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Lettre
à
Beatrice Hatch
Oxford, le 13 novembre 1873
Ma chère Birdie,
Je la rencontrai marchant d'un pas raide, devant Tom Gate, et je crois bien qu'elle essayait de trouver le chemin de mon appartement. Je lui demandai donc :
" - Pourquoi êtes-vous venue ici sans Birdie ?
Elle me répondit alors :
- Birdie est partie ! Emily est partie ! et Mabel n'est pas gentille avec moi ! "
Et deux petites larmes de cire coulèrent le long de ses joues.
Mais, suis-je bête ! Je me suis abstenu, jusqu'à présent, de vouloir dire de qui il s'agissait ! Il s'agissait de votre nouvelle poupée. Très heureux de la voir, je la fis monter jusqu'à ma chambre où je la régalai de quelques allumettes-bougies et d'une tasse de délicieuse cire fondue car, après sa longue promenade, la pauvrette avait grand-faim et grand-soif. Puis je lui dis :
" - Venez vous assoir auprès du feu, et causons tout à notre aise.
- Oh non ! non ! me répondit-elle, je préfère de beaucoup m'en abstenir. Je fonds, vous le savez bien ! "
Et elle me contraignit à l'emmener à l'autre bout de la pièce où il faisait un froid terrible : et, finalement, elle s'assit sur un de mes genoux et commença à s'éventer avec un essuie-plume en déclarant craindre que le bout de son nez n'eût commencé de fondre.
" - Vous n'avez pas la moindre idée des précautions que, nous autres poupées, il nous faut prendre, dit-elle. Ainsi, le croirez-vous, j'avais une sœur qui, un jour, s'est approchée du feu pour se chauffer les mains, et l'une de ses mains s'est détachée et est tombée par terre, sur le champ.
- Bien sûr, répliquai-je, si l'une de ses mains est tombée sur le champ, elle est forcément tombée par terre, puisque le champ se trouve par terre.
- Mais, Mr Carroll, répondit la poupée, si le champ se trouve par terre, comment pouvez-vous prétendre que c'est la main détachée qui est tombée sur le champ ? "
A quoi je répondis :
" - La main est tombée sur le champ par terre parce que la terre du champ se trouve forcément répandue par terre, sur le champ. "
La poupée riposta alors :
" - Vous ne me faites pas rire. C'est un très mauvais jeu de mots que vous avez fait là. Ma parole, même une vulgaire poupée de bois en ferait de meilleurs que celui-ci. Et d'ailleurs, on m'a fait une bouche si pincée et si dure que je ne saurais rire, quand bien même je m'y appliquerais de toutes mes forces. pinterest.fr
- Ne vous fâchez pas pour autant, répondis-je, mais dîtes-moi ceci : j'ai l'intention de donner à Birdie et aux autres enfants, à chacune une photographie, en leur laissant le choix, laquelle pensez-vous que Birdie va choisir ?
- Je ne sais pas, répondit la poupée. Vous feriez bien d'aller le lui demander vous-même ! "
Sur quoi je la ramenai en fiacre chez elle. Laquelle, dîtes-moi, préfèreriez-vous ? Arthur en Cupidon ? Ou Arthur et Wilfried ensemble ? Ou vous et Ethel en mendiantes ? Ou Ethel debout sur une boîte ? Ou encore une photographie de vous toute seule ?
Votre ami affectionné
Lewis Carroll
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Lettre
à
Gertrude Chataway
Oxford, le 28 octobre 1876
Ma chère Gertrude,
Vous allez être étonnée, désolée, déconcertée d'apprendre de quelle singulière indisposition je suis affecté depuis votre départ. Je fis appeler le médecin et je lui dis :
" - Donnez-moi un remède contre la fatigue, car je suis fatigué. "
Il me répondit :
" - Jamais de la vie ! Vous n'avez nul besoin de remède ; si vous êtes fatigué, vous n'avez qu'à vous mettre au lit.
- Non, lui répliquai-je. Il ne s'agit pas de ce genre de fatigue qui veut que l'on se mette au lit. Je suis fatigué du visage. "
Il prit une expression empreinte d'une certaine gravité, et déclara :
" - Oh, je vois, c'est votre nez qui est fatigué : parce que vous fourrez votre nez partout.
- Non, répondis-je, je ne parle pas du nez. Je crois plutôt que c'est un courant d'air qui m'aura incommodé. "
Alors, il prit une expression d'une grande gravité, et il rectifia :
" - A présent, je comprends, vous avez joué trop d'airs sur votre piano-forte.
- C'est absolument faux, ai-je protesté. Avec ou sans courant, il ne s'agit pas d'airs ; à la réflexion il s'agirait plutôt du menton.
Alors il prit une expression empreinte d'une très grande gravité, et m'interrogea :
" - Avez-vous beaucoup marché sur le menton ces temps derniers ?
- Non, répondis-je.
- Eh bien, s'est-il exclamé, voilà qui m'intrigue fort. Pensez-vous que cela soit localisé du côté des lèvres ?
- Bien sûr, acquiesçai-je. C'est exactement là que cela se tient ! "
Alors il prit une expression de la plus extrême gravité et il dit :
" - Je crois que vous avez dû donner trop de baisers. pinterest.fr
- Réfléchissez bien, insista-t-il, êtes-vous certain de ne lui en avoir donné qu'un ? "
Je réfléchis de plus belle, et avouai :
" - Il se peut que je lui en ai donné onze. "
Alors le médecin décréta :
" - Il ne faut plus donner le moindre baiser jusqu'à ce que vos lèvres soient tout à fait reposées.
- Mais comment vais-je faire, dis-je, alors que, voyez-vous, je lui en dois encore cent quatre vingt deux ? ".
Sur quoi il prit une expression d'une gravité telle que les larmes se mirent à ruisseler sur son visage, et il me dit :
" - Vous pouvez les lui expédier dans une boîte. "
C'est alors que je me souvins d'une petite boîte dont j'avais fait l'emplette autrefois à Douvres, dans l'intention de l'offrir un jour à une petite fille. Je vous envoie donc la dite boîte après y avoir très soigneusement emballé tous mes baisers. Dîtes-moi s'ils sont bien arrivés où s'il s'en est perdu quelques-uns en cours de route.
Votre ami qui vous aime
Lewis Carroll
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