mercredi 18 janvier 2017

Le Hérisson Saki ( nouvelle Grande Bretagne )

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                                                           Le H é R i S S o N

            Le double mixte entre jeunes gens se déroulait sur le court de tennis du presbytère à l'occasion de la garden-party qui s'y déroulait ce jour-là. Depuis vingt-cinq ans au moins des jeunes gens déguisés pour la circonstance en joueurs de tennis accomplissaient exactement les mêmes gestes au même endroit et au même moment de l'année. Avec les années les jeunes gens changeaient remplacés par d'autres. Mais pour le reste, c'est-à-dire l'essentiel, rien ne changeait vraiment.
            Les joueurs présents étaient suffisamment conscients de l'importance sociale de la circonstance pour s'être habillés en conséquence, et assez sportifs néanmoins pour prendre plaisir au jeu. Leurs évolutions et leur allure étaient appréciées par un quatuor de dames assises à titre de spectatrices officielles sur un banc qui faisait face au cour. Or la garden-party du presbytère ne pouvait se dérouler sans que quatre dames qui, habituellement, s'intéressaient peu au tennis et beaucoup plus aux joueurs, s'asseyassent à cet endroit particulier pour suivre la partie. Et l'usage voulait également que deux de ces dames fussent aimables et que les deux autres fussent Mrs Dole et Mrs Hatch-Mallard.
            - Avez-vous remarqué la coiffure d'Eva Jonelet ? fit observer Mrs Hatch-Malard à ses trois compagnes. Quelle étrange manière de se coiffer, vous ne trouvez pas ? Elle n'a jamais eu de très beaux cheveux, il faut bien en convenir, mais il n'est tout de même pas nécessaire de se ridiculiser. Quelqu'un devrait le lui dire.
            La coiffure d'Eva Jonnelet aurait toutefois pu échapper à la censure de Mrs Hatch-Malard si elle avait pu oublier le fait qu'Eva était la nièce préférée de Mrs Dole. Il eût été peut-être préférable que Mrs Hatch-Malard et Mrs Dole n'eussent pas été invitées au presbytère le même jour, mais il  n'y avait qu'une seule garden-party dans l'année et aucune des deux dames n'aurait pu être retranchée de la liste des invités sans risquer de mettre gravement en péril la paix sociale de la paroisse.
            - Comme les ifs sont beaux à cette époque de l'année, dit une dame d'une voix douce et argentée qui évoquait un manchon de chinchilla peint par Whistler.
            - Que voulez-vous dire par cette époque de l'année ? demanda Mrs Hatch-Mallard. Les ifs sont beaux à toutes les époques de l'année. C'est là leur grand charme.
            - Les ifs ont toujours l'air hideux quelle que soit l'époque de l'année, intervint Mrs Dole avec la voix lente et bien articulée de quelqu'un qui contredit pour le simple plaisir de contredire. Ils ne sont bons qu'à jeter leurs ombres rachitiques sur les tombes des cimetières.
            Mrs Hatch-Mallard eut un grommellement sardonique qui, traduit signifiait que certaines personnes étaient mieux faites  pour hanter les cimetières que pour orner des garden-parties.
            - Quel est le score, s'il vous plaît ? demanda la dame au manchon de chinchilla.
            Elle reçut l'information d'un jeune homme vêtu d'un pantalon de flanelle d'un blanc immaculé, sorte de version 1900 de Narcisse amoureux de son miroir.
            - Quel affreux blanc-bec Bertie Dykson est devenu ! déclara Mrs Dole en se rappelant brusquement  que Bertie était un des chouchous de Mrs Hatch-Mallard. Les jeunes gens d'aujourd'hui ne sont pas ce qu'ils étaient il y a vingt ans.
            - Comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? dit Mrs Hatch-Mallard, il y a vingt ans Bertie Dykson n'avait que deux ans, et il y a naturellement une différence entre un bébé de deux ans et un jeune homme de vingt ans, du moins en ce qui concerne la conversation
            - Voyez-vous, dit Mrs Dole sur le ton de la confidence, je ne serais pas autrement surprise que vous ayez voulu faire un mot d'esprit.                                                      etudiant.aujourdhui.fr 
Afficher l'image d'origine            - Allez-vous recevoir chez vous des gens intéressants, Mrs Norbury, demanda précipitamment la voix de chinchilla. Vous avez généralement la maison pleine de monde à cette époque de l'année.
            - Oui, j'attends la visite d'une personne des plus intéressantes, dit Mrs Norbury, qui tentait désespérément depuis un moment de placer la conversation sur un terrain plus sûr. Une de mes anciennes connaissances, Ada Bleek...-
            - Quel nom épouvantable ! dit Mrs Hatch-Mallard.
            - Elle descend des de la Blique, une vieille famille huguenote de Touraine.
            - Il n'y a jamais eu de Huguenots en Touraine, affirma Mrs Hatch-Mallard qui ne craignait pas de contester un fait vieux de trois cents ans.
            - En tout cas elle vient me rendre visite, poursuivit Mrs Norbury ramenant rapidement son histoire au temps présent. Elle arrive ce soir, et c'est une voyante de grand renom.
            - Comme c'est intéressant tout ce que vous nous dîtes, dit la voix de chinchilla. Exwood est l'endroit parfait pour une personne comme elle, n'est-ce pas ? Il paraît qu'il y erre plusieurs fantômes.
            - C'est pourquoi elle désirait tant venir, dit Mrs Norbury. Elle a décommandé un autre rendez-vous pour accepter mon invitation. Elle a eu des visions et des rêves qui se sont matérialisés d'une manière tout à fait extraordinaire, mais elle n'a encore jamais vu de fantôme en réalité, si j'ose dire, et elle est, on le comprend bien, pressée de faire cette expérience. Elle appartient à la Société de recherches parapsychologiques.
            - J'espère qu'elle aura l'occasion de rencontrer l'infortunée Lady Cullumpton, la plus célèbre de tous les fantômes de l'Essex, dit Mrs Dole. Mon ancêtre, sir Gervase Cullumpton, comme vous le savez sans doute, a assassiné sauvagement sa jeune épouse durant une crise de jalousie alors qu'ils étaient en visite à Exwood. Il l'a étranglée dans les écuries avec une étrivière comme ils rentraient d'une promenade à cheval, et on  aperçoit parfois son fantôme au crépuscule rôder sur les pelouses et dans la cour de l'écurie vêtue d'une longue robe d'amazone verte, tentant en gémissant d'arracher sa courroie de sa gorge. Je serais très curieuse d'apprendre si votre amie aperçoit...
            - Je ne vois pas pourquoi elle devrait apercevoir le soi-disant fantôme de Cullumpton qui n'apparaît jamais qu'à des filles de ferme et à des garçons d'écurie pris de boisson, alors que mon oncle, qui était le propriétaire d'Exwood, s'y suicida dans les circonstances les plus tragiques et qu'il a certainement plus de raisons qu'elle de hanter ces lieux.
            - Mrs Hatch-Mallard n'a évidemment jamais lu L'histoire du Comté de Popple, intervint Mrs Dole d'un air glacial, sans quoi elle saurait que le fantôme de Collumpton a été vu par des centaines de témoins... car Popple affirme...
Afficher l'image d'origine  *        - Oh, Popple ! s'exclama Mrs Hatch-Mallard avec plus qu'une nuance de mépris dans la voix, il croirait n'importe quel ragot. Popple, ne m'en parlez pas ! Par contre le fantôme de mon oncle a été vu par un pasteur de campagne qui était également juge de paix. Voilà un témoignage qui me semble irréfutable, n'est-ce pas ? Mrs Norbury, je serais mortellement offensée si votre amie la voyante apercevait un autre fantôme que celui de mon oncle.
            - J'imagine qu'elle ne verra rien du tout. Elle n'en a encore jamais vu, comme vous savez, dit Mrs Norbury d'un ton conciliant.
          - Je suis navrée d'avoir abordé ce sujet, c'était fort maladroit de ma part, expliqua-t-elle plus tard à la propriétaire de la voix de chinchilla. Exwood appartient à Mrs Hatch-Mallard et nous n'en sommes que les locataires. Depuis quelque temps, un de ses neveux désire y vivre et, si nous la blessons d'une manière ou d'une autre, elle refusera certainement de renouveler notre bail. Il m'arrive parfois de penser que ces garden-parties sont une erreur.
            Les Norbury jouèrent au bridge pendant trois soirs d'affilée jusqu'à une heure du matin. Ils ne prisaient pas tellement ce jeu, mais c'était un moyen de soustraire leurs invités à l'apparition indésirable de fantômes.
            - Miss Bleek ne risquera probablement pas de voir des fantômes si elle va se coucher la cervelle farcie de sans-atout et de grand chelem, dit Hugo Norbury.
            - Je lui ai parlé pendant des heures de l'oncle de Mrs Hatch-Mallard, lui dit sa femme, et je lui ai indiqué l'endroit exact où il s'est tué en truffant mon récit d'un tas de détails impressionnants. J'ai même déniché un vieux portrait de lord John Russel que j'ai suspendu dans sa chambre en lui disant que c'est censé être celui de l'oncle dans sa maturité. Si Ada aperçoit ne serait-ce que l'ombre d'un fantôme, ce ne pourra être que celui du vieux Hatch-Mallard. En tout cas nous aurons fait tout notre possible.
            Mais toutes ces précautions s'avérèrent vaines. Au troisième matin de son séjour Ada Bleek descendit déjeuner assez tard, avec dans le regard un mélange d'extrême fatigue et d'excitation fiévreuse, et un gros volume tout brun sous le bras.
            - Enfin je viens de voir quelque chose de surnaturel ! s'exclama-t-elle en appliquant sur la joue de Mrs Norbury un baiser fervent, comme pour la remercier de l'opportunité qui lui avait été offerte.
            - Un fantôme ! s'écria Mrs Norbury, non, ne me dîtes pas ! Ce n'est pas possible !
            - Si, en chair et en os, si j'ose dire.
            - Était-ce un homme dans la cinquantaine habillé comme il y a cinquante ans ? demanda Mrs Norbury avec une lueur d'espoir dans les yeux.
            - Rien de tel, répondit Ada, c'était un hérisson blanc.                       forumnews.homeip.net
Afficher l'image d'origine            - Un hérisson blanc ! s'exclamèrent d'une même voix un peu dépité les Norbury.
            - Un immense hérisson blanc avec des yeux jaunes et effrayants, expliqua Ada. Je somnolais dans mon lit quand tout à coup j'eus le sentiment, ou plus exactement la sensation d'une présence sinistre et mystérieuse qui traversait la chambre. Je me suis redressée aussitôt et j'ai regardé tout autour de moi, et là, sous la fenêtre, j'ai vu une espèce de monstrueux hérisson, d'une couleur blanchâtre, mais d'un blanc sale, avec des pattes griffues qui crissaient sur le parquet à vous faire grincer des dents, et des yeux étroits et jaunes empreints d'une expression maléfique. Il rampa plutôt qu'il n'avança le long du mur en me regardant toujours de ses yeux cruels et hideux, puis, ayant atteint la deuxième fenêtre qui était ouverte, il escalada le rebord et disparut. Je me levai immédiatement et courus à la fenêtre. Il n'y avait trace de lui nulle part. J'ai tout de suite compris qu'il s'agissait d'un être venant de l'autre monde. Mais ce n'est qu'après avoir consulté Popple dans son  chapitre sur les traditions locales que j'ai réalisé ce que j'avais vu.
            Elle ouvrit alors avidement le gros volume brun et lut : " Nicholas Hérison, qui était un vieil avare, fut pendu à Batchford en 1763 pour le meurtre d'un garçon de ferme qui avait accidentellement découvert l'endroit où il dissimulait son trésor. Son fantôme est censé traverser le paysage soit sous la forme d'un hibou blanc soit sous celle d'un immense hérisson blanc.
            - Vous avez dû lire le récit de Popple hier au soir avant de vous endormir et vous avez tout naturellement cru voir un hérisson alors que vous étiez encore dans un demi-sommeil, dit Mrs Norbury hasardant une hypothèse qui était probablement assez proche de la réalité.
            Ada écarta aussitôt l'explication qu'on voulait bien donner à son apparition.
            - Il  ne faut surtout rien dire à personne, dit rapidement Mrs Norbury, les domestiques pourraient...
           - Ne rien dire à personne, vous n'y songez pas ! s'exclama Ada d'un air outré. Je vais de ce pas écrire un long rapport à ce sujet pour la Société de recherches des phénomènes paranormaux...
           C'est à ce moment-là que Hugo Norbury qui, jusque-là, n'avait jamais été ce qu'on peut appeler un homme de ressources, eut une inspiration les plus heureuses et les plus utiles de sa vie.
            - C'était très mal de notre part, miss Bleek, je le reconnais et ce serait encore pire de vous laisser plus longtemps dans l'ignorance. Cette histoire de hérisson blanc est une vieille plaisanterie chez nous. En fait il s'agit d'une sorte de hérisson albinos en paille, vous savez, que mon père a ramené de la Jamaïque, où ils sont vraiment énormes. Nous le cachons dans la chambre d'ami attaché par une ficelle qui court le long du mur et rejoint la fenêtre, puis nous la tirons par en-dessous et il déambule en grinçant sur le plancher, exactement comme vous l'avez décrit, et finalement il saute par la fenêtre. Des tas de gens s'y sont laissés prendre. Ils lisent tous Popple avant de s'endormir et naturellement ils pensent au fantôme de ce pauvre Harry Nicholson . Mais bien sûr nous leur demandons toujours de ne pas en parler dans les journaux. Ca nous rendrait un peu bêtes, voyez-vous.
               Mrs Hatch-Mallard renouvela le bail en temps voulu, mais Ada Bleek, elle, ne leur renouvela jamais son amitié.

*    lelancoir.free.fr

                                                                        SAKI

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