lundi 29 avril 2019

Sans emploi Anton Tchékhov ( Nouvelle Russie )


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                                                Sans Emploi

            Assis à une table dans sa chambre d'hôtel, Pérépiolkine, licencié en droit, écrivait :

            " Cher oncle Ivan Nicolaïevitch,

            Tu aurais mieux fait d'aller au diable avec tes lettres de recommandation et tes conseils pratiques. J'aurais été mille fois mieux inspiré, plus digne de ma qualité d'homme, si je n'avais rien fait, au lieu de me nourrir de l'espoir d'un avenir brumeux, au lieu d'aller, puisqu'il le fallait, me baigner dans la boue froide et puante où tu me pousses par tes lettres et conseils. Ils me donnent une insupportable nausée, comme si j'avais mangé du poisson pourri. La plus ignoble des nausées, une nausée morale dont ni la vodka, ni le sommeil, ni les méditations les plus édifiantes ne sauraient vous débarrasser.
            Tu sais, mon oncle, malgré ton grand âge, tu es une fameuse ordure. Pourquoi ne m'as-tu pas prévenu que je devrais en passer par de telles infamies ? Quelle honte !
            Je te décris dans l'ordre toutes mes tribulations. Lis et repens-toi.
            En premier lieu, armé de ta lettre de recommandation, je me suis rendu chez Babkov. Je l'ai trouvé à la Direction de la Société X des chemins de fer. C'est un petit vieux complètement chauve à la figure jaune-gris, aux lèvres rasées et tordues : celle du haut est tournée à droite, celle du bas à gauche. Il a une table personnelle et lit le journal.                                 assietteaubeurre.org 
Un fonctionnaire lit un rapport en prenant un bain de pieds.            Tel Apollon Parnassien, il est entouré de dames juchées sur de hauts tabourets de boutique et penchées sur de gros registres. Elles portent des toilettes somptueuses : tournures, éventails, lourds bracelets. Comment arrivent-elles à marier leur chic vestimentaire avec le salaire de misère que touchent les femmes est difficile à concevoir. Ou elles viennent travailler pour tromper l'ennui, par caprice, protégées par leurs papas ou leurs tontons, ou la comptabilité n'est qu'un complément et la suite est sous-entendue. J'ai appris plus tard qu'elles ne fichaient rien, leur tâche passe à des supplétifs des hommes sans importance payés dix ou quinze roubles par mois.
            J'ai tendu la lettre à Babkov. Sans même m'inviter à m'asseoir, il a lentement chaussé un lorgnon antédiluvien, décacheté l'enveloppe encore plus lentement et s'est mis à lire :
            - Votre oncle sollicite une place à votre intention, dit-il en grattant son crâne chauve. Nous n'avons pas de vacance, et je doute qu'il s'en présente dans un proche avenir, mais en tous cas, pour votre oncle je ferai de mon mieux, j'informerai notre directeur de sa démarche. Nous trouverons peut-être quelque chose.
            J'ai failli sauter de joie et j'étais déjà prêt à me répandre en remerciements, quand soudain, mon ami ! j'entends ces mots :
            - Seulement voilà, jeune homme, si le dit poste était destiné à votre oncle en personne, je ne lui aurais rien demandé. Mais comme c'est pour vous... chose... je suis certain que vous me remercierez comme il faut... Vous comprenez ?
            Tu m'avais prévenu qu'on ne me donnerait rien gratis, que la place, je devrais la payer, mais tu ne m'avais pas dit un mot du fait que ces ignobles marchés se pratiquent à haute et intelligible voix, en public, sans vergogne... devant des dames.
            Ah, mon oncle, mon oncle ! Ces derniers mots de Babkov m'ont sidéré. J'ai failli mourir de dégoût. Je me suis senti aussi honteux que si c'était moi qui me faisais graisser la patte. J'ai rougi, bafouillé des sottises et, escorté des regards moqueurs d'une vingtaine de dames, j'ai reculé vers la sortie.
            A peine arrivé à l'antichambre j'ai été rejoint par un personnage sinistre, ravagé par l'alcool. Il m'a glissé qu'on n'avait pas besoin de Babkov pour se procurer une place.
            - Donnez-moi cinq roubles et je vous conduirai à Sakhar-Médovitch. Bien que ce monsieur ne soit pas fonctionnaire, il vous trouve des emplois. Et il ne prend pas cher : la moitié de votre traitement de la première année.
            J'aurais dû passer outre, me moquer, mais non : j'ai pris un air gêné, je l'ai remercié et j'ai dégringolé l'escalier comme un échaudé. De chez Babkov je me suis rendu chez Chmakovitch. C'est un petit gros, mou et grassouillet, au visage rubicond, débonnaire, aux mirettes huileuses. Huileuses à vous donner des haut-le-coeur, à croire qu'on les a enduites d'huile de ricin. En apprenant que j'étais ton neveu, il s'est montré follement heureux, en a même henni de plaisir. Il a abandonné ses occupations et m'a offert le thé. Un homme charmant ! Il ne détachait pas les yeux de ma figure, cherchant nos points de ressemblance. Il parla de toi les larmes aux yeux. Comme je lui rappelais le but de ma visite, il me porta une tape sur l'épaule et me dit :                 assietteaubeurre.org
            - On aura bien le temps de parler de votre affaire. Une affaire n'est pas un ours, elle ne se retire pas au fond des forêts. Où déjeunez-vous ? Si vous n'avez pas de préférence, allons chez Palkine. On causera.
            A cette lettre je joins la note de Palkine : soixante-seize roubles bus et mangés par ton ami Chmakovitch, révélé fin gourmet. C'est naturellement moi qui ai réglé l'addition. De chez Palkine Chmakovitch m'a traîné au théâtre. C'est moi qui ai pris les billets. Quoi encore ? Après le théâtre ta fripouille m'a proposé une promenade en banlieue, mais là, j'ai refusé, car j'étais presque à sec. En me quittant Chmakovitch m'a chargé de te faire ses amitiés et de te dire qu'il ne pourrait pas m'obtenir de place avant cinq mois.
            - Si je vous refuse cet emploi, c'est exprès, a-t-il plaisanté d'un air paterne en me tapant sur le ventre. Pourquoi tenez-vous tant, vous, diplômé de l'université, à entrer chez nous ? Vous feriez mieux d'entrer au service de l'Etat, je vous assure.
            - Pour ce qui est du service de l'Etat, je le sais sans vous. Mais trouvez-la moi, cette place au service de l'Etat !
            Nanti de ta troisième lettre, je me suis rendu chez ton compère Khalatov, à la direction des chemins de fer de Jivodiorovo-Khamskoï. Là, il s'est produit une chose ignoble, surpassant tous les Babkov et les Chmakovitch pris ensemble. Va-t-en au diable, je te le répète ! J'éprouve une monstrueuse nausée, et c'est ta faute... Je n'ai pas trouvé ton Khalatov, j'ai été reçu à sa place par un certain Odékolonov, un personnage étique, au museau grêlé de jésuite. Apprenant que j'étais en quête d'emploi, il m'a offert un siège et débité toute une conférence sur les difficultés auxquelles on se heurte, à l'heure actuelle, pour trouver une place. Après il m'a promis d'informer qui de droit de s'entremettre, de glisser un mot, etc.
            En lui disant au revoir, me rappelant que tu m'avais conseillé de graisser toutes les pattes possibles, et voyant qu'il ne cracherait pas sur un bakchich, je fourrai un petit cadeau dans la sienne...
Sa main preneuse me pressa le doigt, il fit un large sourire et déversa un nouveau flot de promesses, mais... voilà qu'en se retournant il aperçut des personnes étrangères auxquelles notre poignée de main ne pouvait pas avoir échappé. Troublé, le jésuite bafouilla :
            - Je vous promets de vous trouver une place, mais je n'accepte pas de remerciements... Jamais de la vie ! Reprenez ça ! Jamais de la vie ! Vous m'offensez !
            Desserrant le poing, il m'a rendu l'argent, mais... au lieu des vingt-cinq roubles que je lui avais glissés, il m'a remis un billet de trois roubles. Fameux, le tour de passe-passe ! Ces diables d'hommes doivent avoir tout un système de fils et de ressorts dans les manches, sinon, je ne comprends pas comment mon pauvre billet de vingt-cinq a pu se métamorphoser en ces misérables trois roubles.
            Le destinataire de ta quatrième lettre, Gryzodoubov, m'a paru relativement franc du collier, correct.
            Encore jeune, il était beau, distingué, vêtu avec chic. Il m'a reçu d'un air nonchalant, sans aucune envie, c'était évident, mais avec courtoisie. Nos entretiens suivants m'on appris qu'il était diplômé de l'université, mais que, lui aussi, dans le temps, il s'était débattu pour gagner son quignon de pain. Il a accueilli ma demande très chaleureusement, d'autant plus que son rêve était d'avoir des collaborateurs instruits. Je lui avais déjà rendu visite trois fois et, en trois fois, il ne m'avait rien dit de précis. Il mâchonnait, hésitait, éludait, comme confus, comme incapable de prendre un parti...
            Je t'ai juré de ne pas tomber dans la sensiblerie. Tu m'avais affirmé que les tricheurs ont d'ordinaire des manières distinguées et un toupet de grand seigneur. C'est peut-être vrai, mais comment distinguer les tricheurs des honnêtes gens ? C'est un piège à réduire le ciel en cendres. Je suis allé chez Gryzodoubov pour la quatrième fois aujourd'hui. Comme toujours je l'ai trouvé mâchonnant, ne disant rien de précis... J'ai éclaté... Le diable m'a rappelé que je t'avais donné ma parole d'honneur de graisser toutes les pattes sans exception, et cela fut comme si l'on me pressait du coude. De même que l'on se décide à plonger dans de l'eau froide ou à partir à l'assaut d'un sommet, de même je résolus de risquer le tout pour le tout et de lui glisser ma dîme dans la patte.
            Allons, advienne que pourra ! conclus-je. Essayons une fois dans notre vie...
            Si je m'étais risqué ce n'était pas tant pour obtenir un poste qu'au nom d'une nouvelle sensation : voir, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie quel effet produit un " remerciement " à un                artcorusse.org                                        homme honnête.
            Seulement, ma sensation s'en est allée au diable. Je m'y suis pris comme un débutant, gauchement. J'ai sorti un bon de dépôt de ma poche et, rougissant, tremblant de tout le corps, j'ai profité d'un moment où Gryzodoubov ne me regardait pas pour le poser sur la table. Par bonheur, au même instant, Gryzodoubov y plaçait des livres qui le recouvrirent.
            Ainsi, c'était raté. Gryzodoubov n'avait pas remarqué le bon qui se perdrait parmi les papiers ou serait volé par les gardiens. S'il l'apercevait il allait certainement se vexer.
            Et voilà, mon oncle. L'argent était perdu et j'avais honte, honte à en avoir mal. Tout ça à cause de toi et de tes maudits conseils pratiques. Tu m'as perverti... "
            J'arrête ma lettre... On sonne.
            Je viens de recevoir un pli de Gryzodoubov. Il me dit qu'il y a une vacance à la Recette commerciale aux appointements de soixante roubles par mois.
            Donc, il avait vu le bon...


                                                                                Anton Tchékhov

                                                                                    ( 18 novembre 1885 )
                         

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