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jeudi 22 avril 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 12 ( Essai Danemark )

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                Ai-je tort de fixer mes yeux sur le beau mouchoir brodé que vous avez à la main au lieu de regarder le pasteur ? Avez-vous tort de la tenir ainsi ?... Il y a un nom dans l'angle... Vous vous appelez Charlotte Hahn ? Il est très séduisant d'apprendre le nom d'une dame de cette manière accidentelle. C'est comme s'il y avait un esprit compatissant qui, secrètement, me faisait faire votre connaissance... Ou n'est-ce pas par hasard que le mouchoir se plie de façon à me faire voir votre nom ?... Etes-vous émue, vous essuyez une larme... Le mouchoir flotte à nouveau... Vous vous étonnez que je vous regarde et non pas le pasteur. Vous regardez le mouchoir et vous comprenez qu'il a trahi votre nom... Mais il s'agit d'une affaire très innocente, il est si facile de se procurer le nom d'une jeune fille... Pourquoi donc vous en prendre au mouchoir, pourquoi le chiffonner et vous fâcher contre lui ? Pourquoi vous fâcher contre moi ? Ecoutez ce que dit le pasteur : " Que personnes n'amène un autre en tentation, celui aussi qui le fait tout en l'ignorant, celui-là aussi a une responsabilité, lui aussi a une dette vis-à-vis de l'autre dont il ne peut s'acquitter que par un renfort de bienveillance... " Maintenant il dit " Amen ".
            Hors de la porte de l'église vous oserez bien laisser le mouchoir flotter librement au vent... Où avez-vous pris peur de moi ? Mais qu'ai-je donc fait ?... Ai-je fait quelque chose que vous ne puissiez pardonner, plus que ce que vous oserez vous rappeler, afin de le pardonner.

            Une double manœuvre me sera nécessaire dans mes rapports avec Cordélia. Si je ne fais que fuir devant sa suprématie, il serait bien possible que l'érotisme en elle devienne trop mou, trop inconsistant pour permettre à la plus profonde féminité de se dégager distinctement. Elle serait alors incapable  d'offrir de la résistance lorsque commencera la seconde lutte. Il est bien vrai que la victoire lui vient en dormant, mais c'est aussi ce que je veux. En revanche, il faut qu'elle soit continuellement réveillée. Alors lorsqu'un instant elle aura l'impression que la victoire lui a été à nouveau arrachée, elle devra apprendre à n'en pas démordre. C'est dans ce conflit que sa féminité mûrira. La conversation pourrait servir à l'enflammer, des lettres à la tempérer, ou inversement, ce qui à tous égards serait préférable. Je peux alors jouir de ces instants les plus intenses. Une lettre reçue et le doux venin étant passé dans son sang, une parole suffira pour déchaîner l'amour. L'instant d'après l'ironie et le givre jetteront le doute dans ses esprits, ce qui n'empêchera pas qu'elle continue à croire en sa victoire et qu'à la réception d'une seconde lettre elle la croira accrue. L'ironie ne trouve pas non plus aussi bien sa place dans des lettres, car on court le risque de ne pas se faire comprendre d'elle. Les rêveries ne s'adaptent que par éclairs à une conversation. Ma présence personnelle empêchera l'extase. Si je ne suis présent que dans une lettre, elle peut mieux s'en accommoder, elle me confondra jusqu'à un certain point avec un être plus universel qui habite son amour.
            Dans une lettre on peut aussi mieux se démener, là on peut le mieux du monde se jeter à ses pieds, etc., ce qui, aisément, ressemblerait à du galimatias si je le faisais personnellement, et l'illusion serait perdue. La contradiction dans ces manœuvres provoquerait et développerait, fortifierait et consoliderait l'amour en elle, le tenterait.
            Pourtant ces lettres ne doivent pas prématurément adopter un fort coloris érotique. Il vaut mieux que pour commencer elles aient une empreinte plus universelle, qu'elles contiennent une ou deux indications à mots couverts et éloignent quelque doute possible. Occasionnellement elles indiqueront aussi l'avantage des fiançailles pour autant qu'elles peuvent écarter les gens en les mystifiant. D'ailleurs, l'occasion ne lui manquera pas de s'apercevoir de leurs défauts. Et, à côté de cela, j'ai la maison de mon oncle qui peut toujours me servir de caricature. Cordélia ne saurait engendrer l'érotisme profond sans mon aide. Et, si je le lui refuse, et si je permets à cette parodie de la tourmenter, elle perdra bien le goût d'être fiancée sans pouvoir, toutefois, dire qu'en somme c'est de ma faute.
  *         Elle recevra aujourd'hui une petite lettre qui, en décrivant mon état d'âme, lui indiquera légèrement où elle en est elle-même. C'est la bonne méthode et, de la méthode j'en ai, et cela grâce à vous, mes chères enfants que j'ai jadis aimées. C'est à vous que je dois ces dispositions de mon âme qui me rendent capable d'être ce que je veux pour Cordélia. Je vous adresse un souvenir reconnaissant, l'honneur vous en revient. J'avouerai toujours qu'une jeune fille est un professeur-né et qu'on peut toujours apprendre d'elle, sinon autre chose, tout au moins l'art de la tromper car, en cette matière, personne n'égale les jeunes filles pour vous l'apprendre. Si vieux que je vive, je n'oublierai pourtant jamais qu'un homme n'est fini que lorsqu'elle a atteint l'âge où il ne peut plus rien apprendre d'une jeune fille.

            Ma Cordélia !

            Tu dis que tu ne m'avais pas imaginé ainsi, mais moi non plus je ne m'étais pas figuré que je pouvais devenir ainsi. Est-ce donc toi qui as changé ? Car il serait bien possible qu'au fond ce ne soit pas moi qui ai changé, mais les yeux avec lesquels tu me regardes. Où est-ce moi ? Oui, c'est moi parce que je t'aime, et c'est toi, parce que c'est toi que j'aime. A la lumière froide et tranquille de la raison, fier et impassible, je regardais tout, rien ne m'épouvantait, rien ne me surprenait, oui, même si l'esprit avait frappé à ma porte, j'aurais tranquillement saisi le flambeau pour ouvrir. Mais vois, ce ne sont pas des fantômes à qui j'ai ouvert, des êtres pâles et sans force, c'était à toi, ma Cordélia, c'était la vie, la jeunesse, la santé et la beauté qui venaient à ma rencontre. Mon bras tremble, je ne parviens pas à tenir le flambeau immobile. Je recule devant toi sans pouvoir m'empêcher de fixer les yeux sur toi et de désirer tenir le flambeau immobile. J'ai changé, mais pourquoi ce changement, comment s'est-il produit et en quoi consiste-t-il ? Je l'ignore et ne sais d'autre précision, aucun prédicat plus riche que celui que j'emploie lorsque, de façon infiniment énigmatique je dis de moi-même : j'ai été transformé.

                                                                                                    Ton Johannes.

            Ma Cordélia !

            L'amour aime le secret, les fiançailles révèlent. Il aime le silence, les fiançailles sont annonciatrices. Il aime le murmure, les fiançailles proclament bruyamment. Et pourtant, les fiançailles, grâce justement à l'art de Cordélia, seront un excellent moyen pour tromper les adversaires. Dans une nuit sombre rien n'est plus dangereux pour les autres bateaux que de mettre les feux qui trompent plus que l'obscurité.

                                                                                          Ton Johannes

            Elle est assise sur le sofa devant la table à thé, je suis à côté d'elle. Elle me tient par le bras, sa tête, tourmentée de nombreuses pensées, s'appuie sur mon épaule. Elle est si près de moi et pourtant si lointaine encore, elle s'abandonne et pourtant elle ne m'appartient pas. Il y a encore de la résistance, mais pas subjectivement réfléchie, c'est la résistance ordinaire de la féminité, car la nature féminine est un abandon sous forme de résistance.
            Elle est assise sur le sofa devant la table à thé. Je suis assis à côté d'elle. Son cœur bat, mais sans passion, sa poitrine se lève et se baisse, mais sans agitation, parfois son teint change, mais par transitions douces. Est-ce de l'amour ? Nullement. Elle écoute. Elle comprend. Elle écoute la parole ailée et la comprend, elle écoute parler un autre et le comprend comme si c'était elle. Elle écoute sa voix qui fait écho en elle, elle comprend cet écho comme si c'était sa propre voix qui ouvre des perspectives pour elle et pour un autre.
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        Que fais je ? Est-ce que je la séduis ? Nullement, cela ne ferait pas non plus mon compte.
            Est-ce que je vole son cœur ? Nullement. Je préfère aussi que la jeune fille que je dois aimer garde son cœur.
            Que fais je alors ? Je me forge un cœur à l'image du sien. Un artiste peint sa bien-aimée et y trouve son plaisir, un sculpteur la forme, et c'est ce que je fais aussi, mais au sens spirituel. Elle ne sait pas que je possède ce portrait, et c'est en cela au fond que consiste mon crime. Je me le suis procuré clandestinement, et c'est dans ce sens que j'ai volé son cœur, comme lorsqu'on dit de Rebecca qu'elle vola le cœur de Laban en lui dérobant perfidement ses pénates.

            Pourtant, l'entourage et le cadre ont une grande influence sur nous, ils sont de ces choses dont s'imprègne le plus solidement et le plus profondément la mémoire, ou plutôt toute notre âme et qui, par conséquent, ne seront non plus oubliés. Quel que sera mon âge il me sera toujours impossible d'imaginer Cordélia dans une autre ambiance que celle de cette petite pièce. Quand je viens la voir, généralement la bonne m'ouvre la porte du salon. Cordélia vient de sa chambre et nous ouvrons en même temps les deux portes pour entrer dans la pièce familiale, de sorte que nos regards se rencontrent dès le seuil. Cette pièce est petite et d'une intimité charmante, On dirait presque un cabinet. Bien que l'ayant regardée de bien des points de vue, c'est toujours du sofa que je la préfère.
             Elle est assise là à mon côté, devant nous se trouve une table à thé ronde, couverte d'un tapis aux plis amples. Sur la table une lampe en forme de fleur qui, robuste et replète, pousse pour porter sa couronne d'où tombe un voile de papier finement découpé, et si léger qu'il oscille tout le temps. La forme de la lampe fait penser à l'Orient et les mouvements du voile rappellent les brises légères de ces pays lointains. Le parquet disparaît sous un tapis d'osier tissé, d'une espèce particulière qui trahit son origine étrangère.
            Par moments la lampe sera pour moi l'idée directrice de mon paysage. Alors nous restons étendus par terre sous la fleur de la lampe. A d'autres moments le tapis d'osier me fait penser à un navire, à une cabine d'officier. Nous voguons alors au milieu du grand océan. Comme nous sommes assis loin de la fenêtre nous plongeons nos regards immédiatement dans l'immensité du ciel, ce qui aussi augmente l'illusion. Etant ainsi assis à son côté, j'évoque ces choses comme une image qui passe furtivement sur la réalité, aussi vite que la mort sur votre tombe. 
            L'ambiance est toujours d'une grande importance, surtout à cause du souvenir. Toute relation érotique doit être vécue de manière qu'il vous soit facile d'en évoquer une image avec tout ce qu'il y a de beau en elle. Afin de réussir il faut surtout faire attention à l'ambiance. Si on ne la trouve pas au gré de vos désirs, il n'y a qu'à en produire une autre. 
            Ici il convient à Cordélia et à son amour. Mais quelle image toute différente se présente à mon esprit lorsque je pense à ma petite Emilie, et pourtant, son ambiance lui convenait aussi à la perfection. Je ne peux pas me l'imaginer, ou plutôt je ne le veux pas, sauf dans le petit salon donnant sur le jardin.                Les portes en étaient ouvertes, un petit jardin devant la maison limitait la vue et forçait le regard à s'y fixer, à l'arrêter avant de suivre hardiment la grand-route qui se perdait au loin. Emilie était charmante, mais plus insignifiante que Cordélia. Aussi le cadre ne visait qu'à cela. Le regard connaissait ses limites, il ne se lançait pas hardiment, impatiemment, il se reposait sur le petit premier plan. La grand-route elle-même, bien que se perdant romantiquement au loin, avait pourtant plutôt pour effet que les yeux suivaient son trajet, pour revenir en suivant le même trajet. Tout était terre à terre dans cette chambre. L'entourage de Cordélia ne doit avoir aucun premier plan, mais la hardiesse de l'horizon infini. Elle ne doit pas vivre près de la terre, mais planer. Elle ne doit pas marcher, mais voler, non pas de çà et de là, mais éternellement de l'avant.

            Quand on est fiancé soi-même on est initié à plaisir aux manières ridicules des fiancés. 
            Il y a quelques jours, le licencié Hansen accompagné de l'aimable jeune fille avec qui il s'est fiancé, se présenta. Il me confia qu'elle était charmante, ce que je savais d'avance. Il me confia qu'elle était très jeune, ce que je n'ignorais pas non plus, et enfin, il me confia que c'était justement à cause de sa jeunesse qu'il l'avait choisie pour la former selon l'idéal dont il avait toujours eu le sentiment.
            Seigneur Dieu ! ce bêta de licencié et une jeune fille saine, florissante et enjouée.
            Je suis pourtant un praticien d'assez vieille date, mais je ne m'approche jamais d'une jeune fille autrement que comme des " Venerabile " de la nature, et c'est elle qui me donne les premières leçons. Et si j'ai une influence quelconque sur sa formation, c'est en lui apprenant toujours et toujours ce que j'ai appris d'elle.
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            Il faut que j'émeuve son âme, que je l'agite dans tous les sens possibles, mais non par bribes et à-coups de vent, mais en entier. Il faut qu'elle découvre l'infini, qu'elle apprenne que c'est ce qui est le plus proche de l'homme. Qu'elle l'apprenne, non par le raisonnement qui, pour elle, est une fausse route, mais dans l'imagination qui est le vrai moyen de communication entre nous, car ce qui constitue une des facultés de l'homme est le tout pour la femme. Ce n'est pas par les voies laborieuses du raisonnement qu'elle doit s'efforcer d'atteindre l'infini, car la femme n'est pas née pour le travail mais par les voies faciles de l'imagination et du cœur qu'elle doit le saisir.
            Pour une jeune fille l'infini est aussi naturel que l'idée que tout amour doit être heureux. Partout où une jeune fille se tourne elle trouve l'infini autour d'elle et elle y passe d'un saut, mais, bien entendu, d'un saut féminin et non pas masculin. En effet, que les hommes sont donc maladroits ! Pour sauter ils prennent de l'élan, ils ont besoin de longs préparatifs, ils calculent la distance avec les yeux, ils commencent plusieurs fois, s'effrayent et reviennent. Finalement, ils sautent et tombent dedans. Une jeune fille saute d'une autre manière. Dans ces contrées montagneuses on trouve souvent deux rocs faisant saillies, séparés d'un gouffre sans fond, terrible à regarder. Aucun homme n'ose faire le saut. Mais, racontent les habitants de la contrée, une jeune fille a osé le faire et on l'appelle le " Saut de la     Pucelle ". Je ne demande qu'à le croire, comme tout ce qu'on raconte de bien et de merveilleux d'une jeune fille, et cela me réchauffe le cœur d'en entendre parler les braves habitants. 
            Je crois tout, même le merveilleux, et je ne m'en étonne que pour y croire, comme la première et la seule chose qui m'ait étonné dans ce monde a été une jeune fille, ce sera aussi la dernière. Et pourtant, un tel saut n'est qu'un sautillage pour elle, tandis que le saut d'un homme devient toujours ridicule parce que, quelle que soit la longueur de son enjambée, son effort ne sera rien par rapport à la distance entre les rocs, tout en donnant une sorte de mesure.
            Mais qui serait assez sot pour s'imaginer une jeune fille prenant de l'élan. On peut bien se la figurer courant, mais cette course est alors un jeu, une jouissance, un déploiement de grâce, tandis que l'idée de l'élan sépare ce qui se relie très étroitement chez la femme. Car la dialectique, qui répugne à sa nature, se trouve dans un élan. Et enfin le saut, là encore, qui oserait être assez inesthétique pour séparer ce qui est étroitement lié. Son saut est un vol plané et, en arrivant de l'autre côté elle se trouve là, non pas épuisée par l'effort, mais de nouveau plus belle que jamais, encore plus pleine d'âme. Elle nous jette un baiser, à nous qui sommes restés de ce côté-ci.
            Jeune, nouvelle-née, comme une fleur poussée des racines de la montagne, elle se balance sur l'abîme, presque à nous donner le vertige.
            Ce qu'elle doit apprendre, c'est à faire tous les mouvements de l'infini, c'est à se balancer, elle-même, à se bercer dans des états d'âme, à confondre poésie et réalité, vérité et fiction, à s'ébattre dans l'infini. Quand elle se sera familiarisée avec ce remue-ménage j'associerai l'érotisme et elle sera ce que je veux, ce que je désire. Alors j'aurai fini mon service, mon travail, je pourrai plier toutes mes voiles, je serai assis à son côté et nous avancerons en nous servant de ses voiles. Et je n'exagère pas.
            Une fois que cette jeune fille sera enivrée par l'érotisme, je serai sans doute assez occupé à tenir la barre et à modérer l'allure pour qu'il ne se produise rien de prématuré ni d'esthétique. De temps en temps on percera un petit trou dans la voile et, ensuite, nous nous élancerons de nouveau.

             Dans la maison de mon oncle, Cordélia s'indigne de plus en plus. Elle m'a, plusieurs fois, demandé de ne plus nous y rendre, mais sans succès. Je sais toujours trouver des prétextes. Hier soir en sortant de là elle m'a serré la main avec une passion extraordinaire. Elle s'est, sans doute, sentie très torturée là-bas, et cela n'est vraiment pas étonnant. Si je ne m'amusais pas toujours à observer les monstruosités de cette agglomération factice, je serais incapable de continuer à m'y intéresser. Ce matin j'ai reçu d'elle une lettre dans laquelle elle raille les fiançailles en général, avec plus d'esprit que je ne l'en l'aurais crue capable. J'ai baisé la lettre, la plus chère de celles que j'ai reçues.
            Très bien, ma Cordélia. Tout ce que je voulais.

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                                                                        à suivre............













         


















jeudi 15 avril 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 11 ( Essai Danemark )

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            Me voilà donc en possession légitime de Cordélia. J'ai le consentement et le bénédiction de la tante, les félicitations des amis et des parents. On verra bien si cela persiste.
            Les tracas de la guerre sont donc du passé, et les bienfaits de la paix commenceront. Quelles sottises ! Comme si les bénédictions de la tante, les félicitations des amis étaient capables, au sens le plus profond, de me mettre en possession de Cordélia. Comme si l'amour exprimait un tel contraste entre le temps de guerre et le temps de paix ! n'est-ce pas plutôt que, tant qu'il dure, il se proclame en lutte, même si les armes sont autres ? La différence est, au fond, si la lutte a lieu " cominus " ou " eminus ". Dans les affaires de cœur plus la lutte a eu lieu " eminus ", plus c'est triste, car plus la mêlée devient insignifiante. La mêlée inclut des poignées de main, des attouchements de pied, qu'Ovide, comme on sait, recommande et déconseille à la fois avec une jalousie profonde, et je ne parle pas des baisers et des étreintes. Celui qui lutte " eminus " n'a, en général, comme armes que ses yeux, et pourtant, s'il s'en sert en artiste, sa virtuosité lui permettra d'arriver presque au même résultat.
            Il pourra porter ses yeux sur une jeune fille avec une tendresse trompeuse qui agit comme s'il la touchait accidentellement. Il sera capable de la saisir aussi fermement avec ses yeux que s'il la tenait serrée dans ses bras. Mais ce sera toujours une faute ou un malheur de lutter trop longtemps " eminus ", car une telle lutte n'est qu'une indication et non pas une jouissance. Ce n'est qu'en luttant " cominus " que tout aura sa signification réelle.
            L'amour cesse s'il n'y a pas de lutte. Je n'ai presque pas du tout lutté " eminus ", et c'est pourquoi je ne me trouve pas à la fin mais au début, et je sors les armes.
            Je la possède, c'est vrai, mais au sens juridique et prudhommesque, et je n'en retire aucun avantage, j'ai des intentions beaucoup plus pures. Elle est fiancée, à moi, c'est vrai. Mais, si j'en concluais qu'elle m'aime, ce serait une déception, car elle n'aime pas du tout. Je la possède légitimement, et je ne suis pourtant pas en possession d'elle, de même qu'on peut bien être en possession d'une jeune fille sans la posséder légitimement.

                                            Auf  heimlich errötender Wange
                                            Leuchter des Herzens Glühen.
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             Elle est assise sur le sofa devant la table à thé et moi sur une chaise, je suis à côté d'elle. Cette position, bien qu'intime, est d'une dignité qui éloigne.
            Enormément de choses dépendent de la position, c'est-à-dire pour celui qui comprend. L'amour en possède beaucoup, mais celle-ci est la première.
            Comme la nature a royalement doté cette jeune fille ! Ses chastes formes si douces, sa profonde candeur féminine, ses yeux clairs, tout m'enivre. Je l'ai saluée. Elle est venue à ma rencontre avec sa gaieté habituelle, mais un peu confuse, un peu désorientée. 
            Les fiançailles doivent bien un peu modifier nos rapports, mais comment ? elle ne le sait pas. Elle m'a pris la main, mais sans sourire comme d'habitude. Je lui ai rendu son salut d'une poignée de main légère, presque imperceptible. J'étais affectueux, aimable, mais sans manifester d'érotisme. Elle est assise sur le sofa, devant la table à thé, et moi sur une chaise à côté d'elle.
            Une solennité radieuse plane sur la situation, une douce lumière matinale. Elle est silencieuse, rien n'interrompt le calme. Mes yeux glissent sur elle doucement, sans convoitise, ce qui serait effronté. Une rougeur fine et fuyante, comme un nuage sur les champs, passe sur elle et dépérit lentement. Que signifie cette rougeur ? Est-ce de l'amour, du désir, de l'espoir, de la crainte ? Car la couleur du cœur est le rouge. Rien de tout cela. Elle s'étonne, elle est surprise, non pas de moi, ce serait trop peu lui offrir, elle s'étonne non pas d'elle-même, mais en elle-même, elle se transforme en elle-même. Cet instant exige le silence, c'est pourquoi aucune réflexion ne doit venir le troubler, aucun bruit de passion le rompre. C'est comme si j'étais absent, Pourtant, c'est justement ma présence  qui est à la base de sa surprise contemplative. Nos natures sont en harmonie. C'est dans un tel état qu'une jeune fille, comme quelques divinités, est adorée par le silence.   


            Quelle chance que j'occupe la maison de mon oncle. Pour dégoûter un jeune homme du tabac je l'introduirais dans quelque fumoir de Regensen. Si je désire dégoûter une jeune fille des fiançailles je n'ai qu'à l'introduire ici. Comme il n'y a que des tailleurs pour aller au siège de la corporation des tailleurs, seuls des fiancés viennent ici. C'est effarant d'être tombé dans une telle compagnie et je ne peux blâmer Cordélia de s'impatienter. Quand nous nous réunissons en masse, je crois que nous sommes dix couples, sans compter les bataillons annexes qui, aux grandes fêtes, arrivent de la province.
            Je me présente avec Cordélia sur la place d'alarme afin de la dégoûter de ces palpabilités passionnées, de ces gaucheries d'artisans amoureux. Sans discontinuer, tout le long de la soirée on entend un bruit comme si quelqu'un se promenait avec un tue-mouches. Il s'agit des baisers des amoureux. On se comporte dans cette maison avec un sans-gêne aimable. On ne cherche même pas les coins, non ! on reste assis autour d'une grande table ronde. Moi aussi, je fais mine de traiter Cordélia de même. A cette fin, je dois faire effort sur moi-même. Il serait vraiment révoltant que je me permette de blesser sa profonde féminité de cette façon. Je me le reproche plus que si je la trompais.
            En somme, toutes les jeunes filles qui veulent se confier à moi peuvent être assurées d'un traitement parfaitement esthétique, seulement, à la fin bien entendu, elles seront trompées, mais aussi c'est une clause dans mon esthétique car, ou bien la jeune fille trompe l'homme, ou bien c'est l'homme qui trompe la jeune fille. Il serait assez intéressant d'obtenir de quelque rosse littéraire qu'elle compte dans les fables, les légendes, les chansons populaires, les mythologies, si une jeune fille est plus souvent infidèle qu'un homme.
            Je ne regrette pas le temps que Cordélia me coûte, bien qu'elle m'en coûte beaucoup. Toute rencontre demande souvent de longs préparatifs. Je vis avec elle la naissance de son amour. Ma présence est presque invisible bien que je sois visiblement assis près d'elle. Une danse qui devrait réellement être dansée par deux mais qui ne l'est que par un, donne l'image de mon rapport avec elle. Car je suis le danseur numéro deux, mais je suis invisible. Elle se conduit comme si elle rêvait et pourtant, elle danse avec un autre, cet autre étant moi, invisible bien que visiblement présent, et visible bien qu'invisible.                                                                                                                   pinterest.cl
            Les mouvements exigent un second danseur, elle s'incline vers lui, elle lui tend la main, elle s'enfuit, elle s'approche de nouveau. Je prends sa main, je complète sa pensée qui est pourtant achevée en elle-même. Ses mouvements suivent la mélodie de sa propre âme, je ne suis que le prétexte de ces mouvements. Je ne suis pas érotique, ce qui ne ferait que l'éveiller, je suis souple, malléable, impersonnel, je présente presque un état d'âme.
            De quoi parlent, généralement, les fiancés. Autant que je sache ils s'appliquent beaucoup à s'emmêler l'un l'autre dans les ennuyeux rapports de parenté des deux familles. 
            Est-ce alors étonnant que l'érotisme n'y ait pas de place ? Si on ne sait pas faire de l'amour cet absolu auprès de quoi toute autre histoire disparaît, on ne devrait jamais se hasarder à aimer, même pas si on se mariait dix fois.
            Si j'ai une tante qui s'appelle Marianne, un oncle nommé Christophe, un père chef de bataillon, etc., toutes ces questions de notoriété publique n'ont rien à faire avec les mystères de l'amour. Oui, même votre propre passé est sans importance. Une jeune fille n'a généralement rien à raconter à cet égard. Dans le cas contraire, peut-être pourrait-on l'écouter, mais la plupart du temps, non l'aimer. 
            Personnellement, je ne recherche pas d'histoires. Il est vrai de dire que j'en ai eues pas mal. Je recherche l'immédiateté. Le fonds éternel de l'amour c'est que les individus ne naissent l'un pour l'autre que dans son instant suprême.
            Il faut qu'un peu de confiance soit éveillée chez elle, ou plutôt qu'un doute soit éloigné. Je n'appartiens pas précisément au nombre de ces amants qui s'aiment par estime, qui se marient par estime et qui, par estime, ont ensemble des enfants, mais je sais bien que l'amour, tant que la passion n'a pas été mise en mouvement, exige de celui qui en est l'objet qu'il ne choque pas esthétiquement la morale. L'amour a sa propre dialectique à cet égard. Par exemple, tandis que du point de vue de la morale, mes rapports avec Edouard sont beaucoup plus blâmables que ma conduite envers la tante, il me sera beaucoup plus facile de justifier ceux-là que celle-ci pour Cordélia.
            Il est vrai qu'elle n'a rien dit, mais j'ai tout de même trouvé qu'il valait mieux lui expliquer pourquoi j'ai dû me conduire ainsi. Ma précaution a flatté sa fierté et le mystère que j'y mettais à captivé son attention. Il se peut qu'en cela j'ai trahi déjà trop de formation érotique, que je serai plus tard en contradiction avec moi-même lorsque je serai forcé d'insinuer que je n'ai jamais aimé auparavant, mais cela n'a pas d'importance. Je ne crains pas de me contredire, pourvu qu'elle ne le flaire pas et que j'atteigne mon but. Libre aux disputailleurs savants de mettre de l'orgueil à éviter toute contradiction, la vie d'une jeune fille est trop riche pour en être exempte et elle rend donc la contradiction nécessaire.

            Elle est fière et, en outre, n'a aucune idée de l'érotisme. En matière spirituelle, il est vrai, elle me rend quelque hommage, mais quand l'érotisme commencera à se faire valoir il est fort possible qu'elle s'avise de tourner sa fierté contre moi. D'après tout ce que j'ai pu observer, elle ne sait que penser de l'importance réelle de la femme. C'est pourquoi il a été facile de soulever sa fierté contre Edouard. Mais cette fierté était tout à fait excentrique parce qu'elle n'avait aucune idée de l'amour. Dès qu'elle s'en fera une, sa vraie fierté naîtra, mais un reste de cette fierté excentrique pourrait bien s'y joindre, et alors il est toujours possible qu'elle se tourne contre moi.
            Elle ne se repentira pas d'avoir consenti aux fiançailles, mais cependant elle verra aisément que j'en suis sorti à bon marché et que de son côté l'histoire est mal partie. Si elle s'en rend compte elle osera m'affronter. Et c'est bien ce qu'il faut. Je saurai alors jusqu'à quel point l'émotion l'a pénétrée.
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            En effet ! De loin, dans la rue, j'ai déjà vu cette jolie petite tête bouclée qui se penche aussi loin que possible par la fenêtre. Voilà trois jours que je la remarque

          Ce n'est sûrement pas pour rien qu'une jeune fille regarde par la fenêtre, elle a sans doute ses raisons... Mais, je vous en prie, pour la grâce du ciel, ne vous penchez pas autant que cela. Je parie que vous êtes montée sur le barreau de la chaise, je le devine à la position. Rendez-vous compte de l'horreur que ce serait si vous tombiez sur une tête, non pas la mienne, car je reste, jusqu'à nouvel ordre, en-dehors de l'affaire, mais sur la sienne, car enfin il faut bien qu'il y en ait un... 
            Tiens, qu'est-ce que je vois là-bas, au milieu de la rue ? Mais, c'est mon ami le licencié Hansen. Sa tenue est singulière, il a choisi un véhicule exceptionnel et, à en juger par les apparences, il arrive sur les ailes du désir. Fréquenterait-il cette maison ? Et moi qui ne le savais pas...
            " Ma belle demoiselle, vous avez disparu. Oh ! je comprends, vous êtes allée ouvrir la porte pour le recevoir...
             Mais revenez donc, il n'a rien à faire du tout dans la maison...
             comment ? vous le savez mieux que moi ? Mais je vous l'assure, il me l'a dit lui-même. Si la voiture qui vient de passer n'avait pas fait tant de bruit, vous auriez pu l'entendre vous-même. Je lui disais, oh ! tout en passant : -  Entres-tu ici ? 
                                                 Il m'a répondu sans rien mâcher :
                                              - Non.
            Vous pouvez bien dire adieu, car à présent le licencié et moi allons faire une promenade. Il est
embarrassé, et les gens embarrassés aiment à bavarder. Maintenant je lui parlerai de la paroisse qu'il demande... Adieu, ma belle demoiselle, nous irons à la douane. En arrivant je lui dirai : malédiction ! comme tu m'as détourné de mon chemin. Je devais aller à Vestergade. "
             Enfin nous y voilà de  nouveau... Quelle fidélité, encore à la fenêtre. Une fille pareille doit rendre un homme heureux... Mais, demandez-vous, pourquoi fais-je tout cela ? Est-ce parce que je suis une crapule qui trouve son plaisir à taquiner les autres ? Nullement. Je le fais par sollicitude pour vous, aimable demoiselle. D'abord. Vous avez attendu le licencié, vous avez soupiré après lui, et lorsqu'il arrivera alors il sera doublement beau. Ensuite. Quand à présent le licencié entre il dira :
            " - Fichtre ! nous avons failli être pincés, ce sacré homme n'était-il pas devant la porte quand je venais te voir. Mais j'ai été malin, je l'ai engagé dans une longue parlotte sur la paroisse que je cherche, et patati et patata, je l'ai entraîné jusqu'à la douane. Je te promets qu'il n'a rien remarqué. "
            Et quoi alors ? Eh bien, vous aimerez le licencié plus que jamais, car vous avez toujours cru qu'il avait une excellente disposition d' esprit, mais qu'il fût malin... hein, vous venez de le voir vous-même. Et vous pouvez m'en remercier.                                                                           cottet.org 
            Mais, j'y pense, vos fiançailles n'ont évidemment pas encore été déclarées, car autrement je l'aurais su. 
            La fille est délicieuse et fait plaisir aux yeux, mais elle est jeune et ses connaissance n'ont peut-être pas encore mûri. Ne serait-il pas possible qu'elle aille faire un acte extrêmement grave à la légère ? Il faut l'empêcher, il faut que je lui parle. Je le lui dois, car c'est sûrement une jeune fille très aimable. Et je le dois au licencié, car il est mon ami, donc à elle aussi, car elle est la future de mon ami. Je le dois à la famille, car c'est sûrement une famille très respectable. Je le dois à tout le genre humain, car il s'agit d'une bonne action. A tout le genre humain ! 
            Haute pensée, sport édifiant que d'agir au nom de tout le genre humain, et que d'avoir en sa possession un tel pouvoir général.
            Mais revenons à Cordélia. J'ai toujours l'emploi d'états d'âme, et la belle langueur de cette jeune fille-là m'a réellement ému.

            C'est donc à présent que commence la première guerre avec Cordélia, guerre dans laquelle je prends la fuite et lui apprends ainsi à vaincre en me poursuivant. Je continuerai à reculer et, dans ce mouvement de repli, je lui apprends à reconnaître sur moi toutes les puissances de l'amour, ses pensées inquiètes, sa passion et ce que sont le désir, l'espérance et l'attente impatiente. 
            En les figurant ainsi pour elle je fais naître et se développer en elle tous ces états. Je la conduis dans une marche triomphale et je suis celui qui chante les louanges dithyrambiques de sa victoire autant que je guide ses pas. 
            Le courage de croire à l'amour lui viendra et, voyant l'empire qu'il a pris sur moi et mes réflexes, elle comprendra sa puissance éternelle. Devant ma conscience en mon art et la vérité qui est à la base de tout ce que je fais, elle me croira car, autrement, elle ne me croirait pas.
            A chacun de mes mouvements elle devient de plus en plus forte, l'amour naît en elle. Elle est investie de la dignité de la femme.
            Au sens prudhommesque je n'ai pas encore demandé sa main, mais à présent je le ferai, je la libérerai, car ce n'est qu'ainsi que je veux l'aimer. Il ne faut pas qu'elle soupçonne qu'elle me le doit, car elle perdrait confiance en elle. Alors, quand elle se sentira libre, tellement libre qu'elle serait presque  tentée de rompre avec moi, la seconde guerre commencera.
            A ce moment elle aura de la force et de la passion, et la lutte aura de l'importance pour moi. Quant aux conséquences immédiates, advienne que pourra.
            Mettons que, dans sa fierté, la tête lui tourne et qu'elle rompe avec moi, enfin ! elle aura sa liberté, mais, en tout cas, elle doit m'appartenir. C'est une sottise de penser que les fiançailles la lient, je ne veux la posséder qu'en sa liberté. Même si elle me quitte, la seconde guerre aura lieu et, dans cette lutte, je vaincrai, aussi sûr que sa victoire dans la première a été une déception pour moi.
            La première est la guerre de la délivrance, et elle est un jeu. La seconde est la guerre de conquête, elle se fera pour la vie ou la mort.

            Est-ce que j'aime Cordélia ? Oui ! Sincèrement ? Oui ! Fidèlement ? Oui ! au sens esthétique et cela aussi signifie bien quelque chose.
            A quoi servirait à cette jeune fille d'être tombée entre les mains d'un maladroit de mari fidèle ? Qu'aurait-il fait d'elle ? Rien. 
            On dit que pour réussir dans la vie il faut un peu plus que de l'honnêteté. Je dirais qu'il faudrait un peu plus que de l'honnêteté pour aimer une telle jeune fille. Et je possède ce plus, c'est la fausseté. Et pourtant, je l'aime fidèlement. C'est avec fermeté et continence que je veille moi-même à ce que tout ce qui est en elle, toute sa riche nature divine puisse se déployer. Je suis un des rares qui puissent le faire, elle est une des rares qui conviennent. Ne sommes-nous donc pas faits l'un pour l'autre ?


                                                                           à suivre............


mercredi 7 avril 2021

Le journal du Séducteur Sören Kierkegaard 10 ( Essai Danemark )











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                               Le 23 juillet.

            Aujourd'hui j'ai recueilli le fruit d'un bruit que j'avais fait courir, disant que j'étais amoureux d'une jeune fille. Grâce à Edouard il est arrivé aussi jusqu'à Cordélia. Elle est curieuse, elle m'observe, mais n'ose pas me questionner, et cependant, ce n'est pas sans importance pour elle d'en acquérir la certitude, d'une part parce que cela passe toute croyance et, d'autre part, parce qu'elle verrait presque un antécédent pour elle-même. Car, si un railleur aussi froid que moi peut tomber amoureux, elle le pourrait aussi bien sans avoir besoin d'en rougir. 
            Aujourd'hui j'y ai fait allusion. Je crois que je sais raconter une histoire de telle façon que la pointe ne s'en perde pas, et n'arrive pas trop tôt. Et ma joie est de tenir in suspenso ceux qui m'écoutent de vérifier par de petits mouvements épisodiques l'issue qu'on désire à mon récit et de les tromper pendant son cours. Mon art est d'employer des amphibologies pour qu'on me comprenne dans un sens et qu'on s'aperçoive subitement que mes paroles peuvent être comprises autrement aussi. Si on veut avoir une bonne occasion pour les observations spéciales il faut toujours faire un discours. Dans une conversation les autres s'échappent plus facilement de vous, et par des questions et des réponses ils peuvent mieux cacher l'impression produite par les paroles.
            Je commençai mon discours à la tante avec une gravité solennelle :
            " - Dois-je l'attribuer à la bienveillance de mes amis ou à la méchanceté de mes ennemis, et qui des deux choses n'en a pas excès ? ".
            Ici la tante fit une remarque que je délayais de mon mieux afin de tenir en haleine Cordélia, qui écoutait et ne pouvait pas rompre cette attention soutenue puisque c'était avec la tante que je parlais, et que je mettais tant de solennité. Je continuai !
            " - ou dois-je l'attribuer à un hasard, au generatio aequivoca d'un bruit... " 
            Apparemment Cordélia ne comprenait pas cette expression, elle la rendait seulement confuse, et ceci d'autant plus que j'y mettais un accent faux et que je la prononçais en prenant une mine matoise, comme si c'était l'essentiel de ce que j'avais à dire
            " - un hasard, dis-je, qui m'a fait tout l'objet de commentaires prétendant que je me suis fiancé "
             Cordélia attendait évidemment encore mes explications, et je continuai :
             " - c'est peut-être mes amis, puisqu'on doit toujours estimer que c'est un grand bonheur de devenir amoureux ( elle restait interdite ), ou mes ennemis, puisqu'on doit toujours estimer très ridicule que ce bonheur m'échet ( mouvement en sens contraire ), ou c'est un pur hasard, puisqu'à la base il n'y a pas la moindre raison, ou bien c'est la generatio aequivoca, puisque le bruit a dû naître grâce aux hantises irréfléchies d'une tête vide ".                                                                123RF
            La tante s'impatientait avec une curiosité féminine pour connaître le nom de la dame avec laquelle il m'aurait plu de me fiancer. Mais je récusai toute question à cet égard. Toute l'histoire fit de l'impression sur Cordélia, et je crois presque que les actions d'Edouard sont en hausse de quelques points.
            L'instant décisif s'approche. Je pourrais m'adresser à la tante et, par écrit, demander la main de Cordélia. C'est bien là le procédé habituel dans les affaires de cœur, comme s'il était plus naturel pour le cœur de s'exprimer par écrit que par vive voix. Mais ce qui me ferait choisir ce procédé est justement ce qu'il y a de prudhommesque en lui. Si je le choisis je serai privé de la surprise proprement dite et je ne veux pas y renoncer
            Si j'avais un ami il me dirait peut-être : " - As-tu bien réfléchi à la démarche très grave que tu fais, démarche qui décidera de toute ta vie future et du bonheur d'un autre ? " C'est bien l'avantage qu'on possède quand on a un ami. Je n'ai pas d'ami. Je ne déciderai pas si c'est un avantage, mais être dispensé de ses conseils est, selon moi, un avantage absolu. J'ai, d'ailleurs, au sens le plus strict mûrement médité toute l'affaire.
            En ce qui me concerne il n'y a plus rien qui s'oppose aux fiançailles.
            Je suis donc un candidat épouseur, mais qui s'en doute à me voir ? Bientôt, ma pauvre personne sera regardée d'un point de vue supérieur. Je cesse d'en être une et je deviens " un parti". Oui, un bon parti, dira la tante. C'est elle qui me fait presque le plus de peine, car elle m'aime d'un amour agronomique si pur et sincère, elle m'adore presque comme son idéal.
            Dans ma vie j'ai déjà fait bien des déclarations d'amour, pourtant toute mon expérience ne m'est d'aucune aide ici, car cette déclaration doit être faite d'une manière toute particulière. Ce que je dois surtout inculquer dans mon esprit est qu'il ne s'agit que d'une feinte. J'ai fait pas mal d'exercices de pas pour trouver la meilleure façon de me présenter. Il serait imprudent de mettre d'érotisme dans ma démarche, car cela risquerait d'anticiper sur ce qui doit suivre plus tard et se développer graduellement.
Mettre trop de gravité serait dangereux. Un tel moment a tant d'importance pour une jeune fille que toute son âme peut s'y fixer, comme celle d'un mourant dans sa dernière volonté.
            Rendre la démarche cordiale ou d'un bas comique jurerait avec le masque adopté jusqu'ici par moi, et aussi avec le nouveau que j'ai l'intention de prendre et de montrer. La rendre spirituelle et ironique serait trop risquer
.            Si l'essentiel pour moi et pour les gens en général dans une telle occasion, était de faire sortir le petit " oui ", cela irait tout de go. Il est vrai que cela est important, mais non pas d'une importance absolue. Car, bien que j'aie jeté les yeux sur cette jeune fille une fois pour toutes, bien que je lui aie voué beaucoup d'attention, oui : tout mon intérêt. Il y a pourtant des conditions qui ne me permettraient pas d'accepter son oui.
            Je ne tiens pas du tout à la posséder, au sens grossier. Ce qui m'importe est de jouir d'elle au sens artistique. C'est pourquoi il faut mettre autant d'art que possible dans le commencement.
            Celui-ci doit avoir une forme aussi vague que possible et ouvrir la porte à toutes sortes de choses. Elle m'entend mal si elle voit tout de suite en moi un trompeur, car je n'en suis pas un au sens vulgaire. Mais si elle me prend pour un amant fidèle, elle s'entend mal aussi à mon égard. 
            Ce qui importe, c'est qu'à cet épisode son âme reste aussi peu déterminée que possible. A un tel moment l'âme d'une jeune fille est prophétique comme celle d'un mourant. C'est ce qu'il faut empêcher. Ma charmante Cordélia ! Je te frustre de quelque chose de beau, mais il n'y a rien à faire et je donnerai toutes les compensations en mon pouvoir. Tout cet épisode doit rester aussi insignifiant que possible pour qu'après m'avoir donné son oui elle ne soit capable en aucune manière de rendre compte de ce qui peut se cacher dans nos rapports. C'est justement cette possibilité infinie qui constitue ce qui est intéressant. Si elle était capable de prédire quelque chose, j'aurais fait fausse route et nos rapports perdraient leur sens.   fr.rbth.com 
            Il n'est pas imaginable qu'elle me dise oui parce qu'elle m'aime, car elle ne m'aime pas du tout. Le mieux serait que je pusse transformer les fiançailles de sorte qu'elles deviennent un événement au lieu d'être un acte, qu'elles deviennent quelque chose qui lui arrive, au lieu d'être quelque chose qu'elle fait et dont elle doit dire : " Dieu sait comment c'est arrivé. "


                                Le 31 juillet.

            Aujourd'hui j'ai écrit une lettre d'amour pour un tiers. J'y prends toujours un grand plaisir. Il est d'abord toujours très intéressant d'approfondir une telle situation, et pourtant à peu de frais. Ma pipe bourrée j'écoute l'histoire, et les lettres de l'intéressée me sont mises sous les yeux. Je m'intéresse toujours vivement à la façon dont une jeune fille s'exprime par écrit. Alors il reste là, amoureux comme un rat, il me lit les lettres et est interrompu par ses remarques laconiques : " c'est écrit bien, elle a du sentiment, de goût, de la prudence, sans doute n'est-ce pas la première fois qu'elle aime, etc. " En second lieu je fais une bonne action. J'aide des jeunes gens à s'unir, ensuite je prends mon parti. Pour chaque couple heureux je jette mon dévolu sur une victime. Je fais deux heureux et, au plus, un seul malheureux. Je suis honnête, on peut se fier à moi, je n'ai jamais trompé personne qui se soit ouvert à moi. Il y a toujours un peu de bouffonnerie pour moi, enfin, cela ne représente que l'émolument légitime. Et pourquoi a-t-on tant de confiance en moi? parce que je sais le latin, que je suis assidu à mes études et parce que je garde toujours mes petites histoires pour moi. Et je mérite bien cette confiance, n'est-ce pas ? Car je n'en abuse jamais.

                             Le 2 août

            Le moment était venu. J'ai entrevu la tante dans la rue et je savais donc qu'elle n'était pas à la maison. Edouard était allé aux douanes. Par conséquent, il y avait toute chance pour que Cordélia soit toute seule chez elle. Et elle l'était aussi, assise à son travail devant la table à ouvrage. Il est très rare que je rende visite à la famille le matin, et elle fut donc un peu émue en me voyant. La situation faillit s'en ressentir. Cela n'aurait pas été de sa faute car elle se ressaisit assez vite, mais de la mienne, car malgré ma cuirasse elle me fit une impression exceptionnellement forte. Quelle grâce elle avait dans sa robe d'intérieur en calicot, à rayures bleues et simple, avec une rose fraîche cueillie, non, la jeune fille en était une elle-même. Elle était aussi fraîche que si elle venait d'arriver. 
            Qui veut bien me dire où une jeune fille passe la nuit, ce doit être dans le pays des mirages, mais chaque matin elle rentre et rapporte cette fraîcheur juvénile. Elle paraissait si jeune et pourtant si parfaite, comme si la nature, semblable à une tendre et riche mère, ne venait qu'à cet instant même de la laisser échapper de ses mains. J'avais l'impression d'être témoin de cette scène d'adieux, je voyais comment cette tendre mère l'embrassait encor une fois avant de se séparer d'elle, et je l'entendais dire :
            " - Va, par monts et par vaux, ma petite, j'ai fait tout pour toi, prends ce baiser comme un sceau sur tes lèvres, c'est un sceau qui gardera le sanctuaire et que personne ne peut briser sans que tu ne le veuilles toi-même, mais quand viendra celui qu'il faut, tu le comprendras. " Et elle pose un baiser sur ses lèvres, un baiser qui ne s'empare pas de quelque chose comme fait un baiser humain, mais un baiser divin qui donne tout, qui donne à la jeune fille la puissance du baiser. 
            Oh ! Nature merveilleuse, profonde et énigmatique, tu donnes la parole aux hommes mais l'éloquence du baiser aux jeunes filles ! C'est ce baiser qu'elle avait sur ses lèvres, cet adieu sur son front et ce salut joyeux dans son regard, et c'est pourquoi elle apparaissait à la fois si familière, car elle est bien enfant de la maison, et si étrangère, car elle ne connaissait pas le monde, mais seulement la tendre mère qui, invisible, veillait sur elle. Elle était vraiment charmante, jeune comme une enfant et, pourtant, imprégnée de la noble dignité virginale qui commande le respect.
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      Mais bientôt j'étais de nouveau froid et solennellement stupide, comme il sied quand on veut faire une chose importante sans qu'elle ait, en réalité, aucun sens.
            Après quelques remarques d'ordre général je l'approchai d'un peu plus près et sortis ma demande. Quelqu'un qui parle comme un livre est extrêmement ennuyeux à écouter. Parfois, cependant, parler ainsi peut être utile, car, chose curieuse, un livre a ceci de particulier qu'il peut être interprété comme on veut. De même les paroles quand on parle comme un livre. Je me tins tout sobrement à quelques formules ordinaires. Incontestablement, elle fut surprise, comme je m'y attendais.
            Il m'est difficile de me rendre compte de son air à ce moment. Son air était complexe, oui, à peu près comme le commentaire pas encore édité, mais annoncé, de mon livre, commentaire qui admettra la possibilité de toutes les interprétations. Un mot, et elle aurait ri de moi, un mot, elle aurait été émue, un mot, et elle m'eût évité. Mais aucun mot ne s'échappait de mes lèvres, je restais solennellement stupide et je suivais strictement le rituel.
            " Elle m'avait connu si peu de temps ", que voulez-vous, on ne rencontre de telles difficultés que sur la route étroite des fiançailles, non pas sur les sentiers fleuris de l'amour. Chose curieuse ! Quand, les jours précédents, je réfléchissais à toute la question, j'avais assez de cran et j'étais sûr qu'à l'instant de la surprise elle dirait oui.
            Ce n'est pas ainsi que l'affaire se dénoua, car elle ne dit ni oui ni non, mais elle m'adressa à la tante. J'aurais dû le prévoir. J'ai vraiment de la chance, car ce résultat était encore meilleur.



            La tante donnera son consentement, ce dont je n'ai d'ailleurs jamais douté. Cordélia suivra ses conseils. Quant à mes fiançailles je ne me vanterai pas de leur poésie, elles sont à tous égards prudhommesques, d'esprit boutiquier. La jeune fille ne sait pas si elle doit dire oui ou non. La tante dira oui, la jeune fille aussi dira oui, je prends la jeune fille, elle me prend, et l'histoire commencera.


                                       Le 3 août

            Me voilà donc fiancé, Cordélia aussi, et c'est sans doute à peu près tout ce qu'elle sait de cette affaire. Si elle avait une amie à qui parler sincèrement, elle dirait probablement :
            " - Quel sens attribuer à tout cela ? réellement je ne le comprends pas. Il y a quelque chose en lui qui m'attire, mais je perds mon latin en cherchant ce que c'est, il a un pouvoir étrange sur moi, l'aimer ? non, et je n'y arriverai peut-être jamais. Mais je supporterai bien de vivre avec lui et, par conséquent, je pourrai aussi devenir assez heureuse avec lui. Car il n'exigera sûrement pas beaucoup pourvu que j'aie la patience de le supporter. "
            Ma chère Cordélia ! Il exigera peut-être plus et, par contre, moins d'endurance.
            Parmi toutes les choses ridicules les fiançailles remportent le prix. Le mariage au moins a un sens. Bien que ce soit un sens peu commode pour moi. Les fiançailles sont d'invention purement humaine et ne font pas honneur à leu inventeur. Elles ne sont ni chair ni poisson et ressemblent aussi peu à l'amour que la bandelette du dos de l'appariteur à une toge de professeur. A présent, je suis membre de cette honorable confrérie. Cela a son importance, car, comme dit Trop, ce n'est que lorsqu'on est artiste soi-même qu'on acquiert le droit de juger les autres artistes. Et un fiancé, n'est-il pas aussi un bateleur comme ceux de Dyrehavsbakken ?

            Edouard est hors de lui, exaspéré. Il laisse pousser sa barbe et, ce qui n'est pas peu dire, il a accroché son habit noir. Il désire voir Cordélia et lui dépeindre ma perfidie. Ce sera une scène poignante : Edouard non rasé, négligemment habillé et parlant haut à Cordélia. Pourvu qu'il ne l'emporte pas sur moi avec sa barbe longue. Je fais de vains efforts pour le raisonner, j'explique que c'est la tante qui est l'artisan des fiançailles, que Cordélia nourrit peut-être encore de bons sentiments pour lui et que je suis prêt à me retirer s'il peut la gagner. Un instant il hésite à se faire tailler sa barbe autrement, à acheter un nouvel habit noir et, l'instant d'après, il me rabroue.  
            Je fais tout pour garder bonne contenance avec lui. Si furieux qu'il soit contre moi, je suis sûr qu'il ne fera pas un pas sans me consulter. Il n'oublie pas le profit qu'il a tiré de moi en ma qualité de mentor. Et pourquoi devrais-je lui ravir son ultime espoir, pourquoi rompre avec lui ? c'est une brave homme et qui sait ce que réserve l'avenir !



            Ce que j'aurai à faire à présent est d'abord de tout arranger pour rompre les fiançailles et m'assurer des rapports plus beaux et plus importants avec Cordélia. Et ensuite mettre à profit le temps aussi bien que possible pour me réjouir de tout le charme, de toute l'amabilité dont la nature l'a si surabondamment dotée, m'en réjouir mais avec la restriction et la circonspection qui empêchent d'anticiper sur les événements. Quand je serai arrivé à lui faire comprendre ce qu'est l'amour, l'amour de moi, alors les fiançailles s'écrouleront naturellement comme représentant un état imparfait, et elle m'appartiendra.
            D'autres se fiancent lorsqu'ils sont arrivés à ce point et ils auront alors de bonnes chances d'un mariage ennuyeux pour toute l'éternité. Tant pis pour eux.
            En sentant dans l'amour toute sa propre importance elle l'appliquera pour m'aimer, et quand elle se doutera que c'est de moi qu'elle l'a appris, elle m'aimera doublement. 
            L'idée de ma joie m'étouffe, tellement que je suis prêt à perdre contenance.
            Son âme n'a pas été évaporée, ni détendue par les émotions indécises de l'amour, ce qui fait que beaucoup de jeunes filles ne réussissent jamais à aimer, c'est-à-dire à aimer d'un amour décidé, énergique, total. Elles portent dans leur conscience une fantasmagorie indécise qui doit être un idéal d'après lequel l'objet réel de l'amour sera mis à l'épreuve. De ces demi-mesures résulte quelque chose avec laquelle on peut se débrouiller chrétiennement à travers l'existence.
            Pendant qu'alors l'amour s'éveille en elle, je le perce à jour et je l'écoute en dehors d'elle à l'aide de toutes les voix de l'amour. Je me rends compte de la forme qu'il a affectée en elle et je me façonne conformément à elle. De même que j'ai été incorporé déjà immédiatement dans l'histoire que l'amour parcourt dans son,coeur, je viens à nouveau à sa rencontre du dehors, d'une manière aussi fallacieuse que possible. Car une jeune fille n'aime qu'une fois.



                                                            à suivre.............

mardi 30 mars 2021

Le journal du Séducteur 9 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )


      











             Il existe plusieurs sortes de rougeur féminine. Il y a le rouge grossier de la brique. C'est celle dont les auteurs de romans se servent toujours assez lorsqu'ils font leurs héroïnes rougir " über und über ". Il y a la rougeur fine, c'est l'aube matinale de l'esprit qui est sans prix chez une jeune fille. La rougeur furtive qui suit une idée heureuse, est belle chez l'homme, plus belle encore chez l'adolescent, ravissante chez la femme. C'est la lueur de la foudre, l'éclair de chaleur de l'esprit. Elle est la plus belle chez l'adolescent, ravissante chez la jeune fille parce qu'elle se montre dans sa virginité et c'est pourquoi elle est  aussi la pudeur de la surprise. Plus on vieillit, plus cette rougeur disparaît.
              Je lis parfois à haute voix pour Cordélia, il s'agit en général de choses très indifférentes. Edouard, comme d'habitude, doit tenir la chandelle car je lui ai signalé un moyen très utile pour se mettre en rapport avec une jeune fille, c'est de lui prêter des livres. Aussi il y a gagné plusieurs choses, car elle lui en est assez obligée. C'est moi qui y gagne le plus car je décide du choix des livres, mais je me tiens à l'écart. Là j'ai un champ libre très étendu pour mes observations. Je peux donner à Edouard tous les livres qu'il me plaît, puisqu'il ne s'entend pas en littérature. Je peux oser ce que je veux, aller jusqu'à n'importe quel extrême. Alors, quand je me rencontre avec elle le soir, je prends, comme par hasard, un livre, je le feuillette un peu, lis à mi-voix et fais l'éloge de l'attention d'Edouard. 
            Hier soir j'ai voulu, par une expérience, me rendre compte de l'élasticité spirituelle de Cordélia. Je ne savais si je devais demander à Edouard de lui prêter les poèmes de Schiller pour tomber accidentellement sur le chant de Thécla à lire à haute voix, ou les poèmes de Bürger. J'optai pour ces derniers, surtout parce que sa " Lénore ", malgré toute sa beauté, est un peu exaltée.
            J'ouvris le livre et lus ce poème avec tout le pathétique possible. Cordélia était émue, elle cousait rapidement comme si c'était elle que Vilhelm venait enlever. Je m'arrêtai, la tante avait écouté sans y prêter beaucoup d'attention, elle ne craint pas les Vilhelm, vivants ou morts, d'ailleurs, elle ne comprend pas très bien l'allemand. Mais elle fut tout à fait à son aise lorsque je lui montrai la belle reliure du livre et que je commençai à lui parler de l'art du relieur.
            Mon intention était de détruire chez Cordélia l'effet du pathétique à l'instant même où il se produisait. Elle était un peu anxieuse mais, manifestement, cette anxiété ne la tentait pas, mais créait chez elle un effet peu rassurant.
            Aujourd'hui, pour la première fois, mes yeux se sont reposés sur elle. On dit que le sommeil peut alourdir une paupière jusqu'à la fermer. Ce regard pourrait peut-être avoir un pouvoir semblable. Les yeux se ferment, et pourtant des puissances obscures s'agitent en elle. Elle ne voit pas que je la regarde, elle le sent, tout son corps le sent. Les yeux se ferment et c'est la nuit, mais en elle il fait grand jour.

            Il faut qu'Edouard disparaisse. Il est arrivé aux dernières extrémités. A chaque instant j'ai à craindre qu'il n'aille faire une déclaration d'amour. Personne mieux que moi ne peut le savoir, moi, son confident qui à dessein le maintiens dans cette exaltation pour qu'il puisse d'autant plus influencer Cordélia. Mais ce serait trop risquer que de lui permettre de faire l'aveu de son amour. Je sais bien qu'il recevrait un refus, mais cela ne terminerait pas l'affaire. Il en serait sûrement très affecté, et cela pourrait peut-être émouvoir et attendrir Cordélia. Bien que dans ce cas je n'aie pas à craindre le pire, c'est-à-dire qu'elle revienne sur son refus, il est possible que sa fierté d'âme souffre de cette simple comparaison. Et si c'était le cas, j'aurais tout à fait manqué mon but en me servant d'Edouard.

            Mes rapports avec Cordélia commencent à prendre une tournure dramatique. Arrivera ce qui pourra, mais je ne peux pas plus longtemps rester seulement spectateur, à moins de laisser l'instant s'échapper. Il est indispensable qu'elle soit surprise, mais si on veut la surprendre, il faut être à son poste. Ce qui d'ordinaire en surprendrait d'autres n'aurait peut-être pas le même effet sur elle. Au fond, elle devrait être surprise de telle façon qu'à l'instant même la raison en soit presque quelque chose de tout à fait ordinaire. C'est peu à peu que quelque chose de surprenant doit apparaître implicitement. C'est aussi toujours la loi de ce qui est intéressant, et de son côté la loi de tous mes mouvements concernant Cordélia. Pourvu qu'on sache surprendre, on a toujours partie gagnée, on suspend pour un instant l'énergie de celle dont il s'agit, on la met dans l'impossibilité d'agir, quel que soit d'ailleurs le moyen qu'on emploie, le moyen extraordinaire ou le moyen commun. 
            Je me rappelle encore, avec une certaine vanité, une tentative téméraire pratiquée contre une dame de la haute société. Depuis quelque temps j'avais vraiment, et en cachette, rôdé autour d'elle afin de trouver un contact intéressant, lorsqu'un après-midi je la rencontre dans la rue. J'étais sûr qu'elle ne me connaissait pas, ou ne savait pas que j'habitais à Copenhague. Elle était seule. Je coulais devant elle pour la rencontrer de face. Je me rangeais, lui cédant les dalles du trottoir. A ce moment-là je lui jetai un regard mélancolique, et je crois presque avoir une larme à l'oeil. Je soulevai mon chapeau. Elle s'arrêta. Avec une voix émue et un regard rêveur, je dis :
            " - Ne vous fâchez pas, Mademoiselle, entre vos traits et ceux de quelqu'un que j'aime de toute mon âme, mais qui vit loin de moi, il y a une ressemblance tellement frappante que vous me pardonnerez ma conduite assez bizarre. "
            Elle pensait avoir affaire à un rêveur, et une jeune fille aime bien un peu de rêverie, surtout lorsqu'en même temps elle a le sentiment de sa supériorité et ose sourire de vous. Je ne me suis pas trompé, elle souriait, ce qui lui allait à ravir. Elle me salua avec une condescendance digne et sourit. Elle reprit sa marche et je fis tout au plus deux pas à côté d'elle.
            Quelques jours plus tard je la rencontrai, et je me permis de la saluer. Elle me rit au nez. Mais la patience est une vertu précieuse, et rira bien qui rira le dernier.
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            Il y aurait plusieurs moyens pour surprendre Cordélia. Je pourrais essayer de déchaîner une tempête érotique, capable de déraciner les arbres. Grâce à elle je réussirais peut-être à lui faire perdre pied, à l'arracher du rapport de filiation et, dans cette agitation, je pourrais essayer, à l'aide de rendez-vous secrets, de provoquer sa passion. Cela n'est pas inimaginable. On peut sans doute amener une jeune fille aussi passionnée qu'elle à n'importe quoi. Cependant, esthétiquement pensé, ce ne serait pas correct. Je n'aime pas le vertige et cet état n'est recommandable que lorsqu'on a affaire avec des jeunes filles qui ne sauraient pas autrement gagner un reflet poétique. En outre, on manquerait aisément la véritable jouissance, car trop d'émoi est nuisible aussi. Sur elle cette mesure porterait entièrement à faux. En quelques traits j'aborderais peut-être ce dont je pourrais jouir pendant longtemps, oui, pis encore, ce dont j'aurais pu avec du sang-froid tirer une jouissance plus entière et plus riche.
   
      Il ne faut pas jouir de Cordélia dans l'exaltation. Au premier instant elle serait peut-être surprise si je me conduisais ainsi, mais elle serait bientôt rassasiée parce que, justement, cette surprise toucherait de trop près à son âme hardie.
            Des fiançailles pures et simples seraient de tous les moyens les meilleurs, les plus à propos. Pour elle ce sera peut-être d'autant plus impossible de croire ses propres oreilles lorsqu'elle m'entendra faire un aveu d'amour banal et la demander en mariage, encore moins que si elle écoutait ma chaude éloquence, buvait ma boisson enivrante et empoisonnée, ou entendait les battements de son cœur à la pensée d'un enlèvement.
            Quant aux fiançailles c'est le diable qu'il y ait toujours en elles de l'éthique, ce qui est aussi ennuyeux quand il s'agit de science que de la vie. Quelle différence ! Sous le ciel de l'esthétique tout est léger, beau fugitif, mais lorsque l'éthique s'en mêle tout devient dur, anguleux, infiniment assommant.
            Des fiançailles, cependant, n'ont pas au sens strict la réalité éthique d'un mariage, elles ne doivent leur validité qu'"ex consensu gentium ". Cette équivoque-là peut m'être très utile. Il y a juste assez d'éthique là-dedans pour que Cordélia, le moment venu, ait l'impression de dépasser les limites de l'ordinaire et, en outre, cette éthique n'est pas assez grave pour que j'aie à craindre un choc plus inquiétant. J'ai toujours eu quelque respect pour l'éthique. Je n'ai jamais fait de promesse de mariage à une jeune fille, pas même par incurie. Si j'ai l'air d'en faire une cette fois-ci, il faut se rappeler qu'il ne s'agit que d'une conduite feinte. Je ferai bien en sorte que ce soit elle-même qui brise l'engagement. Ma fierté chevaleresque méprise les promesses. Je méprise un juge lorsqu'il arrache l'aveu d'un délinquant par la promesse de la liberté. Un tel juge renonce à sa force et à son talent. Dans ma pratique s'ajoute encore le fait que je ne désire rien qui, au sens le plus strict, ne soit pas librement donné. Que les piètres séducteurs se servent de tels moyens ! Par surcroît, qu'y gagnent-ils ?
            Celui qui ne sait pas circonvenir une jeune fille jusqu'à ce qu'elle perde tout de vue, celui qui ne sait pas, au fur et à mesure de sa volonté, faire croire à une jeune fille que c'est elle qui prend toutes les initiatives, il est et il restera un maladroit. Je ne lui envierai pas sa jouissance. Un tel homme est et restera un maladroit, un séducteur, terme qu'on ne peut pas du tout m'appliquer.
            Je suis un esthéticien, un érotique qui a saisi la nature de l'amour, son essence, qui croit à l'amour et le connait à fond, et qui me réserve seulement l'opinion personnelle qu'une aventure galante ne dure que six mois au plus et que tout es fini lorsqu'on a joui des dernières faveurs. 
            Je sais tout cela, mais je sais en outre que la suprême jouissance imaginable est d'être aimé, d'être aimé au-dessus de tout. S'introduire comme un rêve dans l'esprit d'une jeune fille est un art, sortir est un chef-d'œuvre. Mais ceci dépend essentiellement de cela.                                      pinterest.fr
            Un autre moyen serait possible. Je pourrais tout mettre en œuvre pour la fiancer à Edouard. Alors je serais ami de la maison. Edouard aurait une entière confiance en moi, car ce serait moi à qui il serait presque redevable de son bonheur. Il y aurait alors pour moi quelque chose à gagner à rester plus caché. 
            Non, cela ne vaut rien. Elle ne peut pas être fiancée à Edouard sans que, d'une manière ou d'une autre, elle se déprécie. Bien plus, mes rapports avec elle deviendraient ainsi plus piquants qu'intéressants. Le prosaïsme infini inhérent à des fiançailles est justement la table de résonance de ce qui est intéressant.

             Tout chez Wahl devient de plus en plus significatif. On sent clairement qu'une vie cachée s'agite sous les formes de tous les jours, et que cette vie doit bientôt se manifester en une révélation connexe. La maison des Wahl se prépare à des fiançailles. Un observateur simplement étranger penserait peut-être à une union entre la tante et moi. Et qu'est-ce qu'un tel mariage ne pourrait faire dans la génération future pour la propagation des connaissances d'économie rurale !
            Je serais alors l'oncle de Cordélia. Je suis un ami de la liberté de penser, et aucune pensée n'est assez absurde pour que je n'aie pas le courage de la retenir. 
            Cordélia redoute une déclaration d'amour d'Edouard, mais celui-ci espère qu'une telle déclaration décidera tout. Aussi peut-il en être sûr. Mais afin de lui épargner les conséquences désagréables d'une telle démarche, je verrai à le devancer. J'espère bientôt le congédier, car il e barre vraiment le passage. Je l'ai bien senti aujourd'hui. Avec cet air de rêveur, ivre d'amour, on peut redouter que subitement il se dresse comme un somnambule et devant toute la communauté fasse l'aveu de son amour, dans une contemplation si objective qu'il ne s'approche mùeme pas de Cordélia. Je lui allongeai aujourd'hui un coup d'oeil sévère. Comme un éléphant qui prend un objet sur sa trompe je l'ai mis de tout son long sur mes regards et je l'ai renversé. Bien qu'il n'ait pas bougé de sa chaisen je crois que tout son corps a ressenti le choc de ce renversement.

            Cordélia n'est plus si sûre de moi qu'autrefois. Elle s'approchait toujours de moi avec une assurance féminine, à présent elle hésite un peu. Cela n'a cependant pas grande importance et il ne me serait pas difficile de remettre tout en état. Toutefois, cela je ne le veux pas.
            Un seul sondage encore et ensuite les fiançailles. Celles-ci ne peuvent présenter aucune difficulté. Cordélia, dans sa surprise, dira, " oui " , et la tante, " un amen " cordial . Elle sera folle de joie d'avoir un gendre aussi agronomique.
            Gendre ! Comme tout est uni comme les doigts de la main quand on se risque sur ce terrain. Au fond, je ne serai pas son gendre, mais seulement son neveu, ou plutôt, volonte dio, ni l'un, ni l'autre.



                                                             à suivre............