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Pour une nuit d'amour
IV
Julien marchait dans un cauchemar. Quand il reconnut Colombel sur le lit, il ne s'étonna pas, il trouva cela naturel et simple. Oui, Colombel seul pouvait être au fond de cette alcôve, la tempe défoncée, les membres écartés, en une pose de luxure affreuse.
Cependant, Thérèse lui parlait longuement. Il n'entendait pas d'abord, les paroles coulaient dans sa stupeur, avec un bruit confus. Puis, il comprit qu'elle lui donnait des ordres, et il écouta. Maintenant, il fallait qu'il ne sortît plus de la chambre, il resterait jusqu'à minuit, à attendre que l'hôtel fût noir et vide. Cette soirée que donnait le marquis les empêcherait d'agir plus tôt ; mais elle offrait en somme des circonstances favorables, elle occupait trop tout le monde pour qu'on songeât à monter chez la jeune fille. L'heure venue, Julien prendrait le cadavre sur son dos, le descendrait et l'irait jeter dans le Chanteclair, au bas de la rue Beau-Soleil. rien n'était plus facile, à voir la tranquillité avec laquelle Thérèse expliquait tout ce plan.
Elle s'arrêta, puis posant les mains sur les épaules du jeune homme, elle demanda :
- Vous avez compris, c'est convenu ?
Il eut un tressaillement.
- Oui, oui, tout ce que vous voudrez. Je vous appartiens.
Alors, très sérieuse, elle se pencha. Comme il ne comprenait pas ce qu'elle voulait, elle reprit
- Embrassez-moi.
Il posa en frissonnant un baiser sur son front glacé. Et tous deux gardèrent le silence.
Thérèse avait de nouveau tiré les rideaux du lit. Elle se laissa tomber dans un fauteuil, où elle se reposa enfin, abîmée dans l'ombre. Julien, après être resté un instant debout, s'assit également sur une chaise. Françoise n'était plus dans la pièce voisine, la maison n'envoyait que des bruits sourds, la chambre semblait dormir, peu à peu emplie de ténèbres
Pendant près d'une heure, rien ne bougea. Julien entendait, contre son crâne, de grands coups qui l'empêchaient de suivre un raisonnement. Il était chez Thérèse, et cela l'emplissait de félicité. Puis, tout d'un coup, quand il venait à penser qu'il y avait là le cadavre d'un homme, au fond de cette alcôve dont les rideaux, en l'effleurant, lui causaient un frisson, il se sentait défaillir. Elle avait aimé cet avorton, Dieu juste ! était-ce possible ? Il lui pardonnait de l'avoir tué ; ce qui lui allumait le sang, c'étaient les pieds nus de Colombel, les pieds nus de cet homme au milieu des dentelles du lit. Avec quelle joie il le jetterait dans le Chanteclair, au bout du pont, à un endroit profond et noir qu'il connaissait bien ! Ils en seraient débarrassés tous les deux, ils pourraient se prendre ensuite. Alors, à la pensée de ce bonheur qu'il n'osait rêver le matin, il se voyait brusquement sur le lit, à la place même où gisait le cadavre, et la place était froide, et il éprouvait une répugnance terrifiée.
Renversée au fond du fauteuil, Thérèse ne remuait pas. Sur la clarté vague de la fenêtre, il voyait simplement la tache haute de son chignon. Elle restait le visage entre les mains, sans qu'il fût possible de connaître le sentiment qui l'anéantissait ainsi. Était-ce une simple détente physique, après l'horrible qu'elle venait de traverser ? Était-ce un remords écrasé, un regret de cet amant endormi du dernier sommeil ? S'occupait-elle tranquillement de mûrir son plan de salut, ou bien cachait-elle le ravage de la peur sur sa face noyée d'ombre ? Il ne pouvait le deviner.
La pendule sonna, au milieu du grand silence. Alors, Thérèse se leva lentement, alluma les bougies de sa toilette ; et elle apparut dans son beau calme accoutumé, reposée et forte. Elle semblait avoir oublié le corps vautré derrière les rideaux de soie rose, allant et venant du pas tranquille d'une personne qui s'occupe, dans l'intimité close de sa chambre. Puis, comme elle dénouait ses cheveux, elle dit sans même se retourner :
- Je vais m'habiller pour cette fête... Si l'on venait, n'est-ce pas ? vous vous cacheriez au fond de l'alcôve.
Il restait assis, il la regardait. Elle le traitait déjà en amant, comme si la complicité sanglante qu'elle mettait entre eux les eût habitués l'un à l'autre, dans une longue liaison.
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Les bras levés, elle se coiffa. Il la regardait toujours avec un frisson, tant elle était désirable, le dos nu, remuant paresseusement dans l'air ses coudes délicats et ses mains effilées, qui enroulaient des boucles. Voulait-elle donc le séduire, lui montrer l'amante qu'il allait gagner, afin de le rendre brave ?
Elle venait de se chausser, lorsqu'un bruit de pas se fit entendre.
- Cachez-vous dans l'alcôve, dit-elle à voix basse.
Et, d'un mouvement prompt, elle jeta sur le cadavre raidi de Colombel tout le linge qu'elle avait quitté, un linge tiède encore, parfumé de son odeur.
Ce fut Françoise qui entra, en disant :
- On vous attend, Mademoiselle.
- J'y vais, ma bonne, répondit paisiblement Thérèse. Tiens ! tu vas m'aider à passer ma robe.
Julien, par un entrebâillement des rideaux, les apercevait toutes les deux, et il frémissait de l'audace de la jeune fille, ses dents claquaient si fort, qu'il s'était pris la mâchoire dans son poing, pour qu'on entendît pas. A côté de lui, sous la chemise de femme, il voyait pendre l'un des pieds glacés de Colombel. Si Françoise, si la mère avait tiré le rideau et s'était heurté au pied de son enfant, ce pied nu qui passait !
- Prends bien garde, répétait Thérèse, va doucement : tu arraches les fleurs.
Sa voix n'avait pas une émotion. Elle souriait maintenant, en fille heureuse d'aller au bal. La robe était une robe de soie blanche, toute garnie de fleurs d'églantier, des fleurs blanches au coeur teinté d'une pointe rouge. Et, quand elle se tint debout au milieu de la pièce, elle fut comme un grand bouquet, d'une blancheur virginale. Ses bras nus, son cou nu continuaient la blancheur de la soie.
- Oh ! que vous êtes belle ! que vous êtes belle ! répétait complaisamment le vieille Françoise
Et votre guirlande, attendez !
Elle parut chercher, porta la main aux rideaux, comme pour regarder sur le lit. Julien faillit laisser échapper un cri d'angoisse. Mais Thérèse, sans se presser, toujours souriante devant la glace, reprit :
- Elle est là, sur la commode, ma guirlande. Donne-la moi... Oh ! ne touche pas à mon lit. J'ai mis des affaires dessus. Tu dérangerais tout.
Françoise l'aida à poser la longue branche d'églantier, qui la couronnait, et dont un bout flexible lui tombait sur la nuque. Puis, Thérèse resta là, un instant encore, complaisamment. Elle était prête, elle se gantait.
Ah bien ! s'écria Françoise, il n'y a pas de bonnes-vierges si blanches que vous, à l'église !
Ce compliment fit de nouveau sourire la jeune fille. Elle se contempla une dernière fois et se dirigea vers la porte, en disant :
- Allons, descendons... Tu peux souffler les bougies.
Dans l'obscurité brusque qui régna, Julien entendit la porte se refermer et la robe de Thérèse s'en aller, avec le frôlement de la soie le long du corridor. Il s'assit par terre, au fond de la ruelle, n'osant encore sortir de l'alcôve. La nuit profonde lui mettait un voile devant les yeux ; mais il gardait , près de lui, la sensation de ce pied nu, dont toute la pièce semblait glacée. Il était là depuis un laps de temps qui lui échappait, dans un embarras de pensées lourd comme une somnolence, lorsque la porte fut rouverte. Au petit bruit de la soie, il reconnut Thérèse. Elle ne s'avança pas, elle posa seulement quelque chose sur la commode, en murmurant :
- Tenez, vous ne devez pas avoir dîné... Il faut manger, entendez-vous !
Le petit bruit recommença, la robe s'en alla une seconde fois, le long du corridor. Julien, secoué, se leva. Il étouffait dans l'alcôve, il ne pouvait plus rester contre ce lit, à côté de Colombel. La pendule sonna huit heures, il avait quatre heures à attendre. Alors, il marcha en étouffant le bruit de ses pas.
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Une clarté faible, la clarté de la nuit étoilée, lui permettait de distinguer les taches sombres des meubles. Certains coins se noyaient. Seule, la glace gardait un reflet éteint de vieil argent. Il n'était pas peureux d'habitude ; mais, dans cette chambre, des sueurs, par moments, lui inondaient la face. Autour de lui, les masses noires des meubles remuaient, prenaient des formes menaçantes. Trois fois, il crut entendre des soupirs sortirent de l'alcôve. Et il s'arrêtait, terrifié. Puis, quand il prêtait mieux l'oreille, c'étaient des bruits de fête qui montaient, un air de danse, le murmure rieur d'une foule. Il fermait les yeux ; et, brusquement, au lieu du trou noir de la chambre, une grande lumière éclatait, un salon flambant, où il apercevait Thérèse, avec sa robe pure, passer sur un rythme amoureux, entre les bras d'un valseur. Tout l'hôtel vibrait d'une musique heureuse. Il était seul, dans ce coin abominable, à grelotter d'épouvante. Un moment, il recula, les cheveux hérissés : il lui semblait voir une lueur s'allumer sur un siège. Lorsqu'il osa s'approcher et toucher, il reconnut un corset de satin blanc. Il le prit, enfonça son visage dans l'étoffe assouplie par la gorge d'amazone de la jeune fille, respira longuement son odeur, pour s'étourdir.
Oh ! quels délices ! Il voulait tout oublier. Non, ce n'était pas une veillée de mort, c'était une veillée d'amour. Il vint appuyer le front contre les vitres, en gardant aux lèvres le corset de satin ; et il recommença l'histoire de son coeur. En face, de l'autre côté de la rue, il apercevait sa chambre dont les fenêtres étaient restées ouvertes. C'était là qu'il avait séduit Thérèse dans ses longues soirées de musique dévote. Sa flûte chantait sa tendresse, disait ses aveux, avec un tremblement de voix si doux d'amant timide, que la jeune fille, vaincue, avait fini par sourire. Ce satin qu'il baisait était un satin à elle, un coin du satin de sa peau, qu'elle lui avait laissé, pour qu'il ne s'impatientât pas. Son rêve devenait si net, qu'il quitta la fenêtre et courut à la porte, croyant l'entendre.
Le froid de la pièce tomba sur ses épaules ; et, dégrisé, il se souvint. Alors, une décision furieuse le prit. Ah ! il n'hésitait plus, il reviendrait la nuit même. Elle était trop belle, elle l'aimait trop. Quand on s'aime dans le crime, on doit s'aimer d'une passion dont les os craquent. Certes, il reviendrait, et en courant, et sans perdre une minute, aussitôt le paquet jeté à la rivière. Et, fou, secoué par une crise nerveuse, il mordait le corset de satin, il roulait sa tête dans l'étoffe, pour étouffer ses sanglots de désir.
Dix heures sonnèrent. Il écouta. Il croyait être là depuis des années. Alors, il attendit dans l'hébétude. Ayant rencontré sous sa main du pain et des fruits, il mangea debout, avidement, avec une douleur à l'estomac qu'il ne pouvait apaiser. Cela le rendrait fort, peut-être. Puis, quand il eut mangé, il fut pris d'une lassitude immense. La nuit lui semblait devoir s'étendre à jamais. Dans l'hôtel, la musique lointaine se faisait plus claire ; le branle d'une danse secouait par moments le parquet ; des voitures commençaient à rouler. Et il regardait fixement la porte, lorsqu'il aperçut, comme une étoile, dans le trou de la serrure. Il ne se cacha même pas. Tant pis, si quelqu'un entrait !
- Non, merci, Françoise, dit Thérèse, en paraissant avec une bougie. Je me déshabillerai bien toute seule... Couche-toi, tu dois être fatiguée.
Elle repoussa la porte, dont elle fit glisser le verrou. Puis, elle resta un instant immobile, un doigt sur les lèvres, gardant à la main le bougeoir. La danse n'avait pas fait monter une rougeur à ses joues. Elle ne parla pas, posa le bougeoir, s'assit en face de Julien. Pendant une demi-heure encore, ils attendirent, ils se regardèrent.
Les portes avaient battu, l'hôtel s'endormait. Mais ce qui inquiétait Thérèse, c'était surtout le voisinage de Françoise, cette chambre où logeait la vieille femme. Françoise marcha quelques minutes, puis son lit craqua, elle venait de se coucher. Longtemps, elle tourna entre ses draps, comme prise d'insomnie. Enfin une respiration forte et régulière vint à travers la cloison.
Thérèse regardait toujours Julien, gravement. Elle ne prononça qu'un mot.
- Allons, dit-elle. Ils tirèrent les rideaux, ils voulurent rhabiller le cadavre du petit Colombel, qui avait déjà des raideurs de pantin lugubre. Quand cette besogne fut faite, leurs tempes à tous deux étaient mouillées de sueur.
- Allons ! dit-elle une seconde fois.
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Julien, sans une hésitation, d'un seul effort, saisit le petit Colombel, et le chargea sur ses épaules, comme les bouchers chargent les veaux. Il courbait son grand corps, les pieds du cadavre étaient à un mètre du sol.
- Je marche devant vous, murmura rapidement Thérèse. Je vous tiens par votre paletot, vous n'aurez qu'à vous laisser guider. Et avancez doucement.
Il fallait passer d'abord par la chambre de Françoise. C'était l'endroit terrible. Ils avaient traversé la pièce, lorsque l'une des jambes du cadavre alla heurter une chaise. Au bruit, Françoise se réveilla. Ils l'entendirent qui levait la tête, en mâchant de sourdes paroles. Et ils restaient immobiles, elle collée à la porte, lui écrasé sous le poids du corps, avec la peur que la mère ne les surprît charriant son fils à la rivière. Ce fut une minute d'une angoisse atroce. Puis, Françoise parut se rendormir, et ils s'engagèrent dans le corridor, prudemment.
Mais, là, une autre épouvante les attendait. La marquise n'était pas couchée, un filet de lumière glissait par sa porte entrouverte. Alors, ils n'osèrent plus ni avancer ni reculer. Julien sentait que le petit Julien lui échapperait des épaules, s'il était forcé de traverser une seconde fois la chambre de Françoise. Pendant près d'un quart-d'heure, ils ne bougèrent plus ; et Thérèse avait l'effroyable courage de soutenir le cadavre, pour que Julien ne se fatiguât pas. Enfin le filet de lumière s'effaça, ils purent gagner le rez-de-chaussée. Ils étaient sauvés.
Ce fut Thérèse qui entrebâilla de nouveau l'ancienne porte cochère condamnée. Et, quand Julien se trouva au milieu de la place des Quatre-Femmes, avec son fardeau, il l'aperçut debout, en haut du perron, les bras nus, toute blanche dans sa robe de bal. Elle l'attendait.
V
Julien était d'une force de taureau. Tout jeune, dans la forêt voisine de son village, il s'amusait à aider les bûcherons, il chargeait des troncs d'arbre sur son échine d'enfant. Aussi portait-il le petit Colombel aussi légèrement qu'une plume. C'était un oiseau sur son cou, ce cadavre d'avorton. Il le sentait à peine, il était pris d'une joie mauvaise, à le trouver si peu lourd, si mince, si rien du tout. Le petit Colombel ne ricanerait plus en passant sous sa fenêtre, les jours où il jouerait de la flûte ; il ne le criblerait plus de ses plaisanteries dans la ville. Et, à la pensée qu'il tenait là un rival heureux, raide et froid, Julien éprouvait le long des reins un frémissement de satisfaction. Il le remontait sur sa nuque d'un coup d'épaule, il serrait les dents et hâtait le pas.
La ville était noire. Cependant, il y avait de la lumière sur la place des Quatre-Femmes, à la fenêtre du capitaine Pidoux ; sans doute le capitaine se trouvait indisposé, on voyait le profil élargi de son ventre aller et venir derrière les rideaux. Julien, inquiet, filait le long des maisons d'en face, lorsqu'une légère toux le glaça. Il s'arrêta dans le creux d'une porte, il reconnut la femme du notaire Savournin, qui prenait l'air, en regardant les étoiles avec de gros soupirs. C'était une fatalité ; d'ordinaire, à cette heure, la place des Quatre-Femmes dormait d'un sommeil profond. Madame Savournin, heureusement, alla retrouver sur l'oreiller M
e Savournin, dont les ronflements sonores s'entendaient du pavé, par la fenêtre ouverte. Et, quand cette fenêtre fut refermée, Julien traversa vivement la place, en guettant toujours le profil tourmenté et dansant du capitaine Pidoux.
Pourtant il se rassura, dans l'étranglement de la rue Beau-Soleil. Là, les maisons étaient si rapprochées, la pente du pavé si tortueuse, que la clarté des étoiles ne descendait pas au fond de ce boyau, où semblait s'alourdir une coulée d'ombre. Dès qu'il se vit ainsi abrité, une irrésistible envie de courir l'emporta brusquement dans un galop furieux. C'était dangereux et stupide, il en avait la conscience très nette ; mais il ne pouvait s'empêcher de galoper, il sentait encore derrière lui le carré vide et clair de la place des Quatre-Femmes, avec les fenêtres de la notaresse et du capitaine, allumées comme deux grands yeux qui le regardaient. Ses souliers faisaient sur le pavé un tapage tel, qu'il se croyait poursuivi. Puis, tout d'un coup, il s'arrêta. A trente mètres, il venait d'entendre les voix des officiers de la table d'hôte qu'une veuve blonde tenait rue Beau-Soleil. Ces messieurs devaient s'être offert un punch, pour fêter la permutation de quelque camarade. Le jeune homme se disait que, s'ils remontaient la rue, il était perdu ; aucune rue latérale ne lui permettait de fuir, et il n'aurait certainement pas le temps de retourner en arrière. Il écoutait la cadence des bottes et le léger cliquetis des épées, pris d'une anxiété qui l'étranglais. Pendant un instant, il ne put se rendre compte si les bruits se rapprochaient ou s'éloignaient. Mais ces bruits, lentement, s'affaiblirent. Il attendit encore, puis il se décida à continuer sa marche, en étouffant ses pas. Il aurait marché pieds nus, s'il avait osé prendre le temps de se déchausser.
Enfin Julien déboucha devant la porte de la ville.
On ne trouve là ni octroi, ni poste d'aucune sorte. Il pouvait donc passer librement/ Mais le brusque élargissement de la campagne le terrifia, au sortir de l'étroite rue Beau-Soleil. La campagne était toute bleue, d'un bleu très doux ; une haleine fraîche soufflait ; et il lui sembla qu'une foule immense l'attendait et lui envoyait son souffle au visage. On le voyait, un cri formidable allait s'élever et le clouer sur place.
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Cependant, le pont était là. Il distinguait la route blanche, les deux parapets, bas et gris comme des bancs de granit ; il entendait la petite musique cristalline du Chanteclair, dans les hautes herbes. Alors, il se hasarda, il marcha courbé, évitant les espaces libres, craignant d'être aperçu des mille témoins muets qu'il sentait autour de lui. Le passage le plus effrayant était le pont lui-même; sur lequel il se trouverait à découvert, en face de toute la ville, bâtie en amphithéâtre. Et il voulait aller au bout du pont, à l'endroit où il s'asseyait d'habitude, les jambes pendantes, pour respirer la fraîcheur des belles soirées. Le Chanteclair avait, dans un grand trou, une nappe dormante et noire, creusée de petites fossettes rapides par la tempête intérieure d'un violent tourbillon. Que de fois il s'était amusé à lancer des pierres dans cette nappe, pour mesurer aux bouillons de l'eau la profondeur du trou ! Il eut une dernière tension de volonté, il traversa le pont.
Oui, c'était bien là, Julien reconnaissait la dalle, polie par ses longues stations. Il se pencha, il vit la nappe avec les fossettes rapides qui dessinaient des sourires. C'était là, et il se déchargea sur le parapet. Avant de jeter le petit Colombel, il avait un irrésistible besoin de le regarder une dernière fois. Les yeux de tous les bourgeois de la ville, ouverts sur lui, ne l'auraient pas empêcher de se satisfaire. Il resta quelques secondes face à face avec le cadavre. Le trou de la tempe avait noirci. Une charrette, au loin, dans la campagne endormie, faisait un bruit de gros sanglots. Alors, Julien se hâta ; et, pour éviter un plongeon trop bruyant, il reprit le corps, l'accompagna dans sa chute. Mais il ne sut comment, les bras du mort se nouèrent autour de son cou, si rudement, qu'il fut entraîné lui-même. Il se rattrapa par miracle à une saillie. Le petit Colombel avait voulu l'emmener.
Lorsqu'il se retrouva assis sur la dalle, il fut pris d'une faiblesse. Il demeurait là, brisé, l'échine pliée, les jambes pendantes, dans l'attitude molle de promeneur fatigué qu'il y avait eue si souvent. Et il contemplait la nappe dormante, où reparaissaient les rieuses fossettes. Cela était certain, le petit Colombel avait voulu l'emmener ; il l'avait serré au cou, tout mort qu'il était. Mais rien de ces choses n'existait plus ; il respirait largement l'odeur de la campagne ; il suivait des yeux le reflet d'argent de la rivière, entre les ombres veloutées des arbres ; et ce coin de la nature lui semblait comme une promesse de paix, de bercement sans fin, dans une jouissance discrète et cachée.
Puis, il se rappela Thérèse. Elle l'attendait, il en était sûr. Il la voyait toujours en haut du perron ruiné, sur le seuil de la porte dont la mousse mangeait le bois. Elle restait toute droite, avec sa robe de soie blanche, garnie de fleurs d'églantier au coeur teinté d'une pointe de rouge. Peut-être pourtant le froid l'avait prise. Alors, elle devait être remontée à l'attendre dans sa chambre. Elle avait laissé la porte ouverte, elle s'était mise au lit comme une mariée, le soir des noces.
Ah ! quelle douceur ! Jamais une femme ne l'avait attendu ainsi. Encore une minute, il serait au rendez-vous promis. Mais ses jambes s'engourdissaient, il craignait de s'endormir. Etait-il donc un lâche ? Et, pour se secouer, il évoquait Thérèse à sa toilette, lorsqu'elle avait laissé tomber ses vêtements. Il la revoyait les bras levés, la gorge tendue, agitant en l'air ses coudes délicats et ses mains pâles. Il se fouettait de ses souvenirs, de l'odeur qu'elle exhalait, de sa peau souple, de cette chambre d'épouvantable volupté où il avait bu une ivresse folle. Est-ce qu'il allait renoncer à cette passion offerte, dont il avait un avant-goût qui lui brûlait les lèvres ? Non, il se traînerait plutôt sur les genoux, si ses jambes refusaient de le porter.
Mais c'était là une bataille perdue déjà, dans laquelle son amour vaincu achevait d'agoniser. Il n'avait plus qu'un besoin irrésistible, celui de dormir, dormir toujours. L'image de Thérèse pâlissait, un grand mur noir montait, qui le séparait d'elle. Maintenant, il ne lui aurait pas effleuré du doigt une épaule, sans en mourir. Son désir expirant avait une odeur de cadavre. Cela devenait impossible, le plafond se serait écroulé sur leurs têtes, s'il était rentré dans la chambre et s'il avait pris cette fille contre sa chair.
Dormir, dormir toujours, que cela devait être bon, quand on n'avait plus rien en soi qui valût le plaisir de veiller ! Il n'irait plus le lendemain à la poste, c'était inutile ; il ne jouerait plus de la flûte, il ne se mettrait plus à la fenêtre. Alors, pourquoi ne pas dormir tout le temps ? Son existence était finie, il pouvait se coucher. Et il regardait de nouveau la rivière, en tâchant de voir si le petit Colombel se trouvait encore là. Colombel était un garçon plein d'intelligence : il savait pour sûr ce qu'il faisait, quand il avait voulu l'emmener.
La nappe s'étalait, trouée par les rires rapides de ses tourbillons. Le Chanteclair prenait une douceur musicale, tandis que la campagne avait un élargissement d'ombre d'une paix souveraine. Julien balbutia trois fois le nom de Thérèse. Puis, il se laissa tomber, roulé sur lui-même comme un paquet, avec un grand rejaillissement d'écume. Et le Chanteclair reprit sa chanson dans les herbes.
Lorsqu'on retrouva les deux corps, on crut à une bataille, on inventa une histoire. Julien devait avoir guetté le petit Colombel, pour se venger de ses moqueries ; et il s'était jeté dans la rivière, après l'avoir tué d'un coup de pierre à la tempe. Trois mois plus tard Mlle Thérèse de Marsanne épousait le jeune comte de Véteuil. Elle était en robe blanche, elle avait un beau visage calme, d'une beauté hautaine.
FIN
Emile Zola