III
L'étoile
Suzanne a accompli ce soir le douzième mois de son âge, et, depuis un an qu'elle est sur cette vieille terre, elle a fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont des génies méconnus ; ils prennent possession du monde avec une énergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie, ce premier jet de l'âme.
Concevez-vous que ces petits êtres voient, touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent?
Concevez-vous qu'ils marchent, qu'ils vont et viennent ? Concevez-vous qu'ils jouent ? Cela surtout est merveilleux qu'ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Des poupées et des chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare.
Suzanne a une grande corbeille pleine de joujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature et par destination, tels qu'animaux en bois blanc et bébés de caoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tour particulier de leur fortune ; ce sont de vieux porte-monnaie, des chiffons, des fonds de boîte, un mètre, un étui à ciseaux, une bouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ils sont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour, Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à sa mère. Elle n'en remarque aucun d'une façon spéciale, et elle ne fait généralement aucune distinction entre ce petit bien et le reste des choses. Le monde est pour elle un immense joujou découpé et peint.
Si on voulait se pénétrer de cette conception de la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées de Suzanne, on admirerait la logique de cette petite âme ; mais on la juge d'après nos idées, non d'après les siennes. Et, parce qu'elle n'a pas notre raison, on décide qu'elle n'a pas de raison. Quelle injustice Moi qui sais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suite là où le vulgaire n'aperçoit que des façons incohérentes.
Pourtant, je ne m'abuse pas ; je ne suis pas un père idolâtre ; je reconnais que ma fille n'est pas beaucoup plus admirable qu'une autre enfant. Je n'emploie pas, en parlant d'elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à sa mère :
- Chère amie, nous avons là une bien jolie petite fille. montreuil.fr
Elle me répond à peut près ce que Mme Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient un semblable compliment !
- Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l'a faite : assez belle, et elle est assez bonne.
Et, en disant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique et candide, où l'on devine, sous les paupières abaissées, des prunelles brillantes d'orgueil et d'amour.
J'insiste, je dis :
- Convenez qu'elle est jolie.
Mais elle a, pour n'en pas convenir, plusieurs raisons que je découvre mieux encore qu'elle ne ferait elle-même.
Elle veut s'entendre dire encore et toujours que sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, elle croirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute la délicatesse qu'il faut. Elle craindrait surtout d'offenser on ne sait quelle puissance invisible, obscure, qu'elle ne connaît pas mais qu'elle sent là, dans l'ombre, prête à punir sur leurs bébés les mamans qui s'enorgueillissent.
Et quel heureux ne le craindrait pas, ce spectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre
Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant, oserait dire en présence du monstre invisible :
- Mes coeurs où en sommes-nous de notre part de joie et de beauté ?
C'est pourquoi je dis à ma femme :
- Vous avez raison, chère amie, vous avez toujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit. Chut ! Ne faisons pas de bruit : il s'envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu'elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas ! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse : l'accident. Les mères athéniennes !... J'aime à me figurer une d'elles endormant au cri des cigales, sous le laurier, au pied de l'autel domestique, son nourrisson nu comme un petit dieu.
J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté... Lysilla ! Lysilla ! avez-vous donc passer sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante ? Êtes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été ?
La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.
- Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme ? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre. Ainsi va la vie.
- Vous concevez donc, mon amie, que ce qui a été puisse n'être plus ?
- Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.
Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.
Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie de Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà ! A vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pas pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.
Elle y plonge ; elle se tient d'une main au meuble, et, de l'autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu'elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d'un fichu en pointe, est d'un ridicule attendrissant ; sa petite tête, qu'elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.
Je n'y puis tenir. J'oublie Némésis, je m'écrie :
- Voyez-la ; elle est adorable dans son tiroir !
D'un geste à la fois mutin et craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée :
- Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu'elle sait, elle est non moins admirable par ce qu'elle ne sait pas. C'est dans ce qu'elle ignore qu'elle est pleine de poésie.
A ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe de moquerie, puis elle s'écria :
- La poésie de Suzanne ! la poésie de votre fille ! Mais elle ne se plaît qu'à la cuisine, votre fille ! Je la trouvai l'autre jour radieuse au milieu des épluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous ?
- Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes. C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté.
Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste . Nous nous taisions tous trois.
Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui faut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.
Et Suzanne parla à l'étoile !
Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots, c'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.
- Elle est drôle, cette petite, dit sa mère en l'embrassant.
* femme et enfant Renoir
IV
Guignol
Hier, j'ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir ; c'est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j'étais auteur dramatique, j'écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j'aurais assez de talent pour réussir ; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur. Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n'oserais jamais. Et puis, le théâtre comme l'entendent les grandes personnes, est quelque chose d'infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le Vaudeville ou les Français ; mais ce serait excellent pour Guignol.
Ah ! c'est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable;
elle se précipite vers " le grand charassement final ". C'est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire. C'est une chose éternelle et fatale que ce " grand charassement " ! C'est le 10 août, c'est le 9 thermidor, c'est Waterloo !
Je vous disais donc que j'ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pêche sans doute par quelques endroits ; je lui trouvai notamment des obscurités ; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l'ai comprise, elle est philosophique ; les caractères en sont vrais et l'action en est forte. Je vais vous la conter comme je l'ai entendue.
Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus ; c'était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l'aimable ingénuité de son regard et de son sourire.
Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu'en 1815, sur l'allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s'asseoir hier avec nous aux Champs-Elysées, il aurait reconnu le fameux " salsifis " de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.
Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effronté et cette visible simplicité d'âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C'était bien là, pour l'âme et l'expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l'entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de " faire des contes à dormir debout " :
- Vous avez bien raison, allons nous coucher.
Notre Guignol n'avait encore rien dit ; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.
Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle. Le public ne s'en fâcha point ; au contraire il éclata de rire. Un tel début est le comble de l'art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire : Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse ; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.
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Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Écoutez et jugez : Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu'eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s'ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au Bois dormant. Il y a quelque magie à cela ; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l'idée seule fait frémir d'épouvante. Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las ; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.
- Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher ?
Et Guignol répond :
- Est-il un trésor qui vaille le sommeil ?
J'aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l'unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu'il était venu chercher, de grands biens, peut-être ; de grands biens : des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.
Les épreuves, je l'ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne
- Mam'selle Suzon, voilà le Diable !
Elle me répond :
- Ça, c'est un nègre !
Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère. Mais moi, qui sais à quoi m'en tenir, j'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable !
Franchement ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés. Le Diable mort, adieu le péché !
µPeut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt ! Alors que deviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux ? J'en doute. Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière, que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désoeuvrés que les pécheurs. On s'ennuierait mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.malmener son père sans manquer aux convenances.malmener son père sans manquer aux convenances.
Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s'en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam'selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C'est avec un pitié délicate qu'elle me prend la main et me demande pourquoi j'ai du chagrin.
Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.
Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille :
- Je vais te dire une chose : Gringalet a tué le nègre, mais il ne l'a pas tué pour de bon.
Cette parole me rassure ; je me dis que le Diable n'est pas mort, et nous partons contents.
Fin
Anatole France - Prix Nobel 1921
( extrait du livre de mon ami 1882 ? )
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