jeudi 22 avril 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 12 ( Essai Danemark )

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                Ai-je tort de fixer mes yeux sur le beau mouchoir brodé que vous avez à la main au lieu de regarder le pasteur ? Avez-vous tort de la tenir ainsi ?... Il y a un nom dans l'angle... Vous vous appelez Charlotte Hahn ? Il est très séduisant d'apprendre le nom d'une dame de cette manière accidentelle. C'est comme s'il y avait un esprit compatissant qui, secrètement, me faisait faire votre connaissance... Ou n'est-ce pas par hasard que le mouchoir se plie de façon à me faire voir votre nom ?... Etes-vous émue, vous essuyez une larme... Le mouchoir flotte à nouveau... Vous vous étonnez que je vous regarde et non pas le pasteur. Vous regardez le mouchoir et vous comprenez qu'il a trahi votre nom... Mais il s'agit d'une affaire très innocente, il est si facile de se procurer le nom d'une jeune fille... Pourquoi donc vous en prendre au mouchoir, pourquoi le chiffonner et vous fâcher contre lui ? Pourquoi vous fâcher contre moi ? Ecoutez ce que dit le pasteur : " Que personnes n'amène un autre en tentation, celui aussi qui le fait tout en l'ignorant, celui-là aussi a une responsabilité, lui aussi a une dette vis-à-vis de l'autre dont il ne peut s'acquitter que par un renfort de bienveillance... " Maintenant il dit " Amen ".
            Hors de la porte de l'église vous oserez bien laisser le mouchoir flotter librement au vent... Où avez-vous pris peur de moi ? Mais qu'ai-je donc fait ?... Ai-je fait quelque chose que vous ne puissiez pardonner, plus que ce que vous oserez vous rappeler, afin de le pardonner.

            Une double manœuvre me sera nécessaire dans mes rapports avec Cordélia. Si je ne fais que fuir devant sa suprématie, il serait bien possible que l'érotisme en elle devienne trop mou, trop inconsistant pour permettre à la plus profonde féminité de se dégager distinctement. Elle serait alors incapable  d'offrir de la résistance lorsque commencera la seconde lutte. Il est bien vrai que la victoire lui vient en dormant, mais c'est aussi ce que je veux. En revanche, il faut qu'elle soit continuellement réveillée. Alors lorsqu'un instant elle aura l'impression que la victoire lui a été à nouveau arrachée, elle devra apprendre à n'en pas démordre. C'est dans ce conflit que sa féminité mûrira. La conversation pourrait servir à l'enflammer, des lettres à la tempérer, ou inversement, ce qui à tous égards serait préférable. Je peux alors jouir de ces instants les plus intenses. Une lettre reçue et le doux venin étant passé dans son sang, une parole suffira pour déchaîner l'amour. L'instant d'après l'ironie et le givre jetteront le doute dans ses esprits, ce qui n'empêchera pas qu'elle continue à croire en sa victoire et qu'à la réception d'une seconde lettre elle la croira accrue. L'ironie ne trouve pas non plus aussi bien sa place dans des lettres, car on court le risque de ne pas se faire comprendre d'elle. Les rêveries ne s'adaptent que par éclairs à une conversation. Ma présence personnelle empêchera l'extase. Si je ne suis présent que dans une lettre, elle peut mieux s'en accommoder, elle me confondra jusqu'à un certain point avec un être plus universel qui habite son amour.
            Dans une lettre on peut aussi mieux se démener, là on peut le mieux du monde se jeter à ses pieds, etc., ce qui, aisément, ressemblerait à du galimatias si je le faisais personnellement, et l'illusion serait perdue. La contradiction dans ces manœuvres provoquerait et développerait, fortifierait et consoliderait l'amour en elle, le tenterait.
            Pourtant ces lettres ne doivent pas prématurément adopter un fort coloris érotique. Il vaut mieux que pour commencer elles aient une empreinte plus universelle, qu'elles contiennent une ou deux indications à mots couverts et éloignent quelque doute possible. Occasionnellement elles indiqueront aussi l'avantage des fiançailles pour autant qu'elles peuvent écarter les gens en les mystifiant. D'ailleurs, l'occasion ne lui manquera pas de s'apercevoir de leurs défauts. Et, à côté de cela, j'ai la maison de mon oncle qui peut toujours me servir de caricature. Cordélia ne saurait engendrer l'érotisme profond sans mon aide. Et, si je le lui refuse, et si je permets à cette parodie de la tourmenter, elle perdra bien le goût d'être fiancée sans pouvoir, toutefois, dire qu'en somme c'est de ma faute.
  *         Elle recevra aujourd'hui une petite lettre qui, en décrivant mon état d'âme, lui indiquera légèrement où elle en est elle-même. C'est la bonne méthode et, de la méthode j'en ai, et cela grâce à vous, mes chères enfants que j'ai jadis aimées. C'est à vous que je dois ces dispositions de mon âme qui me rendent capable d'être ce que je veux pour Cordélia. Je vous adresse un souvenir reconnaissant, l'honneur vous en revient. J'avouerai toujours qu'une jeune fille est un professeur-né et qu'on peut toujours apprendre d'elle, sinon autre chose, tout au moins l'art de la tromper car, en cette matière, personne n'égale les jeunes filles pour vous l'apprendre. Si vieux que je vive, je n'oublierai pourtant jamais qu'un homme n'est fini que lorsqu'elle a atteint l'âge où il ne peut plus rien apprendre d'une jeune fille.

            Ma Cordélia !

            Tu dis que tu ne m'avais pas imaginé ainsi, mais moi non plus je ne m'étais pas figuré que je pouvais devenir ainsi. Est-ce donc toi qui as changé ? Car il serait bien possible qu'au fond ce ne soit pas moi qui ai changé, mais les yeux avec lesquels tu me regardes. Où est-ce moi ? Oui, c'est moi parce que je t'aime, et c'est toi, parce que c'est toi que j'aime. A la lumière froide et tranquille de la raison, fier et impassible, je regardais tout, rien ne m'épouvantait, rien ne me surprenait, oui, même si l'esprit avait frappé à ma porte, j'aurais tranquillement saisi le flambeau pour ouvrir. Mais vois, ce ne sont pas des fantômes à qui j'ai ouvert, des êtres pâles et sans force, c'était à toi, ma Cordélia, c'était la vie, la jeunesse, la santé et la beauté qui venaient à ma rencontre. Mon bras tremble, je ne parviens pas à tenir le flambeau immobile. Je recule devant toi sans pouvoir m'empêcher de fixer les yeux sur toi et de désirer tenir le flambeau immobile. J'ai changé, mais pourquoi ce changement, comment s'est-il produit et en quoi consiste-t-il ? Je l'ignore et ne sais d'autre précision, aucun prédicat plus riche que celui que j'emploie lorsque, de façon infiniment énigmatique je dis de moi-même : j'ai été transformé.

                                                                                                    Ton Johannes.

            Ma Cordélia !

            L'amour aime le secret, les fiançailles révèlent. Il aime le silence, les fiançailles sont annonciatrices. Il aime le murmure, les fiançailles proclament bruyamment. Et pourtant, les fiançailles, grâce justement à l'art de Cordélia, seront un excellent moyen pour tromper les adversaires. Dans une nuit sombre rien n'est plus dangereux pour les autres bateaux que de mettre les feux qui trompent plus que l'obscurité.

                                                                                          Ton Johannes

            Elle est assise sur le sofa devant la table à thé, je suis à côté d'elle. Elle me tient par le bras, sa tête, tourmentée de nombreuses pensées, s'appuie sur mon épaule. Elle est si près de moi et pourtant si lointaine encore, elle s'abandonne et pourtant elle ne m'appartient pas. Il y a encore de la résistance, mais pas subjectivement réfléchie, c'est la résistance ordinaire de la féminité, car la nature féminine est un abandon sous forme de résistance.
            Elle est assise sur le sofa devant la table à thé. Je suis assis à côté d'elle. Son cœur bat, mais sans passion, sa poitrine se lève et se baisse, mais sans agitation, parfois son teint change, mais par transitions douces. Est-ce de l'amour ? Nullement. Elle écoute. Elle comprend. Elle écoute la parole ailée et la comprend, elle écoute parler un autre et le comprend comme si c'était elle. Elle écoute sa voix qui fait écho en elle, elle comprend cet écho comme si c'était sa propre voix qui ouvre des perspectives pour elle et pour un autre.
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        Que fais je ? Est-ce que je la séduis ? Nullement, cela ne ferait pas non plus mon compte.
            Est-ce que je vole son cœur ? Nullement. Je préfère aussi que la jeune fille que je dois aimer garde son cœur.
            Que fais je alors ? Je me forge un cœur à l'image du sien. Un artiste peint sa bien-aimée et y trouve son plaisir, un sculpteur la forme, et c'est ce que je fais aussi, mais au sens spirituel. Elle ne sait pas que je possède ce portrait, et c'est en cela au fond que consiste mon crime. Je me le suis procuré clandestinement, et c'est dans ce sens que j'ai volé son cœur, comme lorsqu'on dit de Rebecca qu'elle vola le cœur de Laban en lui dérobant perfidement ses pénates.

            Pourtant, l'entourage et le cadre ont une grande influence sur nous, ils sont de ces choses dont s'imprègne le plus solidement et le plus profondément la mémoire, ou plutôt toute notre âme et qui, par conséquent, ne seront non plus oubliés. Quel que sera mon âge il me sera toujours impossible d'imaginer Cordélia dans une autre ambiance que celle de cette petite pièce. Quand je viens la voir, généralement la bonne m'ouvre la porte du salon. Cordélia vient de sa chambre et nous ouvrons en même temps les deux portes pour entrer dans la pièce familiale, de sorte que nos regards se rencontrent dès le seuil. Cette pièce est petite et d'une intimité charmante, On dirait presque un cabinet. Bien que l'ayant regardée de bien des points de vue, c'est toujours du sofa que je la préfère.
             Elle est assise là à mon côté, devant nous se trouve une table à thé ronde, couverte d'un tapis aux plis amples. Sur la table une lampe en forme de fleur qui, robuste et replète, pousse pour porter sa couronne d'où tombe un voile de papier finement découpé, et si léger qu'il oscille tout le temps. La forme de la lampe fait penser à l'Orient et les mouvements du voile rappellent les brises légères de ces pays lointains. Le parquet disparaît sous un tapis d'osier tissé, d'une espèce particulière qui trahit son origine étrangère.
            Par moments la lampe sera pour moi l'idée directrice de mon paysage. Alors nous restons étendus par terre sous la fleur de la lampe. A d'autres moments le tapis d'osier me fait penser à un navire, à une cabine d'officier. Nous voguons alors au milieu du grand océan. Comme nous sommes assis loin de la fenêtre nous plongeons nos regards immédiatement dans l'immensité du ciel, ce qui aussi augmente l'illusion. Etant ainsi assis à son côté, j'évoque ces choses comme une image qui passe furtivement sur la réalité, aussi vite que la mort sur votre tombe. 
            L'ambiance est toujours d'une grande importance, surtout à cause du souvenir. Toute relation érotique doit être vécue de manière qu'il vous soit facile d'en évoquer une image avec tout ce qu'il y a de beau en elle. Afin de réussir il faut surtout faire attention à l'ambiance. Si on ne la trouve pas au gré de vos désirs, il n'y a qu'à en produire une autre. 
            Ici il convient à Cordélia et à son amour. Mais quelle image toute différente se présente à mon esprit lorsque je pense à ma petite Emilie, et pourtant, son ambiance lui convenait aussi à la perfection. Je ne peux pas me l'imaginer, ou plutôt je ne le veux pas, sauf dans le petit salon donnant sur le jardin.                Les portes en étaient ouvertes, un petit jardin devant la maison limitait la vue et forçait le regard à s'y fixer, à l'arrêter avant de suivre hardiment la grand-route qui se perdait au loin. Emilie était charmante, mais plus insignifiante que Cordélia. Aussi le cadre ne visait qu'à cela. Le regard connaissait ses limites, il ne se lançait pas hardiment, impatiemment, il se reposait sur le petit premier plan. La grand-route elle-même, bien que se perdant romantiquement au loin, avait pourtant plutôt pour effet que les yeux suivaient son trajet, pour revenir en suivant le même trajet. Tout était terre à terre dans cette chambre. L'entourage de Cordélia ne doit avoir aucun premier plan, mais la hardiesse de l'horizon infini. Elle ne doit pas vivre près de la terre, mais planer. Elle ne doit pas marcher, mais voler, non pas de çà et de là, mais éternellement de l'avant.

            Quand on est fiancé soi-même on est initié à plaisir aux manières ridicules des fiancés. 
            Il y a quelques jours, le licencié Hansen accompagné de l'aimable jeune fille avec qui il s'est fiancé, se présenta. Il me confia qu'elle était charmante, ce que je savais d'avance. Il me confia qu'elle était très jeune, ce que je n'ignorais pas non plus, et enfin, il me confia que c'était justement à cause de sa jeunesse qu'il l'avait choisie pour la former selon l'idéal dont il avait toujours eu le sentiment.
            Seigneur Dieu ! ce bêta de licencié et une jeune fille saine, florissante et enjouée.
            Je suis pourtant un praticien d'assez vieille date, mais je ne m'approche jamais d'une jeune fille autrement que comme des " Venerabile " de la nature, et c'est elle qui me donne les premières leçons. Et si j'ai une influence quelconque sur sa formation, c'est en lui apprenant toujours et toujours ce que j'ai appris d'elle.
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            Il faut que j'émeuve son âme, que je l'agite dans tous les sens possibles, mais non par bribes et à-coups de vent, mais en entier. Il faut qu'elle découvre l'infini, qu'elle apprenne que c'est ce qui est le plus proche de l'homme. Qu'elle l'apprenne, non par le raisonnement qui, pour elle, est une fausse route, mais dans l'imagination qui est le vrai moyen de communication entre nous, car ce qui constitue une des facultés de l'homme est le tout pour la femme. Ce n'est pas par les voies laborieuses du raisonnement qu'elle doit s'efforcer d'atteindre l'infini, car la femme n'est pas née pour le travail mais par les voies faciles de l'imagination et du cœur qu'elle doit le saisir.
            Pour une jeune fille l'infini est aussi naturel que l'idée que tout amour doit être heureux. Partout où une jeune fille se tourne elle trouve l'infini autour d'elle et elle y passe d'un saut, mais, bien entendu, d'un saut féminin et non pas masculin. En effet, que les hommes sont donc maladroits ! Pour sauter ils prennent de l'élan, ils ont besoin de longs préparatifs, ils calculent la distance avec les yeux, ils commencent plusieurs fois, s'effrayent et reviennent. Finalement, ils sautent et tombent dedans. Une jeune fille saute d'une autre manière. Dans ces contrées montagneuses on trouve souvent deux rocs faisant saillies, séparés d'un gouffre sans fond, terrible à regarder. Aucun homme n'ose faire le saut. Mais, racontent les habitants de la contrée, une jeune fille a osé le faire et on l'appelle le " Saut de la     Pucelle ". Je ne demande qu'à le croire, comme tout ce qu'on raconte de bien et de merveilleux d'une jeune fille, et cela me réchauffe le cœur d'en entendre parler les braves habitants. 
            Je crois tout, même le merveilleux, et je ne m'en étonne que pour y croire, comme la première et la seule chose qui m'ait étonné dans ce monde a été une jeune fille, ce sera aussi la dernière. Et pourtant, un tel saut n'est qu'un sautillage pour elle, tandis que le saut d'un homme devient toujours ridicule parce que, quelle que soit la longueur de son enjambée, son effort ne sera rien par rapport à la distance entre les rocs, tout en donnant une sorte de mesure.
            Mais qui serait assez sot pour s'imaginer une jeune fille prenant de l'élan. On peut bien se la figurer courant, mais cette course est alors un jeu, une jouissance, un déploiement de grâce, tandis que l'idée de l'élan sépare ce qui se relie très étroitement chez la femme. Car la dialectique, qui répugne à sa nature, se trouve dans un élan. Et enfin le saut, là encore, qui oserait être assez inesthétique pour séparer ce qui est étroitement lié. Son saut est un vol plané et, en arrivant de l'autre côté elle se trouve là, non pas épuisée par l'effort, mais de nouveau plus belle que jamais, encore plus pleine d'âme. Elle nous jette un baiser, à nous qui sommes restés de ce côté-ci.
            Jeune, nouvelle-née, comme une fleur poussée des racines de la montagne, elle se balance sur l'abîme, presque à nous donner le vertige.
            Ce qu'elle doit apprendre, c'est à faire tous les mouvements de l'infini, c'est à se balancer, elle-même, à se bercer dans des états d'âme, à confondre poésie et réalité, vérité et fiction, à s'ébattre dans l'infini. Quand elle se sera familiarisée avec ce remue-ménage j'associerai l'érotisme et elle sera ce que je veux, ce que je désire. Alors j'aurai fini mon service, mon travail, je pourrai plier toutes mes voiles, je serai assis à son côté et nous avancerons en nous servant de ses voiles. Et je n'exagère pas.
            Une fois que cette jeune fille sera enivrée par l'érotisme, je serai sans doute assez occupé à tenir la barre et à modérer l'allure pour qu'il ne se produise rien de prématuré ni d'esthétique. De temps en temps on percera un petit trou dans la voile et, ensuite, nous nous élancerons de nouveau.

             Dans la maison de mon oncle, Cordélia s'indigne de plus en plus. Elle m'a, plusieurs fois, demandé de ne plus nous y rendre, mais sans succès. Je sais toujours trouver des prétextes. Hier soir en sortant de là elle m'a serré la main avec une passion extraordinaire. Elle s'est, sans doute, sentie très torturée là-bas, et cela n'est vraiment pas étonnant. Si je ne m'amusais pas toujours à observer les monstruosités de cette agglomération factice, je serais incapable de continuer à m'y intéresser. Ce matin j'ai reçu d'elle une lettre dans laquelle elle raille les fiançailles en général, avec plus d'esprit que je ne l'en l'aurais crue capable. J'ai baisé la lettre, la plus chère de celles que j'ai reçues.
            Très bien, ma Cordélia. Tout ce que je voulais.

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                                                                        à suivre............













         


















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