mercredi 17 octobre 2012

Notes sur Paris Mark Twain ( Contes humoristiques USA )



           Caillebotte
                                                              Notes sur Paris


            Le Parisien voyage très peu, ne connaît pas d'autre langue que la sienne, ne lit pas d'autre littérature que la sienne. Ainsi a-t-il l'esprit très étroit et très suffisant.Cependant, ne soyons pas trop sévères. Il y a des Français qui connaissent une autre langue que la leur, ce sont les garçons d'hôtel. Entre autres ils savent l'anglais. C'est à dire qu'ils le savent à la façon européenne. - Ils le parlent, mais ne le comprennent pas. Ils se font comprendre facilement, mais il est presque impossible de prononcer une phrase anglaise de telle sorte qu'ils puissent en saisir le sens. Ils croient le saisir. Ils le prétendent. Mais non.Voici une conversation que j'ai eue avec une de ces créatures. Je l'ai notée aussitôt pour en avoir le texte exact.
            Moi - Ces oranges sont fort belles, d'où viennent-elles ?
            Lui - D'autres. Parfaitement. Je vais en chercher.
            Moi - Non, je n'en demande pas d'autres.Je voudrais seulement savoir d'où elles viennent, où elles ont poussé.
            Lui - Oui ( la mine imperturbable et le ton assuré ).
            Moi - Pouvez-vous me dire de quel pays elles viennent ?
            Lui - Oui ( l'air aimable, la voix énergique ).
            Moi ( découragé ) - Elles sont excellentes.
            Lui - Bonne nuit, Monsieur ( il se retire en saluant tout à fait satisfait de lui-même ).
            Ce jeune homme aurait pu apprendre très convenablement l'anglais, en prenant la peine, mais il était français et ne voulait pas. Combien différents sont les gens de chez nous ! Ils ne négligent aucun moyen. Il y a quelques soi-disant protestants français à Paris. Ils ont construit une jolie petite église sur l'une des grandes avenues qui partent de l'Arc de Triomphe, se proposant d'y aller écouter la bonne parole, prêchée en bonne et due forme dans leur bonne langue française, et d'être heureux. Mais leur petite ruse n'a pas réussi. Le dimanche les Anglais arrivent toujours là les premiers et prennent toute la place.Quand le ministre se lève pour prêcher il voit sa maison pleine de dévots étrangers, tous sérieux et attentifs, avec un petit livre dans les mains. C'est une bible reliée en maroquin, semble-t-il. Mais il s'agit seulement d'une apparence. En réalité c'est un admirable et très complet petit dictionnaire français-anglais qui, de forme, de reliure et de dimension
 est juste comme une bible. Et ces Anglais sont là                                                                               
 pour apprendre le français. Ce temple a été surnommé : l'église des cours gratuits de français.
              D'ailleurs les assistants doivent acquérir plutôt la connaissance des mots qu'une instruction générale. Car, m'a-t-on dit, un sermon français est                                                                         
 comme un discours français. Il ne cite jamais un événement    
historique, mais seulement la date. Si vous n'êtes pas fort sur les dates, vous n'y comprenez rien. Un discours en France est quelque chose dans ce genre :
            - Camarades, citoyens, frères, nobles, membre de la seule sublime et parfaite nation, n'oublions pas que le 10 août nous a délivrés de la honteuse présence des espions étrangers, que le 5 septembre s'est justifié lui-même à la face du ciel et de l'humanité, que le 18 Brumaire contenait les germes de sa propre punition, que le 14 juillet a été la voix puissante de la liberté proclamant la résurrection, le jour nouveau et invitant les peuples opprimés de la terre à contempler la France divine de la France et à vivre. Et n'oublions pas nos griefs éternels contre l'homme du 2 Décembre, et déclarons sur un ton de tonnerre, le ton habituel en France, que sans lui il n'y aurait pas eu dans l'histoire de 17 mars, de 12 octobre, de 19 janvier, de 22 avril, de 16 novembre, de 30 septembre, de 2 juillet, de 14 février, de 29 juin, de 15 août, de 31 mai, que sans la France, ce pays pur, noble et sans pair, aurait un calendrier serein et vide jusqu'à ce jour !
             J'ai entendu un sermon français qui finissait par ces paroles éloquentes et bizarres :
            - Mes frères, nous avons de triste motifs de nous rappeler l'homme du 13 janvier. Les suites du crime du 13 janvier ont été en justes proportions avec l'énormité du forfait. Sans lui n'eût pas été de 30 novembre, triste spectacle ! Le forfait du 16 juin n'eût pas lui-même existé.C'est à lui seul que nous devons le 3 septembre et le fatal 12  octobre. Serons-nous donc reconnaissants au 13 janvier qui soumit au joug de la mort vous et moi et tout ce qui respire ? Oui mes frères, car c'est à lui aussi que nous devons aussi le jour qui ne fut jamais venu sans lui, le 25 décembre béni !
             Il serait peut-être bon de donner quelques explications,   René Magritte
bien que pour beaucoup de mes lecteurs cela soit peu nécessaire : l'homme du 13 Janvier est Adam. Le crime à cette date fut celui de la pomme mangée. Le désolant spectacle du 30 novembre est l'expulsion de l'Eden, le forfait du 16 juin le meurtre d'Abel, l'événement du 3 septembre le départ en exil de Caïn pour la terre de Nod, le 12 octobre les derniers sommets de montagnes disparurent sous les eaux du déluge. Quand vous irez à l'église en France, emportez un calendrier, - annoté.



                                                                                                    Mark Twain
                                                                                          ( in contes humoristiques )

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