gallimard.fr
7 novembre 1918
102 bvd Haussmann
Soyez assez gentil pour lire attentivement jusqu'au bout. Excusez ce " Lege quaeso " de collège car ma lettre est importante.
Cher ami,
Vous allez me trouver bien vulgaire de parler intérêt pécuniaire encore sur un tout autre point ( mais au moment où mes ressources avaient diminué, une charge imprévisible et énorme, d'ailleurs aimée, est survenue ). Cet autre point ( j'entends celui qui concerne notre livre et non ma vie ) est celui-ci. Jacques de Lacretelle m'a écrit, il y a qq temps, que lui, M. Sembat et d'autres personnes avaient été très déçues quand elles avaient voulu souscrire des exemplaires de luxe de A l'ombre des jeunes filles en fleurs de s'entendre répondre qu'on ne pouvait en avoir un seul, le tout étant pris par la Société des Bibliophiles. J'ai alors eu l'idée suivante que je vous soumets. ( Divers amateurs de livres l'ont fort approuvée ). On ferait en dehors des exemplaires retenus par b.la Société des B., un tirage d'une vingtaine d'exemplaires à chacun desquels j'adjoindrais une vingtaine de pages de mes épreuves corrigées ( les gracieux chefs- d'oeuvre de Mlle Rallet ). Je signerais ces exemplaires qui
pourraient être vendus chacun 300 fr. Pour Pastiches et Mélanges on procéderait autrement. Comme je crois que les épreuves seront peu corrigées je pourrais écrire à la main une page du livre ( j'ai grand peur que ce livre ne m'amène des procès, entre parenthèses, car dans le pastiche de St Simon qui est nouveau et est très long il y a sur diverses " personnalités parisiennes " nommées en t lettres des passages qu'elles comprendront mal et n'aimeront pas ). Peut-être une photographie de mon portrait par Jacques Blanche avec la signature de ce dernier, ou un dessin original que je demanderais à Sert, pourraient être ajoutés à l'exemplaire mais j'avoue que je n'aime pas beaucoup que l'auteur s'exhibe ainsi. En tous cas les amateurs d'éditions de luxe en auraient d'une autre série que celle des bibliophiles, entièrement différentes et pouvant avoir leur attrait que je ne comprends pas, mais l'âme des bibliophiles m'est assez fermée. Pour en finir avec nos questions d'affaires, vous avez dû recevoir au moment de votre départ une longue lettre de moi vous communiquant toute ma correspondance avec Grasset relative à mes droits d'auteur. Il se refuse à m'en payer gallimard.fr aucun tant que
" l'indemnité " n'aura pas été fixée. Il a été convenu qu'on attendrait pour cela votre retour. Comme il lui est pénible de parler de questions d'" intérêt "!, il se fera représenter par son associé, et " cela ne présentera aucune difficulté et se réglera en deux paroles " dit-il. Je n'ai pas très bien compris, ni beaucoup goûté, que le paiement de droits d'auteur par Grasset fussent subordonnés - et ajournés - à la fixation d'une indemnité qui n'est nullement due et dont le principe même est contestable, mais bien qu'à moi il ne me soit nullement " pénible de parler de questions d'intérêts ", je n'ai pas pu insister indéfiniment.
J'espère ( et je suis certain ) qu'aucune des personnes pour lesquelles mon St Simon est sévère, n'est de vos amies, ni ne vous intéresse à aucun degré. Je me souviens à ce propos que vous m'avez dit ( si je ne confonds pas ) que vous fréquentiez à New York M. Otto Khan. Je ne le connais pas et naturellement ne fait pas dans ce pastiche la moindre allusion (illusion ?) Mais je n'ai jamais oublié le fin profil de sa fille, entrevue de très loin dans je ne sais plus quel hôtel ( l'hôtel Plaza je crois ). Je ne l'ai jamais vue de près, je ne la connais pas. Malgré cela, le souvenir persistant du profil fait que je n'aimerais pas qu'il y eût de ses amies malmenées dans ce St Simon. Or une des femmes dont je parle sans aménité se trouvant être une américaine, ( Mme Blumenthal actuellement Dsse de Montmorency ) si je pensais que la jeune fille au fin profil pût aimer cette dame compatriote, je supprimerais le passage pourtant bien essentiel. Croyez-vous qu'elle la connaisse et l'aime ? Si vous n'en savez rien, ne le lui demandez pas, car au fond ce sera plus commode et je serai plus à l'aise pour dire ce que je veux dans mon pastiche. Mon scrupule envers une inconnue est très exagéré ( et d'ailleurs elle ne doit pas connaître Mme Blumenthal ).
Je ne peux assez vous dire combien Madame Lemarié a été charmante pour moi, d'une bonté, d'une activité, d'une sensibilité délicieuses. Mais les prodiges les moins croyables de la mythologie me semblent peu de choses à côté de ce fait qu'elle a un fils de plus de vingt ans, donc plus âgé qu'elle-même ne paraît. Je ne veux pas évoquer les incestes des Dieux et supposer que son fils soit son frère. Mais je vois moins d'objections dans le mystère de l'Eucharistie. Elle s'est fait dernièrement une foulure, ce qui ne m'étonne pas si elle joue aux jeux de son âge apparent, lesquels doivent consister à sauter à la corde, etc. Au revoir cher ami, j'espère que votre entreprise réussit à merveille sans que votre santé se fatigue. Si vous entendez parler, dans ce pays de millions, d'affaires merveilleuses, signalez-les moi ( car il ne m'est pas, comme à Grasset, " pénible de parler d'intérêts ")
Faites toutes mes amitiés à Copeau si vous vous trouvez auprès de lui. Je ne peux vous dire mon cher ami avec quelle tendresse je pense à vous. Nos derniers entretiens m'ont beaucoup attaché à vous. Et je vous suis si reconnaissant que vous et vos amis ( notamment M. Charlie du Bos, l'écho m'en revient constamment ) témoignez à mon livre. Du reste bien avant de savoir que je l'écrirais ni que vous seriez mon éditeur, j'avais vu se dessiner dans votre visage, à Cabourg, tout ce qui maintenant m'est si cher en vous.
J'espère que la santé de Madame Gallimard est tout à fait rétablie et je vous envoie toute ma plus vive amitié.
jpcook.dk Marcel Proust
J'étais si souffrant en vous écrivant que craignant d'avoir été illisible, j'ai à plusieurs reprises corrigé le caractère mal formé, changé la conjonction qui pouvait rendre la phrase ambiguë. Mais ne voyez dans ces corrections et ces ajoutages, dus au désir de vous rendre la lecture moins difficile, aucune hésitation de syntaxe, encore moins aucun remaniement de pensée.
Je ne vous dis d'amitiés que pour Copeau parce que c'est le seul je crois qui soit avec vous.
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