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Poème à Lou
28 avril 1915
Jolie bizarre enfant chérie
Je vois tes doux yeux langoureux
Mourir peu à peu comme un train entre en gare
Je vois tes seins tes petits seins au bout rose
Comme ces perles de Formose
Que j'ai vendues à Nice avant de partir pour Nîmes
Je vois ta démarche rythmée de Salomé plus capricieuse
Que celle de la ballerine qui fit couper la tête au Baptiste
Ta démarche rythmée comme un acte d'amour
Et qui à l'hôpital auxiliaire ou à Nice
Tu soignais les blessés
T'avait fait surnommer assez justement la chaloupeuse
Je vois tes sauts de carpe aussi la croupe en l'air
Quand sous la schlague tu dansais une sorte de kolo
Cette danse nationale de la Serbie
Jolie bizarre enfant chérie
Je sens ta pâle et douce odeur de violette
Je sens la presqu'imperceptible odeur de tes aisselles Je sens l'odeur de fleur de marronnier que le mystère
de tes jambes
Répand au moment de la volupté
Parfum presque nul et que l'odorat d'un amant
Peut seul et à peine percevoir
Je sens le parfum de rose rose très douce et
lointaine
Qui te précède et me suit ma rose
Jolie bizarre enfant chérie
Je touche la courbe singulière de tes reins
Je suis des doigts ces courbes qui te font faite
Comme une statue grecque d'avant Praxitèle
Et presque comme une Eve des cathédrales
Je touche aussi la toute petite éminence si sensible
Qui est ta vie même au suprême degré
Elle annihile en agissant ta volonté tout entière
Elle est comme le feu dans la forêt
Elle te rend comme un troupeau qui a le tournis
Elle te rend comme un hospice de folles
Où le directeur et le médecin-chef deviendraient
Déments eux-mêmes
Elle te rend comme un canal calme changé
brusquement
En une mer furieuse et écumeuse
Elle te rend comme un savon satiné et parfumé
Qui mousse soudain dans les mains de qui se lave
Jolie bizarre enfant chérie
Je goûte ta bouche ta bouche sorbet à la rose
Je la goûte doucement
Comme un khalife attendant avec mépris les Croisés
Je goûte ta langue comme un tronçon de poulpe
Qui s'attache à vous de toutes les forces de ses
ventouses
Je goûte ton haleine plus exquise que la fumée
Tendre et bleue de l'écorce du bouleau
Ou cette fumée sacrée si bleue
Et qu'on ne nomme pas
Jolie bizarre enfant chérie
J'entends ta voix qui me rappelle
Un concert de bois musette hautbois flûtes
Clarinettes cors anglais
Lointain concert varié à l'infini
Tu te moques parfois et il faut qu'on rie
O ma chérie
Et si tu parles gentiment
C'est le concert des anges Et si tu parles tristement c'est une satane triste
Qui se plaint
D'aimer en vain un jeune saint si joli
Devant son nimbe vermeil
Et qui baisse doucement les yeux
Les mains jointes
Et qui tient comme une verge cruelle
La palme du martyre
Jolie bizarre enfant chérie
Ainsi les cinq sens concourent à te créer de
nouveau
Devant moi
Bien que tu sois absente et si lointaine
O prestigieuse
O ma chérie miraculeuse
Mes cinq sens te photographient en couleurs
Et tu es là tout entière
Belle
Câline
Et si voluptueuse
Colombe jolie gracieuse colombe
Ciel changeant ô Lou ô Lou
Mon adorée
Chère chère bien-aimée
Tu es là
Et je te prends toute
Bouche à bouche
Comme jadis
Jolie bizarre enfant chérie
Apollinaire
Poème à Lou
Nuit du 27 avril 1915
La nuit
S'achève
Et Gui
Poursuit
Son rêve
Où tout
Est Lou
On est en guerre
Mais Gui
N'y pense guère
La nuit S'étoile et la paille se dore
Il songe à Celle qu'il adore
Guillaume Apollinaire
C'est
C'est la réalité des photos qui sont sur mon coeur
que je veux
Cette réalité seule elle seule et rien d'autre
Mon coeur le répète sans cesse comme
une bouche d'orateur et le redit
A chaque battement
Toutes les autres images du monde sont fausses
Elles n'ont pas d'autre apparence que celle
des fantômes
Le monde singulier qui m'entoure métallique végétal
Souterrain
O vie qui aspire le soleil matinal
Cet univers singulièrement orné d'artifices
N'est-ce point quelque oeuvre de sorcellerie
Comme on pouvait l'étudier autrefois
A Tolède
Où fut l'école diabolique la plus illustre
Et moi j'ai sur moi un univers plus précis plus certain * Fait à ton image
*apollinaire peinture marie laurencin
Apollinaire
A mon Tiercelet
Terrible Aquilan de Mayogre
Il me faudrait un petit noc
Car j'ai faim d'amour comme un ogre
Et je ne trouve qu'un faucon
Guillaume Apollinaire
maxisciences.com
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