L'ennemi
Traversé çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur
- Ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
Baudelaire
( Les fleurs du mal 1861 )
**************
A propos d'un importun
qui se disait son ami
* A Mr Eugène Fromentin
Il me dit qu'il était très riche,
Mais qu'il craignait le choléra ;
- Que de son or il était chiche,
Mais qu'il goûtait fort l'Opéra ;
- Qu'il raffolait de la nature,
Ayant connu Mr Corot ;
- Qu'il n'avait pas encore voiture,
Mais que cela viendrait bientôt ;
- Qu'il aimait le marbre et la brique,
Les bois noirs et les bois dorés ;
- Qu'il possédait dans sa fabrique
Trois contremaîtres décorés ;
- Qu'il avait, sans compter le reste,
Vingt mille actions sur le * Nord * ;
Qu'il avait trouvé, pour un zeste,
Des encadrements d' Oppenord ;
Qu'il donnerait ( fut-ce à Luzarches ! )
Dans le bric-à-brac jusqu'au cou,
Et qu'au marché des Patriarches
Il avait fait plus d'un bon coup ;
Qu'il n'aimait pas beaucoup sa femme,
Ni sa mère ; - mais qu'il croyait
A l'immortalité de l'âme,
Et qu'il avait lu Niboyet ! *
- Qu'il penchait pour l'amour physique,
Et qu'à Rome, séjour d'ennui,
Une femme, d'ailleurs phtisique,
Étant morte d'amour pour lui.
Pendant trois heures et demie,
Ce bavard, venu de Tournai,
M'a dégoisé toute sa vie ;
J'en ai le cerveau consterné.
S'il fallait décrire ma peine,
Ce serait à n'en plus finir ;
Je me disais, domptant ma haine :
" Au moins, si je pouvais dormir ! "
Comme un qui n'est pas à son aise,
Et qui n'ose pas s'en aller,
* Je frottais de mon cul ma chaise,
Rêvant de le faire empaler.
Ce monstre se nomme Bastogne ;
Il fuyait devant le fléau.
Ou j'irai me jeter à l'eau,
Si dans ce Paris, qu'il redoute,
Quand chacun sera retourné,
Je trouve encore sur ma route
Ce fléau, natif de Tournai.
Baudelaire
Bruxelles 1865
* corot
**************
La soupe et les nuages
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la
salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs,
les merveilleuses constructions de l'impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation :
- Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle
bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts.
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j'entendis une voix
rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l'eau-de-vie, la voix de ma
chère petite bien-aimée, qui disait :
- Allez-vous bientôt manger votre soupe, s... b... de marchand de nuages ?
Charles Baudelaire
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire