mercredi 8 mai 2013

Un anarchiste Joseph Conrad 2 ( nouvelle Angleterre



barcelone
                                                     Un anarchiste
                                                                             ( suite 2 )

            C'est en ses termes que le digne régisseur du domaine de Maranon me raconta l'arrivée du supposé anarchiste. Il voulait le tenir ( au nom des intérêts de la Compagnie ) et le  répandaient l'histoire dans toute la ville quand ils partaient en congé. Ils ne savaient pas ce que c'est un anarchiste, pas plus qu'ils ne connaissaient Barcelone. Ils l'appelaient : " Anarchisto de Barcelona ", comme si c'était un nom et son prénom.Mais les gens de la ville qui avaient lu dans les journaux les exploits des anarchistes européens, se montraient for émus. L'adjonction de " Barcelona " faisait glousser de rire Mr Harry Gee de satisfaction.
            - C'est une espèce particulièrement meurtrière, hein ? Tous les propriétaires de scieries craignent d'autant plus d'avoir affaire à lui, comprenez-vous ? exultait-il sans fard. Je le tiens mieux avec ce nom-là que si je le tenais enchaîné par la jambe au pont de mon canot. Remarquez bien, d'ailleurs, ajoutait-il après un instant de silence, qu'il ne proteste pas. Je ne le calomnie en rien. De toute façon, d'une espèce ou d'une autre, c'est un forçat.
            - Je suppose cependant que vous lui donnez un salaire ? demandai-je.
            - Un salaire ! Qu'a-t-il besoin d'argent ici ? Il trouve à manger dans ma cuisine et des vêtements au magasin. Bien sûr, je lui donnerai quelque chose à la fin de l'année, mais vous ne croyez pas que je vais employer un forçat et lui donner les mêmes gages qu'à un honnête homme ? Je regarde avant tout aux intérêts de la Compagnie.
            Je reconnus qu'à une compagnie qui dépensait 50000 livres par an en publicité, la plus stricte économie s'imposait, évidemment. Le régisseur de l'estancia Maranon poussa un grognement approbateur.
            - Et puis écoutez, reprit-il, si j'étais certain que ce fût un anarchiste et qu'il eût le toupet de me réclamer de l'argent, je lui enverrais le bout de ma botte quelque part. Je lui accorde le bénéfice du doute. Je veux bien admettre qu'il se soit contenté de planter son couteau dans un dos quelconque, avec circonstances atténuantes, à la française, vous savez. Mais cette farce sanguinaire et subversive qui voudrait se défaire de toutes les lois et de l'ordre du monde, ça me fait bouillir le sang. C'est couper l'herbe sous le pied à tous les travailleurs honnêtes et respectables. Je vous dis qu'il faut protéger la conscience chez les gens qui en possèdent, comme vous et moi, sans quoi la première fripouille venue vaudrait autant que moi à tous égards. Jugez un peu, quelle absurdité !
            Il me regarda d'un oeil indigné. Je fis un petit signe de tête et murmurai qu'il y avait certainement beaucoup de vérité subtile dans cette façon de voir.

            La première vérité que l'on pouvait découvrir dans les idées de Paul le mécanicien, c'est qu'un détail futile suffit à causer la ruine d'un malheureux.
            - Il n'en faut pas beaucoup pour perdre un homme, me dit-il un soir d'un ton pensif.
            Je rapporte cette réflexion en français, car le pauvre garçon venait de Paris et pas du tout de Barcelone. Au Maranon il vivait à l'écart de la ferme, dans un petit appentis à toit de tôle et parois de paille qu'il appelait " mon atelier ". On y avait placé un établi, plusieurs couvertures de cheval et une selle, non qu'il eût jamais l'occasion de monter à cheval, mais parce que les employés de l'établissement qui étaient tous vaqueros, bouviers, ne connaissaient pas d'autre literie. Et comme un fils des plaines il dormait sur ce harnais de cavalier, couché au milieu de ses outils, entourée de ferraille rouillée, une forge portative sous l'établi qui retenait sa moustiquaire crasseuse. De temps à autre je lui apportais quelques bouts de chandelle arrachés à la maigre provision du régisseur. Il m'était très reconnaissant de ce cadeau, il n'aimait pas rester éveillé dans l'ombre. Il se plaignait d'insomnie
            - Le sommeil me fuit, déplorait-il avec l'habituel accent de stoïcisme résigné qui le rendait sympathique et touchant. Je lui avais fait comprendre que je n'attachais pas une importance excessive à sa condition d'ancien forçat.
            C'est ce qui l'amena un soir à me parler de lui-même. Comme un des bouts de chandelle placé sur l'établi menaçait de s'éteindre, il en alluma vivement un autre.
            Il avait fait son service militaire dans une garnison de province avant de retourner à Paris pour exercer son métier. C'était un travail bien payé. Il me conta avec orgueil qu'il était arrivé en peu de temps à se faire ses dix francs par jour. Il songeait à s'établir bientôt à son compte et à se marier.
            Là il poussa un profond soupir et se tut un instant. Puis avec un regain de stoïcisme :
            - Il faut croire que je ne me connaissais pas assez.
            Le jour de ses vingt-cinq ans deux camarades de l'atelier où il travaillait lui offrirent à dîner. Il fut profondément touché de cette attention.
            - J'étais un homme sérieux, m'expliqua-t-il, mais j'aimais autant la société qu'un autre.
            La fête projetée eut lieu dans un petit café du boulevard de la Chapelle. On but du vin cacheté, du vin excellent. Tout était excellent et le monde, selon son expression, semblait un endroit où il faisait bon vivre. Il avait un bel avenir, un peu d'argent de côté, et l'affection de deux excellents amis. Il offrit de payer toutes les consommations, après le dîner, ce qui était la moindre des politesses.
            Ils burent du vin, puis des liqueurs, du cognac, de la bière, des liqueurs encore, et encore du cognac. Deux étrangers assis à la table voisine le regardaient avec tant de cordialité, me dit-il, qu'il les invita à se joindre à leur groupe.
            De sa vie il n'avait tant bu. Il se trouvait rempli d'un enthousiasme sans borne et si délicieux, et que dès qu'il le sentait mollir il se dépêchait de commander de nouvelles consommations.
            - Il me semblait, disait-il de son ton paisible, en regardant à ses pieds dans le triste local plein d'ombre, il me semblait que j'allais atteindre un grand, un prodigieux bonheur. Un dernier verre, me semblait-il, et j'y serais. Les autres me soutenaient, bravement, verre pour verre.
            Puis il se passa quelque chose d'extraordinaire. Sur un mot des étrangers son exaltation tomba. Des pensées lugubres, des idées noires, se pressaient dans sa tête. Le monde à l'extérieur du café lui faisait l'effet d'un lieu sinistre et méchant, où une multitude de pauvres diables devaient travailler en esclaves, pour permettre à quelques individus de se pavaner dans des équipages, et de mener dans des palais une vie d'orgies. Il eut honte de son bonheur. La grande pitié de l'humanité douloureuse lui tordait le coeur. Il tenta, d'une voix étranglée par l'affliction d'exprimer ses sentiments. Il pleurait et jurait tour à tour.
            Les deux nouveaux venus se hâtèrent d'applaudir à son indignation humaine. Oui, la somme d'injustices du monde était scandaleuse. Il n'y avait qu'une façon de traiter une société pourrie. Il fallait démolir toute cette " sacrée boutique ", faire sauter ce monde d'iniquités.
            Leurs têtes se rapprochaient par-dessus la table. Ils lui soufflaient à l'oreille des paroles enflammées, sans s'attendre sans doute à l'effet de leur éloquence. Il était extrêmement ivre, fou d'ivresse. Tout à coup, avec un cri de rage, il bondit sur la table. Renversant à coups de pieds verres et bouteilles, il clama : " Vive l'anarchie ! Mort aux capitalistes ! " Il poussa ce cri à diverses reprises. Autour de lui les verres se brisaient, les chaises volaient, les gens se sautaient à la gorge. La police fit irruption. Il cogna, mordit, griffa, lutta jusqu'au moment où il reçut un coup violent sur la tête.
            Il revint à lui dans une cellule, emprisonné sous l'inculpation de voies de faits, de cris séditieux et de propagande anarchiste.
            Il fixait sur moi le regard de ses yeux liquides et brillants, qui semblaient très grands dans la pénombre.
            - Mauvaise affaire, fit-il lentement, mais j'aurais peut-être encore pu m'en tirer.
            J'en doute. En tout cas ses chances furent compromises par un jeune avocat socialiste qui s'offrit bénévolement à le défendre. Il eut beau affirmer qu'il n'était pas anarchiste, qu'il était un brave ouvrier paisible, uniquement soucieux de faire ses dix heures de travail quotidien, on le présenta au tribunal comme une victime de la société. On interpréta ses clameurs d'ivrogne comme l'expression d'une souffrance infinie. Le jeune avocat avait son chemin à faire, et cette affaire était exactement ce qu'il lui fallait pour démarrer. Sa plaidoirie fut fort admirée.
            Le pauvre garçon se tut, avala sa salive et conclut :
            - J'ai eu la peine maximale pour un premier délit.
            Je fis entendre un murmure apitoyé. Il pencha la tête et croisa les bras :
            - Quand on me relâcha, reprit-il doucement, je retournai naturellement à mon ancien atelier. Mon patron avait toujours eu de la sympathie pour moi mais, du plus loin qu'il me vit, il verdit de terreur, et me montra la porte d'une main tremblante.
            Tandis qu'il se tenait dans la rue, inquiet et déconfit, il fut abordé par un homme d'un certain âge, qui se présenta comme étant lui aussi mécanicien ajusteur.
            - Je te connais,dit-il, j'ai assisté à ton procès. Tu es un bon camarade et tu as des idées saines. Le diable, c'est que tu ne trouveras plus de travail nulle part, maintenant. Ces bourgeois vont conspirer pour te faire crever de faim. C'est comme ça qu'ils sont. Pas de pitié à attendre des riches.
            D'entendre ces paroles amicales en pleine rue le réconforta. Il était sûrement de ces êtres qui ont besoin d'appui de sympathie. L'idée de se retrouver sans travail l'avait complètement démoralisé. Si son patron qui le connaissait pour un ouvrier paisible, rangé et habile, ne voulait plus entendre parler de lui, personne d'autre ne l'emploierait, sûrement. C'était bien clair. La police qui le tenait à l'oeil s'empresserait de prévenir tous les patrons qui pourraient être tentés de lui donner de l'ouvrage. Désemparé, tout à coup; inquiet et oisif, il suivit l'homme dans un estaminet du coin, où il trouva d'autres bons compagnons. On lui affirma qu'on ne le laissera pas jeûner, avec ou sans travail. On but à la ronde, à la ruine de tous les exploiteurs du travail et à la destruction de la société.
            Il se mordait la lèvre.
            - Voilà comment je suis devenu " compagnon ", Monsieur, fit-il en passant sur son front une main tremblante. Tout de même il faut qu'il y ait quelque chose de mauvais dans un monde où un type peut être perdu pour un verre de trop.
            Il ne levait pas les yeux mais je voyais qu'il commençait à s'animer malgré sa tristesse. Il frappa l'établi de sa main ouverte.    
            - Non, cria-t-il, c'était une existence impossible. Surveillé par la police, surveillé par les camarades, je ne m'appartenais plus, je ne pouvais plus aller retirer quelques francs sur mes économies sans trouver un camarade rôdant près de la porte pour voir si je n'allais pas prendre la poudre d'escampette ! Et la plupart d'entre eux n'étaient ni plus ni moins que des cambrioleurs. Les plus intelligents en tous les cas. Ils volaient les riches. Ils ne faisaient que reprendre leur dû, proclamaient-ils. Quand j'avais bu, je les croyais. Il y avait aussi des imbéciles et des fous. Des exaltés, quoi ! Quand j'étais saoul je les aimais, et si je buvais davantage j'entrais en fureur contre le monde. C'étaient les meilleurs moments. La rage devenait un refuge contre la misère. Mais on ne peut pas toujours être saoul, n'est-ce pas Monsieur ? Et quand j'avais retrouvé ma tête je n'osais pas m'échapper. Ils m'auraient saigné comme un cochon.
            Il croisa de nouveau les bras et leva son menton osseux avec un sourire amer.
            - Un jour on me dit qu'il était temps de me mettre à l'ouvrage. L'ouvrage, c'était le sac d'une banque. L'affaire faite on jetterait une bombe pour démolir l'immeuble. Mon rôle de débutant serait de faire le guet dans une rue de derrière, et de veiller sur un sac noir contenant la bombe, jusqu'à ce qu'on en eût besoin. Après la réunion où l'affaire avait été arrangée, un camarade de confiance ne me lâcha plus d'une semelle. Je n'avais pas osé protester. J'avais peur de me faire estourbir en douce dans la pièce. Seulement en marchant à côté du compagnon, je me demandais si je ne ferais pas mieux de me jeter tout à coup dans la Seine. Mais, le temps de retourner cette idée dans ma tête, nous avions passé le pont, et l'occasion ne se retrouva plus.
            Dans la lueur du bout de chandelle, avec ses traits osseux, sa petite moustache et son visage ovale, il manifestait tout à coup une jeunesse fragile et gaie, et la vieillesse d'un être décrépit, douloureux, aux bras serrés sur la poitrine.
            - Eh bien ? Comment cela a-t-il fini ?



                                                                             - Par la............ ( à suivre in 3 )

                                                                                                         Conrad

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire