quizz.biz
Le 5 ou 6 novembre 1916 Lettre importante à lire attentivement
Cher ami
J'avais fait téléphoner avant-hier après avoir reçu votre lettre. Mais vous étiez sorti et sans doute n'êtes pas rentré assez tôt. Ce soir je voulais vous faire téléphoner mais l'heure a passé et je n'ai plus osé. Alors comme ce que vous me dites est important pour ne pas retarder je vous écris ce que j'aurais mieux aimé vous dire.
Mon avis est en effet qu'un médecin doit être entièrement convainquant et j'ai vu, sous l'action de cette conviction inculquée disparaître comme par enchantement des maux qui paraissent pourtant purement physiques et contre lesquels des médecins instruits et soigneux ( notamment mon père, je me souviens ) s'étaient heurtés sans résultat. Je me rappelle mon père me disant d'un de ses malades :
" Mais comment veux-tu que le guérisseur que tu lui conseilles puisse qq chose puisqu'il y a telle chose physique etc " ( je vous donnerai les exemples de vive voix ). Et les deux malades furent guéris, l'un en deux mois, l'autre en vingt minutes. Mais cher ami je crois qu'il ne faut voir un médecin convainquant que après s'être assuré que l'énergie, l'insouci de la santé, que vous donnera sa conviction, ne sont pas dangereuses, c'est-à-dire si organiquement on n'a pas qq chose pour quoi les ménagements etc soient nécessaires. Je vais vous en donner un exemple. Je me reprocherai toujours d'avoir recommandé Dubois ( de Berne ) homme admirable d'ailleurs, à un homme d'une cinquantaine d'années, martyrisé depuis dix ans par une dyspepsie qui l'empêchait de rien digérer, se traduisait par une dilatation rebelle dont tous les spécialistes de l'estomac ( et mon père également s'étaient occupés sans résultat. Un verre d'eau restait quinze heures dans l'estomac etc. Or j'avais reconnu que cette dyspepsie était nerveuse. J'envoyai le malade à Dubois qui lui parla à peu près un quart d'heure. Dès le soir même le malade digérait le homard, la salade russe etc. Dès qu'il se sentait une hésitation devant un dîner trop lourd, il écrivait de Paris à Dubois à Berne, qui d'un mot dissipait ses craintes. Malheureusement, ce que j'ignorais, le malade était albuminurique. Son régime nouveau fut supporté admirablement par son estomac mais non par ses reins. Il est mort d'urémie un peu plus tard, sans qu'on sache trop s'il aurait pu s'y soustraire en continuant à se croire malade de l'estomac et en ne mangeant rien. C'est ce que j'appelle dans Swann, ou plutôt dans la suite, la névrose protectrice. Il me semble donc nécessaire qu'avant de se livrer à un médecin convainquant on se fasse examiner par un médecin très éclairé et qui n'ait pas l'idée préconçue que tout est nerveux. Le bénéfice est d'ailleurs double, car s'il ne trouve rien que la cure psychothérapique puisse endommager, on se livre à celle-là sans arrière-pensée, sans crainte, ce qui est la bonne manière comme pour apprendre à nager. Je crois particulièrement qualifié pour un examen de ce genre le Docteur Léon Faisans ( je crois qu'il demeure 30 rue La Boétie ). Personnellement c'est en lui que j'aie le plus confiance. S'il ne consulte plus du tout ( car il n'est plus jeune ) je pourrai vous en indiquer de plus jeunes. Mais il a un sens divinatoire très remarquable. Vous pourriez peut-être faire faire une analyse d'urines avant de le voir ( je peux vous donner un mot pour lui ), afin de lui apporter des précisions.
Marcel Proust
* agnesverfaillie.com
*************************************
cairn.info
17 octobre 1917 102 bd Haussmann
Cher ami,
Je vous ai en vain téléphoné toute la soirée, pensant que la réponse était plus aisée de vive voix. Puisque je n'ai pas réussi à vous voir, je vais essayer d'être clair par lettre.
1° Comme je crois vous l'avoir dit, il y a dans les cahiers qui forment la suite et la fin du manuscrit pas mal de pages qui se trouvent déjà dans vos épreuves, d'autres qui sont pour un autre volume, et que par fatigue j'ai négligé les unes de biffer, les autres de transférer, ce que je ferai sur épreuves. Ceci fera gagner un certain nombre de pages, mais il ne faut pas nous l'exagérer, le déchet ne sera pas très considérable. Cependant même en prenant les choses à ce 1er point de vue ( et vous allez voir que je me placerai à tous ceux que vous voulez ), vous me parlez de plus de 600 pages. Supposons qu'il en tombe une trentaine cela ferait 570. Du côté de chez Swann devait avoir 700 pages
( je ne sais pas au juste, c'est vous qui avez les traités de Grasset ), et c'est moi qui pour avoir un volume moins effrayant l'ai arrêté, artificiellement, à la page 523; Or de 523 à 570 la différence n'est pas énorme.
2° Vous n'avez pas le temps dans vos occupations actuelles, sans cela je vous dirais de vous reporter aux vagues têtes de chapitres annoncées par Grasset pour le volume suivant. Vous y verriez que l'épisode qui a donné son nom à tout mon second volume ( A l'ombre des Jeunes filles en fleurs )
venait après ce qui fait la matière de notre 3è volume. Je pourrais donc à la rigueur remplacer les 2 cahiers que je vous ai envoyés et qu'on intercalerait comme un récit rétrospectif dans " Le Côté de Guermantes ", par des épreuves de Grasset sur Me de Guermante et par la mort de ma gd mère ( actuellement destinées au Côté de Guermantes ). Reste à savoir si matériellement, j'entends au point de vue grosseur du livre, cette partie ( amour pour Me de Guermantes, mort de ma gd mère ) est beaucoup moins longue que les 2 cahiers sur Albertine que vous avez. Je n'en suis pas certain, d'autant plus que je vous le répète il y a un peu à retirer de ces 2 cahiers. En tous cas c'est une question de lettres à comparer. Dans la version que nous aurions alors ( et qui était la primitive ) le 2è volume ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs, qui changerait de titre ) serait beaucoup plus intéressant pour le lecteur, il y aurait de "l'action ". Mais depuis qu'Albertine par toute l'histoire de mon collège avec elle et de sa mort; histoire qui fait la matière du 4è volume, est devenue précisément un principe d'action et le vrai centre de l'ouvrage, il y avantage d'un autre ordre ce qu'elle ( Albertine ) soit présentée longtemps d'avance dans le 1er séjour à Balbec, dès le 2è volume. Cela fait un livre tout en préparation mais comme on aura les autres à la fois, cela n'a pas le même inconvénient que si le volume paraissait seul. Je trouve donc ma version actuelle plus logique. ( D'autant plus que de cette façon les 2 séjours à Balbec se font clairement vis-à-vis très tranché.)
4° et pour finir. Étant donné que nous ne savons pas quelle sera la longueur des autres volumes puisque vous ne les avez vus que d'un coup d'oeil, et puisque il s'agit d'une oeuvre qui se suit et où à la rigueur on peut déborder d'un volume sur l'autre, ne serait-il pas plus simple de remettre cette question des 2 versions, une fois que les épreuves de tout l'ouvrage seront prêtes. Alors ce sera l'affaire de qq jours de faire passer par un tour de muscade une partie dans l'autre. Mais jusqu'ici nous ne savons en somme rien. Le 1er volume ( le 2è , enfin A l'ombre des jeunes filles en fleurs ) ne vous avait pas paru excessif au juger. Une fois les lettres des volumes suivants comptées nous verrons où nous en sommes. S'ils sont un peu moins longs, on pourrait les vendre 3,50 et exceptionnellement celui-là, d'ailleurs beaucoup moins plein d'action un peu plus cher. Tout ce que vous voudrez, comme vous voudrez.
Tout à vous
* Marcel Proust
Extraits de Correspondance Proust - Gaston Gallimard
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire