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L'homme à la lèvre tordue
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...... Et ce fut le cas, bien qu'on ne trouvât guère dans la boue de la rive ce qu'on avait craint de trouver. C'était le manteau de Neville St Clair, et non Neville St Clair, qui gisait découvert par la marée descendante. Et que pensez-vous qu'ils ont trouvé dans ses poches ?
- Je ne peux l'imaginer.
- Non, je ne crois pas que vous devinerez. Chaque poche était bourrée de pennies et de demi-pennies - quatre cent vingt et un pennies et deux cent dix-sept demi-pennies. Ce n'est pas étonnant qu'il n'ait pas été emporté par la marée. Mais un corps humain, c'est une autre affaire. Il y a un violent tourbillon entre l'appontement et la maison. Il semble assez évident que le manteau lesté quand le corps déshabillé a été aspiré dans la rivière.
- Mais j'ai cru comprendre que tous les autres vêtements avaient été trouvés dans la pièce. Le corps n'était donc couvert que d'un manteau ?
- Non monsieur, mais les faits peuvent être assemblés de façon assez spécieuse. Supposez que l'homme Boone ait jeté par la fenêtre Neville St Clair, aucun oeil humain n'aurait pu voir son geste. Que fait-il alors ? Cela le frappera aussitôt qu'il doit se débarrasser des vêtements révélateurs. Il saisit alors le manteau et est sur le point de le jeter par la fenêtre quand il réalise qu'il flottera et ne coulera pas. Il a peu de temps, car il a entendu la bagarre en bas des escaliers quand la femme a essayé de se forcer un chemin, et peut-être sait-il déjà par son complice le Lascar, que les policiers se hâtent dans la rue. Il n'y a pas un instant à perdre. Il se précipite vers un magot secret où il accumule les fruits de sa mendicité et bourre les poches pour être sûr que le manteau coule. Il le jette dehors et aurait fait la même chose avec les autres vêtements s'il n'avait pas entendu le bruit des pas en-dessous et avait eu seulement le temps de fermer la fenêtre quand la police est apparue.
- C'est certainement plausible.
- Bien, nous prendrons cela comme hypothèse de travail en attendant d'en avoir une meilleure. Boone, comme je vous l'ai dit, a été arrêté et emmené au poste mais il n'a pu être prouvé qu'on avait quelque chose contre lui. Depuis des années il est connu comme mendiant professionnel, mais sa vie semble avoir été très calme et innocente. Voici l'état de l'affaire et les questions qu'il faut résoudre : que faisait Neville St Clair dans une fumerie d'opium, que lui est-il arrivé là, où est-il maintenant et qu'a à avoir Hugh Boone avec sa disparition. La solution est plus éloignée que jamais. J'avoue que je ne peux me rappeler aucun problème dans mon expérience qui semblait aussi simple au premier regard et qui, pourtant, présentait de telles difficultés.
Pendant que Sherlock Holmes détaillait cette singulière série d'événements, nous avons filé rapidement au milieu des faubourgs de la grande ville jusqu'aux dernières maisons et nous roulions avec une campagne de chaque côté. Juste comme il achevait nous traversâmes deux villages isolés où quelques lumières brillaient encore.
- Nous sommes dans les faubourgs de Lee, dit mon compagnon. Nous avons effleuré trois comtés anglais dans notre courte course, partant du Middlesex, traversant un coin du Surrey et finissant dans le Kent. Vous voyez cette lumière au milieu des arbres ? Voici les Cèdres et, à côté de la lampe est assise une femme qui, tendant une oreille anxieuse, a déjà perçu, je n'en doute pas, le claquement des sabots du cheval. francesoir.fr
- Mais pourquoi ne menez-vous pas cette affaire depuis Baker Street ? demandai-je.
- Parce que de nombreuses recherches doivent être menées ici. Mrs St Clair a très gentiment mis deux pièces à ma disposition, et vous pouvez être certain qu'elle ne dira rien, si ce n'est bienvenu, à mon ami et collègue. Je déteste devoir la rencontrer, Watson, quand je n'ai aucune nouvelle de son mari. Nous y voilà. Ho, là, ho !
Nous nous étions arrêtées devant une grande villa dressée au milieu de ses terres. Un garçon d'écurie courut à la tête du cheval et, descendant, je suivis Holmes le long d'un petit sentier sinueux de gravier qui menait à la maison. Tandis que nous approchions la porte s'ouvrit brusquement et une petite femme blonde se tint dans l'ouverture, vêtue d'une espèce de mousseline de soie, avec une touche de soie rose vaporeuse au cou et aux poignets. Elle était debout, la silhouette soulignée par le flot de lumière, une main sur la porte, l'autre à moitié levée dans l'impatience, le corps légèrement incliné, la tête et le visage en avant, les yeux avides et les lèvres entrouvertes : une position d'interrogation.
- Alors, cria-t-elle alors ?
Puis, voyant que nous étions deux, elle eut un cri d'espoir qui retomba en un gémissement voyant que mon compagnon secouait la tête et haussait les épaules.
- Pas de bonne nouvelle ?
- Aucune.
- Pas de mauvaise ?
- Non.
- Merci mon Dieu pour ça. Mais entrez. Vous devez être épuisés après cette longue journée.
- Voici mon ami le docteur Watson. Il m'a été d'une utilité vitale dans plusieurs de mes affaires et un coup de chance a fait qu'il a été possible de l'amener avec moi et de l'associer à cette investigation.
- Je suis ravie de vous voir, dit-elle en me serrant chaleureusement la main. Vous excuserez, j'en suis sûre, tout ce qui peut laisser à désirer dans nos arrangements quand vous considérerez le coup qui est tombé si brutalement sur nous.
- Ma chère madame, dis-je, je suis un vieux soldat, et même si je ne l'étais pas, je vois bien qu'il n'est besoin d'aucune excuse. Si je puis être d'une aide quelconque, à vous ou à mon ami, je serais vraiment ravi.
- Maintenant, Mr Sherlock Holmes, dit la dame alors que nous entrions dans une salle à manger bien éclairée où un souper froid attendait, j'aimerais beaucoup vous poser une ou deux questions sans détour auxquelles, j'espère, vous donnerez une réponse sans détour.
- Certainement madame.
- Ne vous occupez pas de mes sentiments. Je ne suis pas hystérique, ni sujette aux évanouissements. Je souhaite simplement entendre votre véritable, véritable opinion.
- Sur quel point ?
- Dans le coeur de votre coeur, pensez-vous que Neville est en vie ?
Sherlock Holmes parut embarrassé par la question
- Franchement, maintenant, répéta-t-elle debout sur le tapis et le regardant avec insistance alors qu'il était renversé sur une chaise en osier.
- Franchement alors, madame, je ne le pense pas.
- Vous pensez qu'il est mort ?
- Je le pense.
- Assassiné ?
- Je ne dis pas ça. Peut-être.
- Et quel jour a-t-il trouvé la mort ?
- Lundi.
- Alors, peut-être, Mr Holmes, serez-vous assez bon pour m'expliquer comment il se fait que j'aie reçu cette lettre de lui aujourd'hui ?
Sherlock Holmes bondit de sa chaise comme galvanisé.
- Quoi ? rugit-il.
- Oui, aujourd'hui.
Elle se dressait en souriant et agitait en l'air un petit morceau de papier.
- Puis-je la voir ?
- Certainement.
Il le lui arracha avec force et, l'aplanissant sur la table, tira la lampe au-dessus et l'examina intensément. J'avais quitté ma chaise et je regardais par-dessus son épaule. L'enveloppe était très ordinaire et tamponnée du cachet de la poste de Gravensend, avec la date du jour même, ou plutôt du jour précédent car minuit était bien dépassé.
- Ecriture grossière ! murmura Holmes. Ce n'est sûrement pas l'écriture de votre mari, madame.
- Non, mais le contenu l'est.
- Je remarque aussi que celui qui a adressé l'enveloppe a dû se renseigner sur l'adresse.
- Comment pouvez-vous dire cela ?
- Le nom, voyez-vous, est d'une encre tout à fait noire, qui a séché toute seule. Le reste est de couleur plus grise, ce qui montre qu'on a utilisé un papier buvard. Si cela avait été écrit d'une seule traite puis séché rien ne serait d'une nuance de noir profond. Cet homme a écrit le nom et il y a eu une pause avant qu'il écrive l'adresse, ce qui peut seulement signifier qu'elle ne lui était pas familière. C'est, bien sûr, une vétille, mais il n'y a rien d'aussi important que les vétilles. Voyons maintenant la lettre. Ha ! il y a eu quelque chose dedans.
- Oui, c'était une bague. Sa chevalière.
- Et vous êtes sûre que c'est de la main de votre mari ?
- D'une de ses mains.
- D'une ?
- La main qui écrit très vite. Ce n'est pas comme son écriture habituelle et pourtant je la connais bien.
- " Chérie, ne sois pas effrayée. Tout va bien. Il y a une énorme erreur qu'il faudra un peu de temps pour rectifier. Attends patiemment, Neville. " Ecrit au crayon sur la page de garde d'un livre, format in-octavo, pas de filigrane. Postée aujourd'hui à Gravensend par un homme avec un pouce sale
Ha ! le rabat a été collé à la gomme, si je ne fais pas d'erreur, par une personne qui a chiqué du tabac. Et vous n'avez aucun doute ? C'est de la main de votre mari, madame ? francesoir.fr
- Aucun. Neville a écrit ces mots.
- Et ils furent postés aujourd'hui à Gravensend. Eh bien, Mrs St Clair, les nuages se dissipent, même si je ne me hasarderai pas à dire que le danger est passé.
- Mais il doit être en vie, Mr Holmes.
- A moins que ce ne soit une habile imitation pour nous mettre sur la mauvaise piste. La bague, après tout, ne prouve rien. On peut la lui avoir prise.
- Non, non... c'est... c'est... C'est vraiment son écriture !
- Très bien. Cela peut, cependant, avoir été écrit lundi et posté seulement aujourd'hui.
- C'est possible.
- Si c'est le cas, beaucoup de choses peuvent être arrivées depuis.
- Oh, vous ne devez pas me décourager, Mr Holmes. Je sais qu'il va bien. Il y a entre nous une entente si forte que je saurais si le malheur s'était abattu sur lui. Le jour même où je l'ai vu pour la dernière fois, il s'est coupé dans la chambre et pourtant, moi qui étais dans la salle à manger, je me suis aussitôt précipitée en haut, avec l'extrême certitude que quelque chose était arrivé. Pensez-vous que je serais sensible à une telle bêtise et pourtant ignorante de sa mort ?
- J'en ai trop vu pour ne pas savoir que l'impression d'une femme peut avoir plus de valeur que la conclusion d'un raisonneur analytique. Et dans cette lettre vous avez certainement une preuve très forte pour corroborer vos vues. Mais si votre mari est vivant et capable d'écrire des lettres, pourquoi reste-t-il loin de vous ?
- Je ne peux pas l'imaginer. C'est impensable.
- Et lundi, n'a-t-il fait aucune remarque avant de vous quitter ?
- Non.
- Et vous étiez très surprise de le voir dans Swandam Lane ?
- Très.
- La fenêtre était-elle ouverte ?
- Oui.
- Alors, il aurait pu vous appeler.
- Il aurait pu.
- Il a seulement, si j'ai bien compris, poussé un cri inarticulé ?
- Oui.
- Un appel au secours, avez-vous pensé ?
- Oui. Il agitait les mains.
- Mais ça aurait pu être un cri de surprise. Etonné en vous voyant, il a pu lever les mains.
- C'est possible.
- Et vous pensez qu'il était tiré en arrière ?
- Il a disparu si soudainement !
- Il pourrait avoir sauté en arrière. Vous n'avez vu personne d'autre dans la pièce ?
- Non. Mais cet horrible a avoué avoir été là et le Lascar était au pied de l'escalier.
- Tout à fait. Votre mari, pour autant que vous pouviez le voir, portait-il ses vêtements habituels ?
- Mais sans col ni sa cravate. J'ai vu distinctement sa gorge découverte.
- A-t-il jamais parlé de Swandam Lane ?
- Jamais.
- A-t-il jamais montré des signes qu'il prenait de l'opium ? francoisquinca.skynetblogs.be
- Jamais.
- Merci Mrs St Clair. Ce sont les principaux points que je voulais absolument éclaircir. Nous devrions maintenant prendre un petit souper et ensuite nous retirer, car nous aurons sans doute une journée très active demain.
Une grande chambre confortable avec deux lits avait été mise à notre disposition et je fus vite entre les draps car j'étais épuisé après ma nuit d'aventure. Toutefois Sherlock Holmes était un homme qui, quand il avait un problème irrésolu à l'esprit pouvait continuer durant des jours, pendant une semaine même, sans se reposer, à le tourner, à réorganiser les faits, à l'observer de divers points de vue, jusqu'à ce qu'il l'ait embrassé ou qu'il soit convaincu que ses données étaient insuffisantes. Il me fut bientôt évident qu'il se préparait à rester assis toute la nuit. Il ôta son manteau et son gilet, passa un grand peignoir bleu, puis tourna dans la pièce ramassant les oreillers sur son lit et les coussins sur le canapé et les fauteuils. Avec cela il construisit une sorte de divan oriental en haut duquel il se percha, les jambes croisées, avec une once de tabac très fort et une boîte d'allumettes posée devant lui. A la faible lueur de la lampe je le vis assis là, une vieille pipe de bruyère entre les lèvres, les yeux fixés d'un air vague sur le coin du plafond, la fumée bleue serpentant au-dessus de lui, silencieux, immobile, la lumière éclairait ses traits aquilins et marqués. Il était ainsi quand je m'endormis et quand je fus réveillé par un cri soudain. Je vis le soleil d'été briller dans l'appartement, la pipe était toujours entre ses lèvres, la fumée serpentait toujours au-dessus de lui et la chambre était pleine d'une épaisse brume de tabac, mais il ne restait rien du tas de tabac très fort de la nuit passée.
- Réveillé, Watson, demanda-t-il ?
- Oui.
- Prêt pour une promenade matinale ?
- Certainement.
- Alors, habillez-vous. Personne ne bouge encore, mais je sais où dort le garçon d'écurie et nous devrions bientôt avoir notre carriole sortie. Il riait en lui-même tout en parlant, ses yeux étincelaient et il paraissait un autre homme, différent du sombre penseur de la nuit précédente.
Pendant que je m'habillais je regardai ma montre. Il n'était pas étonnant que personne ne bougeât. Il était 4h25. J'avais à peine fini que Holmes vint annoncer que le garçon attelait le cheval.
- Je veux vérifier une petite théorie, dit-il en enfilant ses bottes. Je crois Watson que vous êtes, en ce moment, en présence du plus grand imbécile en Europe. Je mérite qu'on me donne des coups de pied au derrière d'ici à Charring Cross. Mais je pense que j'ai maintenant la clef de cette affaire.
timeout.fr - Et où est-elle ? demandai-je en souriant.
- Dans la salle de bains, répondit-il. Oh oui, je ne plaisante pas, poursuivit-il devant mon regard incrédule. J'y suis simplement allé, je l'ai prise et je l'ai mise dans cette valise. Venez mon garçon, et nous verrons si elle ne rentre pas dans la serrure.
Nous descendîmes aussi doucement que possible et sortîmes dans le clair soleil matinal. Sur la route nous retrouvâmes notre cheval et notre voiture avec le garçon d'écurie à moitié vêtu qui attendait à sa tête. Nous sautâmes tous les deux dedans et nous élançâmes sur la route de Londres. Quelques charrettes paysannes roulaient transportant des légumes vers la métropole, mais les rangées de villas de chaque côté étaient silencieuses et inanimées comme une ville dans un rêve.
- Ca a été en bien des points une affaire singulière, dit Holmes en effleurant le cheval de sa cravache pour qu'il galope. J'avoue que j'ai été aussi aveugle qu'une taupe, mais il vaut mieux apprendre la sagesse tardivement que ne jamais l'apprendre.
En ville, les plus matinaux commençaient juste à regarder par la fenêtre l'air endormi, tandis que nous roulions à travers les rue du Surrey. Nous descendîmes Waterloo Bridge Road, traversâmes la rivière et, nous élançant dans Wellington Street, nous tournâmes brusquement à droite et nous trouvâmes dans Bow Street. Sherlock Holmes était bien connu de la police et deux agents devant la porte le saluèrent. L'un d'eux tint la tête du cheval pendant que l'autre nous accompagnait.
- Qui est en fonction, demanda Holmes ?
- L'inspecteur Bradstreet, monsieur.
- Ah, Bradstreet, comment allez-vous ? Un grand et vigoureux officier, avec un casque pointu et une veste croisée, arrivait le long du couloir dallé. J'aimerais vous dire un mot, Bradstreet.
- Certainement, Mr Holmes. Entrez ici, dans mon bureau.
Une petite pièce faisait office de bureau, un énorme registre posé sur la table et un téléphone accroché au mur. L'inspecteur s'assit derrière son bureau.
- Que puis-je pour vous Mr H olmes ?
- Je suis venu pour un mendiant, Boone. celui accusé de la disparition de Mr Neville St Clair, de Lee.
- Oui. Il a été amené puis renvoyé pour complément d'enquête
- C'est ce que j'ai entendu dire. L'avez-vous ici ?
- Dans les cellules.
- Est-il calme ?
- Oh, il ne pose pas de problème. Mais c'est un coquin, sale !
- Sale ?
- Oui. Tout ce que nous pouvons faire c'est l'obliger à se laver les mains. Sa figure est noire comme celle d'un étameur. Eh bien, une fois que l'affaire aura été réglée il aura un bain réglementaire en prison. Et je pense que si vous le voyiez vous seriez d'accord avec moi.
- J'aimerais beaucoup le voir.
- Vous voulez ? C'est facile à faire. Venez par ici. Vous pouvez laisser votre sac.
- Non, je crois que je vais le prendre.
- Très bien. Venez par ici, s'il vous plaît.
Il nous conduisit le long d'un corridor, ouvrit une porte barrée, descendit un escalier en colimaçon et nous amena dans un couloir blanchi à la chaux avec une rangée de portes de chaque côté. amandahall-illustration.com
- Il est dans la troisième sur la droite, dit l'inspecteur. Le voilà. Il tira doucement un panneau dans la partie supérieure de la porte et regarda au-travers. Il dort, dit-il. Vous pouvez très bien le voir.
Nous mîmes tous les deux nos yeux sur le grillage. Le prisonnier était allongé, le visage tourné vers nous, plongé dans un sommeil très profond. Il respirait doucement et pesamment. C'était un homme de taille moyenne, grossièrement vêtu comme lorsqu'il était arrivé, d'une chemise colorée qui sortait d'une déchirure de son manteau en lambeaux. Il était, comme l'avait dit l'inspecteur, extrêmement sale, mais la crasse qui couvrait son visage ne pouvait pas dissimuler sa laideur repoussante. La large marque d'une vieille cicatrice le barrait de l'oeil au menton, et une contraction retroussait le bord de la lèvre supérieure, si bien que ses dents étaient exposées en un rictus perpétuel. Une tignasse de cheveux d'un rouge éclatant retombait sur ses yeux et son front.
- C'est une beauté, n'est-ce pas, dit l'inspecteur ?
- Il a certainement besoin de se laver, fit remarquer Holmes. J'avais dans l'idée que ce serait le cas et j'ai pris la liberté d'emporter les instruments avec moi. Il ouvrit sa serviette pendant qu'il parlait et en sortit, à ma surprise, une très grande éponge de bain.
- Eh ! eh ! vous êtes un drôle de personnage, rit l'inspecteur.
- Maintenant si vous avez la grande bonté d'ouvrir cette porte très doucement, nous le ferons bientôt apparaître sous un aspect plus respectable.
- Eh bien, pourquoi pas, dit l'inspecteur. Il ne fait pas honneur aux cellules de Bow Street, n'est-ce pas ?
Il glissa sa clef dans la serrure. Le dormeur se tourna à moitié et retomba dans un sommeil profond. Holmes se pencha vers le broc d'eau, mouilla son éponge et la passa vigoureusement sur le visage du prisonnier.
- Laissez-moi vous présenter, hurla-t-il, Mr Neville St Clair, de Lee, dans le comté du Kent.
Jamais de ma vie je n'avais vu un tel spectacle. Le visage de l'homme pela sous l'éponge comme l'écorce d'un arbre. Disparue la grossière couleur marron ! Disparue aussi l'horrible cicatrice qui le couturait et la lèvre tordue qui donnait à son visage ce rictus repoussant ! Une secousse emporta la perruque rouge et embroussaillée, et là, assis sur le lit, il y avait un homme pâle, triste, d'apparence raffinée, les cheveux noirs et la peau lisse qui se frottait les yeux et regardait autour de lui avec une confusion ensommeillée. Puis, réalisant soudain qu'il était démasqué, il poussa un cri et se jeta la tête dans l'oreiller.
- Grands dieux ! cria l'inspecteur, c'est en fait l'homme disparu. Je le reconnais d'après sa photographie.
Le prisonnier se retourna, l'air téméraire d'un homme qui n'a plus rien à perdre.
- C'est ainsi, dit-il, Et je vous prie, de quoi suis-je accusé ?
- D'avoir fait disparaître Mr Neville St... Oh, allons, vous ne pouvez pas être accusé de cela, à moins qu'on en fasse un cas de tentative de suicide, dit l'inspecteur avec une grimace. Eh bien, je suis dans la police depuis vingt-sept ans, mais ça, c'est vraiment le bouquet.
- Si je suis Mr Neville St Clair, alors il est évident qu'aucun crime n'a été commis et dans ce cas je suis détenu illégalement.
- Ce n'est pas un crime, mais c'est une très grande erreur qui a été commise, dit Holmes. Vous auriez mieux fait de faire confiance à votre femme.
- Ce n'était pas ma femme, c'étaient les enfants, gémit le prisonnier. Dieu me vienne en aide, je ne voudrais pas qu'ils aient honte de leur père. Mon Dieu ! Quelle révélation ! Que puis-je faire ? Sherlock Holmes s'assit près de lui sur la couchette et lui tapota gentiment l'épaule.
- Si vous laissez une cour de justice éclaircir le problème, dit-il, vous ne pourrez bien sûr pas éviter la publicité. D'un autre côté, si vous convainquez les autorités de la police qu'il n'y a pas d'affaire contre vous, je ne pense pas qu'il y ait une raison pour que les détails apparaissent dans les journaux. L'inspecteur Bradstreet noterait, j'en suis sûr, tout ce que vous pourriez nous dire et le soumettrait aux autorités compétentes. L'affaire n'irait alors jamais en justice.
- Dieu vous bénisse ! cria le prisonnier passionnément. J'aurais supporté la prison, toujours, même une exécution, plutôt que de laisser mon misérable secret comme une souillure familiale à mes enfants. laparafe.fr
Vous êtes les premiers à entendre mon histoire. Mon père était maître d'école à Chesterfield où j'ai reçu une excellente éducation. J'ai voyagé dans ma jeunesse, fait de la scène et suis finalement devenu journaliste pour un journal du soir à Londres. Un jour, mon rédacteur souhaita avoir une série d'articles sur la mendicité dans la métropole et je fus volontaire pour les lui fournir. C'est là le point de départ de mes aventures. C'était seulement en essayant de mendier comme amateur que je pouvais réunir les faits sur lesquels fonder mes articles. En tant qu'acteur j'avais bien sûr appris tous les secrets du maquillage et j'étais célèbre au foyer des artistes pour mon habileté. J'ai donc tiré avantage de mes talents. J'ai peint mon visage et, pour me rendre aussi pitoyable que possible, j'ai fait une belle cicatrice et fixé un côté de ma lèvre en une torsion à l'aide d'un petit morceau d'emplâtre de couleur chair. Puis, avec une perruque rouge et des vêtements appropriés, j'ai pris ma place dans la partie la plus active de la City, prétendument comme vendeur d'allumettes, mais en réalité comme mendiant. Pendant sept heures, j' m'adonnai à mon commerce et quand je revins à la maison dans la soirée, je m'aperçus à ma surprise, que j'e n'avais pas reçu moins de vingt-six shillings et quatre pennies.
J'écrivis mes articles et ne pensai plus guère à l'affaire jusqu'à ce que j'endosse une note pour un ami et reçoive une assignation pour vingt-cinq livres. Je me creusais la tête pour savoir où trouver l'argent, mais une idée soudaine me vint. J'implorai un délai de quinze jours auprès de mon créditeur, demandai des vacances à mes employeurs et passai mon temps à mendier dans la City sous mon déguisement. En dix jours j'avais mon argent et j'avais payé ma dette.
Eh bien vous pouvez imaginer comme il fut difficile de revenir à un travail laborieux payé deux livres par semaine quand je savais que je pouvais gagner autant en un jour si je barbouillais mon visage avec un peu de fard, étalais mon béret sur le trottoir et restais tranquillement assis. Ce fut une longue lutte entre mon orgueil et l'argent, mais l'argent finit par gagner. Je laissai tomber le journalisme et m'assis jour après jour dans le coin que j'avais choisi, inspirant pitié avec mon visage affreux et remplissant mes poches de monnaie. Seul un homme connaissait mon secret. Le propriétaire d'une fumerie en sous-sol où je logeais dans Swandam Lane. De là je pouvais sortir tous les matins en mendiant crasseux et où je me transformais le soir en habillé en tenue de ville. L'individu, un Lascar, était bien payé pour son appartement, aussi je savais que mon secret était en sécurité en sa possession.
Or, très bientôt je me rendis compte que je gagnais des sommes d'argent considérables. Je ne veux pas dire que n'importe quel mendiant dans les rue de Londres pourrait gagner sept cents livres par an, ce qui est moins que ma recette moyenne, mais j'avais des avantages exceptionnels avec mon art du maquillage et aussi une facilité de repartie qui s'accrut avec la pratique et fit de moi un personnage tout à fait reconnu dans la City. Toute la journée, un flot de pennies, alternant avec des pièces d'argent, se déversait sur moi, et c'était un très mauvais jour quand je n'atteignais pas deux livres.
Comme je devenais plus riche, je devenais plus ambitieux. J'achetai une maison à la campagne et me mariai finalement, sans que personne n'ait eu de soupçons sur mon activité réelle. Ma chère femme savait que j'avais des affaires dans la City. Elle ne savait guère lesquelles.
Lundi dernier j'avais fini ma journée et je m'habillais dans ma chambre au-dessus de la fumerie d'opium, quand je regardai pas la fenêtre et vis, avec horreur et étonnement, que ma femme se tenait dans la rue, les yeux fixés en plein sur moi. Je poussai un cri de surprise, levai les bras pour cacher mon visage, et me précipitai vers mon complice, le Lascar, pour le supplier d'empêcher quiconque de monter me voir. J'entendis sa voix en bas des escaliers, mais je savais qu'elle ne pourrait pas monter. J'ôtai rapidement mes vêtements, enfilai ceux de mendiant, et mis mon fard et ma perruque. Même les yeux d'une épouse n'auraient pu transpercer un déguisement si total. Mais il m'apparut qu'on fouillerait peut-être la pièce et que mes vêtements pourraient me trahir. J'ouvris brutalement la fenêtre, rouvrant dans ma violence une petite coupure que je m'étais faite ce matin-là dans la chambre. Puis je saisis mon manteau lesté par les pièces que j'avais juste transférées du sac en cuir dans lequel je transportais ma recette, je le lançai par la fenêtre et il disparut dans la Tamise. Les autres vêtements auraient suivi le même chemin, mais à ce moment-là il y eut une bousculade de policiers dans les escaliers et quelque minutes après je me rendis compte, je l'avoue, à mon soulagement, qu'au lieu d'être identifié comme Mr Neville St Clair, j'étais arrêté pour son meurtre.
Je ne sais pas s'il y a autre chose à expliquer. J'étais déterminé à préserver mon déguisement aussi longtemps que possible et de là ma préférence pour un visage sale. Sachant que ma femme serait terriblement inquiète, j'enlevai ma bague et la confiai au Lascar à un moment où il n'y avait pas d'agent qui me regardait, avec un griffonnage rapide disant qu'elle n'avait pas de raison d'être inquiète.
- Le billet lui est parvenu seulement hier, dit Holmes.
- Grand Dieu ! Quelle semaine elle a dû passer.
- La police a surveillé ce Lascar, dit l'inspecteur Bradstreet, et je peux parfaitement comprendre qu'il ait eu des difficultés à poster la lettre sans être observé. Il l'a probablement donnée à un marin de sa connaissance qui l'a oubliée pendant quelques jours.
- C'est cela, dit Holmes en hochant la tête pour approuver, je n'ai aucun doute là-dessus. Mais n'avez-vous jamais été poursuivi pour mendicité ?
- De nombreuses fois. Mais que représentait une amende pour moi ?
- Cela doit se terminer ici, cependant, dit l'inspecteur Bradstreet, si la police doit taire cette histoire il ne faut plus qu'il y ait de Hugh Boone.
- Je l'ai juré du plus solennel serment qu'un homme puisse faire.
- Dans ce cas, je pense qu'il est probable qu'aucune nouvelle disposition ne sera prise. Mais si on vous retrouve encore une fois, tout devra être divulgué. Je suis sûr, Mr Holmes, que nous vous sommes très redevables d'avoir éclairci cette affaire. J'aimerais savoir comment vous parvenez à ces résultats.
- Je suis parvenu à celui-ci, mon ami, en m'asseyant sur cinq oreillers et en fumant une once de tabac très fort. Je pense, Watson, que si nous partons pour Baker Street, nous devrions y être à temps pour le petit déjeuner.
Fin
Arthur Conan Doyle
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