dimanche 21 août 2016

Pour une nuit d'amour 1 / 4 Emile Zola ( Nouvelle France )


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                                                 Pour une nuit d'amour

                                                                   I

                La petite ville de P..... est bâtie sur une colline. Au pied des anciens remparts, coule un ruisseau, encaissé et très profond, le Chanteclair, qu'on nomme sans doute ainsi pour le bruit cristallin de ses eaux limpides. Lorsqu'on arrive par la route de Versailles, on traverse le Chanteclair, à la porte sud de la ville, sur un pont de pierre d'une seule arche, dont les larges parapets, bas et arrondis, servent de bancs à tous les vieillards du faubourg. En face, monte la rue Beau-Soleil, au bout de laquelle se trouve une place silencieuse, la place des Quatre-Femmes, pavée de grosses pierres, envahie par une herbe drue, qui la verdit comme un pré. Les maisons dorment. Toutes les demi-heures, le pas traînard d'un passant fait aboyer un chien, derrière la porte d'une écurie ; et l'émotion de ce coin perdu est encore le passage régulier, deux fois par jour, des officiers qui se rendent à leur pension, une table d'hôte de la rue Beau-Soleil.
            C'étai dans la maison d'un jardinier, à gauche, que demeurait Julien Michon. Le jardinier lui avait loué une grande chambre, au premier étage ; et, comme cet homme habitait l'autre façade de la maison, sur la rue Catherine, où était son jardin, Julien vivait là tranquille, ayant son escalier et sa porte, s'enfermant déjà, à vingt-cinq ans, dans les manies d'un petit bourgeois retiré.
            Le jeune avait perdu son père et sa mère très jeune. Autrefois, les Michon étaient bourreliers aux Alluets, près de Mantes. A leur mort, un oncle avait envoyé l'enfant en pension. Puis, l'oncle lui-même était parti, et Julien, depuis cinq ans, remplissait à la poste de P.... un petit emploi d'expéditionnaire. Il touchait quinze cents francs, sans espoir d'en gagner jamais davantage. D'ailleurs, il faisait des économies, il n'imaginait point une condition plus large ni plus heureuse que la sienne.
            Grand, fort, osseux, Julien avait de grosses mains qui le gênaient. Il se sentait laid, la tête carrée et comme laissée à l'état d'ébauche sous le coup de pouce d'un sculpteur trop rude ; et cela le rendait timide, surtout quand il y avait des demoiselles. Une blanchisseuse lui ayant dit en riant qu'il n'était pas si vilain, il en avait gardé un grand trouble. Dehors, les bras ballants, le dos voûté, la tête basse, il faisait de longues enjambées, pour rentrer plus vite dans son ombre. Sa gaucherie lui donnait un effarouchement continu, un besoin maladif de médiocrité et d'obscurité. Il semblait s'être résigné à vieillir de la sorte, sans une camaraderie; sans une amourette, avec ses goûts de moine cloîtré.
            Et cette vie ne pesait point à ses larges épaules. Julien, au fond, était très heureux. Il avait une âme calme et transparente. Son existence quotidienne, avec les règles fixes qui la menaient, était faite de sérénité. Le matin, il se rendait à son bureau, recommençait paisiblement la besogne de la veille ; puis, il déjeunait d'un petit pain, et reprenait ses écritures ; puis, il dînait, il se couchait, il dormait. Le lendemain, le soleil ramenait la même journée, cela pendant des semaines, des mois. Ce lent défilé finissait par prendre une musique pleine de douceur, le berçait du rêve de ces boeufs qui tirent la charrue et qui ruminent le soir, dans de la paille fraîche. Il buvait tout le charme de la monotonie. Son plaisir était parfois, après son dîner, de descendre la rue Beau-Soleil et de s'asseoir sur le pont, pour attendre neuf heures. Il laissait pendre ses jambes au-dessus de l'eau, il regardait passer sous lui continuellement le Chanteclair, avec le bruit pur de ses flots d'argent. Des saules, le long des deux rives, penchaient leurs têtes pâles, enfonçaient leurs images. Au ciel, tombait la cendre fine du crépuscule. Et il restait, dans ce grand calme, charmé, songeant confusément que le Chanteclair devait être heureux comme lui, à rouler toujours sur les mêmes herbes, au milieu d'un si beau silence.
Afficher l'image d'origineQuand les étoiles brillaient, il rentrait se coucher, avec de la fraîcheur plein la poitrine.
            D'ailleurs, Julien se donnait d'autres plaisirs. Les jours de congé, il partait à pied, tout seul, heureux d'aller très loin et de revenir rompu de fatigue. Il s'était aussi fait un camarade d'un muet, un ouvrier graveur, au bras duquel il se promenait sur le Mail, pendant des après-midi entières, sans même échanger un signe.D'autres fois, au fond du Café des Voyageurs, il entamait avec le muet d'interminables parties de dames, pleines d'immobilité et de réflexion. Il avait eu un   chien écrasé par une voiture, et il lui gardait un si religieux souvenir, qu'il ne voulait plus de bête chez lui. A la poste, on le plaisantait sur une gamine de dix ans, une fille en haillons, qui vendait des boîtes d'allumettes, pieds nus, et qu'il régalait de gros sous, sans vouloir emporter sa marchandise ; mais il se fâchait, il se cachait pour glisser les sous à la petite. Jamais on ne le rencontrait en compagnie d'une jupe, le soir, aux remparts. Les ouvrières de P...., des gaillardes très dégourdies, avaient fini elles-mêmes, par le laisser tranquilles, en le voyant suffoqué devant elles, prendre leurs rires d'encouragement pour des moqueries. Dans la ville, les uns le disaient stupide, d'autres prétendaient qu'il fallait se défier de ces garçons-là, qui sont si doux et qui vivent solitaires.
            Le paradis de Julien l'endroit où il respirait à l'aise, c'était sa chambre. Là seulement il se croyait à l'abri du monde. Alors, il se redressait, il riait tout seul ; et, quand il s'apercevait dans la glace, il demeurait surpris de se voir très jeune. La chambre était vaste ; il y avait installé un grand canapé, une table ronde avec deux chaises et un fauteuil. Mais il lui restait encore de la place pour marcher ! le lit se perdait au fond d'une immense alcôve ; une petite commode de noyer, entre les deux fenêtres, semblait un jouet d'enfant. Il se promenait, s'allongeait, ne s'ennuyait point de lui-même. Jamais il n'écrivait en-dehors de son bureau, et la lecture le fatiguait. Comme la vieille dame qui tenait la pension où il mangeait s'obstinait à vouloir faire son éducation en lui prêtant des romans, il les rapportait, sans pouvoir répéter ce qu'il y avait dedans, tant ces histoires compliquées manquaient pour lui de sens commun. Il dessinait un peu, toujours la même tête, une femme de profil, l'air sévère, avec de larges bandeaux et une torsade de perles dans le chignon. Sa seule passion était la musique. Pendant des soirées entières, il jouait de la flûte, et c'était là, par-dessus tout, sa grande récréation.      provenceweb.fr 
Carros - Chateau            Julien avait appris la flûte tout seul. Longtemps, une vieille flûte de bois jaune, chez un marchand de bric-à-brac de la place du Marché, était restée une de ses plus âpres convoitises. Il avait l'argent, mais il n'osait entrer l'acheter, de peur d'être ridicule. Enfin un soir, il s'était enhardi jusqu'à emporter la flûte en courant, cachée sous son paletot, serrée contre sa poitrine. Puis, portes et fenêtres closes, très doucement pour qu'on ne l'entendît pas, il avait épelé pendant deux années une vieille méthode, trouvée chez un petit libraire. Depuis six mois seulement, il se risquait à jouer, les croisées ouvertes. Il ne savait que des airs anciens, lents et simples, des romances du siècle dernier, qui prenaient une tendresse infinie, lorsqu'il les bégayait avec la maladresse d'un élève plein d'émotion. Dans les soirées tièdes, quand le quartier dormait, et que ce chant léger sortait de la grande pièce éclairée d'une bougie, on aurait dit une voix d'amour, tremblante et basse, qui confiait à la solitude et à la nuit ce qu'elle n'aurait jamais dit au plein jour.
            Souvent même, comme il savait les airs de mémoire, Julien soufflait sa lumière, par économie. Du reste, il aimait l'obscurité. Alors, assis devant une fenêtre, en face du ciel, il jouait dans le noir. Des passants levaient la tête, cherchaient d'où venait cette musique si frêle et si jolie, pareille aux roulades lointaines d'un rossignol. La vieille flûte de bois jaune était un peu fêlée, ce qui lui donnait un son voilé, le filet de voix adorable d'une marquise d'autrefois, chantant encore très purement les menuets de sa jeunesse. Une à une, les notes s'envolaient avec leur petit bruit d'ailes. Il semblait que le chant venait de la nuit elle-même, tant il se mêlait aux souffles discrets de l'ombre.
            Julien avait grand-peur qu'on se plaignît dans le quartier. Mais on a le sommeil dur, en province. D'ailleurs, la place des Quatre-Femmes n'était habitée que par un notaire, Me Savournin, et un ancien gendarme retraité, le capitaine Pidoux, tous deux voisins commodes, couchés et endormis à neuf heures. Julien redoutait davantage les habitudes d'un noble logis, l'hôtel de Marsanne, qui dressait de l'autre côté de la place, juste devant ses fenêtres, une façade grise et triste, d'une sévérité de cloître. Un perron de cinq marches, envahi par les herbes, montait à une porte ronde, que des têtes de clous énormes défendaient. L'unique étage alignait dix croisées, dont les persiennes s'ouvraient et se fermaient aux mêmes heures, sans rien laisser voir des pièces, derrière les épais rideaux toujours tirés. A gauche, les grands marronniers du jardin mettaient un massif de verdure, qui élargissait la houle de ses feuilles jusqu'aux remparts. Et cet hôtel imposant, avec son parc, ses murailles graves, son air de royal ennui, faisait songer à Julien que, si les Marsanne n'aimaient pas la flûte, ils n'auraient certainement qu'un mot à dire, pour l'empêcher d'en jouer.     monde-de-lupa.fr
Afficher l'image d'origine            Le jeune éprouvait du reste un respect religieux, quand il s'accoudait à sa fenêtre, tant le développement du jardin et des constructions lui semblait vaste. Dans le pays, l'hôtel était célèbre, et l'on racontait que des étrangers venaient de loin le visiter. Des légendes couraient également sur la richesse des Marsanne. Longtemps, il avait guetté le vieux logis, pour pénétrer les mystères de cette fortune toute puissante. Mais, pendant les heures qu'il s'oubliait là, il ne voyait toujours que la façade grise et le massif noir des marronniers. Jamais une âme ne montait les marches descellées du perron, jamais la porte verdie de mousse ne s'ouvrait. Les Marsanne avait condamné cette porte, on entrait par une grille, rue Sainte-Anne ; en outre, au bout d'une ruelle, près des remparts, il y avait une petite porte donnant sur le jardin, que Julien ne pouvait apercevoir. Pour lui, l'hôtel restait mort, pareil à un de ces palais de contes de fées, peuplé d'habitants invisibles. Chaque matin et chaque soir, il distinguait seulement les bras du domestique qui poussait les persiennes. Puis, la maison reprenait son grand air mélancolique de tombe abandonnée dans le recueillement d'un cimetière. Les marronniers étaient si touffus, qu'ils cachaient sous leurs branches les allées du jardin. Et cette existence hermétiquement close, hautaine et muette, redoublait l'émotion du jeune homme. La richesse, c'était donc cette paix morne, où il retrouvait le frisson religieux qui tombe de la voûte des églises ?
            Que de fois, avant de se coucher, il avait soufflé sa bougie et était resté une heure à sa fenêtre,
pour surprendre ainsi les secrets de l'hôtel de Marsanne ! La nuit, l'hôtel barrait le ciel d'une tache sombre, les marronniers étalaient une mer d'encre. On devait soigneusement tirer les rideaux de l'intérieur, pas une lueur ne perçait entre les lames des persiennes. Même la maison n'avait point cette respiration des maisons habitées, où l'on sent les haleines des gens endormis. Elle s'anéantissait dans le noir. C'était alors que Julien s'enhardissait et prenait sa flûte. Il pouvait jouer impunément : l'hôtel vide lui renvoyait l'écho des petites notes perlées ; certaines phrases ralenties se perdaient dans les ténèbres du jardin, où l'on n'entendait seulement pas un battement d'ailes. La vieille flûte de bois jaune semblait jouer ses airs anciens devant le château de la Belle au Bois dormant.
Afficher l'image d'origine            Un dimanche, sur la place de l'église, un des employés de la poste montra brusquement à Julien un grand vieillard et une vieille dame, en les nommant. C'étaient le marquis et la marquise de Marsanne. Ils sortaient si rarement, qu'il ne les avait jamais vus. Une grosse émotion le saisit, tant il les trouva maigres et solennels, comptant leurs pas, salués jusqu'à terre et répondant d'un léger signe de tête. Alors son camarade lui apprit coup sur coup qu'ils avaient une fille encore au couvent, Mlle Thérèse de Marsanne, puis que le petit Colombel, le clerc de Me Savournin, était le frère de lait de cette dernière. En effet, comme les deux vieilles gens allaient prendre la rue Saint-Anne, le petit Colombel qui passait s'approcha, et le marquis lui tendit la main, honneur qu'il n'avait fait à personne. Julien souffrit de cette poignée de main ; car ce Colombel, un garçon de vingt ans, aux yeux vifs, à la bouche méchante, avait longtemps été son ennemi. Il le plaisantait de sa timidité, ameutait contre lui les blanchisseuses de la rue Beau-Soleil ; si bien qu'un jour, aux remparts, il y avait eu entre eux un duel à coups de poing, dont le clerc de notaire était sorti avec les deux yeux pochés. Et Julien, le soir, joua de la flûte plus bas encore, quand il connut tous ces détails.
            D'ailleurs, le trouble que lui causait l'hôtel de Marsanne ne dérangeait pas ses habitudes, d'une régularité d'horloge. Il allait à son travail, il déjeunait, dînait, faisait son tour de promenade au bord du Chanteclair. L'hôtel lui-même, avec sa grande paix, finissait par entrer dans la douceur de sa vie. Deux années se passèrent. Il était tellement habitué aux herbes du perron, à la façade grise, aux persiennes noires, que ces choses lui semblaient définitives, nécessaires au sommeil du quartier.
            Depuis cinq ans, Julien habitait la place des Quatre-Femmes, lorsque, un soir de juillet, un événement bouleversa son existence. La nuit était très chaude, tout allumée d'étoiles. Il jouait de la flûte sans lumière, mais d'une lèvre distraite, ralentissant le rythme et s'endormant sur certains sons, lorsque, tout d'un coup, en face de lui, une fenêtre de l'hôtel de Marsanne s'ouvrit et resta béante, vivement éclairée dans la façade sombre. Une jeune fille était venue s'accouder, et elle demeurait là, elle découpait sa mince silhouette, levait la tête comme pour prêter l'oreille. Julien, tremblant, avait cessé de jouer. Il ne pouvait distinguer le visage de la jeune fille, il ne voyait que le flot de ses cheveux, déjà dénoués sur son cou. Et une voix légère lui arriva au milieu du silence.
            - Tu n'as pas entendu ? Françoise. On aurait dit une musique.
            - Quelque rossignol, Mademoiselle, répondit une voix grosse, à l'intérieur. Fermez, prenez garde aux bêtes de nuit.
            Quand la façade fut redevenue noire, Julien ne put quitter son fauteuil, les yeux pleins de la trouée lumineuse qui s'était faite dans cette muraille, morte jusque-là. Et il gardait un tremblement, il se demandait s'il devait être heureux de cette apparition. Puis, une heure plus tard, il se remit à jouer tout bas. Il souriait à la pensée que la jeune fille croyait sans doute qu'il y avait un rossignol dans les marronniers.



                                                                                              à suivre chapître II / V

            Le lendemain, à la..........


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