mardi 30 août 2016

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 64 Samuel Pepys ( journal Angleterre )

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                                                                                                  1er février 1662

            Ce matin à la maison jusqu'à 11 heures, puis avec le commissaire Pett au bureau. Il resta à écrire, alors que sir William Penn et moi nous promenions dans le jardin. Nous avons parlé de son projet de transférer son fils à Cambridge. A cette fin je veux écrire ce soir à Mr Fairbrother pour qu'il me donne des renseignements sur Mr Burton de Magdalene.
            De là avec Mr Pett chez le peintre. Et nos portraits lui plaisent fort, et à moi aussi. De là nous nous rendons chez la comtesse de Sandwich pour qu'il lui baise les mains. Et je dînai avec elle. Et je lui racontai ( nouvelle rapportée par sir William Penn hier ) qu'un exprès envoyé par milord est arrivé porteur d'une lettre disant que par une grande tempête la jetée d'Alger est détruite, et que beaucoup de leurs navires ont sombré. De sorte que Dieu tout-puissant a maintenant mis fin à cette malheureuse affaire à notre place, ce qui est une excellente nouvelle.
            Au bureau après dîner, sommes restés tard. Puis à la maison, où j'ai écrit des lettres jusque tard des lettres à mon père et au Dr Fairbrother et une lettre courroucée à mon frère John pour ne m'avoir pas écrit. Et au lit.


                                                                                               2 février
                                                                               Jour du Seigneur
            A l'église le matin, puis à la maison et dînai avec ma femme, et tous deux à l'église où quelqu'un d'Oxford nous donna un sermon fort impertinent sur " Jetez votre pain sur les eaux ",
etc. A la maison pour lire, souper et la prière. Et puis au lit.


                                                                                                  3 février
attention-a-la-peinture.com
Afficher l'image d'origine            Après des exercices de musique j'allai au bureau et là, avec les deux sirs William, toute la matinée en affaires. A midi je dînai avec sir William Batten et de nombreux autres amis, car c'était l'anniversaire de son mariage. Entre autres badineries, comme c'était leur troisième année, ils avaient trois pâtés. Celui du milieu était en forme ovale dans un trou ovale à l'intérieur des deux autres, ce qui amusa beaucoup et qu'on appela le mitau, et par-dessus tout il y a eu une grande lutte pour en attraper une cuillerée. Je me souviens que Mrs Milles, la femme du pasteur, en attrapa une pour moi qu'elle me donna, et pour finir Mrs Shipman remplit le pâté à ras bord de vin blanc, au moins une pinte et demie, et le but tout entier à la santé de sir William et de sa femme, la plus grande lampée que j'ai jamais vu une femme boire de ma vie.
            Avant la fin du dîner arriva sir George Carteret, et nous allâmes tous trois au bureau pour travailler jusqu'à la nuit. Et retour chez sir William. J'allai avec sa femme et le reste des dames chez le major Holmes où nous fîmes un beau souper, entre autres d'excellents homards. Je n'en ai encore jamais mangé à cette époque de l'année. Le major est bien logé à Trinity House. Nous restâmes tard et enfin rentrâmes. De mon cabinet nous entendons un grand bruit de réjouissances chez sir William Batten, où on arrachait les rubans à sa femme et à lui.


                                                                                                     4 février

            A la Grand-Salle, où c'était la session des tribunaux. Restai toute la matinée, et à midi chez milord Crew, où dînait un certain Mr Templer, Il semble un homme d'honneur et de talent. Et en parlant de la nature des serpents, il nous raconta que dans certaines terres incultes du Lancashire ils deviennent très grands et se nourrissent d'alouettes, qu'ils attrapent ainsi : ils observent le moment où l'alouette a atteint son plein essor et ils rampent jusqu'à l'endroit qui est juste au-dessous d'elle, et là ils se pose la gueule en l'air et, à ce qu'on suppose, ils jettent leur venin sur l'oiseau, car l'oiseau tombe tout d'un coup pendant qu'il décrit un cercle, et tombe droit dans la gueule du serpent, ce qui est fort étrange. C'est un grand voyageur, et à propos de la tarentule, il dit que tout le temps de la moisson ( époque où elles sont le plus actives ), des violonistes parcourent les champs en tous lieux, attendant d'être engagés par ceux qui sont mordus.
            De là au bureau où je restai tard, et dans mon cabinet, puis au lit, un peu tracassé par la meilleure façon de suivre, à mon avantage, les instructions que le Duc nous a adressées il y a peu, et dont on doit traiter demain matin au bureau. Cet après-midi comme j'arrivais quelqu'un m'a abordé et m'a signifié une assignation de la part d'un certain Field que nous avons fait emprisonner l'autre jour pour quelques propos outrageants qu'il avait tenus à l'égard du bureau. Il en a autant pour d'autres, mais nous l'en punirons.


                                                                                                     5 février

            De bonne heure au bureau Sir George Carteretet et les deux sirs William et moi, seuls, nous examinons les instructions du Duc pour l'organisation de notre bureau. Nous ne lûmes que ce qui concernait nos propres obligations, remettant ce qui concernait les autres officiers à une autre fois. J'ai fait plusieurs propositions favorables à mon dessein, ce qui m'a soulagé.
            A midi, dînai avec sir William Penn, puis, lui, moi et ma femme nous rendîmes au Théâtre. Mais comme il était très tôt nous sommes ressortis prendre du vin du Rhin sucré à côté, et sommes revenus voir " Femme soumise femme acquise ". Très bien joué, Et je regardais ici aussi longuement Mrs Castlemaine qui, malgré sa récente maladie est toujours d'une grande beauté.
            Rentrai et soupai avec sir William Penn et jouai aux cartes avec lui.. Rentrai donc et au lit. En mettant un cataplasme sur mon testicule qui recommence à enfler.


                                                                                                          6 février
                                                                                                                                musimem.com
Afficher l'image d'origine            A mes exercices de musique, puis dans ma cave pour voir mes ouvriers. Je suis fort satisfait des changements que je fais.
            Vers midi arrive mon oncle Thomas pour me demander sa rente. Et je lui ai dit franchement ce que j'en pensais. Nous avons eu une algarade mais j'étais disposé à terminer paisiblement. Je le fis donc dîner avec moi et j'espère obtenir de lui ce que je veux. Après le dîner le barbier est venu me couper les cheveux, puis au bureau où je commence à être rigoureux dans l'exécution de mes obligations et à exiger mes droits, et cela continuera.
            Personne d'autre que sir William Batten et moi ici ce soir, aussi nous nous interrompîmes de bonne heure, et je rentrai à la maison et dans mon cabinet pour mettre des choses en ordre, et au lit. Mon enflure, je crois, commence à disparaître.


                                                                                                         7 février

            Avec mes ouvriers ce matin. Au bout d'un moment, par le fleuve, à Westminster, avec le commissaire Pett, et déposai ma femme à Blackfriars, où on m'apprend que les condamnés de la Tour qui doivent mourir sont arrivés ce matin au Parlement.
            A la Garde-Robe, dîner avec milady, où une civette, un perroquet, des singes et bien d'autres choses sont arrivées de la part de milord, apportées par le commandant Hill qui a dîné avec milady en notre compagnie. De là chez le peintre, et nos portraits me satisfont fort. Rentrai en voiture à la maison où mes menuisiers installent ma cheminée dans la salle à manger, ce qui me satisfait fort. Seulement le cadre qu'ils m'ont fabriqué pour un tableau est si massif et si lourd que je ne sais qu'en faire.
            Ce soir visite de ma cousine Porter. C'est la première fois depuis que nous sommes dans cette partie de la ville, et après elle Mr Hunt. Ils sont restés tous deux un bon moment et puis sont partis.
            Au bout d'un moment, ayant appris que Mr Turner est fort ennuyé de ce que je fais au bureau et parle mal de moi à sir William Penn et à d'autres, je suis fort tracassé et allai me coucher, non que j'aie aucunement peur de lui, mais par l'inclination que j'ai de me tracasser de tout ce qui me contrarie.


                                                                                                 8 février 1662

            Toute la matinée à la cave avec les charbonniers. Transport du charbon de l'ancien réduit au nouveau, ce qui m'a coûté 8 shillings. Mais maintenant que cette cave est prête et nettoyée elle me satisfait beaucoup, plus que tout ce qui a été fait jusqu'ici chez moi. Je prie Dieu de me garder d'y attacher trop d'importance.
            Vers 3 heures, les charbonniers ayant terminé, je suis monté dîner. Ma femme m'avait souvent appelé, mais j'aime tellement m'occuper de ces choses-là que je ne puis m'empêcher de rester avec mes ouvriers pour m'assurer qu'ils font ce que je veux, ce qui est rare quand je n'y suis pas. Et au bureau, et de là allai parler à sir William Penn. Nous fîmes quelques tours dans le jardin, dans la nuit. Il me dit que notre bureau était mal gouverné et que Wood, le marchand de bois, et d'autres étaient de vrais gredins, ce que je suis enclin à croire.
            A la maison, et j'écrivis des lettres à mon père et à mon frère John, et allai au lit. Ayant pris un petit refroidissement, ai l'intention de prendre médecine demain matin.


                                                                                                         9 février
    webmarchand.com                                                                                    Jour du Seigneur
Afficher l'image d'origine            J'ai pris médecine aujourd'hui et suis resté toute la journée dans mon cabinet à parler avec ma femme de la façon dont elle va dépenser 20 livres, que je lui ai depuis longtemps promis de consacrer à des vêtements pour Pâques. Et à composer quelques airs, ce que Dieu me pardonne.
            Le soir, la prière et au lit.


                                                                                                           10 février

            Exercices de musique un bon moment, puis à l'enclos de Saint-Paul. Et là je tombai sur "Les Dignitaires de l'Angleterre " du Dr Fuller. C'est la première fois que je le voyais, de sorte que je m'assis pour le lire, tant et si bien qu'il était 2 heures avant que je songeasse au temps qui passait. Je me levai donc et rentrai dîner fort tracassé ( bien qu'il ait un peu parlé avec moi de ma famille et de mes armes ) il ne dise rien du tout, ni ne fasse mention de nous, dans les comtés de Cambridge ou du Norfolk. Mais je crois qu'en effet notre famille n'a jamais été importante.
            A la maison tout l'après-midi, et le soir, au lit.


                                                                                                              11 février

            Musique, puis visite de mon frère Tom. Je lui ai parlé de vendre Stiltoe, ce à quoi il consent, et je crois que ce sera le meilleur parti qu'il puisse prendre, puisqu'il a besoin d'argent et n'a pas l'intention de se marier.
            Dînai à la maison, puis au bureau à l'après-midi. A la maison pour f févaire de la musique, l'esprit rempli des changements de notre jardin et de ce que je veux arranger au bureau à l'avantage de mes commis, ce qui, à ce que je vois, tracasse fort Mr Turner. Je n'ai, moi-même, pas l'esprit en repos, mais j'espère par degrés y parvenir. Le soir j'ai commencé à composer des chansons, et je commence par Ne contemplez pas les cygnes. Et au lit.


                                                                                                               12 février

            Ce matin, jusqu'à 4 heures de l'après-midi, je suis sorti m'occuper de nombreuses affaires très considérables chez Me Phillips, l'homme de loi, à Westminster chez milord Crew, à la Garde-Robe, etc. Puis à la maison pour dîner, heureux de mon travail de la journée, regrettant qu'il  n'en soit pas de même tous les jours. Ensuite dans mon cabinet, j'ai préparé mes écritures pour demain, dans l'attente de la venue de mon oncle Thomas. Et à ma musique, et au lit.
            Ce soir j'ai reçu 100 merluches que m'envoie Mr Adis.


                                                                                                               13 février 1662
                                                                                                                              lejardindefaerie.canalblog.com
Afficher l'image d'origine            Après la musique arrive mon cousin Tom Pepys, l'exécuteur testamentaire. Il est resté avec moi plus de deux heures à parler du différend entre mon oncle Thomas et moi, ce qu'on peut faire pour nous raccommoder. J'ai espoir que nous pourrons y parvenir malgré tout. Puis dîner et arriver Mr Kinward et avec sir William Penn nous parcourûmes sa maison pour trouver quelles pourraient être les meilleurs innovations et changements.
            Retour à la maison où Mr Blackborne, que je n'ai pas vu depuis longtemps, était venu parler. Entre autres sujets il m'entretient sans ambages de la corruption de tous nos officiers du Trésor. Ils ne paient presque jamais aucune somme sans prélever au moins 10 %. L'autre jour pour un simple transfert de 200livres à certains comtés, ils ont pris 15 livres, ce qui est fort étrange. Puis au bureau jusqu'au soir, et à la maison à écrire des lettres à envoyer par la poste pour quantités d'affaires, et au lit. Hier soir est morte la reine de Bohême.


                                                                                                                 14 février
                                                                                                 Saint Valentin
            J'ai fait exprès aujourd'hui de ne pas me faire voir chez sir William Batten, parce que je ne voulais pas de sa fille pour ma Valentine, ce qu'elle a été l'année dernière, car nous sommes moins amis qu'auparavant. Ce matin arrive Mr Bowyer,qui a été le Valentin de ma femme ( ce dont j'ai bien ri intérieurement ) ayant caché son visage toute la matinée pour ne pas voir les peintres qui travaillaient à dorer ma cheminée et les tableaux de mon salon.
            Au bout d'un moment, ma femme, lui et moi sommes allés en voiture à Westminster, laissant en route chez Tom et chez le père de ma femme quelques merluches, et elle en apporta aussi quelques-unes chez papa Bowyers, où elle était restée pendant que je me promenais dans la Grand-Salle. Je rencontrai là le sergent Pierce et le pris à part pour boire une chope de bière. Il me raconta les choses les plus ignobles sur Mr Montagu et son domestique Eschar, partis criblés de dettes, j'en suis honteux et tracassé, mais heureux d'en être informé. Il croit qu'il a laissé 1 000 livres à payer à milord et qu'il n'a pas utilisé pour milord 3 000 livres sur les 5 000, et qu'il est hors d'état de rendre compte d'aucune partie de cet argent.
            Ma femme et moi dîner à la Garde-Robe, puis causer avec milady, et en voiture car il pleuvait fort. Rentrés à la maison. Puis travail et au lit.


                                                                               à suivre......
                                                                                                       15 fév.......

                       Avec les deux.......
         











                                    


              

samedi 27 août 2016

Pour une nuit d'amour 3/4 Emile Zola ( nouvelle France )

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francemusique.fr

                                             
                                                        Pour une nuit d'amour

                                                                              III

            Toute petite, Thérèse Marsanne prit Colombel pour souffre-douleur. Il était son aîné de six mois à peine  et Françoise, sa mère, avait achevé de l'élever au biberon, pour la nourrir. Plus tard, grandi dans la maison, il y occupa une position vague, entre domestique et camarade de jeux de la jeune fille.
            Thérèse était une enfant terrible. Non qu'elle se montrât garçonnière et bruyante. Elle gardait, au contraire, une singulière gravité, qui la faisait considérer comme une demoiselle bien élevée, par les visiteurs auxquels elle adressait de belles révérences. Mais elle avait des inventions étranges : elle éclatait brusquement en cris inarticulés, en trépignements fous, lorsqu'elle était seule ; ou bien elle se couchait sur le dos, au milieu d'une allée du jardin, puis restait là, allongée, refusant obstinément de se lever, malgré les corrections qu'on se décidait à lui administrer parfois.
            Jamais on ne savait ce qu'elle pensait. Déjà, dans ses grands yeux d'enfant, elle éteignait toute flamme ; et, au lieu de ces clairs miroirs où l'on aperçoit si nettement l'âme des fillettes, elle avait deux trous sombres, d'une épaisseur d'encre, dans lesquels il était impossible de lire.
            A six ans, elle commença à torturer Colombel; Il était petit et chétif. Alors, elle l'emmenait au fond du jardin, sous les marronniers, à un endroit assombri par les feuilles, et elle lui sautait sur le dos, elle se faisait porter. C'étaient des chevauchées d'une heure, autour d'un large rond-point. Elle le serrait au cou, lui enfonçait des coups de talon dans les flancs, sans le laisser reprendre haleine. Il était le cheval, elle était la dame. Lorsque, étourdi, il semblait prêt de tomber, elle lui mordait une oreille au sang, se cramponnait d'une étreinte si furieuse, qu'elle lui entrait ses petits ongles dans la chair. Et le galop reprenait, cette reine cruelle de six ans passait entre les arbres, les cheveux au vent, emportée par le gamin qui lui servait de bête.
            Plus tard, en présence de ses parents, elle le pinçait et lui défendait de crier, sous la continuelle menace de le faire jeter à la rue, s'il parlait de leurs amusements. Ils avaient de la sorte une existence secrète, une façon d'être ensemble, qui changeait devant le monde. Quand ils étaient seuls, elle le traitait en joujou, avec des envies de le casser, curieuse de savoir ce qu'il y avait dedans. N'était-elle pas marquise, ne voyait-elle pas les gens à ses pieds ? Puisqu'on lui laissait un petit homme pour jouer, elle pouvait bien en disposer à sa fantaisie. Et, comme elle s'ennuyait de régner sur Colombel, loin de tous les yeux, elle s'offrait ensuite le plaisir plus vif de lui allonger un coup de pied ou de lui enfoncer une épingle dans le bras, au milieu d'une nombreuse compagnie, en le magnétisant de ses yeux sombres, pour qu'il n'eût même pas un tressaillement.
Afficher l'image d'origine           Colombel supporta cette existence de martyr, avec des révoltes muettes qui le laissaient tremblant, les yeux à terre, afin d'échapper à la tentation d'étrangler sa jeune maîtresse. Mais il était lui-même de tempérament sournois. Cela ne lui déplaisait pas d'être battu. Il y goûtait une récréation âpre, s'arrangeait parfois pour se faire piquer, attendait la piqûre avec un frisson furieux et satisfait de sentir le coup d'épingle ; et il se perdait alors dans les délices de la rancune. D'ailleurs, il se vengeait déjà, se laissait tomber sur des pierres, entraînant Thérèse, sans craindre de se casser un membre, enchanté quand elle attrapait une bosse. S'il ne criait pas, lorsqu'elle le piquait devant le monde, c'était pour que personne ne se mît entre eux. Il y avait simplement là une affaire qui les regardait, une querelle dont il entendait sortir vainqueur, plus tard.
            Cependant, le marquis s'inquiéta des allures violentes de sa fille. Elle ressemblait, disait-on, à un de ses oncles, qui avait mené une vie terrible d'aventures, et qui était mort assassiné dans un mauvais lieu, au fond d'un faubourg. Les Marsanne avaient ainsi, dans leur histoire, tout un filon tragique ; des membres naissaient avec un mal étrange, de loin en loin, au milieu de la descendance d'une dignité hautaine ; et ce mal était connu comme un coup de folie, une perversion des sentiments, une écume mauvaise qui semblait pour un temps épurer la famille. Le marquis, par prudence, crut donc devoir soumettre Thérèse à une éducation énergique, et il la plaça dans un couvent, où il espérait que la règle assouplirait sa nature. Elle y resta jusqu'à dix-huit ans.
            Quand Thérèse revint, elle était très sage et très grande. Ses parents furent heureux de constater chez elle une piété profonde. A l'église, elle demeurait abîmée, son front entre les mains. Dans la maison, elle mettait un parfum d'innocence et de paix. On lui reprochait un seul défaut : elle était gourmande, elle mangeait du matin au soir des bonbons, qu'elle suçait les yeux à demi-clos, avec un petit frisson de ses lèvres rouges. Personne n'aurait reconnu l'enfant muette et entêtée, qui revenait du jardin en lambeaux, sans vouloir dire à quels jeux elle s'était déchirée ainsi. Le marquis et la marquise, cloîtrés depuis quinze ans au fond du grand hôtel vide, crurent devoir rouvrir leur salon. Ils donnèrent quelques dîners à la noblesse du pays. Ils firent même danser. Leur dessein était de marier Thérèse. Et, malgré sa froideur, elle se montrait complaisante, s'habillait et valsait, mais avec un visage si blanc, qu'elle inquiétait les jeunes hommes qui se risquaient à l'aimer.
            Jamais Thérèse n'avait reparlé du petit Colombel. Le marquis s'était occupé de lui et venait de la placer chez Me Savournin, après lui avoir fait donner quelque instruction. Un jour, Françoise, ayant amené son fils, le poussa devant elle, en rappelant à la jeune fille son camarade d'autrefois. Colombel était souriant, très propre, sans le moindre embarras. Thérèse le regarda tranquillement, dit qu'elle se souvenait en effet, puis tourna le dos. Mais huit jours plus tard, Colombel revint, et bientôt il avait repris ses habitudes anciennes. Il entrait chaque soir à l'hôtel, au sortir de son étude, apportait des morceaux de musique, des livres, des albums. On le traitait sans conséquence, on le chargeait des commissions, comme un domestique ou un parent pauvre. Il était une dépendance de la famille. Aussi le laissait-on seul auprès de la jeune fille, sans songer à mal. Comme jadis, ils s'enfermaient ensemble dans les grandes pièces, ils restaient des heures sous les ombrages du jardin. A la vérité, ils n'y jouaient plus les mêmes jeux. Thérèse se promenait lentement, avec le petit bruit de sa robe dans les herbes. Colombel, habillé comme les jeunes gens riches de la ville, l'accompagnait en battant la terre d'une canne souple qu'il portait toujours.                                                   ville-colomiers.fr
Afficher l'image d'origine            Pourtant, elle redevenait reine et il redevenait esclave. Certes, elle ne le mordait plus, mais elle avait une façon de marcher près de lui, qui, peu à peu, le rapetissait encore, le changeait en un valet de cour, soutenant le manteau d'une souveraine. Elle le torturait par ses humeurs fantasques, s'abandonnait en paroles affectueuses, puis se montrait dure, simplement pour se récréer. Lui, quand elle tournait la tête, coulait sur elle un regard luisant, aigu comme une épée, et toute sa personne de garçon vicieux s'allongeait et guettait, rêvant une traîtrise.
            Un soir, sous les ombrages lourds des marronniers, ils se promenaient depuis longtemps, lorsque Thérèse, un instant silencieuse, lui demanda d'un air grave :
            - Dites donc, Colombel, je suis lasse. Si vous me portiez, vous vous souvenez, comme autrefois ?
            Il eut un léger rire. Puis, très sérieux, il répondit :
            - Je veux bien, Thérèse.
            Mais elle se remit à marcher, en disant simplement :
            - C'est bon, c'était pour savoir.
            Ils continuèrent leur promenade. La nui tombait, l'ombre était noire sous les arbres. Ils causaient d'une dame de la ville qui venait d'épouser un officier. Comme ils s'engageaient dans une allée plus étroite, le jeune homme voulut s'effacer; pour qu'elle passât devant lui ; mais elle le heurta violemment, le força de marcher le premier. Maintenant, tous deux se taisaient.
            Et, brusquement, Thérèse sauta sur l'échine de Colombel, avec son ancienne élasticité de gamine féroce.
            - Allons, va ! dit-elle, la voix changée, étranglée par sa passion d'autrefois.
            Elle lui avait arraché sa canne, elle lui en battait les cuisses. Cramponnée aux épaules, le serrant à l'étouffer entre ses jambes nerveuses d'écuyère, elle le poussa follement dans l'ombre noire des verdures. Longtemps, elle le cravacha, activa sa course. Le galop précipité de Colombel s'étouffait sur l'herbe. Il n'avait pas prononcé une parole, il soufflait fortement, se roidissait sur ses jambes de petit homme, avec cette grande fille dont le poids tiède lui écrasait le cou.
           Mais quand elle lui cria :
           - Assez ! Il ne s'arrêta pas. Il galopa plus vite, comme emporté par son élan. Les mains nouées en arrière, il la tenait aux jarrets, si fortement qu'elle ne pouvait sauter.C'était le cheval maintenant qui s'enrageait et enlevait la maîtresse. Tout d'un coup, malgré les cinglements de canne et les égratignures, il fila vers un hangar, dans lequel le jardinier serrait ses outils. Là, il la jeta par terre, et il la viola sur de la paille. Enfin, son tour était venu d'être le maître.
            Thérèse pâlit davantage, eut les lèvres plus rouges et les yeux plus noirs. Elle continua sa vie de dévotion. A quelques jours de distance, la scène recommença : elle sauta sur le dos de Colombel, voulut le dompter, et finit encore par être jetée dans la paille du hangar. Devant le monde, elle restait douce pour lui, gardait une condescendance de grande soeur. Lui, était aussi d'une tranquillité souriante. Ils demeuraient, comme à six ans, des bêtes mauvaises, lâchées et s'amusant en secret à se mordre. Aujourd'hui, seulement, le mâle avait la victoire, aux heures troubles du désir.
            Leurs amours furent terribles. Thérèse reçut Colombel dans sa chambre. Elle lui avait remis une clé de la petite porte du jardin, qui ouvrait sur la ruelle des remparts. La nuit, il était obligé de traverser une première pièce, dans laquelle couchait justement sa mère. Mais les amants montraient une audace si tranquille, que jamais on ne les surprit. Ils osèrent se donner des rendez-vous en plein jour. Colombel venait avant le dîner, attendu par Thérèse, qui fermait la fenêtre, afin d'échapper aux regards des voisins. A toute heure, ils avaient le besoin de se voir, non pour se dire les tendresses des amants de vingt ans, mais pour reprendre le combat de leur orgueil. Souvent une querelle les secouait, s'injuriant l'un l'autre à voix basse, d'autant plus tremblants de colère, qu'ils ne pouvaient céder à l'envie de crier et de se battre.
            Justement, un soir, avant le dîner, Colombel était venu. Comme il marchait par la chambre, nu-pieds encore et en manches de chemise, il avait eu l'idée de saisir Thérèse, de la soulever ainsi que font les hercules de foire, au début d'une lutte. Thérèse voulut se dégager, en disant :
            - Laisse, tu sais que je suis plus forte que toi. Je te ferais du mal.
            Colombel eut un petit rire.
             - Eh bien ! fais moi du mal, murmura-t-il.
             Il la secouait toujours, pour l'abattre. Alors, elle ferma les bras. Ils jouaient souvent à ce jeu, par un besoin de bataille. Le plus souvent, c'était Colombel qui tombait à la renverse sur le tapis, suffoqué, les membres mous et abandonnés Il était trop petit, elle le ramassait, l'étouffait contre elle d'un geste de géante.
             Mais, ce jour-là, Thérèse glissa sur les genoux, et Colombel, d'un élan brusque, la renversa. Lui, debout, triomphait.                                                                             delcampe.net 
Résultat de recherche d'images pour "course femme tableau 1900"            - Tu vois bien que tu n'es pas la plus forte, dit-il avec un rire insultant.
            Elle était devenue livide. Elle se releva lentement, et, muette, le reprit, agitée d'un tremblement de colère, que lui-même eut un frisson. Oh ! l'étouffer, en finir avec lui, l'avoir là inerte, à jamais vaincu ! Pendant une minute, ils luttèrent sans une parole, l'haleine courte, les membres craquant sous leur étreinte. Et ce n'était plus un jeu. Un souffle froid d'homicide battait sur leurs têtes. Il se mit à râler. Elle, craignant qu'on ne les entendît, le poussa dans un dernier et terrible effort. La tempe heurta l'angle de la commode, il s'allongea lourdement par terre.
            Thérèse, un instant, respira. Elle ramenait ses cheveux devant la glace, elle défripait sa jupe, en affectant de ne pas s'occuper du vaincu. Il pouvait bien se ramasser tout seul. Puis, elle le remua du pied. Et, comme il ne bougeait toujours pas, elle finit par se pencher, avec un petit froid dans les poils follets de sa nuque. Alors elle vit le visage de Colombel d'une pâleur de cire, les yeux vitreux, la bouche tordue. A la tempe droite, il y avait un trou ; la tempe s'était défoncée contre l'angle de la commode. Colombel était mort.
            Elle se leva, glacée. Elle parla tout haut, dans le silence.
            - Mort ! le voilà mort, à présent !
           Et, tout d'un coup, le sentiment de la réalité l'emplit d'une angoisse affreuse. Sans doute, une seconde, elle avait voulu le tuer. Mais c'était bête, cette pensée de colère. On veut toujours tuer les gens quand on se bat ; seulement, on ne les tue jamais, parce que les gens morts sont trop gênants. Non, non, elle n'était pas coupable, elle n'avait pas voulu cela. Dans sa chambre, songez donc !
            Elle continuait à parler à voix haute, lâchant des mots entrecoupés.
            - Eh bien ! c'est fini... Il est mort, il ne s'en ira pas tout seul.
            A la stupeur froide du premier moment, succédait en elle une fièvre qui lui montait des entrailles à la gorge, comme une onde de feu. Elle avait un homme mort dans sa chambre. Jamais elle ne pourrait expliquer comment il était là, les pieds nus, en manche de chemise, avec un trou à la tempe. Elle était perdue.
            Thérèse se baissa, regarda la plaie. Mais une terreur l'immobilisa au-dessus du cadavre. Elle entendait Françoise, la mère de Colombel, passer dans le corridor. D'autres bruits s'élevaient, des pas, des voix, les préparatifs d'une soirée qui devait avoir lieu là. L'imbécile d'en face l'aimait d'une tendresse de dogue enchaîné, qui lui obéirait jusqu'au crime. D'ailleurs, elle le récompenserait de tout son coeur, de toute sa chair. Elle ne l'avait pas aimé, parce qu'il était trop doux ; mais elle l'aimerait, elle l'achèterait à jamais par le don loyal de son corps, s'il touchait au sang pour elle. Ses lèvres rouges eurent un petit battement, comme à la saveur d'un amour épouvanté dont l'inconnu l'attirait.
            Alors, vivement, ainsi qu'elle aurait pris un paquet de linge, elle souleva le corps de Colombel, qu'elle porta sur le lit. Puis, ouvrant la fenêtre, elle envoya des baisers à Julien.

*         

                                                                             à suivre  fin Chapitres IV/V

            Julien marchait dans....../















                  
















     







         





































vendredi 26 août 2016

Le jardin d'Epicure Irvin Yalom ( document EtatsUnis )



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                                                      Le jardin d'Epicure
                                        
                                                  Regarder le Soleil en face

            Epicure ( autour des années 300 avt JC, après la mort de Platon ) était " ... concerné par la conquête de la quiétude, ataraxie ". Il pensait que la philosophie soignait l'esprit ( l'âme ) tel un médecin le corps. Et surtout la grande peur de la mort. C'est le sujet de l'ouvrage du psychanalyste de Stanford. Il aborde le dernier tournant de sa vie et sa réflexion et l'angoisse de ses très nombreux patients notamment ceux atteints d'un cancer lui ont fourni la matière de ce livre assez déconcertant.
Cette peur atteint à différents âges de la vie, 15 ans puis à partir de 60 ans, lorsque est entamée la dernière courbe de la vie. Et cette peur se manifeste de différentes façons. Les rêves, l'oubli. Yalom cite Kundera " Le plus terrifiant dans la mort n'est pas la perte de l'avenir, mais la perte du passé.... "
Yalom est très attaché aux rêves et regrette que les jeunes thérapeutes s'en éloignent. La peur de la mort s'infiltre dans les vies nocturnes. Hypnos et Thanatos sont liés. " Il faut parfois être fin limier pour révéler une angoisse de mort.... " Parlant des symptômes de Julia il cite Nietzsche ".....  Consommez votre vie, et mourrez au bon moment ".ou Zorba le Grec " Ne laissez rien à la mort qu'un château consumé, " et Sartre " ..... j'allais doucement vers ma fin...... sûr que le dernier élan de mon coeur s'inscrirait sur la dernière page du dernier tome de mes oeuvres et que la mort ne prendrait qu'un mort. " La  prise de conscience de ce moment tellement dans l'actualité, peut-elle aider ?  Moments confondants. Chacun trouve une ligne, une pensée, un regard sur sa propre histoire. Lecture prudente de cet ouvrage, sujet troublant, passionnant si'on n'est pas dépressif.
            

mardi 23 août 2016

Le bourreau de l'amour Irvin Yalom ( Document USA)



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            Une vie de thérapeute. Quelques années de dix patients, une heure, rarement dépassée, chaque semaine. Parfois des rendez-vous imprévus, lorsque la douleur est trop forte. " Tant de désirs.... Et tant de peine. Si proches de la surface prêts à jaillir...... Souffrance existentielle.... " Thelma rencontre le Dr Yalom afin qu'il l'aide à surmonter un amour obsessionnel voué à un ancien thérapeute, beaucoup plus jeune qu'elle. Et le Dr Yalom n'aime pas traiter les histoires d'amour. Il nous l'explique. Mais les complexités sont telles qu'il vaut mieux lire la totalité de l'histoire sachant que le premier thérapeute eut aussi des problèmes personnels à résoudre même lorsque Thelma lui téléphonait à toute heure et laissait de nombreux messages sur son répondeur. La relation de Thelma avec son thérapeute n'est pas tragique. " Si le viol était légal ".  Carlos atteint d'un cancer baiserait toutes les femmes pour vivre,  repousser la mort, freiné par les désastres de la chimiothérapie les heures de thérapie de groupe l'aideront à accepter l'inéluctable. - La femme obèse - " ..... Les maîtres du zen aspirent sans fin à la sérénité...... Pour le psychothérapeute, ce domaine, ce programme inépuisable d'amélioration de soi dont on ne voit jamais la fin, s'appelle dans le jargon du métier contre-transfert..... " Betty pesait 125 kilos pour 1m69 et " ..... A l'instant où je la vis diriger la masse.... vers mon élégant fauteuil high-tech, je sus que m'attendait une sacrée épreuve de contre-transfert..... " Yalom trouve insupportable l'obésité. Betty n'a jamais réussi à maigrir, continue a se nourrir selon ses désirs.  Entre avancées et régressions la patiente et le thérapeute, vont gagner la bataille. L'une des dernières histoires " A la recherche du rêveur " Marvin a inscrit sur un long rouleau le rapport précis entre ses migraines et sa vie sexuelle. Marvin est comptable, petit, joufflu et porte un grand intérêt aux lunettes. Le Dr Yalom lui a demandé de lui raconter ses rêves. Il les note et les lui apporte, sceptique. Et pourtant un rêve aide le thérapeute à comprendre que ce n'est pas le sexe qui pose problème à Marvin, mais des raisons beaucoup plus profondes. Un rêveur se tient peut-être très profondément caché, il apparaît parfois en nous imposant un rêve, indéchiffrable, crypté ? 

lundi 22 août 2016

Pour une nuit d'amour 2 /4 Emile Zola ( Nouvelle France )

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                                               Pour une nuit d'amour

                                                                           II

            Le lendemain, à la poste, la grosse nouvelle était que Mlle Thérèse de Marsanne venait de quitter le couvent. Julien ne raconta pas qu'il l'avait aperçue en cheveux, le cou nu. Il était très inquiet ; il éprouvait un sentiment indéfinissable contre cette jeune fille, qui allait déranger ses habitudes. Certainement, cette fenêtre, dont il redoutait de voir s'ouvrir les persiennes à toute heure le gênerait horriblement. Il ne serait plus chez lui, il aurait encore mieux aimé un homme qu'une femme, car les femmes se moquent davantage. Comment, désormais, oserait-il jouer de la flûte ? Il en jouait trop mal pour une demoiselle qui devait savoir la musique. Le soir donc, après de longues réflexions, il croyait détester Thérèse.
            Julien rentra furtivement. Il n'alluma pas de bougie. De cette façon elle ne le verrait point. Il voulait se coucher tout de suite, pour marquer sa mauvaise humeur. Mais il ne put résister au besoin de savoir ce qui se passait en face. Vers dix heures seulement, une lueur pâle se montra entre les lames des persiennes ; puis, cette lueur s'éteignit, et il resta à regarder la fenêtre sombre. Tous les soirs, dès lors, il recommença malgré lui cet espionnage. Il guettait l'hôtel ; comme aux premiers temps il s'appliquait à noter les petits souffles qui en ranimaient les vieilles pierres muettes. Rien ne semblait changé. La maison dormait toujours son sommeil profond ; il fallait des oreilles et des yeux exercés pour surprendre la vie nouvelle. C'était, parfois, une lumière courant derrière les vitres, un coin de rideau écarté, une pièce immense entevue. D'autres fois, un pas léger traversant le jardin, un bruit lointain de piano arrivait, accompagnant une voix ; ou bien les bruits demeuraient plus vagues encore, un frisson simplement passait, qui indiquait dans la vieille demeure le battement d'un sang jeune. Julien s'expliquait à lui-même sa curiosité, en se prétendant très ennuyé de tout ce tapage. Combien il regrettait le temps où l'hôtel vide lui renvoyait l'écho adouci de sa flûte !
            Un de ses plus ardents désirs, bien qu'il ne se l'avouât pas, était de revoir Thérèse. Il se l'imaginait le visage rose, l'air moqueur, avec des yeux luisants. Mais, comme il ne se hasardait pas le jour à sa fenêtre, il ne l'entrevoyait que la nuit, toute grise d'ombre. Un matin, au moment où il refermait une de ses persiennes, pour se garantir du soleil, il aperçut Thérèse debout au milieu de sa chambre. Il resta cloué, n'osant risquer un mouvement. Elle semblait réfléchir, très grande, très pâle,
 la face belle et régulière. Et il eut presque peur d'elle, tant elle était différente de l'image gaie qu'il s'en était faite. Elle avait surtout une bouche un peu grande, d'un rouge vif, et des yeux profonds, noirs et sans éclat, qui lui donnaient un air de reine cruelle. Lentement, elle vint à la fenêtre ; mais elle ne parut pas le voir, comme s'il était trop loin, trop perdu. Elle s'en alla, et le mouvement rythmé de son cou avait une grâce si forte, qu'il se sentit à côté d'elle plus débile qu'un enfant, malgré ses larges épaules. Quand il la connut, il la redouta davantage.
            Alors, commença pour le jeune homme une existence misérable. Cette belle demoiselle, si grave et si noble, qui vivait près de lui, le désespérait. Elle ne le regardait jamais, elle ignorait son existence. Mais il n'en défaillait pas moins en pensant qu'elle pouvait le remarquer et le trouver ridicule. Sa timidité maladive lui faisait croire qu'elle épiait chacun de ses actes pour se moquer. Il rentrait l'échine basse, il évitait de remuer. Puis au bout d'un mois, il souffrit du dédain de la jeune fille. Pourquoi ne le regardait-elle jamais ? Elle venait à la fenêtre, promenait son regard noir sur le pavé désert, et se retirait sans le deviner, anxieux, de l'autre côté de la place. Et de même qu'il avait tremblé à l'idée d'être aperçu par elle, il frissonnait maintenant du besoin de la sentir fixer les yeux sur lui. Elle occupait toutes les heures qu'il vivait.                                   plaisir-de-peindre.kazeo.com
Felix Valloton, La Chambre rouge            Quand Thérèse se levait, le matin, il oubliait son bureau, lui si exact. Il avait toujours peur de ce visage blanc aux lèvres rouges, mais une peur délicieuse, dont il jouissait. Caché derrière un rideau, il s'emplissait de la terreur qu'elle lui inspirait jusqu'à s'en rendre malade, les jambes cassées comme après une longue marche. Il faisait le rêve qu'elle le remarquait tout d'un coup, qu'elle lui souriait et qu'il n'avait plus peur.
            Et il eut l'idée alors de la séduire, à l'aide de sa flûte. Par les soirées chaudes, il se remit à jouer. Il laissait les deux croisées ouvertes, il jouait dans l'obscurité ses airs les plus vieux, des airs de pastorale, naïfs comme des rondes de petite fille. C'étaient des notes longuement tenues et tremblées, qui s'en allaient sur des cadences simples les unes derrière les autres, pareilles à des dames amoureuses de l'ancien temps, étalant leurs jupes. Il choisissait les nuits sans lune ; la place était noire, on ne savait d'où venait ce chant si doux, rasant les maisons endormies, de l'aile molle d'un oiseau nocturne. Et dès le premier soir, il eut l'émotion de voir Thérèse à son coucher s'approcher tout en blanc de la fenêtre, où elle s'accouda, surprise de retrouver cette musique, qu'elle avait entendue déjà, le jour de son arrivée.
            - Ecoute donc, Françoise, dit-elle de sa voix grave, en se tournant vers l'intérieur de la pièce. Ce n'est pas un oiseau.
            - Oh ! répondit une femme âgée, dont Julien n'apercevait que l'ombre, c'est bien sûr quelque
comédien qui s'amuse, et très loin, dans le faubourg.
            - Oui, très loin répéta la jeune fille, après un silence, rafraîchissant dans la nuit serrant ses             bras nus.
            Dès lors, chaque soir, Julien joua plus fort. Ses lèvres enflaient le son, sa fièvre passait dans la vieille flûte de bois jaune. Et Thérèse, qui écoutait chaque soir, s'étonnait de cette musique vivante, dont les phrases, volant de toiture en toiture, attendaient la nuit pour faire un pas vers elle. Elle sentait bien que la sérénade marchait vers sa fenêtre, elle se haussait parfois, comme pour voir par-dessus les maisons. Puis, une nuit, le chant éclata si près, qu'elle en fut effleurée ; elle le devina sur la place, dans une des vieilles demeures qui sommeillaient. Julien soufflait de toute sa passion, la flûte vibrait avec des sonneries de cristal. L'ombre lui donnait une telle audace, qu'il espérait l'amener à lui par son chant. Et Thérèse, en effet, se penchait, comme attirée et conquise.
            - Rentrez, dit la voix de la dame âgée. La nuit est orageuse, Vous aurez des cauchemars.
            Cette nuit-là, Julien ne put dormir. Il s'imaginait que Thérèse l'avait deviné, l'avait vu peut-être. Et il brûlait sur son lit, il se demandait s'il ne devait pas se montrer le lendemain. Certes, il serait ridicule, en se cachant davantage. Pourtant, il décida qu'il ne se montrerait pas, et il était devant sa fenêtre, à six heures, en train de mettre sa flûte dans l'étui, lorsque les persiennes de Thérèse s'ouvrirent brusquement.
            La jeune fille qui ne se levait jamais avant huit heures, parut en peignoir, s'accouda, les cheveux tordus sur la nuque. Julien resta stupide, la tête levée, la regardant en face, sans pouvoir se détourner ; tandis que ses mains gauches essayaient vainement de démonter la flûte. Thérèse aussi l'examinait, d'un regard fixe et souverain. Elle sembla un instant l'étudier dans ses gros os, dans son corps énorme et mal ébauché, dans toute sa laideur de géant timide. Et elle n'était plus l'enfant fiévreuse, qu'il avait vue la veille, elle était hautaine et très blanche, avec ses yeux noirs et ses lèvres rouges. Quand elle l'eut jugé, de l'air tranquille dont elle se serait demandé si un chien sur le pavé lui plaisait ou ne lui plaisait pas, elle le condamna d'une légère moue ; puis, tournant le dos, sans se hâter, elle ferma la fenêtre.
            Julien, les jambes molles, se laissa tomber dans son fauteuil. Et des paroles entrecoupées lui échappaient.
            " Ah ! mon Dieu ! je lui déplais... Et moi qui l'aime, et moi qui vais en mourir ! "
Charles Filliger, Tête d'homme au beret bleu            Il se prit la tête entre les mains, il sanglota. Aussi pourquoi s'être montré. Quand on était mal bâti, on se cachait, on n'épouvantait pas les filles. Il s'injuriait, furieux de sa laideur. Est-ce qu'il n'aurait pas dû continuer à jouer de la flûte dans l'ombre, comme un oiseau de nuit, qui séduit les coeurs par son chant, et qui ne doit jamais paraître au soleil, s'il veut plaire ? Il serait resté pour elle une musique douce, rien que l'air ancien d'un amour mystérieux. Elle l'aurait adoré sans le connaître, ainsi qu'un Prince-Charmant, venu de loin, et se mourant de tendresse sous sa fenêtre. Mais, lui, brutal et imbécile, avait rompu le charme. Voilà qu'elle le savait d'une épaisseur de boeuf au labour, et que jamais plus elle n'aimerait sa musique !
            En effet, il eut beau reprendre ses airs les plus tendres, choisir les nuits tièdes, embaumées de l'odeur des verdures : Thérèse n'écoutait pas, n'entendait pas. Elle allait et venait dans sa chambre, s'accoudait à la fenêtre, comme s'il n'avait pas été en face, à dire son amour avec des petites notes humbles. Un jour même, elle s'écria :
            - Mon Dieu ! que c'est énervant, cette flûte qui joue faux !
            Alors, désespéré, il jeta sa flûte au fond d'un tiroir et ne joua plus.
            Il faut dire que le petit Colombel, lui aussi, se moquait de Julien. Un jour, en allant à son étude, il l'avait vu devant la fenêtre, étudiant un morceau, et chaque fois qu'il passait sur la place, il riait de son air mauvais. Julien savait que le clerc de notaire était reçu chez les Marsanne, ce qui lui crevait le coeur, non qu'il fût jaloux de cet avorton, mais parce qu'il aurait donné tout son sang pour être une heure à sa place. La mère du jeune homme, Françoise, depuis des années dans la maison, veillait maintenant sur Thérèse, dont elle était la nourrice. Autrefois, la demoiselle noble et le petit paysan avaient grandi ensemble, et il semblait naturel qu'ils eussent conservé quelque chose de leur camaraderie ancienne. Julien n'en souffrait pas moins, quand il rencontrait le petit Colombel dans les rues, les lèvres pincées de son mince sourire. Sa répulsion devint plus grande, le jour où il s'aperçut que l'avorton n'était pas laid de visage, une tête ronde de chat, mais très fine, jolie et diabolique, avec des yeux verts et une légère barbe frisée à son menton douillet. Ah ! s'il l'avait encore tenu dans un coin des remparts, comme il lui aurait fait payer cher le bonheur de voir Thérèse chez elle !
            Un an s'écoula. Julien fut très malheureux. Il ne vivait plus que pour Thérèse. Son coeur était dans cet hôtel glacial, en face duquel il se mourait de gaucherie et d'amour. Dès qu'il disposait d'une minute, il venait la passer là, les regards fixés sur le pan de muraille grise, dont il connaissait les moindres taches de mousse. Il avait eu beau, pendant de longs mois, ouvrir les yeux et prêter les oreilles, il ignorait encore l'existence intérieure de cette maison solennelle, où il emprisonnait son coeur. Des bruits vagues, des lueurs perdues l'égaraient. Etaient-ce des fêtes, étaient-ce des deuils ? Il ne savait, la vie était sur l'autre façade. Il rêvait ce qu'il voulait, selon ses tristesses ou ses joies : des jeux bruyants de Thérèse et de Colombel, des promenades lentes de la jeune fille sous les marronniers, des bals qui la balançaient aux bras des danseurs, des chagrins brusques qui l'asseyaient pleurante dans des pièces sombres. Ou bien il n'entendait peut-être que les petits pas du marquis et de la marquise trottant comme des souris sur les vieux parquets. Et, dans son ignorance, il voyait toujours la seule fenêtre de Thérèse trouer ce mur mystérieux. La jeune fille, journellement, se montrait plus muette que les pierres, sans que jamais son apparition amenât un espoir. Elle le consternait, tant elle restait inconnue et loin de lui.
            Les grands bonheurs de Julien étaient les heures où la fenêtre demeurait ouverte. Alors, il pouvait apercevoir des coins de la chambre, pendant l'absence de la jeune fille. Il mit six mois à savoir que le lit était à gauche, un lit dans une alcôve, avec des rideaux de soie rose. Puis, au bout de six autres mois, il comprit qu'il y avait en face du lit, une commode Louis XV, surmontée d'une glace, dans un cadre de porcelaine. En face, il voyait la cheminée de marbre blanc. Cette chambre était le paradis rêvé.
            Son amour n'allait pas sans de grandes luttes. Il se tenait caché pendant des semaines, honteux de sa laideur. Puis, des rages le prenaient. Il avait le besoin d'étaler ses gros membres, de lui imposer la vue de son visage bossué, brûlé de fièvre. Alors il restait des semaines à la fenêtre, il la fatiguait de son regard. Même, à deux reprises, il lui envoya des baisers ardents, avec cette brutalité des gens timides, quand l'audace les affole.
Pablo Picasso, Portrait de Sylvette            Thérèse ne se fâchait même pas. Lorsqu'il était caché, il la voyait aller et venir de son air royal, et lorsqu'il s'imposait, elle gardait cet air, plus haut et plus froid encore. Jamais il ne la surprenait dans une heure d'abandon. Si elle le rencontrait sous son regard, elle n'avait aucune hâte à détourner la tête. Quand il entendait dire à la poste que Mlle de Marsanne était très pieuse et très bonne, parfois il protestait violemment en lui-même. Non, non ! elle était sans religion, elle aimait le sang, car elle avait du sang aux lèvres, et la pâleur de sa face venait de son mépris du monde. Puis, il pleurait de l'avoir insultée, il lui demandait pardon, comme à une sainte enveloppée dans la pureté de ses ailes.
            Pendant cette première année, les jours suivirent les jours, sans amener un changement. Lorsque l'été revint, il éprouva une singulière sensation : Thérèse lui sembla marcher dans un autre air. C'étaient toujours les mêmes petits événements, les persiennes poussées le matin et refermées le soir, les apparitions régulières aux heures accoutumées ; mais un souffle nouveau sortait de la chambre, Thérèse était plus pâle, plus grande. Un jour de fièvre, il se hasarda une troisième fois à lui adresser un baiser du bout de ses doigts fiévreux. Elle le regarda fixement, avec sa gravité troublante, sans quitter la fenêtre. Ce fut lui qui se retira, la face empourprée.
            Un seul fait nouveau, vers la fin de l'été, se produisit et le secoua profondément, bien que ce fait fût des plus simples. Presque tous les jours, au crépuscule, la croisée de Thérèse, laissée entrouverte, se fermait violemment, avec un craquement de toute la boiserie et de l'espagnolette. Ce bruit faisait tressaillir Julien d'un sursaut douloureux ; et il demeurait torturé d'angoisse, le coeur meurtri, sans qu'il sut pourquoi. Après cet ébranlement brutal, la maison tombait dans une telle mort, qu'il avait peur de ce silence. Longtemps, il ne put distinguer quel bras fermait ainsi la fenêtre : mais, un soir, il aperçut les mains pâles de Thérèse ; c'était elle qui fermait l'espagnolette d'un élan si furieux. Et, lorsque, une heure plus tard, elle rouvrait la fenêtre, mais sans hâte, plein en fait,d'une lenteur digne, elle paraissait lasse, s'accoudait un instant ; puis, elle marchait au milieu de la pureté de sa chambre, occupée à des futilités de jeune fille. Julien restait la tête vide, avec le continuel grincement de l'espagnolette dans les oreilles.
            Un soir d'automne, par un temps gris et doux, l'espagnolette eut un grincement terrible. Julien tressaillit, et des larmes involontaires lui coulèrent des yeux, en face de l'hôtel lugubre que le crépuscule noyait d'ombre. Il avait plu le matin, les marronniers à moitié dépouillés exhalaient une odeur de mort.
            Cependant, Julien attendait que la fenêtre se rouvrît. Elle se rouvrit tout d'un coup, aussi rudement qu'elle s'était fermée. Thérèse parut. Elle était toute blanche, avec des yeux très grands, les cheveux tombés dans son cou. Elle se planta devant la fenêtre, elle mit les dix doigts sur sa bouche rouge et envoya un baiser à Julien.
        Eperdu, il appuya les poings contre sa poitrine, comme pour demander si ce baiser était pour lui.
        Alors, Thérèse crut qu'il reculait, elle se pencha davantage, elle remit les dix doigts sur sa bouche rouge, et lui envoya un second baiser. Puis, elle en envoya un troisième. C'étaient comme les trois baisers du jeune homme qu'elle rendait. Il restait béant. Le crépuscule était clair, il la voyait nettement dans le cadre d'ombre de la fenêtre.
            Lorsqu'elle pensa l'avoir conquis, elle jeta un coup d'oeil sur la petite place. Et, d'une voix étouffée :
            - Venez, dit-elle simplement.
Henri Gervex - Jeune femme debout, vue de dos, devant une fenêtre            Il vint. Il descendit, s'approcha de l'hôtel. Comme il levait la tête, la porte du perron s'entrebâilla, cette porte verrouillée depuis un-demi siècle peut-être, dont la mousse avait collé les vantaux. Mais il marchait dans la stupeur, il ne s'étonnait plus. Dès qu'il fut entré, la porte se referma, et il suivit une petite main glacée qui l'emmenait. Il monta un étage, longea un corridor, traversa une première pièce, se trouva enfin dans une chambre qu'il reconnut. C'était le paradis, la chambre aux rideaux de soie rose. Le jour s'y mourait avec une douceur lente. Il fut tenté de se mettre à genoux. Cependant, Thérèse se tenait devant lui toute droite, les mains serrées fortement, si résolue, qu'elle restait victorieuse du frisson dont elle était secouée.
            - Vous m'aimez ? demanda-t-elle d'une voix basse.
            - Oh ! oui, oh ! oui, balbutia-t-il.
            Mais elle eut un geste, pour lui défendre les paroles inutiles. Elle reprit, d'un air hautain qui semblait rendre ses paroles naturelles et chastes, dans sa bouche de jeune fille :
            - Si je me donnais, vous feriez tout, n'est-ce pas ?
            Il ne put répondre, il joignit les mains. Pour un baiser d'elle, il se vendrait.
            - Eh bien ! j'ai un service à vous demander.
            Comme il restait imbécile, elle eut une brusque violence, en sentant que ses forces étaient à bout, et qu'elle n'allait plus oser. Elle s'écria :
            - Voyons, il faut jurer d'abord... Moi je jure de tenir le marché... Jurez, jurez donc !
            - Oh ! je jure ! oh ! tout ce que vous voudrez ! dit-il, dans un élan d'abandon absolu
            L'odeur pure de la chambre le grisait. Les rideaux de l'alcôve étaient tirés, et la seule pensée du lit vierge, dans l'ombre adoucie de la soie rose, l'emplissait d'une extase religieuse. Alors, de ses mains devenues brutales, elle écarta les rideaux, montra l'alcôve, où le crépuscule laissait tomber une lueur louche. Le lit était en désordre, les draps pendaient, un oreiller tombé par terre paraissait crevé d'un coup de dent. Et, au milieu des dentelles froissées, gisait le corps d'un homme, les pieds nus, vautré en travers.
            Voilà, expliqua-t-elle d'une voix qui s'étranglait, cet homme était mon amant. Je l'ai poussé, il est tombé, je ne sais plus. Enfin, il est mort... Et il faut que vous l'emportiez. Vous comprenez bien ?... C'est tout, oui, c'est tout. Voilà !


                                                                  à suivre chapitre III....

            Toute petite Thérèse de......./          








      
















 























         











dimanche 21 août 2016

Pour une nuit d'amour 1 / 4 Emile Zola ( Nouvelle France )


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                                                 Pour une nuit d'amour

                                                                   I

                La petite ville de P..... est bâtie sur une colline. Au pied des anciens remparts, coule un ruisseau, encaissé et très profond, le Chanteclair, qu'on nomme sans doute ainsi pour le bruit cristallin de ses eaux limpides. Lorsqu'on arrive par la route de Versailles, on traverse le Chanteclair, à la porte sud de la ville, sur un pont de pierre d'une seule arche, dont les larges parapets, bas et arrondis, servent de bancs à tous les vieillards du faubourg. En face, monte la rue Beau-Soleil, au bout de laquelle se trouve une place silencieuse, la place des Quatre-Femmes, pavée de grosses pierres, envahie par une herbe drue, qui la verdit comme un pré. Les maisons dorment. Toutes les demi-heures, le pas traînard d'un passant fait aboyer un chien, derrière la porte d'une écurie ; et l'émotion de ce coin perdu est encore le passage régulier, deux fois par jour, des officiers qui se rendent à leur pension, une table d'hôte de la rue Beau-Soleil.
            C'étai dans la maison d'un jardinier, à gauche, que demeurait Julien Michon. Le jardinier lui avait loué une grande chambre, au premier étage ; et, comme cet homme habitait l'autre façade de la maison, sur la rue Catherine, où était son jardin, Julien vivait là tranquille, ayant son escalier et sa porte, s'enfermant déjà, à vingt-cinq ans, dans les manies d'un petit bourgeois retiré.
            Le jeune avait perdu son père et sa mère très jeune. Autrefois, les Michon étaient bourreliers aux Alluets, près de Mantes. A leur mort, un oncle avait envoyé l'enfant en pension. Puis, l'oncle lui-même était parti, et Julien, depuis cinq ans, remplissait à la poste de P.... un petit emploi d'expéditionnaire. Il touchait quinze cents francs, sans espoir d'en gagner jamais davantage. D'ailleurs, il faisait des économies, il n'imaginait point une condition plus large ni plus heureuse que la sienne.
            Grand, fort, osseux, Julien avait de grosses mains qui le gênaient. Il se sentait laid, la tête carrée et comme laissée à l'état d'ébauche sous le coup de pouce d'un sculpteur trop rude ; et cela le rendait timide, surtout quand il y avait des demoiselles. Une blanchisseuse lui ayant dit en riant qu'il n'était pas si vilain, il en avait gardé un grand trouble. Dehors, les bras ballants, le dos voûté, la tête basse, il faisait de longues enjambées, pour rentrer plus vite dans son ombre. Sa gaucherie lui donnait un effarouchement continu, un besoin maladif de médiocrité et d'obscurité. Il semblait s'être résigné à vieillir de la sorte, sans une camaraderie; sans une amourette, avec ses goûts de moine cloîtré.
            Et cette vie ne pesait point à ses larges épaules. Julien, au fond, était très heureux. Il avait une âme calme et transparente. Son existence quotidienne, avec les règles fixes qui la menaient, était faite de sérénité. Le matin, il se rendait à son bureau, recommençait paisiblement la besogne de la veille ; puis, il déjeunait d'un petit pain, et reprenait ses écritures ; puis, il dînait, il se couchait, il dormait. Le lendemain, le soleil ramenait la même journée, cela pendant des semaines, des mois. Ce lent défilé finissait par prendre une musique pleine de douceur, le berçait du rêve de ces boeufs qui tirent la charrue et qui ruminent le soir, dans de la paille fraîche. Il buvait tout le charme de la monotonie. Son plaisir était parfois, après son dîner, de descendre la rue Beau-Soleil et de s'asseoir sur le pont, pour attendre neuf heures. Il laissait pendre ses jambes au-dessus de l'eau, il regardait passer sous lui continuellement le Chanteclair, avec le bruit pur de ses flots d'argent. Des saules, le long des deux rives, penchaient leurs têtes pâles, enfonçaient leurs images. Au ciel, tombait la cendre fine du crépuscule. Et il restait, dans ce grand calme, charmé, songeant confusément que le Chanteclair devait être heureux comme lui, à rouler toujours sur les mêmes herbes, au milieu d'un si beau silence.
Afficher l'image d'origineQuand les étoiles brillaient, il rentrait se coucher, avec de la fraîcheur plein la poitrine.
            D'ailleurs, Julien se donnait d'autres plaisirs. Les jours de congé, il partait à pied, tout seul, heureux d'aller très loin et de revenir rompu de fatigue. Il s'était aussi fait un camarade d'un muet, un ouvrier graveur, au bras duquel il se promenait sur le Mail, pendant des après-midi entières, sans même échanger un signe.D'autres fois, au fond du Café des Voyageurs, il entamait avec le muet d'interminables parties de dames, pleines d'immobilité et de réflexion. Il avait eu un   chien écrasé par une voiture, et il lui gardait un si religieux souvenir, qu'il ne voulait plus de bête chez lui. A la poste, on le plaisantait sur une gamine de dix ans, une fille en haillons, qui vendait des boîtes d'allumettes, pieds nus, et qu'il régalait de gros sous, sans vouloir emporter sa marchandise ; mais il se fâchait, il se cachait pour glisser les sous à la petite. Jamais on ne le rencontrait en compagnie d'une jupe, le soir, aux remparts. Les ouvrières de P...., des gaillardes très dégourdies, avaient fini elles-mêmes, par le laisser tranquilles, en le voyant suffoqué devant elles, prendre leurs rires d'encouragement pour des moqueries. Dans la ville, les uns le disaient stupide, d'autres prétendaient qu'il fallait se défier de ces garçons-là, qui sont si doux et qui vivent solitaires.
            Le paradis de Julien l'endroit où il respirait à l'aise, c'était sa chambre. Là seulement il se croyait à l'abri du monde. Alors, il se redressait, il riait tout seul ; et, quand il s'apercevait dans la glace, il demeurait surpris de se voir très jeune. La chambre était vaste ; il y avait installé un grand canapé, une table ronde avec deux chaises et un fauteuil. Mais il lui restait encore de la place pour marcher ! le lit se perdait au fond d'une immense alcôve ; une petite commode de noyer, entre les deux fenêtres, semblait un jouet d'enfant. Il se promenait, s'allongeait, ne s'ennuyait point de lui-même. Jamais il n'écrivait en-dehors de son bureau, et la lecture le fatiguait. Comme la vieille dame qui tenait la pension où il mangeait s'obstinait à vouloir faire son éducation en lui prêtant des romans, il les rapportait, sans pouvoir répéter ce qu'il y avait dedans, tant ces histoires compliquées manquaient pour lui de sens commun. Il dessinait un peu, toujours la même tête, une femme de profil, l'air sévère, avec de larges bandeaux et une torsade de perles dans le chignon. Sa seule passion était la musique. Pendant des soirées entières, il jouait de la flûte, et c'était là, par-dessus tout, sa grande récréation.      provenceweb.fr 
Carros - Chateau            Julien avait appris la flûte tout seul. Longtemps, une vieille flûte de bois jaune, chez un marchand de bric-à-brac de la place du Marché, était restée une de ses plus âpres convoitises. Il avait l'argent, mais il n'osait entrer l'acheter, de peur d'être ridicule. Enfin un soir, il s'était enhardi jusqu'à emporter la flûte en courant, cachée sous son paletot, serrée contre sa poitrine. Puis, portes et fenêtres closes, très doucement pour qu'on ne l'entendît pas, il avait épelé pendant deux années une vieille méthode, trouvée chez un petit libraire. Depuis six mois seulement, il se risquait à jouer, les croisées ouvertes. Il ne savait que des airs anciens, lents et simples, des romances du siècle dernier, qui prenaient une tendresse infinie, lorsqu'il les bégayait avec la maladresse d'un élève plein d'émotion. Dans les soirées tièdes, quand le quartier dormait, et que ce chant léger sortait de la grande pièce éclairée d'une bougie, on aurait dit une voix d'amour, tremblante et basse, qui confiait à la solitude et à la nuit ce qu'elle n'aurait jamais dit au plein jour.
            Souvent même, comme il savait les airs de mémoire, Julien soufflait sa lumière, par économie. Du reste, il aimait l'obscurité. Alors, assis devant une fenêtre, en face du ciel, il jouait dans le noir. Des passants levaient la tête, cherchaient d'où venait cette musique si frêle et si jolie, pareille aux roulades lointaines d'un rossignol. La vieille flûte de bois jaune était un peu fêlée, ce qui lui donnait un son voilé, le filet de voix adorable d'une marquise d'autrefois, chantant encore très purement les menuets de sa jeunesse. Une à une, les notes s'envolaient avec leur petit bruit d'ailes. Il semblait que le chant venait de la nuit elle-même, tant il se mêlait aux souffles discrets de l'ombre.
            Julien avait grand-peur qu'on se plaignît dans le quartier. Mais on a le sommeil dur, en province. D'ailleurs, la place des Quatre-Femmes n'était habitée que par un notaire, Me Savournin, et un ancien gendarme retraité, le capitaine Pidoux, tous deux voisins commodes, couchés et endormis à neuf heures. Julien redoutait davantage les habitudes d'un noble logis, l'hôtel de Marsanne, qui dressait de l'autre côté de la place, juste devant ses fenêtres, une façade grise et triste, d'une sévérité de cloître. Un perron de cinq marches, envahi par les herbes, montait à une porte ronde, que des têtes de clous énormes défendaient. L'unique étage alignait dix croisées, dont les persiennes s'ouvraient et se fermaient aux mêmes heures, sans rien laisser voir des pièces, derrière les épais rideaux toujours tirés. A gauche, les grands marronniers du jardin mettaient un massif de verdure, qui élargissait la houle de ses feuilles jusqu'aux remparts. Et cet hôtel imposant, avec son parc, ses murailles graves, son air de royal ennui, faisait songer à Julien que, si les Marsanne n'aimaient pas la flûte, ils n'auraient certainement qu'un mot à dire, pour l'empêcher d'en jouer.     monde-de-lupa.fr
Afficher l'image d'origine            Le jeune éprouvait du reste un respect religieux, quand il s'accoudait à sa fenêtre, tant le développement du jardin et des constructions lui semblait vaste. Dans le pays, l'hôtel était célèbre, et l'on racontait que des étrangers venaient de loin le visiter. Des légendes couraient également sur la richesse des Marsanne. Longtemps, il avait guetté le vieux logis, pour pénétrer les mystères de cette fortune toute puissante. Mais, pendant les heures qu'il s'oubliait là, il ne voyait toujours que la façade grise et le massif noir des marronniers. Jamais une âme ne montait les marches descellées du perron, jamais la porte verdie de mousse ne s'ouvrait. Les Marsanne avait condamné cette porte, on entrait par une grille, rue Sainte-Anne ; en outre, au bout d'une ruelle, près des remparts, il y avait une petite porte donnant sur le jardin, que Julien ne pouvait apercevoir. Pour lui, l'hôtel restait mort, pareil à un de ces palais de contes de fées, peuplé d'habitants invisibles. Chaque matin et chaque soir, il distinguait seulement les bras du domestique qui poussait les persiennes. Puis, la maison reprenait son grand air mélancolique de tombe abandonnée dans le recueillement d'un cimetière. Les marronniers étaient si touffus, qu'ils cachaient sous leurs branches les allées du jardin. Et cette existence hermétiquement close, hautaine et muette, redoublait l'émotion du jeune homme. La richesse, c'était donc cette paix morne, où il retrouvait le frisson religieux qui tombe de la voûte des églises ?
            Que de fois, avant de se coucher, il avait soufflé sa bougie et était resté une heure à sa fenêtre,
pour surprendre ainsi les secrets de l'hôtel de Marsanne ! La nuit, l'hôtel barrait le ciel d'une tache sombre, les marronniers étalaient une mer d'encre. On devait soigneusement tirer les rideaux de l'intérieur, pas une lueur ne perçait entre les lames des persiennes. Même la maison n'avait point cette respiration des maisons habitées, où l'on sent les haleines des gens endormis. Elle s'anéantissait dans le noir. C'était alors que Julien s'enhardissait et prenait sa flûte. Il pouvait jouer impunément : l'hôtel vide lui renvoyait l'écho des petites notes perlées ; certaines phrases ralenties se perdaient dans les ténèbres du jardin, où l'on n'entendait seulement pas un battement d'ailes. La vieille flûte de bois jaune semblait jouer ses airs anciens devant le château de la Belle au Bois dormant.
Afficher l'image d'origine            Un dimanche, sur la place de l'église, un des employés de la poste montra brusquement à Julien un grand vieillard et une vieille dame, en les nommant. C'étaient le marquis et la marquise de Marsanne. Ils sortaient si rarement, qu'il ne les avait jamais vus. Une grosse émotion le saisit, tant il les trouva maigres et solennels, comptant leurs pas, salués jusqu'à terre et répondant d'un léger signe de tête. Alors son camarade lui apprit coup sur coup qu'ils avaient une fille encore au couvent, Mlle Thérèse de Marsanne, puis que le petit Colombel, le clerc de Me Savournin, était le frère de lait de cette dernière. En effet, comme les deux vieilles gens allaient prendre la rue Saint-Anne, le petit Colombel qui passait s'approcha, et le marquis lui tendit la main, honneur qu'il n'avait fait à personne. Julien souffrit de cette poignée de main ; car ce Colombel, un garçon de vingt ans, aux yeux vifs, à la bouche méchante, avait longtemps été son ennemi. Il le plaisantait de sa timidité, ameutait contre lui les blanchisseuses de la rue Beau-Soleil ; si bien qu'un jour, aux remparts, il y avait eu entre eux un duel à coups de poing, dont le clerc de notaire était sorti avec les deux yeux pochés. Et Julien, le soir, joua de la flûte plus bas encore, quand il connut tous ces détails.
            D'ailleurs, le trouble que lui causait l'hôtel de Marsanne ne dérangeait pas ses habitudes, d'une régularité d'horloge. Il allait à son travail, il déjeunait, dînait, faisait son tour de promenade au bord du Chanteclair. L'hôtel lui-même, avec sa grande paix, finissait par entrer dans la douceur de sa vie. Deux années se passèrent. Il était tellement habitué aux herbes du perron, à la façade grise, aux persiennes noires, que ces choses lui semblaient définitives, nécessaires au sommeil du quartier.
            Depuis cinq ans, Julien habitait la place des Quatre-Femmes, lorsque, un soir de juillet, un événement bouleversa son existence. La nuit était très chaude, tout allumée d'étoiles. Il jouait de la flûte sans lumière, mais d'une lèvre distraite, ralentissant le rythme et s'endormant sur certains sons, lorsque, tout d'un coup, en face de lui, une fenêtre de l'hôtel de Marsanne s'ouvrit et resta béante, vivement éclairée dans la façade sombre. Une jeune fille était venue s'accouder, et elle demeurait là, elle découpait sa mince silhouette, levait la tête comme pour prêter l'oreille. Julien, tremblant, avait cessé de jouer. Il ne pouvait distinguer le visage de la jeune fille, il ne voyait que le flot de ses cheveux, déjà dénoués sur son cou. Et une voix légère lui arriva au milieu du silence.
            - Tu n'as pas entendu ? Françoise. On aurait dit une musique.
            - Quelque rossignol, Mademoiselle, répondit une voix grosse, à l'intérieur. Fermez, prenez garde aux bêtes de nuit.
            Quand la façade fut redevenue noire, Julien ne put quitter son fauteuil, les yeux pleins de la trouée lumineuse qui s'était faite dans cette muraille, morte jusque-là. Et il gardait un tremblement, il se demandait s'il devait être heureux de cette apparition. Puis, une heure plus tard, il se remit à jouer tout bas. Il souriait à la pensée que la jeune fille croyait sans doute qu'il y avait un rossignol dans les marronniers.



                                                                                              à suivre chapître II / V

            Le lendemain, à la..........


Et Nietzsche a pleuré Irvin Yalom ( Roman EtatsUnis )


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                                         Et Nietzsche a pleuré

            Venise 1882, Lou A Salomé jeune femme sûre d'elle convainc le Dr Breuer, médecin à Vienne, de recevoir un ami très cher, à son retour, en consultation à son cabinet. Il souffre de très graves migraines, qui touchent également ses yeux. Il se nomme Nietzsche est philosophe, a écrit déjà deux livres très importants mais n'est pas connu du public. Son caractère, son humeur, sa réflexion le poussent à la solitude et à l'éloignement. Elle dit craindre qu'il mette fin à ses jours. Mais il faudra diplomatie et hasard pour que le Dr Breuer parvienne à recevoir la visite de ce malade fermé mais vulnérable. Le Dr Breuer pratique la médecine et est également psychanalyste. Tous deux proches de la quarantaine, après de nombreux refus des soins du médecin et, alors qu'il ignore l'intervention de Lou Salomé, Frederick Nietzsche, fils de pasteur, né en Prusse,  un temps enseignant, vit une vie marginale, voyage le bagage léger a écrit " Le gai savoir, Humain trop humain... " et est plongé dans l'écriture de Zarathoustra. Peu à peu se dessinent les personnalités, les fantasmes qui couvent. L'amitié peut-elle résister dans le trio que forment Rée Salomé et Nietzsche ?
Et l'amour, sentiment, empathie, rêve, le mot même, qu'en est-il ? Le philosophe souffre visiblement d'être un amoureux refusé. Breuer, père de cinq enfants, se trouve piégé par l'une de ses patientes sur qui il pratique le mesmérisme pour tenter de soigner une jeune femme belle, de la bonne société mais profondément marquée sans doute par un fait particulier dans son enfance. Il n'approche naturellement pas la patiente malgré ses appels, mais ne touche plus non plus sa femme qui s'en plaint. Il fantasme, rêves érotiques, son image ne le quitte pas Et tout cela est raconté à un jeune médecin, psychanalyste, Freud, très bien reçu par madame Breuer et la famille. Et l'on mange très bien à cette table. " Plus d'un qui ne peut briser ses propres chaînes a pu pourtant en libérer son ami - Zarathoustra " Ce sera l'effet produit par les entretiens entre Nietzsche trop malade pour repartir comme il le voulait et le Dr Breuer pris de sympathie pour ce philosophe ( il découvre et lit ses deux ouvrages ) muré dans sa volonté de ne rien laisser paraître. Ce fut sans doute l'une des premières psychothérapies par la parole. Et Nietzsche devenu le thérapeute et Breuer le patient se découvriront. Lors de sa première rencontre avec Lou Salomé le Dr Breuer :        " - Bien, mademoiselle, dit-il, venons-en maintenant à la maladie de votre ami. - Son désespoir, pas sa maladie... " Et Nietzsche a pleuré. Ecrit sous forme de roman, passionnant, par le psychiatre Irvin Yalom enseignant à Stanford depuis de nombreuses années l'auteur, très lu, de nombreux ouvrages. D'autres titres ici même un peu plus tard.