samedi 25 janvier 2014

Premier en anglais,Toto - Mon petit frère -Courteline ( Nouvelles France )


crobardures.canalblog.com

                                                   Premier en anglais
                                                          TOTO

            - Moi, comme j'ai été le premier en anglais maman a dit comme ça :
            " Comme cet enfant, qu'elle a dit, a été le premier en anglais, pendant les vacances de Pâques on le mènera voir la comédie, puisqu'il a été le premier en anglais. "
            - Ah ?
            - Oui. Alors papa est allé louer des places. Ça fait qu'il est rentré mardi en disant :
            " Je viens de louer des places
              - Et pour où que tu as loué des places ? qu'a dit maman ".
           - Papa a dit qu'il avait loué des places pour aller au Théâtre Français voir jouer Le Supplice d'une femme. Alors maman s'a fichu en colère. Elle a dit que papa était un imbécile et qu'il ne faisait que des bêtises.
            - Ah ?
            - Oui. Elle criait :
            " Est-ce que tu perds la tête de mener cet enfant à une pièce pareille ? Tu veux donc lui donner de mauvaises idées ? "
           - Et papa baissait le nez, parce qu'il ne savait pas quoi répondre. A la fin maman a dit que papa ne savait pas ce qu'il faisait, mais qu'elle aimait encore mieux que j'aie de mauvaises idées que de laisser perdre des places qui avaient coûté vingt-cinq francs. Alors on a été tout de même voir jouer Le Supplice d'une femme.
            - Ah ?
            - Oui. en voilà une pièce qui est bête ! Mon vieux, on y comprend rien ! C'est rien que des gens qui parlent à tort et à travers et qui disent tout ce qui leur passe par la tête. T'as jamais rien vu de plus bête, et tout le temps maman me disait :
              " N'écoute pas ce qu'ils disent, Toto, c'est des mensonges ! "
             - Et elle disait à papa : 
             " Il faut être aussi fou que tu l'es pour avoir amené cet enfant à une pièce aussi immorale. "
             - A la fin on a rentré et maman a dit comme ça :
             " Je ne veux pas que cet enfant reste sous le coup de mauvaises idées. Demain soir on ira voir jouer La Chatte blanche. "
            - Ah ?
PabloPicasso 1900 
            - Oui. Ça fait que le lendemain on a été au Châtelet. Mon vieux, c'est ça qui est rupin ! Pour sûr alors, c'est rupin !... Si tu savais!... Mon vieux, il y a des dames toutes nues !... C'est joli :... On voit tous leurs estomacs !... A un moment y en a qui dansent, des fois elles relèvent leurs jupes et elles font voir leurs derrières... Tu ne peux pas te faire un idée comme c'est chic !... Crénom ! j'ai rudement rigolé ! Maman aussi. Tout le temps elle disait :
            " Tu t'amuses Toto ? "
            - Et elle disait à papa :                                            
            " Hein ? Voilà un vrai spectacle à faire voir à des enfants. Au moins ça ne leur donne pas de mauvaises idées ! "
            - Je serais toi je dirais à ta mère de te mener voir La Chatte blanche. C'est pas comme Le Supplice d'une femme où on ne sait pas ce que ça veut dire. On comprend, mon vieux !... On comprend...



                                                                                                Georges Courteline   


                                                         ********************


chêne de courbet
                             fr.culture.fr                                 Mon petit frère

            Mon petit frère qui était en cinquième l'an dernier ne passera que l'an prochain dans la classe suivante. Suffisant en mathématiques, plutôt brillant en thème latin, il a été au-dessous de tout en littérature française, il s'est montré l'égal d'un cochon dans l'art d'expliquer La Fontaine, si bien qu'il a été recalé à l'examen et qu'il va redoubler sa cinquième à titre de vétéran. Ce pauvre enfant est désolé. Je l'ai consolé de mon mieux puis questionné à mon tour. Or voici scrupuleusement sténographié sous la dictée de ce bambin digne de foi ce qui se serait passé entre lui et son examinateur. Ça empeste la vérité à en tomber asphyxié, et je crois devoir livrer à l'étonnement des masses cette surprenante entrevue.

            L'examinateur -... Et maintenant nous allons passer à l'examen des auteurs français. Êtes-vous un peu fort sur ce point ?
            Mon petit frère - Oh ! très calé !
            L'examinateur - Quoi ?
            Mon petit frère ( se reprenant ) - Très ferré. Je veux dire, très ferré.
            L'examinateur - A la bonne heure. Dites-moi, de tous les écrivains qui ont illustré notre langue, auquel vont vos prédilections ?
            Mon petit frère ( embarrassé et qui n'a pas de préférence ) - Mon Dieu...
            L'examinateur - Serait-ce à Corneille ?
            Mon petit frère - Oui.
            L'examinateur - Ou à Molière ?
            Mon petit frère - En effet.
            L'examinateur - Peut-être à La Fontaine ?
            Mon petit frère - Ça se pourrait encore.
            L'examinateur -  Ce choix fait honneur à votre jugement. Je vous en félicite de toutes mes forces et puisque le hasard nous a amenés à prononcer le nom de La Fontaine, parlons un peu de La Fontaine. Qu'est-ce que vous pensez de La Fontaine ?
            Mon petit frère ( qui n'en pense rien ) - Je pense que c'est un grand poète.
            L'examinateur -  Bonne réponse! Très bien,  mon ami ! Avec des idées comme celles-là vous ferez votre chemin dans la vie. J'ose vous le prédire hardiment. Mais pourquoi vous prisez l'auteur, sans doute vous possédez l'oeuvre? Voudriez-vous me citer parmi les fables de La Fontaine, celles qui vous paraissent mériter une admiration particulière,  autant par l'ampleur des sujets que par l'excellence de la forme.
            Mon petit frère ( qui s' en bat l'oeil  ) - Ma foi...
            L'examinateur -  Je gage mon ami que vous avez une préférence pour Le Meunier, son fils et l'âne ?
             Mon petit frère - Je l'avoue...
            L'examinateur - Pour Le Paysan du Danube ?
            Mon petit frère  - Oui, monsieur.
            L'examinateur - Sans doute aussi pour Le Chêne et le Roseau ?
            Mon petit frère ( qui déborde d'admiration bien feinte ) - Oh !...
            L'examinateur - À merveille.  Je vois que vos goûts et les miens vont d'instinct aux mêmes chefs-d'oeuvre. Vous savez Le Chêne et le Roseau ?         
            Mon petit frère - Oui monsieur. ?.
            L'examinateur - Récitez-le moi. ( il prend l'attitude recueillie du monsieur qui se prépare à déguster un Maître ).
            Mon petit frère récitant - Le chêne un jour dit au roseau...
            L'examinateur - Arrêtez-vous.   Qu'est-ce que vous pensez de ce vers ?
            Mon petit frère ( très carré ) - Superbe !
            L'examinateur - Superbe, il est vrai, mais pourquoi ? (  mutisme embarrassé de mon frère ) Vous trouvez que ce verbe est superbe et vous ne savez pas pourquoi ? ( Suite du mutisme ) Et vous dites que vous connaissez La Fontaine !... ( Mon petit frère se met à pleurer ) Il ne faut pas pleurer pour ça. Voyons mon ami, répondez : Savez-vous ce que c'est qu'un chêne ?
            Mon petit frère - Oui monsieur, un Chêne c'est un arbre.
            L'examinateur - Fort bien. Mais quel espèce d'arbre ? ( reprise du motif ci-dessus : mutisme prolongé du candidat ) Est-ce un grand arbre ? Est-ce un petit ? Dites quelque chose, voyons !
            Mon petit frère ( timidement ) - Monsieur, c'est un grand arbre.
            L'examinateur ( satisfait ) - Ah ! Et un roseau, qu'est-ce que c'est ?
            Mon petit frère - C'est une espèce de petit truc. Un machin quoi, qui sort de l'eau.
            L'examinateur ( érudit ) - Le roseau est une petite plante aquatique, à tige droite, lisse et élancée, qui pousse généralement sur le bord des marais. Eh bien ! comprenez-vous maintenant tout ce qu'il y a de beau dans ce vers ? dans cette opposition du roseau et du chêne, si disproportionnés chacun à chacun et conversant d'égal à égal, cependant ? Hein ? N'y a-t-il point là une touchante antithèse ? Et n'est-ce point, je vous le demande, à tirer les larmes des yeux ?              
            Mon petit frère ( pas convaincu ) - Si.                                   *
            L'examinateur - Laissez-moi parler, je vous prie... Vous me  direz : " C'est touchant mais tout à fait invraisemblable !... On ne saurait me faire admettre que le chêne pousse la condescendance jusqu'à adresser la parole au roseau et se complaise en si petite société !... " Je vous sais gré de cette objection qui prouve votre intelligence. Mais c'est là que je vous attendais !... Oui, le chêne parle au roseau. Seulement, quand consent-il à lui parler ? UN JOUR !...
                                                                Il déclame
            Le chêne, un jour, dit au roseau...
            UN JOUR, vous entendez ? UN JOUR !... c'est à dire par extraordinaire !... contrairement à son habitude qui est de tenir le roseau à distance et de ne point frayer coutumièrement avec sa trop humble personne ! Le fabuliste a tout prévu, et je sais peu de vers dans son oeuvre où s'affirme de plus éclatante façon sa clairvoyance et son génie. Continuez.
            Mon petit frère ( récitant ) - Vous avez...
            L'examinateur ( absorbé ) - UN JOUR !... UN JOUR !...
            Mon petit frère ( récitant ) - ... bien sujet...
            L'examinateur - Et c'est le chêne qui parle, notez bien... Le roseau ( le bonhomme l'a parfaitement senti ) n'eût point eu la témérité de parler lui, le premier, au chêne !...
            Mon petit frère - Il se serait fait ramasser.
            L'examinateur - Quoi ?
            Mon petit frère - Rien... ( Il récite ) Vous avez bien sujet d'accuser la nature.
            L'examinateur ( affectant de mettre un frein à la fureur des flots ) - Halte ! Halte ! Halte !... Ne vous emportez pas, de grâce !... vous vous en porterez mieux. ( Il rit. Mon petit frère l'imite ) Quel est votre avis sur ce vers :
                                     Vous avez bien sujet d'accuser la nature ?
            Mon petit frère - Mon avis ?
            L'examinateur - Oui, votre avis. vous semble-t-il bon ou mauvais ?
            Mon petit frère - Bon Monsieur !... Excellent !
            L'examinateur - Pourquoi ?
            Mon petit frère ( que commence à gagner un certain ahurissement ) - Je ne sais pas.
            L'examinateur ( l'oeil au ciel ) - Ah ! Jeunesse !... Pourtant, réfléchissez : examinez-le de près, ce vers, efforcez-vous d'en mettre en lumière les beautés ( Silence morne de mon petit frère ) C'est tout ce que vous trouvez ?... Mais sac à papier, mon garçon, le mot " sujet " ne vous dit donc rien ?
            Mon petit frère - Si, monsieur.
            L'examinateur - Qu'est-ce qu'il vous dit ?
            Mon petit frère - ...........
            L'examinateur ( navré ) - Et le mot " nature " ? ( Silence de mon petit frère ) Pas plus ? ( Haussement d'épaules ) C'est déplorable... Déplorable... Voyons, raisonnons, voulez-vous ? Pourquoi le fabuliste a-t-il mis que le roseau avait sujet , au lieu de mettre qu'il avait raison ? ( Un temps ) Vous ne devinez pas ?... C'est cependant bien simple. Raison est vague, et Sujet est précis !... Sujet est mis là pour Motif... Grief... si vous préférez. Le roseau a " Sujet " d'accuser la nature. C'est dire qu'il peut arguer contre elle, preuves à l'appui !
            Mon petit frère - C'est évident.
            L'examinateur - Que ne le disiez-vous, alors ? ... Et pourquoi le chêne, s'il vous plaît, dit-il " la Nature " et non " Dieu " ?... Parce que, gonflé d'orgueil, il est naturellement imbu de théories matérialistes!
C'est clair comme le jour, mon ami. Du reste, il faut convenir d'une chose, c'est que si le poète eût dit :
                                       Le chêne un jour dit au roseau :
                                       " Vous avez bien sujet d'accuser Dieu... "                
Le vers eût été bien moins beau ! C'est votre avis ?                            
            Mon petit frère ( abasourdi ) - Je ne sais plus, monsieur... je ne sais plus.
            L'examinateur ( très sec ) - Allons, allons ! Vous ne savez rien ! Vous êtes un crétin, mon garçon. Allez étudier vos classiques. Nous reprendrons cet entretien à la fin de l'année scolaire.                           **
         
            Et voilà pourquoi mon petit frère redouble actuellement sa cinquième en qualité de vétéran.

*   sites.univ-provence.fr
** bulat-pestivien.fr

                              Georges Courteline
                                                                                                               
            

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