vous ne pourrez pas atteindre la frontière en une nuit, dit Fräulein Hesse.
            - J'irai en bicyclette, dit-il.
            Émilie revint, l'air neutre et réservé.
            - Je vais rester ici, dit la gouvernante.
            En deux secondes, Bachmann se vit à la suite d'Emilie dans le vestibule carré où de grandes cartes pendaient aux murs. Il remarqua un manteau d'enfant sur une patère, bleu avec des boutons dorés, et cela lui rappela un jour où Émilie, donnant la main au plus petit des enfants, était passé devant lui, assis sous les tilleuls. Tout cela était incroyablement loin. Où était cette espèce d'insouciance, d'indépendance, qui avait disparu, remplacée par cette nouvelle angoisse qui l'encerclait ?
            Ils montèrent rapidement, sans bruit, un escalier, parcoururent un long corridor. Émilie ouvrit une porte et, tout honteux, il se trouva dans sa chambre.
            - Il faut que je descende, murmura-t-elle, et elle le laissa, fermant doucement la porte.
            C'était une petite chambre nue et propre. Il y avait un bénitier sous un crucifix, une image du Sacré-Coeur, et un prie-Dieu. Un petit lit blanc et net, la cuvette d'argile rouge sur une table sans ornement, une petite glace et une commode. C'était tout.
            Il se sentait en sécurité dans ce petit sanctuaire, alla à la fenêtre et regarda par-dessus la cour la campagne étalée sous la lumière moins intense déjà. Il allait quitter ce pays, cette existence. Il était entré dans l'inconnu.
            Il quitta la fenêtre. Ce qu'il y avait de simple et de sévère dans cette petite chambre catholique lui était étranger, mais le réconfortait. Le Christ, long, raide, rustique, avait été sculpté par un paysan de la Forêt Noire. Pour la première fois il le vit comme un être humain, c'était un homme, suspendu dans un martyre effroyable. Il le fixait, de tout près, comme s'il ne l'avait encore jamais vu.
            Dans sa chair à lui, il sentait toujours la brûlure, l'élancement continu de sa honte. Il ne pouvait plus se ressaisir. Un gouffre s'était creusé dans son âme. Il était atteint au plus profond de lui par l'humiliation. La honte, le sentiment du danger écrasaient son cerveau, comme un poids indicible. Il ôta ses bottes machinalement, sa ceinture, sa tunique, les posa sur le dossier d'une chaise, et tomba pesamment dans une sorte de sommeil hypnotique.
            Peu après, Émilie revint. Elle le regarda : il était profondément endormi, si immobile, si terriblement calme, qu'elle eut peur. Sa chemise était déboutonnée sur la gorge, elle vit sa chair très blanche, belle et lisse. Il dormait sans un mouvement. Ses jambes, allongées dans le pantalon bleu d'uniforme, ses pieds dans de grosses chaussettes, lui parurent étranges, sur son lit à elle. Elle partit.



                                                                    3


            Elle se sentait mal à l'aise, profondément troublée. Personne, encore, ne l'avait touchée, elle aimait son intégrité. Un instinct farouche la faisait se dérober à un contact.
            C'était une enfant trouvée, probablement d'une famille de bohémiens, élevée dans un orphelinat catholique. Elle était très religieuse, mais d'une manière un peu païenne et instinctive, était très attachée à la baronne qu'elle servait depuis sept années, depuis qu'elle avait quatorze ans.
*******     Elle ne fraternisait avec personne en-dehors d'Ida Hesse, la gouvernante. Ida était une fille de bonne humeur, coquette, adroite, pas très franche, fille d'un médecin de campagne sans fortune. S'étant peu à peu liée avec Émilie, une alliance plutôt qu'une amitié, elle ne tenait pas compte d'une distinction sociale entre elles. Elles travaillaient ensemble chantaient les mêmes chansons, se promenaient et allaient ensemble chez Franz Brand, le fiancé d'Ida. Tous trois causaient et riaient, ou écoutaient Franz jouer du violon. Il était garde forestier.
            Dans cette amitié n'entrait aucune intimité. Émilie, d'une race primitive, défiante, était d'une réserve innée. Ida la considérait un peu comme un contrepoids à sa propre exubérance. La vive et remuante fille, toujours occupée à quelque flirt, essayait d'intéresser aux hommes la nature passionnée d'Emilie. Mais la fille brune, primitive et excessivement sensible, était une vierge forte. Son sang bouillonnait quand, sur son passage, les soldats faisaient ce long bruit suçotant de baisers. Elle les haïssait presque pour leurs avances méprisables. D'ailleurs, elle était bien protégée par la baronne.
            Son mépris des hommes en général était incroyable. Mais elle aimait la baronne, elle respectait le baron, et elle était à son affaire lorsqu'elle s'occupait de leur service. Sa nature était satisfaite par l'obéissance à des maîtres véritables. Pour elle, un gentleman était d'une essence mystique, qui lui permettait de rester libre et fière à son service. Mais les simples soldats étaient des brutes, des rien-du-tout. Son voeu était de servir.
            Elle restait à l'écart de tout cela. Quand, passant devant le Reichshalle, le dimanche après-midi, elle voyait les soldats danser avec les filles du peuple, une colère froide la prenait. Elle ne les supportait pas, le ceinturon enlevé, la tunique ouverte, leurs chemises apparaissant dans le débraillé de leurs vestes flottantes, les gestes brutaux, leurs figures suantes et rougeoyantes. Ils soutenaient sous les aisselles, de leurs grosses mains, leurs grosses danseuses, les attirant sur leur poitrine. Elle détestait voir les couples cramponnés, les jambes des hommes agitées, lourdement dans la danse.
            Le soir, dans le jardin, quand elle entendait, de l'autre côté de la haie, les rires sensuels et les cris inarticulés des filles dans les bras des soldats, la colère l'emportait, et une fois, elle leur avait crié, d'une voix froide et forte :                                                                        ********
            - Qu'est-ce que vous faites là, dans la haie ?
            Elle aurait voulu les fouetter.
            Mais Bachmann n'était pas tout à fait un soldat ordinaire. Fräulein Hesse l'avait découvert et l'avait présenté à Émilie. C'était un beau garçon blond, bien planté, à la démarche inconsciemment fière. De plus, fils de riches fermiers, bien établis depuis des générations. Son père était mort, sa mère gérait leur bien en attendant sa majorité. Mais si Bachmann avait besoin de cent livres, il n'avait qu'à les lui demander. Il serait charron, associé avec un de ses frères. De plus sa famille avait la plus grosse ferme du village et la forge. Ils travaillaient parce que c'était la seule forme d'existence qu'ils connussent. Mais s'ils avaient voulu, ils auraient pu vivre indépendants sur leurs revenus.
            A sa façon, il était un gentleman, par le raffinement de la sensibilité, quoique d'une intelligence peu cultivée. Il savait se montrer généreux, d'une délicatesse innée. Émilie hésitait en face de lui. Il devint cependant son fiancé, et elle le désira. Mais elle était vierge et timide, et avait soif d'obéissance, parce qu'elle était primitive, et pour elle les conceptions des civilisés étaient lettre morte.



                                                                   4


            A six heures les soldats vinrent au château. Personne n'avait vu Bachmann ? Fräulein Hesse, ravie de jouer un rôle, répondit :
            - Non, je ne l'ai pas vu depuis dimanche, et vous Émilie ?
            - Non, je ne l'ai pas vu, dit Émilie avec un embarras pris pour de la timidité.
            Ida Hesse, très excitée, posait des questions, jouait la comédie.
            - Comment ! il n'a pas tué le sergent Huber ? cria-t-elle navrée.
            - Non, il est tombé dans l'eau, mais il est gravement blessé, le pied écrasé sur la margelle. Il est à l'hôpital. C'est un mauvais cas pour Bachmann.
*9            Émilie, complice et prisonnière, restait pensive. Elle n'était plus libre, elle n'était plus un rouage dans ce système bien réglé qu'elle ne cherchait pas à comprendre et qui lui était sacré. Elle était arrachée d'elle-même : Bachmann était dans sa chambre, elle n'était plus la servante fidèle, dans l'obéissance et la paix. Cela lui semblait intolérable. Toute la soirée elle sentit le poids de ce fardeau, ne respirait plus. Il fallut donner le dîner des enfants et les coucher. Le baron et la baronne sortaient ce soir-là; elle dut s'en occuper. Le domestique rentra souper après les avoir conduits en voiture. Et tout le temps elle avait cette sensation insupportable d'être sortie du rang, chargée d'une responsabilité bouleversante. La direction de son existence devait venir de ses supérieurs, elle n'aurait pas osé bouger sans cela. Mais, maintenant, c'était fini, il fallait agir seule, sans secours, sans sécurité. Pis que cela, cet homme, son amoureux, Bachmann, qu'était-il ? qu'était-il donc ? Pour elle, lui seul parmi tous les hommes était détenteur de l'inconnu qui la terrifiait, mais qu'elle pressentait au-delà de son existence actuelle. Il lui plaisait comme un fiancé un peu distant, mais pas ainsi, disposant d'elle, l'arrachant à son univers.
            Après le départ du baron et de la baronne, et quand le jeune domestique fut sorti, elle monta voir Bachmann. Il s'était réveillé. Elle le trouva assis, morne. Il entendait les voix de ses camarades, dehors, qui chantaient les refrains sentimentaux du crépuscule, accompagnés par la basse bourdonnante de l'accordéon.
                Wenn ich zu mei... nem Kinde geh'...
                In seinem Au... g die Mutter seh'...
            Pour lui tout cela était fini. Dans la chanson des soldats, seul l'appel sentimental du jeune désir insatisfait pénétrait son sang et l'aiguillonnait subtilement. La tête baissée, il s'était un peu relevé sur le lit, et écoutait, concentré, perdu dans un autre monde.
            Sur le point d'entrer dans cette chambre où l'homme se tenait seul dans son attente intense, un frisson la traversa, elle crut défaillir de terreur, et une grande flamme monta devant elle et l'aveugla. Il était assis en manches de chemise, sur le bord du lit. Il leva la tête à son entrée, et elle se détourna. C'était intolérable. Elle s'approcha cependant de lui.
             - Voulez-vous manger quelque chose ? dit-elle.                        
             - Oui, répondit-il, et la voyant en face de lui dans la lumière du
crépuscule, il n'entendait plus que son coeur battant à grands coups sourds, il ne voyait que son tablier, juste au niveau de ses yeux.
             Elle demeurait silencieuse, sans se rapprocher de lui, comme si elle devait rester là pour toujours. Il souffrait.
            Comme envoûtée, elle attendait, forme immobile, indistincte. Lui restait prostré au bord du lit. Le charme de l'homme l'absorbait, la dominait. Elle se rapprocha peu à peu, lentement, comme inconsciente. Son coeur à lui battit plus vite. Il se redressa.                                                                                         *10
            Comme elle arrivait tout près de lui, presque insensiblement; il leva les bras et lui entoura la taille, l'attirant de toutes ses forces désirantes. Il enfouit sa tête dans son tablier, dans la terrible douceur de son ventre. Et il ne fut plus qu'une flamme passionnée. Il avait tout oublié : le sergent, la honte tout avait disparu, emporté par une furieuse vague de désir.
            Sans défense, ses mains tremblantes se jetèrent en avant et se refermèrent sur la tête du garçon, la pressant plus fort sur son sein, toute frémissante. Les bras se resserrèrent sur elle, les mains empoignèrent ses reins, brûlantes sur sa beauté. C'était une agonie de joie, et elle perdit connaissance.
            Quand elle le retrouva, elle reposait dans la paix de la satisfaction.
            C'était ce qu'elle ne se serait jamais figuré. Elle ne se doutait pas qu'une chose semblable pût être. Elle était forte d'une éternelle gratitude, et il était là, près d'elle. Instinctivement, soumise, reconnaissante, ses bras resserrèrent leur étreinte autour de lui qui la tenait étroitement embrassée. Lui se sentait revivre, comblé.
Cette petite caresse complice qu'elle lui avait donnée dans sa joie animait en lui une fierté indomptable. Ils s'aimaient tous les deux, plus rien d'autre ne comptait. Elle l'aimait, il l'avait prise, elle s'était donnée. Tout était bien. Il était à elle et à eux deux il n'était plus qu'un.
           Épanouis, une lumière sur leurs visages et dans leurs coeurs, ils se relevèrent, humbles, mais transfigurés de joie.
           - Je vais vous chercher quelque chose à manger, dit-elle, et elle le quitta dans le contentement et la sécurité de servir, pensant lui offrir ainsi un nouvel hommage.
            Il resta assis au bord du lit, libéré, délivré, dans un tranquille émerveillement.



                                                                5


            Elle revint bientôt avec un plateau de victuailles, suivie de Fräulein Hesse. Les deux femmes le regardaient manger, admiraient son allure fine, sa blondeur, son aisance. Émilie se sentait comblée, enrichie. Qu'était cette pauvre Ida à côté d'elle ?
            - Et qu'allez-vous faire ? demanda Fräulein Hesse jalouse.
            - Je vais m'en aller, dit-il.
*11         Mais ces mots ne signifiaient rien pour lui. Cela n'avait plus d'importance. Il ressentait profondément le bonheur et la liberté.
            - Mais il vous faut une bicyclette, dit Fräulein Hesse.
            - Oui, dit-il.
            Émilie se taisait, à l'écart, pourtant avec lui, unie à lui dans la passion. Elle écoutait de loin cette histoire de bicyclette et de fuite.
            Ils discutèrent plusieurs plans, mais deux d'entre eux n'avaient qu'un désir, que Bachmann restât près d'Emilie. Fräulein n'était plus qu'une étrangère entre eux.
            Ils convinrent cependant que le fiancé d'Ida laisserait sa bicyclette à la maison forestière où il était souvent de garde. Bachmann la prendrait là, la nuit et filerait en France. Leurs coeurs battaient lourdement dans l'attente, mis enfin en face de la situation. Leur imagination peu à peu échauffée.
            Alors Bachmann partirait pour l'Amérique et Émilie le rejoindrait. C'était un beau pays. Ils faisaient des projets pour plus tard.
            Émilie et Ida devaient aller trouver Franz Brand. Elles s'éloignèrent après un léger adieu. Bachmann demeura seul dans l'obscurité, tout à coup traversée du son du bugle qui sonnait le couvre-feu. Il se souvint alors de la carte pour sa mère. Il courut après Émilie, la rejoignit dans le couloir, la lui remit. Il était insouciant, victorieux, elle rayonnante et confiante. Il retourna à sa cachette.
            Il s'assit alors sur le lit et pensa. Il repassa dans son esprit les événements de la journée, se rappela son angoisse, son appréhension, parce qu'il savait qu'il ne pourrait escalader la muraille sans défaillir. Un flot de honte l'envahit à nouveau. Mais il se dit : " Qu'est-ce que ça fait ? Je n'y peux rien, voilà tout. Si je regarde d'une certaine hauteur la tête me tourne, et je n'y peux rien. " Le souvenir revint et une bouffée de honte, comme du feu. Mais il la laissa passer. Il fallait l'accepter, l'admettre, le souffrir. " Je ne suis pourtant pas un poltron, continua-t-il. Je n'ai pas peur du danger. Si je suis fait ainsi, si le vide me donne le vertige et me fait lâcher mon urine. " Se formuler cette vérité lui était une souffrance. " Il faut que je m'y résigne, voilà tout. Ce n'est pas ma faute. " Il pensa à Émilie et fut réconforté. " Je suis comme je suis, et ça suffit ".
            Ayant reconnu sa faiblesse, il resta pensif, attendant le retour d'Emilie pour lui en parler. A la fin, elle revint et lui dit que Franz ne pouvait prêter sa bicyclette cette nuit, elle était en réparation. Bachmann devait rester un jour de plus. Tous deux étaient heureux. Émilie, honteuse devant Ida agitée et fébrile, revint trouver le jeune homme, toute raidie, bouleversée par la situation. Mais il la prit entre ses mains, la dévêtit et posséda dans une folie son corps vierge et sans défense qui souffrait si courageusement, et prenait si profondément sa joie. Les yeux humides de pudeur et de souffrance, elle le serrait plus fort et plus près, jusqu'à leur double victoire, jusqu'au contentement profond d'eux-mêmes. Et ils dormirent côte à côte, lui calme et comblé au milieu de son repos, elle tout contre lui, dans son immuable vérité.



                                                                  6

Résultat de recherche d'images pour "tableaux couples amour"            Au matin, réveillés par les bugles du camp ils se levèrent et    *12 regardèrent par la fenêtre. Elle aimait ce corps blond et fier, et qui savait commander. Et il aimait ce corps moelleux et éternel. Ils regardaient la pâle brume estivale qui s'exhalait en volutes de la verdure et des champs mûrs. La ville était invisible, le rayonnement du matin d'été arrêtait leurs regards. Leurs corps se reposaient ensemble, l'esprit calme. Mais le son du bugle les inquiétait.un peu. Émilie ramenée à sa situation de la veille, devait reconnaître cet univers hiérarchisé, où elle ne désirait pas comprendre, mais servir. Cela passa vite, elle possédait tout.
            Elle descendit à son travail étrangement changée. Elle habitait un monde nouveau, bien à elle, qu'elle n'aurait jamais imaginé et qui, sûrement, était la Terre Promise. Là elle existait, allait et venait, accomplissait ses tâches journalières qui s'y englobaient. Elle était incroyablement heureuse et absorbée. Son travail ne la faisait pas sortir de sa joie. Elle accomplissait sa besogne sans s'en apercevoir. Cela s'épanchait délicieusement, comme un rayon de soleil, cette activité qui venait d'elle et qui accomplissait ses tâches.
            Bachmann était resté à penser, intensément. Il fallait tout combiner d'avance. Il faudrait écrire à sa mère qui lui enverrait de l'argent à Paris. Car il irait à Paris et de là, sans tarder, en Amérique. C'est cela qu'il fallait faire. Tout devait être soigneusement préparé. Le plus dangereux était le passage en France. Il frissonna en y songeant. Il lui faudrait trouver aujourd'hui un indicateur des trains pour Paris. Il faudrait y penser. Activer toutes ses facultés lui donnait un plaisir exquis. C'était une vraie aventure.
            Encore un jour et il serait libre. Quel besoin déchirant il avait d'une liberté absolue, totale ! Il avait triomphé vis-à-vis de lui-même, en lui et en Émilie, il avait effacé la marque de sa honte, il était enfin lui-même. Et maintenant il désirait comme un fou la liberté. Une maison, son travail, et la liberté d'exister, de vivre avec elle, c'était son voeu unique. Il y pensait dans une sorte d'extase durant ces secondes terriblement intenses.
            Tout à coup, il entendit des voix, et le piétinement de plusieurs hommes. Son coeur fit un bond, puis s'arrêta. Il était pris. Il l'avait toujours su. Son corps et son esprit se remplirent d'un grand silence, un silence mortel, un arrêt de la vie et de la conscience. Il demeura inerte, complètement anéanti, dans l'affreuse attente.
            Émilie, dans la cuisine, était occupée à préparer le déjeuner des enfants, quand elle entendit le bruit des pas et la voix du baron.Celui-ci arrivait du jardin, vêtu d'un vieux costume de toile verte. C'était un homme de taille moyenne, d'allure vive, aux extrémités fines, doué d'un charme particulier. Il avait été blessé à la main droite pendant la guerre franco-allemande, et à ce moment, comme toujours quand il était ému, il agitait cette main le long de son corps, comme s'il en souffrait. Il échangeait des phrases rapides avec un jeune sous-lieutenant tout raide. Sur le pas de la porte deux soldats attendaient, gauches, pareils à de jeunes ours.
*13         Émilie arrachée, hors d'elle-même, se figea, pâle et droite, prête à défaillir.
            - Eh bien, si vous le croyez nous allons voir, disait le baron d'une voix brève, coléreuse.
            - Émilie, reprit-il en se tournant vers elle, avez-vous mis à la poste une carte pour la mère de ce Bachmann, hier soir ?
            Émilie, toujours droite, ne répondit rien
            - Oui ou non ? dit le baron sèchement.
            - Oui monsieur le baron, répondit Émilie d'un ton neutre.
            La main blessée du baron s'agita nerveusement. Le lieutenant se raidit encore un peu plus : il avait raison.
            - Est-ce que vous connaissez ce garçon , demanda le baron, la fixant de ses yeux brillants d'un gris doré.
            La jeune fille lui rendit tranquillement son regard. Sans un mot, mais son âme était nue devant lui. Deux secondes il la regarda en silence. Puis, honteux, furieux, il lui tourna le dos.
            - Montez ! dit-il au jeune officier d'un ton de commandement.
            Le lieutenant donna des ordres, d'une voix basse et froide, aux deux soldats. Ensemble ils traversèrent le hall. Émilie restait sans mouvement, toute sa vie suspendue.
            Le baron les mena d'un pas rapide en haut de l'escalier, puis le long du couloir. Il ouvrit brusquement la porte de la chambre d'Emilie et vit Bachmann qui attendait debout, en manches de chemise, à côté du lit, face à la porte, parfaitement calme. Ses yeux croisèrent le regard flamboyant du baron. Celui-ci secoua sa main blessée, puis reprit son sang-froid. Il regarda le soldat en plein visage, fermement. Il vit dans ses yeux la même âme nue, sans défense, comme si son regard avait réellement percé l'enveloppe de chair. Et cette âme était d'autant plus désespérée qu'elle était plus singulièrement dépouillée.
            - Ah ! s'exclama-t-il avec impatience, se tournant vers le lieutenant.
            Celui-ci apparut dans l'encadrement de la porte. Il parcourut des yeux, rapidement, le garçon déchaussé. Il le reconnaissait comme sa chose. Il lui donna l'ordre bref de s'habiller.
            Bachmann prit ses vêtements. Toujours ce grand silence en lui. Il était dans un univers abstrait, figé.. Il se rendait à peine compte que les deux messieurs et les deux soldats l'observaient.Ils ne pouvaient le voir.
            Il fut bientôt prêt. Il attendit les ordres. Mais c'était l'écorce de lui-même qui agissait. Il baignait dans un infini silence, dans un vide qui avait quelque chose d'éternel. Il demeurait fidèle à lui-même.
            Le lieutenant donna l'ordre de se mettre en route. La petite troupe descendit l'escalier à pas feutrés, traversé le vestibule et se trouva dans la cuisine. Émilie était là, le visage levé, immobile, le regard inexpressif. Bachmann ne la regarda pas. Ils n'avaient pas besoin de cela pour se reconnaître. En file la troupe passa dans la cour.
            Le baron resta à la porte, suivant des yeux les quatre silhouettes en uniforme qui traversaient l'ombre tachetée des tilleuls. Bachmann marchait comme un automate. Il semblait ailleurs. Le lieutenant trottait, long, efflanqué. Les deux soldats avançaient lourdement à côté. Ils s'éloignèrent dans le soleil matinal, devinrent tout petits en approchant des baraquements.
            Le baron se retourna vers la cuisine. Émilie coupait du pain.
            - Alors il a passé la nuit ici ? dit-il.
            La jeune fille fixa sur lui des prunelles sans regard. Le baron n'y vit qu'elle toute seule, la sombre âme nue de son corps au milieu de ces yeux aveugles.
            - Qu'alliez-vous faire ? demanda-t-il.
            - Il voulait partir pour l'Amérique, répondit-elle d'un ton uni.
            - Peuh ! Vous auriez dû le renvoyer immédiatement au camp, dit le baron.
            Émilie écoutait avec révérence, mais cela ne l'atteignait pas.
            - Maintenant il est fichu, dit le baron.
            Mais il ne put supporter ces yeux transparents, à peine plus désespérés depuis ces paroles.
            - Il s'est conduit comme un imbécile, répéta-t-il, et il partit brusquement, réfléchissant à ce qu'il allait pouvoir faire.




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vendredi 20 février 2015

Dans l'Eternité - Descartes - Je lui ferai des vers Sully Prudhomme ( Poème France )

Les amoureux de Peynet

                                         Dans l'Eternité

            Au fond noir du passé les principes du monde,
                  A d'insondables fins soumis,
            Débrouillaient leur mêlée aveuglément féconde :
            Ils façonnaient la terre, hélas ! où ne se fonde
                  Nul Eden aux amours promis.

            Des monstres au long col rampent, troupeau farouche
                  De la pesanteur prisonnier ;
            L'aile s'ébauche et tend vers le ciel ; elle y touche ;
            De l'herbe éclôt la fleur, la fleur devient la bouche,
                  La femme apparaît, lys dernier !
                                                                                           

            Nos amours sont sans doute infiniment anciennes ;                  
                  Nos âmes ont pris corps cent fois.
            Mes yeux cherchent les tiens, mes mains cherchent les tiennes,
            Et je t'appelle, hélas ! partout sans que tu viennes,
                  Sans connaître encore ta voix.....

            Depuis qu'est né l'Amour, j'en ai connu la chaîne,
Résultat de recherche d'images pour "peynet"                  Le lien caressant, jamais !
            A peine, quand l'argile eut pris figure humaine,
            Ton âme eut-elle fait de la beauté sa gaine
                   Que dans l'inconnu je t'aimais.                              
 
            Par l'espace, au hasard de la cime et du gouffre,
                   Mon coeur vers toi s'est élancé
            Comme la flamme court sur la trace du soufre,
            Et, si loin que tu sois, quand tu pleures il souffre
                   A ta fortune fiancé.

            Car sa chaîne est rivée à ton intime essence :
                   Les innombrables éléments
            Dont ta bouche est pétrie ont depuis ta naissance,
            Par une mutuelle et secrète puissance,
                   Ceux de mes lèvres pour amants.

abeilles © Éric Tourneret            Comme l'abeille aux fleurs emprunte leur arôme,                              
                   Et, charmeuse exquise à son tour,
            Change en durable miel la sève qui l'embaume,
            De mon sang épuisé survivra chaque atome
                   Tout imprégné de mon amour ;

            La forme en vain retourne au néant qui l'appelle,
                   La matière et l'âme ont pour loi
            De fournir à l'amour une proie éternelle :
            Oui, sous les vents, la pluie et les sourds coups de pelle,
                   Ma cendre frémira pour toi !
                                                                                                                 

                                               
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                                        Descartes    

            Fier du loisir conquis, son salaire et sa gloire,
            L'homme osa détourner son regard des sillons,
            Et, s'enivrant d'abord de science illusoire,
            Il courut, l'âme ouverte, au-devant des rayons !


            Dupé par les couleurs dont l'être se décore,
            Du conseil de Socrate, hélas ! vite oublieux,
            Au monde intérieur qu'il dédaignait encore,
            Crédule, il préférait le monde offert aux yeux.

            Les contours le leurraient, car la forme s'altère,
            Et la main n'y perçoit que le vide ou qu'un mur,
            Il sentait dans les sons soupirer un mystère.
            Tous les signaux des sens ne sont qu'un chiffre obscur.

            Leur témoignage ondoie, et leur félon service,                          
            Loin d'éclairer, voilait l'assuré fondement
            Où pourra la pensée asseoir son édifice,
            Tour de bronze où le Vrai veille éternellement.
                                                                                                             
            Quelle étrange odyssée avait longtemps fournie
            La raison confiante en ces traîtres appuis,
            Quand, douteur par prudence et croyant par génie,
            Descartes proclama : " Je pense, donc je suis ! "


                                                                                                        
                                                   ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


                                       Je lui ferai des vers
                                                                                                                      Je lui ferai des vers aimants,
            Et, comme un lapidaire incliné sur sa meule
            Se cache pour tailler ses plus purs diamants,
            Je polirai tout bas ces vers pour elle seule,
            Et nul ne les verra se former sous mon front,
            Nul ne verra sur eux tomber des pleurs de femme,
                    Et ces choses se passeront
            Hors du monde et très haut, de mon âme à son âme.

                                                                                                           
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