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Mathilde
- Tu sais, maman, dit soeur Ernestine essoufflée à Mme Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C'est pourtant défendu, si je ne me trompe.
En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide dans sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.
La clématite, d'abord traitée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que grand frère Félix ne se lasse pas d'allonger.
Il se recule et dit :
- Ne bouge plus ! A ton tour, Poil de Carotte.
A son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, ça et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, dès le début, jusqu'à la fin, et grave aux mariages, jusqu'après la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.
- Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant ! doucement.
Ils s'avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s'empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levée.
Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit M. le Maire et les salue, puis M. le Curé et les bénit, puis l'ami qui félicite et il les complimente, puis le violoniste et il racle, avec un bâton, un autre bâton.
Il les promène de long en large.
- Halte ! dit-il, ça se dérange.
Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.
- Aïe ! fait Mathilde qui grimace.
Une vrille de clématite lui tire les cheveux. Grand frère Félix arrache le tout. On continue.
- Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous.
Comme ils hésitent.
- Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié, on se biche. Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l'air plombés.
Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, pour sa peine.
Poil de Carotte s'enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.
- Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi.
Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, ils rougissent tous deux.
- Soleil ! soleil !
Il se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne des bousilles aux lèvres.
- Sont-ils buses ! Ils croient que c'est arrivé !
- D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n'est pas toi qui m'empêcheras de me marier avec Mathilde si maman veut. .pinterest.fr
Mais voici que maman vient répondre elle-même qu'elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre, suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines.
Elle arrive droit, inévitable comme l'orage.
- Gare les calotte, dit grand frère Félix.
Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir. Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoi que lâche, il préfère en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.
Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.
Poil de Carotte
- Ne crains rien. Je connais maman, elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout.
Mathilde
- Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre.
Poil de Carotte
- Corriger ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige ta maman ?
Mathilde
- Des fois ; ça dépend.
Poil de Carotte
- Pour moi, c'est toujours sûr.
Mathilde
- Mais je n'ai rien fait.
Poil de Carotte
- Ça ne fait rien. Attention !
Mme Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que soeur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrête au bord du cercle où l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant " sa femme ", qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de Mme Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'écrier :
- Qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rigole !
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lhotellerie-restauration.fr Le Coffre-fort
Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit :
- Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j'ai reçu une bonne fessée. Et toi ?
Poil de Carotte
- Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne méritais pas d'être battue, nous ne faisions rien de mal.
Mathilde
- Non, pour sûr.
Poil de Carotte
- Je t'affirme que je parlais sérieusement, quand je te disais que je me marierais bien avec toi.
Mathilde
- Moi, je me marierais bien avec toi aussi.
Poil de Carotte
- Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n'aie pas peur, je t'estime.
Mathilde
- Tu es riche à combien, Poil de Carotte ?
Poil de Carotte
- Mes parents ont au moins un million.
Mathilde
- Combien que ça fait un million ?
Poil de Carotte
- Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dépenser tout leur argent.
Mathilde
- Souvent, mes parents se plaignent de n'en avoir guère.
Poil de Carotte
- Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu'on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J'entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma soeur, personne, excepté lui et moi, et la porte du coffre-fort s'ouvre. Papa y prend de l'argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupée au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l'argent.Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu'il y a plus d'un million dans le coffre-fort.
Mathilde
- Et pour l'ouvrir, il dit un mot/ Quel mot ?
Poil de Carotte
- Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter.
Mathilde
- Dis-le moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter.
Poil de Carotte
- Non, c'est notre secret à papa et à moi.
Mathilde
- Tu ne le sais pas. Si tu le savais tu me le dirais.
Poil de Carotte
- Pardon, je le sais.
Mathilde
- Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C'est bien fait, c'est bien fait.
- Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement.
- Parions quoi ? dit Mathilde hésitante.
- Laisse-moi te toucher où je voudrai, dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot.
Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d'une.
- Dis le mot d'abord, Poil de Carotte.
Poil de Carotte criloudesavoie.skyrock.com
- Tu me jures qu'après tu te laisseras toucher où je voudrai.
Mathilde
- Maman me défend de jurer.
Poil de Carotte
- Tu ne sauras pas le mot.
Mathilde
- Je m'en fiche bien de ton mot. Je l'ai deviné, oui, je l'ai deviné.
Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses.
- Écoute, Mathilde, tu n'as rien deviné du tout. Mais je me contente de ta parole d'honneur. Le mot que papa prononce avant d'ouvrir son coffre-fort, c'est : " Lustucru ". A présent, je peux toucher où je veux.
- Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde, qui recule avec le plaisir de connaître un secret et la peur qu'il ne vaille rien. Vraiment tu ne t'amuses pas de moi ?
Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s'avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu'elle rit sec.
Et elle a disparu qu'il entend qu'on ricane derrière lui.
Il se retourne. Par la lucarne d'une écurie, un domestique du château sort la tête et montre les dents.
- Je t'ai vu, Poil de Carotte, s'écrie-t-il, je rapporterai tout à ta mère.
Poil de Carotte
- Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j'ai inventé. D'abord, je ne connais point le vrai.
Pierre
- Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n'en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai du reste.
Poil de Carotte
- Du reste ?
Pierre
- Oui, du reste. Je t'ai vu, je t'ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t'ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton âge. Mais tes plats à barbe s'élargiront ce soir !
Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s'éteindre, il s'éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.
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Les Têtards pinterest.fr
Poil de Carotte joue seul dans la cour, au milieu, afin que Mme Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s'exerce à jouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C'est un garçon du même âge, qui boîte et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière l'autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit :
-Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa met le chanvre dans la rivière. Nous l'aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers.
- Demande à maman, dit Poil de Carotte.
Rémy
- Pourquoi moi ?
Poil de Carotte
- Parce qu'à moi elle ne me donnera pas la permission.
Juste, Mme Lepic se montre à la fenêtre.
- Madame, dit Rémy, voulez-vous, s'il vous plaît, que j'emmène Poil de Carotte pêcher des têtards ?
Mme Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète en criant. Mme Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n'entendent rien et se regardent indécis. Mais Mme Lepic agite la tête et fait clairement signe que non.
- Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l'heure.
Rémy
- Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas.
Poil de Carotte
- Reste. Nous jouerons ici.
Rémy
- Ah non, par exemple. J'aime mieux pêcher des têtards. Il fait doux. J'en ramasserai des pleins paniers.
Poil de Carotte
- Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.
Rémy
- J'attendrai un petit quart, mais pas plus.
Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l'escalier et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy du coude.
- Qu'est-ce que je te disais ?
En effet, la porte s'ouvre et Mme Lepic tenant à la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s'arrête, défiante. youtube.com
- Tiens, te voilà encore, Rémy ! Je te croyais parti. J'avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera.
Rémy
- Madame, c'est Poil de Carotte qui m'a dit d'attendre.
Madame Lepic
- Ah ! vraiment, Poil de Carotte ?
Poil de Carotte n'approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaît Mme Lepic sur le bout du doigt. Il l'avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l'herbe sous son pied et regarde ailleurs.
- Il me sembler pourtant, dit Mme Lepic, que je n'ai pas l'habitude de me rétracter.
Elle n'ajoute rien.
Elle remonte l'escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu'elle avait vidé de ses noix fraîches, exprès.
Rémy est déjà loin.
Mme Lepic ne badine guère et les enfants des autres s'approchent d'elle prudemment et la redoutent presque autant que le maître d'école.
Rémy se sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route, danse et sonne comme une casserole.
Sa journée perdue, Poil de Carotte n'essaie plus de se divertir.
Il a manqué une bonne partie.
Les regrets sont en chemin. Il les attend.
Solitaire, sans défense, il laisse venir l'ennui, et la punition s'appliquer d'elle-même.
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Coup de Théâtre
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Scène Première
Madame Lepic
- Où vas-tu ?
Poil de Carotte
Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.
- Je vais me promener avec papa.
Madame Lepic
- Je te défends d'y aller tu m'entends ? Sans ça...
Sa main droite recule pour prendre son élan.
Poil de Carotte, bas
- Compris.
Scène II
Poil de Carotte
En méditation près de l'horloge
- Qu'est-ce que je veux, moi ? Eviter les calottes, Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant pis pour lui !
Scène III
Monsieur Lepic
Il chérit Poil de Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine,
pour affaires.
- Allons ! partons.
Poil de Carotte
- Non, mon papa.
Monsieur Lepic
- Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?
Poil de Carotte
- Oh si ! mais je ne peux pas.
Monsieur Lepic
- Explique-toi. Qu'est-ce qu'il y a ?
Poil de Carotte
- Y a rien, mais je reste.
Monsieur Lepic
- Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais ! On ne sait pas quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.
Scène IV
stephyprod.com Madame Lepic
Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes, pour mieux entendre.
- Pauvre chéri ! Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux et les tire.
Le voilà tout en larmes, parce que son père...
Elle regarde en-dessous M. Lepic...
voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté.
Les Lepic père et mère se tournent le dos.
Scène V
Poil de Carotte
Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.
- Tout le monde ne peut pas être orphelin.
à suivre..............
- Tu sais, maman, dit soeur Ernestine essoufflée à Mme Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C'est pourtant défendu, si je ne me trompe.
En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide dans sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.
La clématite, d'abord traitée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que grand frère Félix ne se lasse pas d'allonger.
Il se recule et dit :
- Ne bouge plus ! A ton tour, Poil de Carotte.
A son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, ça et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, dès le début, jusqu'à la fin, et grave aux mariages, jusqu'après la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.
- Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant ! doucement.
Ils s'avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s'empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levée.
Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit M. le Maire et les salue, puis M. le Curé et les bénit, puis l'ami qui félicite et il les complimente, puis le violoniste et il racle, avec un bâton, un autre bâton.
Il les promène de long en large.
- Halte ! dit-il, ça se dérange.
Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.
- Aïe ! fait Mathilde qui grimace.
Une vrille de clématite lui tire les cheveux. Grand frère Félix arrache le tout. On continue.
- Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous.
Comme ils hésitent.
- Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié, on se biche. Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l'air plombés.
Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, pour sa peine.
Poil de Carotte s'enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.
- Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi.
Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, ils rougissent tous deux.
- Soleil ! soleil !
Il se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne des bousilles aux lèvres.
- Sont-ils buses ! Ils croient que c'est arrivé !
- D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n'est pas toi qui m'empêcheras de me marier avec Mathilde si maman veut. .pinterest.fr
Mais voici que maman vient répondre elle-même qu'elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre, suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines.
Elle arrive droit, inévitable comme l'orage.
- Gare les calotte, dit grand frère Félix.
Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir. Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoi que lâche, il préfère en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.
Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.
Poil de Carotte
- Ne crains rien. Je connais maman, elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout.
Mathilde
- Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre.
Poil de Carotte
- Corriger ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige ta maman ?
Mathilde
- Des fois ; ça dépend.
Poil de Carotte
- Pour moi, c'est toujours sûr.
Mathilde
- Mais je n'ai rien fait.
Poil de Carotte
- Ça ne fait rien. Attention !
Mme Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que soeur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrête au bord du cercle où l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant " sa femme ", qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de Mme Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'écrier :
- Qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rigole !
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Le lendemain, comme Poil de Carotte rencontre Mathilde, elle lui dit :
- Ta maman est venue tout rapporter à ma maman et j'ai reçu une bonne fessée. Et toi ?
Poil de Carotte
- Moi, je ne me rappelle plus. Mais tu ne méritais pas d'être battue, nous ne faisions rien de mal.
Mathilde
- Non, pour sûr.
Poil de Carotte
- Je t'affirme que je parlais sérieusement, quand je te disais que je me marierais bien avec toi.
Mathilde
- Moi, je me marierais bien avec toi aussi.
Poil de Carotte
- Je pourrais te mépriser parce que tu es pauvre et que je suis riche, mais n'aie pas peur, je t'estime.
Mathilde
- Tu es riche à combien, Poil de Carotte ?
Poil de Carotte
- Mes parents ont au moins un million.
Mathilde
- Combien que ça fait un million ?
Poil de Carotte
- Ça fait beaucoup ; les millionnaires ne peuvent jamais dépenser tout leur argent.
Mathilde
- Souvent, mes parents se plaignent de n'en avoir guère.
Poil de Carotte
- Oh ! les miens aussi. Chacun se plaint pour qu'on le plaigne, et pour flatter les jaloux. Mais je sais que nous sommes riches. Le premier jour du mois, papa reste un instant seul dans sa chambre. J'entends grincer la serrure du coffre-fort. Elle grince comme les rainettes, le soir. Papa dit un mot que personne ne connaît, ni maman, ni mon frère, ni ma soeur, personne, excepté lui et moi, et la porte du coffre-fort s'ouvre. Papa y prend de l'argent et va le déposer sur la table de la cuisine. Il ne dit rien, il fait seulement sonner les pièces, afin que maman, occupée au fourneau, soit avertie. Papa sort. Maman se retourne et ramasse vite l'argent.Tous les mois ça se passe ainsi, et ça dure depuis longtemps, preuve qu'il y a plus d'un million dans le coffre-fort.
Mathilde
- Et pour l'ouvrir, il dit un mot/ Quel mot ?
Poil de Carotte
- Ne cherche pas, tu perdrais ta peine. Je te le dirai quand nous serons mariés à la condition que tu me promettras de ne jamais le répéter.
Mathilde
- Dis-le moi tout de suite. Je te promets tout de suite de ne jamais le répéter.
Poil de Carotte
- Non, c'est notre secret à papa et à moi.
Mathilde
- Tu ne le sais pas. Si tu le savais tu me le dirais.
Poil de Carotte
- Pardon, je le sais.
Mathilde
- Tu ne le sais pas, tu ne le sais pas. C'est bien fait, c'est bien fait.
- Parions que je le sais, dit Poil de Carotte gravement.
- Parions quoi ? dit Mathilde hésitante.
- Laisse-moi te toucher où je voudrai, dit Poil de Carotte, et tu sauras le mot.
Mathilde regarde Poil de Carotte. Elle ne comprend pas bien. Elle ferme ses yeux gris de sournoise, et elle a maintenant deux curiosités au lieu d'une.
- Dis le mot d'abord, Poil de Carotte.
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- Tu me jures qu'après tu te laisseras toucher où je voudrai.
Mathilde
- Maman me défend de jurer.
Poil de Carotte
- Tu ne sauras pas le mot.
Mathilde
- Je m'en fiche bien de ton mot. Je l'ai deviné, oui, je l'ai deviné.
Poil de Carotte, impatienté, brusque les choses.
- Écoute, Mathilde, tu n'as rien deviné du tout. Mais je me contente de ta parole d'honneur. Le mot que papa prononce avant d'ouvrir son coffre-fort, c'est : " Lustucru ". A présent, je peux toucher où je veux.
- Lustucru ! Lustucru ! dit Mathilde, qui recule avec le plaisir de connaître un secret et la peur qu'il ne vaille rien. Vraiment tu ne t'amuses pas de moi ?
Puis, comme Poil de Carotte, sans répondre, s'avance, décidé, la main tendue, elle se sauve. Et Poil de Carotte entend qu'elle rit sec.
Et elle a disparu qu'il entend qu'on ricane derrière lui.
Il se retourne. Par la lucarne d'une écurie, un domestique du château sort la tête et montre les dents.
- Je t'ai vu, Poil de Carotte, s'écrie-t-il, je rapporterai tout à ta mère.
Poil de Carotte
- Je jouais, mon vieux Pierre. Je voulais attraper la petite. Lustucru est un faux nom que j'ai inventé. D'abord, je ne connais point le vrai.
Pierre
- Tranquillise-toi, Poil de Carotte, je me moque de Lustucru et je n'en parlerai pas à ta mère. Je lui parlerai du reste.
Poil de Carotte
- Du reste ?
Pierre
- Oui, du reste. Je t'ai vu, je t'ai vu, Poil de Carotte ; dis voir un peu que je ne t'ai pas vu. Ah ! tu vas bien pour ton âge. Mais tes plats à barbe s'élargiront ce soir !
Poil de Carotte ne trouve rien à répliquer. Rouge de figure au point que la couleur naturelle de ses cheveux semble s'éteindre, il s'éloigne, les mains dans ses poches, à la crapaudine, en reniflant.
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Poil de Carotte joue seul dans la cour, au milieu, afin que Mme Lepic puisse le surveiller par la fenêtre, et il s'exerce à jouer comme il faut, quand le camarade Rémy paraît. C'est un garçon du même âge, qui boîte et veut toujours courir, de sorte que sa jambe gauche infirme traîne derrière l'autre et ne la rattrape jamais. Il porte un panier et dit :
-Viens-tu, Poil de Carotte ? Papa met le chanvre dans la rivière. Nous l'aiderons et nous pêcherons des têtards avec des paniers.
- Demande à maman, dit Poil de Carotte.
Rémy
- Pourquoi moi ?
Poil de Carotte
- Parce qu'à moi elle ne me donnera pas la permission.
Juste, Mme Lepic se montre à la fenêtre.
- Madame, dit Rémy, voulez-vous, s'il vous plaît, que j'emmène Poil de Carotte pêcher des têtards ?
Mme Lepic colle son oreille au carreau. Rémy répète en criant. Mme Lepic a compris. On la voit qui remue la bouche. Les deux amis n'entendent rien et se regardent indécis. Mais Mme Lepic agite la tête et fait clairement signe que non.
- Elle ne veut pas, dit Poil de Carotte. Sans doute, elle aura besoin de moi, tout à l'heure.
Rémy
- Tant pis, on se serait rudement amusé. Elle ne veut pas, elle ne veut pas.
Poil de Carotte
- Reste. Nous jouerons ici.
Rémy
- Ah non, par exemple. J'aime mieux pêcher des têtards. Il fait doux. J'en ramasserai des pleins paniers.
Poil de Carotte
- Attends un peu. Maman refuse toujours pour commencer. Puis, des fois, elle se ravise.
Rémy
- J'attendrai un petit quart, mais pas plus.
Plantés là tous deux, les mains dans les poches, ils observent sournoisement l'escalier et bientôt Poil de Carotte pousse Rémy du coude.
- Qu'est-ce que je te disais ?
En effet, la porte s'ouvre et Mme Lepic tenant à la main un panier pour Poil de Carotte, descend une marche. Mais elle s'arrête, défiante. youtube.com
- Tiens, te voilà encore, Rémy ! Je te croyais parti. J'avertirai ton papa que tu musardes et il te grondera.
Rémy
- Madame, c'est Poil de Carotte qui m'a dit d'attendre.
Madame Lepic
- Ah ! vraiment, Poil de Carotte ?
Poil de Carotte n'approuve pas et ne nie pas. Il ne sait plus. Il connaît Mme Lepic sur le bout du doigt. Il l'avait devinée une fois encore. Mais puisque cet imbécile de Rémy brouille les choses, gâte tout, Poil de Carotte se désintéresse du dénouement. Il écrase de l'herbe sous son pied et regarde ailleurs.
- Il me sembler pourtant, dit Mme Lepic, que je n'ai pas l'habitude de me rétracter.
Elle n'ajoute rien.
Elle remonte l'escalier. Elle rentre avec le panier que devait emporter Poil de Carotte pour pêcher des têtards et qu'elle avait vidé de ses noix fraîches, exprès.
Rémy est déjà loin.
Mme Lepic ne badine guère et les enfants des autres s'approchent d'elle prudemment et la redoutent presque autant que le maître d'école.
Rémy se sauve là-bas vers la rivière. Il galope si vite que son pied gauche, toujours en retard, raie la poussière de la route, danse et sonne comme une casserole.
Sa journée perdue, Poil de Carotte n'essaie plus de se divertir.
Il a manqué une bonne partie.
Les regrets sont en chemin. Il les attend.
Solitaire, sans défense, il laisse venir l'ennui, et la punition s'appliquer d'elle-même.
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Coup de Théâtre
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Scène Première
Madame Lepic
- Où vas-tu ?
Poil de Carotte
Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.
- Je vais me promener avec papa.
Madame Lepic
- Je te défends d'y aller tu m'entends ? Sans ça...
Sa main droite recule pour prendre son élan.
Poil de Carotte, bas
- Compris.
Scène II
Poil de Carotte
En méditation près de l'horloge
- Qu'est-ce que je veux, moi ? Eviter les calottes, Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant pis pour lui !
Scène III
Monsieur Lepic
Il chérit Poil de Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine,
pour affaires.
- Allons ! partons.
Poil de Carotte
- Non, mon papa.
Monsieur Lepic
- Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?
Poil de Carotte
- Oh si ! mais je ne peux pas.
Monsieur Lepic
- Explique-toi. Qu'est-ce qu'il y a ?
Poil de Carotte
- Y a rien, mais je reste.
Monsieur Lepic
- Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais ! On ne sait pas quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.
Scène IV
stephyprod.com Madame Lepic
Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes, pour mieux entendre.
- Pauvre chéri ! Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux et les tire.
Le voilà tout en larmes, parce que son père...
Elle regarde en-dessous M. Lepic...
voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté.
Les Lepic père et mère se tournent le dos.
Scène V
Poil de Carotte
Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts ; dans son nez, un seul.
- Tout le monde ne peut pas être orphelin.
à suivre..............