dimanche 11 novembre 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujoud'hui Journal 5 Samuel Pepys ( Angleterre )


les joueurs de carte otto dix
joueurs de cartes Otto Dix Musée Berlin
                              
                                                               Journal
                                                                           ( 23 janvier )

            Le matin suis passé porter 20 livres à Mr Downing, puis suis revenu à la maison ; j'ai rencontré Mr Pearse, le chirurgien et l'ai entraîné à la Cognée où je lui ai offert sa bière du matin. De là à mon bureau où je n'ai fis que faire mes comptes. De retour à la maison je trouvai ma femme en train de coiffer la servante de manière qui la rendait très jolie. Ressortis rendre à Wilkinson ce que je lui devais et rapportai à la maison une pièce de boeuf pour le dîner. Repartis payer Waters le marchand de vins et voir Mrs Jemima ; j'y rencontrai Mrs Wright, mais Scot était si saoul qu'il ne s'est pas montré. Je suis resté faire les comptes de Mrs Ann et j'ai fait une ou deux parties de cartes, ensuite suis allé au palais de Westminster ; il faisait nuit noire.J'ai payé Mrs Mitchel, ma libraire, et suis revenu à Whitehall. : en traversant le jardin en direction de la galerie de pierre, comme il faisait très noire je suis tombé dans un fossé. Au bureau des secrétaires j'ai rencontré Simons et Llewellyn et suis allé avec eux au bureau de Mr Mount, au Cockpit, où nous avons mangé un ragoût de gibier admirable arrosé de bière jusqu'à minuit ; et après avoir tous chanté nous sommes rentrés chez nous.. Aujourd'hui le Parlement a siégé tard et a décidé de faire imprimer la déclaration pour répondre aux demandes du peuple à qui on fait beaucoup de belles promesses.

                                                                                  ( 26 janvier 
                                                                                                                                                                                                                                                  
                                                                                                                            Van Reymerswaele
            Au bureau pour y prendre 20 livres à porter à Mr Downing, ce que je fis et retour. Ensuite Mr Frost est venu payer les 500 livres dues à Mr Downing auprès duquel je suis allé chercher l'autorisation de paiement que j'ai rapportée à Mr Frost. Suis allé chercher quelques documents pour Mr Downing à Whitehall. L'un d'eux était un ordre du Conseil privé pour 1800 livres par an payables par fractions mensuelles chaque mois. Et les deux autres des ordres adressés aux commissaires des douanes de laisser passer ses biens sans lui faire payer de droits. Ai quitté mon bureau pour me rendre chez Milord, où ma femme avait préparé un très bon dîner : à savoir, un plat d'os à moelle, un gigot de mouton, une longe de veau, un plat de volailles avec trois poulardes et deux douzaines d'alouettes présentées ensemble, une grande tarte, une langue de boeuf, un plat d'anchois, un plat de bouquets et                                             des fromages.                                             
            Les invités étaient mon père, mon oncle Fenner, ses deux fils et Mr Pearse accompagnés de leur femme et mon frère Tom. Nous étions aussi contents que je pouvais m'efforcer de l'être en cette compagnie. W. Joyce parlant à la manière ancienne et buvant sec ennuyait son père, sa mère et sa femme.Et je me rendais compte que Mrs Pearse devenait si audacieuse qu'elle embarrassait les deux jeunes femmes. La nuit venue ils partirent tous sauf Mr Pearse et W. Joyce et leurs femmes et Tom, qui burent ensuite une bouteille de vin si bien que Will provoqua la franche colère de son père et de sa mère pour être resté. Ma femme et moi en avons été enchantés. Puis ils s'en allèrent tous et je me mis à écrire deux codes pour Mr Downing ; les lui portai à 9 du soir ; il ne les aima pas et les corrigea ; et demain je dois les refaire.
            Retour chez Milord où je m'assis près de la grande cheminée, devant un feu maintenant bien pris en compagnie de ma femme ; mangeâmes un morceau puis à la maison.
            Les nouvelles aujourd'hui sont consacrée à la parfaite identité de vues entre Monck et le Parlement et à rien d'autre, ce que j'ai peine à croire.
            Après dîner, aujourd'hui, mon père m'a montré une lettre de mon oncle Rob, en réponse à ma dernière lettre où je parlais de mon argent que je voulais que mon cousin Beck me rende ; Beck souhaite le garder encore quatre mois, et je ne sais comment l'en empêcher.


                                                                                   ( 28 janvier )

            Je suis allé voir Mr Downing et lui portai trois codes, puis suis allé au bureau et en ai réalisé un autre, tandis que Mr Frost comptait l'argent. Je venais de finir quand Mr Hawley est venu dans le bureau, je l'ai laissé et suis allé porter mon code à Mr Downing, qui m'a alors appris qu'il était décidé à partir pour la Hollande ce matin même.
            Suis donc revenu au bureau et y ai expédié mon travail ; puis me suis rendu avec Mr Hawleu au domicile de Mr Downing après être passé prendre Mr Squibb au palais de Westminster pour l'emmener avec nous ; nous avons attendu un grand moment dans la chambre de Mr Downing avant qu'il ne vienne ; pendant ce temps nous avons fait porter toutes ses affaires au chaland qui attendait au débarcadère de Charing Cross. Il est ensuite arrivé et a pris congé de moi fort civilement au-delà de mes espérances car je craignais qu'il ne me renvoyât au bureau ; il n'en fit rien, et au contraire qu'il était disposé à me rendre tous les services qui étaient en son pouvoir. Je suis alors descendu et ai envoyé un portier chercher chez moi mon meilleur bonnet de fourrure, mais il le ramena trop tard et je n'ai pas pu le lui offrir. De là je me rendis au palais de Westminster et emballai mon bonnet chez Mrs Mitchell  qui le trouva très beau et j'essayai de rattraper la voiture à la Bourse afin de le lui remettre ; mais je rencontrai quelqu'un qui me dit qu'il était déjà parti ; je m'en retournai donc et allai au Ciel ; Llewellyn et moi y dînâmes d'une poitrine de mouton, en discutant des changements dont nous avons été témoins et du bonheur de ceux qui sont propriètaires fonciers. Puis nous nous quittâmes et je me rendis comme prévu à mon bureau afin de payer 500 livres au jeune Mr Walton ; comme il faisait fort sombre il se contenta de 300 livres.
            Il me donna une demi-pièce d'étoffe et m'emmena dans sa voiture jusqu'à St Clément d'où je me rendis chez Mr Crew et m'acquittai de mes dettes auprès Rembrandt - Auto-retrato, 1634 - Gemäldegalerie, Berlin.jpgde Mr Andrew ; j'ai récupéré toutes mes reconnaissances de dettes et lui ai donné un billet pour solde de son compte.Me suis ensuite rendu chez Mrs Wright et lui ai remis la lettre de Milord qu'il m'avait demandé de lui remettre en privé. Puis à la maison, et chez Will pour quelques nouvelles ; ensuite retour à la maison où j'écrivis à milord et delà à Whitehall pour donner mes lettres au garçon de poste. Retour à la maison, et au lit.


                                                                                     ( 30 janvier )

            Ce matin, avant de me lever, je me suis mis à chanter : " Grand, bon et juste etc." et me suis ainsi rappelé que c'était aujourd'hui le jour fatal où il y a dix ans sa Majesté était morte.
            Scull, le marinier, est venu m'apporter une note de Hope de la part de Mr Hawley qui me demandait des instructions quant à son argent, car il restait là-bas jusqu'au départ de son maître.
            A mon bureau où j'ai reçu l'argent de la Régie des mains de Mr Ruddiard, cela fait, je suis allé chez Will et y suis resté jusqu'à 3 heures ensuite j'ai pris les 12 livres et 10 shillings qui me reviennent au titre de mon dernier trimestre de salaire et m'en suis allé par voie d'eau à Londres, à l'ancienne maison du signor Torriano, y suis resté un moment en compagnie de Mr Ashwell, Spicet et Ruddiard. Je suis allé ensuite payer les 12 livres 17 shillings et 6 pence que je devais au capitaine Dick Matthews, comme il me l'avait demandé la semaine dernière dans une lettre. Et ensuite je suis revenu par voie d'eau en jouant du flageolet.
Comme ma femme n'était pas encore rentrée de chez son père, je suis allé passer un moment à jouer aux cartes avec Mrs Jemima dont la servante venait de contacter une fièvre et était tombée malade.
            Puis j'ai repris le chemin de la maison, et ai eu grand besoin de me soulager. Aussi j'ai prétendu que j'avais rendez-vous avec Mr Short le marchand de bois de Whitehall, et me suis soulagé à la Harpe et la Balle. De là à la maison où je suis resté à lire jusqu'à l'heure du coucher, puis au lit.
            Il semble que les rumeurs s'apaisent maintenant, tout le monde tenant pour acquis que Monck a l'intention de se présenter devant le Parlement et rien d'autre. J'ai passé un peu de temps ce soir à fixer des clous dans ma chambre pour mes chapeaux et manteaux.



                                                                               ( 31 janvier 1660 )
Franz Hals
Hals. Bouffon au luth (1623-24)            Ce matin je me suis mis à mon luth jusqu'à 9 heures. Puis me suis rendu au domicile de milord et ai donné l'ordre qu'on porte un baril de savon à Mrs Ann. J'ai rencontré Nick Bartlet qui avait été domestique de milord en mer et je lui offert sa bière du matin chez Harper. Puis au bureau où j'ai payé 1 200 livres à Mr Frost ; à midi je suis allé chez Will et ai offert un pichet de bière à son employé de la Régie qui est venu aujourd'hui rendre compte d'un de ses sacs dans lequel il manquait 7 livres  qu'il a retrouvées dans un autre sac. Suis rentré dîné à la maison avec ma femme ; ai alors vu arriver Mr Hawley fraîchement débarqué et dépêché par son maître. Il m'a remis une lettre d'instruction concernant le procès qui l'oppose à Squibb pour sa maison et son bureau. Après dîner au palais de Westminster où tous les secrétaires moi compris avions reçu l'ordre d'assister à la Commission de la Chambre Étoilée qui doit juger le colonel Jones, et où je devais témoigner des sommes que nous lui avions payées ; mais la commission n'a pas siégé aujourd'hui. De là chez Will où je suis resté une heure ou deux avec Mr Godefrey Austin, notaire dans la rue du roi.
            J'y ai trouvé et ensuite acheté la réplique à la lettre du général Monck ; c'est une très bonne réplique et je la garde sur moi.
            De là, chez Mrs Jemima où je trouvai sa servante couchée en proie à un accès de fièvre, tandis que Mrs Jemima était à l'étage en-dessous au travail avec d'autres gens ; peu à peu elle s'est échauffée et est devenue joyeuse, comme si on lui avait donné à boire du vin, ce qui m'a surpris mais je n'ai rien dit.
            Après une partie de cartes, je suis rentré à la maison et j'ai écrit par la poste et ai posté ma lettre à Whitehall , de retour je suis passé chez Harper et ai pris un verre avec Mr Pulford, un domestique de Mr Waterhouse qui m'a appris qu'alors que Mr Fleetwood aurait dû répondre devant le Parlement aujourd'hui il avait écrit une lettre par laquelle il demandait un peu plus de temps, car il résidait très loin de Londres. Et comment il avait très honte de lui-même et avouait qu'il méritait son sort pour s'être aussi ma conduit envers son beau-frère. Et qu'il est vraisemblable qu'il remboursera une partie de l'argent qui a été versé par l'Echiquier sous le Comité de Sécurité, avec ses propres deniers, ce qui me réjouit. A la maison et au lit, cependant que ma femme lisait Polexandre. Je n'ai rien trouvé dans la lettre que Mr Downing que Hawley m'a remise qui concerne mon poste ; mais j'ai pu percevoir que Hawley pensait que si je devenais secrétaire du Conseil privé, il pourrait avoir un salaire plus élevé ; cependant j'estime qu'il n'est pas sûr pour le moment de changer mon emploi présent pour un emploi public.

            








           

                                                      



                                                                  

jeudi 8 novembre 2012

Lettres à Madeleine 52 Apollinaire



                                                       Lettre à Madeleine

            Le 8 décembre le poète écrit : " Au lieu de 9 jours nous en ferons 10 ou 11 ou plus même dans les
            premières lignes. Aujourd'hui nous avons été soumis à un bombardement épouvantable dont l'écho   
            te parviendra sans aucun doute par les journaux. En ce moment ça continue tout le monde veille aux
           créneaux les autres sont baïonnette au canon... Je t'ai imaginée tout le jour en regardant l'arrivée des
           bombes effrayantes en forme de cigare.
                       Quelle barbe que ces Boches ! Tu sais amour, je laisse pousser la mienne car il n'y a pas
           moyen dans cette vie de me raser régulièrement...

                                                                                                                     9 déc. 1915

           Mon amour j'ai reçu tes trois chères lettres du 30 nov. ( 2 lettres ) et du 1er déc. Mon amour, tu es digne de mon amour, - mais je déteste cette guerre autant que toi. J'écris à ta maman les détails de mon passage dans l'Infanterie. Inutile de le répéter ici. Ne souffre pas mon amour, peut-être qu'une blessure est nécessaire à moi aussi pour que je sois digne de toi et pur pr toi.
           Si j'étais prisonnier ou disparu attends-moi.Si je meurs je te donne tout ce que j'ai et cette lettre en fait foi et sert de testament. Je ne cesse de penser à toi et il me semble, je suis sûr que ta pensée me protège mon amour et je te promets de n'être volontaire pour aucun mission périlleuse. Néanmoins il ne faut se dissimuler que le danger est permanent et excessivement grave. Notre régiment au témoignage des fourriers a dévoré 28 000 H. 90 officiers depuis septembre. Mais d'autre part il vaut mieux que j'aie passé comme officier car il y aura certainement des gradés d'artil. qui passeront encore dans l'infant. et peut-être pas immédiatement officiers. Et me vois-tu sergent dans l'infant. Au demeurant nommé temporairement dans l'infant. j'ai été placé comme officier d'active, ce qui est singulier car un maréchal des logis du 9è et dans le même cas que moi mais beaucoup plus jeune ( 22 ans ) a été nommé dans la Réserve et placé comme tel dans un régiment qui attaque moins que le nôtre. De plus une blessure heureuse pour moi pourrait terminer la guerre et me mettre à l'abri. Je t'adore Madeleine. Tu es ma force. Je ne crois pas qu'il m'arrive d'accident grave ni toi non plus tu ne crois pas. C'est notre 10è jour de tranchées je crois que nous serons relevés ce soir. Je t'aime, mon Madelon. Mon amour ce que tu me dis de ton désir d'être fertilisée est si beau que je veux t'adorer à genoux. Je baise tes yeux rougis. Pauvre humanité que nous sommes.           J'adore tes pieds. J'adore ta passion pour notre volupté et tes hardis coups de reins. Mais non, tu n'étais pas laide enfant, tu étais au contraire extrêmement fine et jolie. Je l'adore ma petite mauricaude chérie aux lèvres rouges aux yeux profonds et ardents. Tu es ma panthère chérie. Ce que tu me dis de l'état de la Méditerranée m'inquiète beaucoup pourvu qu'on ne m'empêche pas d'y aller en permission - tu es ma seule victoire ma Madeleine chérie. Je voudrais calmer tes frissons en te caressant doucement. Je sens tes soubresauts, mon amour, je te prends contre moi, je te serre dans mes bras, je te dis mon Madelon et je suis si heureux de notre amour. J'adore ton baiser de couleuvre. Ma bouche et ma virilité prennent ton parvis exquis. J'adore ta peau sensible et électrisante, j'adore ton ventre contre le mien et les jeux de nos langues. J'aime ton âme et ton corps intacts. J'adore tes hanches qui ont fait sauter les baleines. Je prends tes hanches et tes seins et mets ma virilité dans le parvis blanc que forment tes seins serrés.   J'adore tes cheveux ramenés en avant pour que ma bouche puisse bien baiser ta nuque. J'adore caresser tes cheveux avec les mains. J'adore notre volupté infinie. Ô amour nous avons la même idée en même temps car dans la lettre d'hier que tu trouveras avec celle-ci dans la même enveloppe tu verras que je te fais cette caresse exquise sur le gras de tes cuisses si doux au toucher et à la peau au grain si fin et ma langue, entre tes jambes écartées va chercher le parvis adoré et te fait pâmer. Je ferai chaque jour ta conquête, amour, et notre étreinte sera toujours nouvelle. Je suis l'adorateur et le dompteur de la panthère chérie. Amour je te prends ardemment mon amour adoré, je prends ton corps follement. Hier amour et avant-hier le tir de l'artillerie a été effrayant surtout celui de l'artil. boche. Ils ont fait ce qu'on a fait en sept mais sur un tout petit secteur. Ça nous passait sur la tête mais rien chez nous. Il n'y aurait rien eu à faire. C'est ce qui est terrible dans cette guerre depuis 2 jours les hommes n'ont pas dormi. Ils s'endorment aux créneaux et je suis obligé de les secouer et de les menacer du conseil de guerre pr les secouer. D'ailleurs ce sont de braves gens dévoués et pleins de courage. Mais ils mangent mal et pour ainsi dire pas les jours fréquents de riz qu'ils détestent. La vie de fantassin est peu enviable. Elle est à peine supportable comme officier et il y a tous les risques. Mais j'ai confiance en nous, mon amour, confiance en toi en notre avenir et je t'adore follement admirablement. Tu es ma Madeleine. Je prends ta bouche.

               
                                                                                                      Gui

                                                                                  Gromaie  
            Le 10 décembre 1915 Apollinaire écrit : - Mon amour adoré, hier vers quatre heures, une
           action s'est déchaînée, c'était fantastique et effrayant. Le théâtre même ne peut donner une idée du
           bombardement effroyable qui empourpre soudain le ciel, du sifflement des obus qui passent en l'air
           comme des autos passant sur le sol dans une course, de l'éclatement déchirant des bombes et des
           torpilles, du crépitement insensé de la fusillade dominé par le tac tac tac tout proche de la mitrailleus
           Enfin ça s'est calmé, nous n'avons pas eu de mal à la compagnie, c'était proche' mais pas pour nous.
           Le soir on a été relevés et je suis resté pr mettre la nouvelle compagnie en ligne au courant des
           corvées. Nuit  calme je suis parti à 9 h. du matin pr arriver à 2 h. de l'après-midi. Quelle effroyable
           boue dans les effroyables boyaux. J'ai tes lettres du 2 et du 3. Amour, tu es mon amour. Je suis donc
           au repos si peu reposant et qui peut cesser d'un instant à l'autre, dans une cagnat où il pleut. Boue
           sans nom. J'adore tes deux lettres. Je t'écris tant que je peux. Le 1er officier à partir avant moi est
           parti aujourd'hui.
                       Je t'adore forte comme tu l'es. Hier j'étais découragé et ne voyais pas d'issue possible que
           quelque chose d'effroyable à ma situation actuelle. Aujourd'hui le bon sens a repris le dessus. Je suis
           heureux que tu m'aimes comme tu m'aimes, tu es ma femme adorée, ma vierge exquise. J'ai reçu
           aujourd'hui un livre de fou complet que je t'enverrai demain... Ma belle Madeleine, ma Madeleine
           d'élite... Oui je crois que mon regard aura une puissance exquise sur toi mon amour et j'adore ton
           frisson quand je regarde au fon du parvis...  Oui, j'ai eu il y a quelques jours dans une lettre que tu
           n'as pas encore , ( c'était hier, je crois ) l'idée du sacrifice de mon sang sans doute qu'exige la
           perfection paradisiaque de notre amour...

                                                                                                           Le 12 décembre 1915

            Mon amour, je t'envoie aujourd'hui le singulier bouquin de fou que j'ai reçu. Il est parlé de moi à
propose de mon récit de l'enterrement de Walt Whitman qui avait suscité une polémique fantastique dans le monde entier. J'y joins un porte-monnaie fabriqué par l'ouvrier en cuir de mon ancienne batterie une bague avec un bouton boche que je portais jusqu'ici et que je ne peux plus porter au cas où je serais fait prisonnier et une bague en or ciselé qui est mon cachet et que tu me garderas, tu peux la porter, elle est à toi autant qu'à moi.
            Nous repartons tout à l'heure au combat, les communiqués ont dû te dire l'affaire de la tranchée prise par les Boches ces jours-ci, ce n'est pas nous qui l'avons perdue mais c'est nous qui devons la repreudre -
            J'ai reçu hier le superbe paquet de tabacs cigares et cigarettes. Merci mon amour mais maintenant que je suis officier ne te soucie plus de m'envoyer du tabac, nous en avons, comme officiers en abondance, du fin et des cigarettes.
            Je souhaite de tout mon coeur l'arrivée de cette permission et je voudrais bien que nous soyons revenus de cette affaire. D'ailleurs mes hommes sont épuisés par 11 jours de tranchées.
            Mon amour, je t'adore. Je ne pense qu'à toi, ton corps divin est mon soleil. Je pense à tes lèvres, à toutes tes lèvres mon amour, je pense à ton ardeur exquise à ta beauté.
            Je t'aime le vaguemestre est là. J'écrirai demain.

         
                                                                                          Gui
           


lundi 5 novembre 2012

Les Quais et les Bibliothèques Apollinaire ( Nouvelle in le Flâneur des deux rives France )



                                                     Les Quais et les Bibliothèques

            Je vais le plus rarement possible dans les grandes bibliothèques. J'aime mieux me promener sur les quais, cette délicieuse bibliothèque publique.
            Néanmoins je visite parfois la Nationale ou la Mazarine et c'est à la Bibliothèque du Musée social, rue Las-Cases, que je fis connaissance d'un lecteur singulier qui était un amateur de bibliothèques.
            - Je me souviens, me dit-il, de lassitudes profondes dans ces villes où j'errais et afin de me reposer, de me retrouver en famille,j'entrais dans une bibliothèque.
             - C'est ainsi que vous en connaissez beaucoup.
              - Elles forment une part importante de mes souvenirs de voyages. Je ne vous parlerai pas de mes longues stations dans les bibliothèques de Paris : l'admirable Nationale aux trésors encore ignorés, aux encriers marqués E.F. ( Empire Français ) ; la Mazarine, où j'ai connu des lettrés charmants : Léon Cahun, auteur de romans de premier ordre qu'on ne lit pas assez ; André Walckenear, Albert Delacour, les deux premiers sont morts, le troisième semble avoir renoncé aussi bien aux lettres qu'aux bibliothèques ; la lointaine Bibliothèque de l'Arsenal, une des plus précieuses qui soient au monde pour la poésie et, enfin, la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, chère aux Scandinaves.
            Je crois que pour ce qui est de la lumière, la bibliothèque de Lyon est une des plus agréables. Le jour y pénètre mieux que dans toutes les bibliothèques de Paris.
            A la petite bibliothèque de Nice, j'ai lu avec volupté l'Histoire de Provence de Nostradame et m'inquiétais du Fraxinet des Sarrasins, loin des musiques, des confetti de plâtre et des chars carnavalesques.
            A la bibliothèque de Quimper, on conserve une collection de coquillages. Un jour que j'étais là, un monsieur for bien entra et se mit à les examiner.
            - Est-ce vous qui avez peint ces babioles ? demanda-t-il à voix très haute en s'adressant au conservateur.
            - Non, répondit avec calme celui-ci, non monsieur, c'est la nature qui a orné ces coquillages des plus délicates couleurs.
            - Nous ne nous entendrons jamais, repartit le visiteur élégant, je vous cède la place.
            Et il s'en alla.
            A Oxford il y a une bibliothèque ( je ne sais plus laquelle ), où l'on a brûlé tous les ouvrages ayant trait à la sexualité entre autres : La Physique de l'amour de Rémy de Gourmont, Force et Matière de Ludwig Büchner.
            A Iéna, à la Bibliothèque de l'Université, par décision du Sénat universitaire, on a retiré de la salle publique les oeuvres de Henri Heine qui ne sont plus communiquées que sur autorisation spéciale, dans la salle de la Réserve.
            A Cassel, j'espérais toujours voir passer l'ombre du marquis de Luchet qui, vers la fin du XVIIIè siècle, en fut le directeur et, au dire des Allemands, la désorganisa en peu de temps, mettant Wiquefort parmi les Pères de l'Église, inscrivant dans les cartouches des barbarismes comme exeuropeana, qui paraissaient inadmissibles non seulement aux latinistes de Cassel, mais encore à ceux de de Goettingue et de Gotha. Ces derniers menèrent un tel bruit que Luchet dut cesser d'administrer la bibliothèque.  
Suisse            La bibliothèque de Neuchâtel, en Suisse, est la mieux située que je connaisse. Toutes ses fenêtres donnent sur le lac. Séjour enchanteur ! La salle de lecture est charmante. Elle est ornée de portraits représentant les Neuchâtelois célèbres. Il faut ajouter qu'on y est fort tranquille pour lire, car on y voit presque jamais personne. L'administrateur - et par tradition ce poste est toujours confié à un théologien - dort sur son pupitre. On y trouve une riche collection de livres français du XVIIè et du XVIIIè siècle. Quand quelqu'un demande des livres difficiles à trouver il est invité à les chercher lui-même. La bibliothèque s'honore avant tout de conserver des manuscrits de Rousseau dans une grande enveloppe jaune et c'est bien la seule chose qu'on vous communique sans rechigner, tant on en est fier.
            A la bibliothèque de Saint-Pétersbourg on ne communiquait pas Le Mercure de France dans la salle de lecture. Les privilégiés allaient le lire dans l'espace réservé aux bibliothécaires. J'y ai vu d'admirables manuscrits slaves écrits sur de l'écorce de bouleau. La bibliothèque était ouverte de 9 heures du matin à 10 heures du soir. Et dans la salle de lecture se tenaient beaucoup d'étudiants pauvres venus là pour se chauffer.
Ce fut un vrai centre révolutionnaire. Atout moment des descentes de police où chaque lecteur devait montrer son passeport, venaient troubler l'atmosphère studieuse de la bibliothèque. On y voyait des gamines de douze ans qui lisaient Schopenhauer. Grâce à l'influence de Sanine d'Artybachew on y vit ensuite des dames élégantes qui lisaient les oeuvres des derniers symbolistes français.
            L'influence de Sanine eut un moment les résultats les plus étranges. Des lycéens et des lycéennes de quatorze à dix-sept ans avaient fondé des sociétés de sanistes. Ils se réunissaient dans une salle de restaurant. Chacun d'eux apportait un bout de bougie que l'on allumait. Alors on chantait, on buvait, et lorsque la dernière bougie s'était éteinte, l'orgie commençait.
            Peu avant la guerre ce fut, chez les jeunes gens du même âge, une lamentable épidémie de suicides.
            La bibliothèque d'Helsingfors est très bien fournie de livres français, même les plus récents.
            Dans le Transsibérien le wagon-promenoir contenait, avec des pots de fleurs et des rocking-chair, une bibliothèque d'environ cinq cents volumes dont plus de la moitié étaient des livres français. On y voyait les oeuvres de Dumas père, de George Sand, de Willy.
            A la Martinique, Fort-de-France possède une bibliothèque, grande villa coloniale construite après le grand incendie d'il y a une vingtaine d'années. Quand j'y fus, le conservateur était un vieux brave qui est peint dans le célèbre tableau des Dernières Cartouches. Érudit charmant, il faisait lui-même les honneurs de sa bibliothèque, allait chercher les livres, etc. Il se nommait M. Saint-Félix et, s'il vit encore, je lui souhaite longue vie.
            J'ai eu l'occasion de connaître la bibliothèque du savant Edison. Je n'y ai pas vu L'Eve future,dont il est l'un des personnages. Peut-être ignore-t-il encore cette belle oeuvre de Villiers de l'Isle-Adam. Par contre, Edison fait sa lecture favorite des romans d'Alexandre Dumas père. Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Mont-Cristo sont ses livres de chevet.
            A NewYork, j'ai fait de longues séances à la Bibliothèque Carnegie, immense bâtiment en marbre blanc qui, d'après les dires de certains habitués, serait tous les jours lavé au savon noir. Les livres sont apportés par un ascenseur. Chaque lecteur a un numéro et quand son livre arrive, une lampe électrique s'allume, éclairant un numéro correspondant à celui que tient le lecteur. Bruit de gare continuel. Le livre met environ trois minutes à arriver et tout retard est signalé par une sonnerie. La salle de travail est immense et au plafond trois caissons destinés à recevoir des fresques contiennent, en attendant, des nuages en grisaille. Tout le monde est admis dans la bibliothèque. Avant la guerre tous les livres allemands étaient achetés. Par contre, les achats de livres français étaient restreints. On y achetait guère que les auteurs français célèbres. Quand M. Henri de Régnier fut élu à l'Académie française, on fit venir tous ses ouvrages, car la bibliothèque n'en possédait pas un seul. On y trouve un livre de Rachilde, Le Meneur de Louves,dans la traduction russe et, dans le catalogue, on trouve le nom de l'auteur en russe, avec la traduction en caractères latins suivis de trois points d'interrogation. Cependant la bibliothèque est abonnée au Mercure depuis une dizaine d'années. Comme il n'y a aucun contrôle, on vole 444 volumes par mois en moyenne. Les livres qui se volent le plus sont les romans populaires, aussi les communique-t-on copiés à la machine. Dans les succursales des quartiers ouvriers il n'y a guère que des copies polygraphiées. Toutefois la succursale de la quatorzième rue ( quartier juif ) contient une riche collection d'ouvrages en yiddish. Outre la grande salle de travail dont j'ai parlé il y a une salle spéciale pour la musique, une salle pour les littératures sémitiques, une salle pour la technologie,une salle pour les patentes des Etats-Unis, une salle pour les aveugles, où j'ai une jeune fille lire du bout des doigts Marie-Claire de Marguerite Audoux : une salle pour les journaux, une salle pour les machines NYPL Seward Park Branch, Manhattan.jpgà écrire à la disposition du public. A l'étage supérieur enfin on trouve une collection de tableaux.
           Et voilà les bibliothèques que je connais.
           - J'en connais moins que vous , répondis-je. Et prenant l'Errant des bibliothèques par le bras , je m'efforçai de mettre la conversation sur un autre sujet.

          Un jour je rencontrai sur les quais M. Ed. Guénoud qui était gérant d'immeubles à Montparnasse et consacrait ses loisirs à la bibliophilie. Il me donna une petite brochure amusante dont il était l'auteur.
          C'est une plaquette illustrée par Carlègle. Elle est inconnue et par la suite deviendra sans doute célèbre parmi les bibliophiles qui recherchent les catalogues fantaisies En voici le titre :
           Catalogue des livres de la Bibliothèque de M. Ed. G. qui seront vendus le 1er avril prochain à la salle des Bons Enfants.
           Voici quelques mentions tirées de ce catalogue facétieux :
            Abeilard - Incomplet.Coupé
            Alexis ( P. ) - Celles qu'on n'épouse pas.Nombr. taches.
            Allais ( A. ) - Le parapluie de l'Escouade. Percale rouge.
            Ange Benigne -Perdi, le couturier de ces dames.Av. notes
            Aristophane - Les Grenouilles. Papier du Marais.
            Auriac - Théâtre de la foire. Papier pot.
            Balzac ( H. de ) -  La Peau de chagrin. Rel. id.
            Beaumont ( A. ) - Le Beau Colonel. Parf. état de conserv.
            Boisgobey ( F. de ) - Décapitée. En 2 part., tête rog., tr. r.
            Borel ( Pétrus ) - Madame Putiphar. Se vend sous le manteau.
            Carlègle et Guénoud - L'Automobile 217-UU. Beau whatman.
            Clarétie - La Cigarette. Papier de riz.
            Coulon - La mort de ma femme. Demi-chagrin.
            Courteline - Un client sérieux. Rare, recherché.
            Dubut de Laforêt - Le Gaga. Très défraîchi.
            Dufferin ( lord ) -Lettres écrites dans les régions polaires. Papier glacé.
            Dumas ( A. ) - Napoléon. Un grand tome.
            Dumas fils ( A. ) - L'ami des femmes.Complètement épuisé.
            Dumas fils ( A. ) - Monsieur Alphonse. Dos vert. 
            Fleuriot ( Z. ) - Un fruit sec. Couronné par l'Acad. franc.
            Gaignet - Bossuet. Pap. grand-aigle.
            Gazier. - Port-Royal des champs.Rel. janséniste.
            Grandmougin - Le Coffre-fort.Ouvr. à clef.
            Graye ( Th. de ) - Le Rastaquouère. Av. son faux titre.
            Guimbal - Les Morphinomanes.Nombr. piq.
            Hauptmann - Les Tisserands. Toile pleine
            Havard ( H. ) -Amsterdam et Venise. Petites capitales
            Hervilly ( E. d' ) - Mal aux cheveux .Une jolie fig.
            Karr ( A ) - Les guêpes. Piq.
            Kock ( P. de ) - Histoire des cocus célèbres. Nombr. cornes.
            La Fontaine - L'anneau d'Hans Carvel. Mis à l'index.
            La Fontaine - Les deux pigeons. Format colombier. Livre d'heures. in 18 Jésus
            Maeterlinck - La vie des Abeilles. Qques bourdons
            Maindron - Les Armes. Grav. sur acier
            Mattey - Le billet de mille. Très rare
            Maury ( L ) - Abd-el-Aziz. Maroq. écrasé
            Montbart ( G. ) - Le Melon. Tr. coupées
            Rémusat ( P. de ) - Monsieur Thiers. Un petit tome
            Thierry ( G.A ) - Le Capitaine sans façon. Basane
            Vigny - Cinq-Mars. Tête coupée
            Vilmorin - Les Oignons. Pap. pelure
            Voltaire - Le Siècle de Louis XIV. Magnif. ill. en tous genres, etc., etc.
           
            Et voilà un curieux divertissement bibliographique.
            Je revis plusieurs fois M. Ed. Guénoud sur les quais. Il est mort récemment et quand je passe devant les boîtes des bouquinistes près de l'Institut j'évoque la silhouette singulière de ce gérant qui pour la bibliographie facétieuse rivalisait avec Rabelais et celle de Rémy de Gourmont , qui ne manquait jamais avant la tombée de la nuit d'aller faire son tour le long des quais.
            N'est-ce point la plus délicieuse promenade qui se puisse faire à Paris ? Ce n'est pas trop, lorsqu'on a le temps, de consacrer un après-midi à aller de la gare d'Orsay au pont Saint-Michel. Et sans doute n'est-il pas de plus belle promenade au monde, ni de plus agréable.

           

                                                                                                 Apollinaire
                                                                                         (  in Le Flâneur des deux rives )

           


dimanche 4 novembre 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui journal 3 Samuel Pepys ( Angleterre )



   Hogarth                                                    Journal
                                                                        ( 13 janvier 1660 )

            En arrivant au bureau le matin, rencontrai Mr Fage et l'emmenai au Swan, Il me raconta avec quelle virulence la nuit dernière Hesilrigz et Morley s'étaient emportés chez le lord maire contre la Cité de Londres, accusant cette dernière d'avoir renié sa charte. Et comment le trésorier de la Cité de Londres les avait remis à leur place, leur rappelant combien ils étaient redevables à la Cité, etc.Il m'a également rapporté que la lettre de Monck qui leur avait été remise par le porte-glaive, était une machination et qu'ils ne lui faisaient guère confiance ; mais qu'ils étaient résolus à ne plus rien demander au Parlement, à ne plus payer un sou, tant que les députés exclus ne seraient pas réadmis ou qu'un parlement libre n'aurait pas été institué.
            De là, à mon bureau, où il n'y avait rien à faire. Aussi allai-je chez Will avec Mr Pinkney qui m'invita à une réception à son club le lundi suivant. Je rentrai ensuite à la maison chercher ma femme et l'emmenai dîner chez Mr Wade. Après quoi nous allâmes visiter Catau , avant de rentrer à la maison. Ma femme ne voulait pas que je reparte et quoique cela ne lui fît pas très plaisir, voulait m'accompagner si je sortais.Comme je m'apprêtais à aller à Whitehall, elle décida de me suivre : je l'attendis et l'emmenai se promener dans Whitehall, et la ramenai à la maison en colère. J'allai ensuite chez Mrs Jemima, que je trouvai debout et joyeuse : il s'avérait qu'elle n'avait pas la petite vérole, mais seulement la varicelle ; je fis donc une ou deux parties de cartes avec elle avant de me rendre chez Mr Vines, où je jouai avec lui et Mr Hudson à divers jeux en compagnie de la femme et de la belle-soeur de Dick. Après cela je rentrai à la maison ; ma femme était partie en visite chez Mr Hunt et rentra quelque peu après moi. Puis, au lit.
      Hogarth   
                                                                                14 janvier

            Rien à faire au bureau. Me rendis donc à Westminster, et juste comme je quittais le palais de Westminster pour aller dîner chez Mr Moore avec qui j'étais resté dans les couloirs pour savoir les nouvelles ( à cette occasion je parlai à sir Anthony Ashley Cooper du logement de milord ), je rencontrai le capitaine Holland qui me dit qu'il avait laissé sa femme chez moi. Je rentrai donc en toute hâte et achetai un plat de viande à leur intention. Ils restèrent avec moi tout l'après-midi et ne partirent que dans la soirée.
            Je sortis alors avec ma femme et la laissai au marché, et allai, pour ma part, au café où j'entendis une argumentation extrêmement convaincante contre l'affirmation de Mr Harrington comme quoi un gouvernement stable implique que les classes au pouvoir possèdent la majorité des biens fonciers.
            De retour à la maison j'écrivis à Hinchingbrooke et envoyai cette lettre avec mes autres lettres que j'avais omis d'envoyer jeudi dernier. Puis, au lit.
imag: Queens Guards                                                                                
                                                                                               
                                                                                                           
                                                                                    15 janvier

            Ayant passé une fort mauvaise nuit à cause des aboiements du chien d'un de nos voisins, qui m'empêchèrent de dormir pendant une ou deux heures, je me réveillai tard. Le matin je pris une purge et restai à la maison toute la journée.
            A midi, mon frère John vint me voir et je corrigeai du mieux que je pus son discours en grec en vue de la joute oratoire quoique, me sembla-t-il, il fut tout aussi capable de le faire que moi. Après cela nous nous mîmes à lire dans le grand Livre des Offices ce qui se rapportait à la bénédiction des cloches dans l'Église romaine.
            Après cela, ma femme et moi discourûmes plaisamment jusqu'au soir, puis nous soupâmes ; j'allai ensuite mettre la touche finale à mes notes pour cette semaine, puis, au lit.
            Comme il faisait froid et qu'il neigeait beaucoup, ma purge ne m'a pas fait autant d'effet qu'elle aurait dû.

                                                                                              Samuel Pepys
           

samedi 3 novembre 2012

Le Vilain Ânier Reid ( Fabliau )

             

                                                  Le Vilain Ânier

            Il arriva à Montpellier qu'un vilain avait l'habitude de ramasser, avec deux ânes, du fumier pour fumer sa terre. Un jour, ayant chargé ses bêtes, il entre bientôt dans la ville, poussant devant lui les deux ânes, souvent contraint de crier : " Hue ! " Il arrive enfin dans la rue où sont les marchands épiciers : les garçons battent les mortiers. Mais sitôt qu'il sent les épices, lui donnât-on cent marcs d'argent qu'il n'avancerait plus d'un pas. Il tombe aussitôt évanoui, si bien qu'on peut le croire mort. A cette vue on se désole ; des gens disent : " Mon Dieu, pitié ! Voyez ici cet homme mort. " Mais aucun n'en sait le pourquoi. Les ânes restent arrêtés bien tranquillement dans la rue ; car l'âne n'a guère coutume d'avancer qu'on ne l'y invite.Un brave homme du voisinage, s'étant trouvé là par hasard, vient et demande aux gens qu'il voit :
            - Qui veut faire guérir cet homme ? Je m'en chargerais pour pas cher.
            Alors un bourgeois lui répond :
            - Guérissez-le moi tout de suite vous aurez vingt sous de ma poche.
            Et l'autre dit :
            - Bien volontiers !
            Avec la fourche que portait le vilain en poussant ses ânes, il prend un paquet de fumier et va le lui porter au nez. Humant la parfum du fumier, l'homme oublie l'odeur des épices ; il ouvre les yeux, il se lève et se dit tout à fait guéri ; et, bien content , de déclarer :
            - Je n'irai plus jamais par là, si j'arrive à passer ailleurs.
            Je veux montrer par cet exemple que n'a ni bon sens ni mesure qui veut renier sa nature ; chacun doit rester ce qu'il est
                                      
                                                                                                   TBW Reid
                                                                                               ( twelve fabliaux )

vendredi 2 novembre 2012

Happy ! Naoki Urazawa ( Manga Japon )





















                                                          Happy !

            Délicieux manga. Longue série de 22 volumes au Japon, 15 en France. Urasawa a réussi un thriller qu'il ne souhaitait pas vraiment écrire. Après le judo il décrit le milieu du tennis. Du tennis business. Outre le talent les joueurs ne peuvent participer aux grands tournois professionnels sans coaches,sponsors, médias et éventuellement un public acquis à leur personnalité. Ici de plus Miyuki Umino orpheline ses, parents morts dans un accident de voiture, deuxième d'une fratrie de 5 enfants, abandonne le lycée pour subvenir aux besoins de ses petits frères et sœur. Enfant son père tennisman lui apprit à jouer. Miyuki aimerait poursuivre une carrière d'amateur mais elle est menacée par des yakuzas qui lui réclament 250 millions de yens, dette de son frère qu'ils détiennent disent-ils. Miyuki est-elle un prodige de naïveté ? Les hasards et un excellent entraîneur, au passé trouble, lui permettent de montrer ses capacités de joueuse, mais elle porte ombrage involontairement à des joueuses en compétition, à des jeunes filles amoureuses. Et pourtant elle joue, et le graphique nous la montrera dans toutes les situations : de passing-shot à balle en l'air, de botte secrète en ace, tout le répertoire, toutes les attitudes du tennis accompagnent l'histoire d'une petite joueuse tokyoïte confrontée aux rancœurs d'une mère, femme d'affaires éminente au Japon, ancienne championne de tennis, d'un fils qu'elle tente d'effacer, d'affirmer... Revanches de femmes. Hommes d'affaires mafieux, jeux d'argent dans les tribunes. Mais le tennis c'est : " ...un match de boxe sans le sang... Écouter la balle et oublier le public... " Rebondissements imprévus, méchanceté et bassesse, intelligence là où on ne l'attend pas et la perspective de jouer l'US Open à New-York. Les japonaises face aux américaines, roumaines, argentines. Urasawa prend nettement position en faveur des Tokyoïtes. Ne se lâche pas quel que soit l'âge ( conseillé à partir de 14 ans par l'éditeur ).







jeudi 1 novembre 2012

Souvenir d'Auteuil Guillaume Apollinaire ( nouvelle France )



                                                       Souvenir d'Auteuil

            Les hommes ne se séparent de rien sans regret, et même les lieux, les choses et les gens qui les rendirent le plus malheureux, ils ne les abandonnent point sans douleur.
            C'est ainsi qu'en 1912, je ne vous quittai pas sans amertume, lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses. Je n'y devais revenir qu'en l'an 1916 pour être trépané à la Villa Molière.
            Lorsque je m'installai à Auteuil en 1909, la rue Raynouard ressemblait encore à ce qu'elle était du temps de Balzac. Elle est bien laide maintenant. Il reste la rue Berton, qu'éclairent des lampes à pétrole, mais bientôt, sans doute, on changera cela.
            C'est une vieille rue située entre les quartiers de Passy et d'Auteuil. Sans la guerre elle aurait disparue ou du moins serait devenue méconnaissable.
            La municipalité avait décidé d'en modifier l'aspect général, de l'élargir et de la rendre carrossable.
            On eût supprimé ainsi l'un des coins les plus pittoresques de Paris.bld2
            C'était primitivement un chemin qui, des berges de la Seine, montait au sommet des coteaux de Passy à travers les vignobles.
            La physionomie de la rue n'a guère changé depuis le temps où Balzac la suivait lorsque, pour échapper à quelque importun il allait prendre la patache de Saint-Cloud qui l'amenait à Paris.
            Le passant qui, du quai de Passy remarque la rue Berton, n'aperçoit qu'une voie mal tenue, pleine de cailloux et d'ornières et que bordent des murs ruineux, clôture à gauche d'un parc admirable et à droite d'un terrain qui a été destiné par ceux qui le possèdent à des fins diverses et bien singulières. Une partie est aménagée en jardin ; ailleurs se trouve un potager ; il y a encore des matériaux et d'une grande porte donnant sur le quai part un large chemin sablé qui mène à un grand théâtre en bois. Monument bien imprévu à cet endroit et que l'on appelle la salle Jeanne d'Arc. Des lambeaux d'affiches déjà anciennes montraient, en 1914, qu'une fois, il y avait peut-être cinq ou six ans La Passion de N.S. Jésus -Christ y avait été représentée. Auteuil villa dietz monin.jpgLes acteurs, c'étaient peut-être des gens du monde  et vous avez peut-être rencontré dans un salon le Christ d'Auteuil : un baron de la Bourse converti y joua peut-être à la perfection le rôle ingrat de ce saint caïnite, Judas, qui commença par la finance, continua par l'apostolat et finit en sycophante.
            Mais que le passant entre dans la rue Berton, il verra d'abord que les rue qui la bordent sont surchargées d'inscriptions, de graffiti, pour parler comme les antiquaires. Vous apprendrez ainsi que Lili d'Auteuil aime Totor du Point du Jour et que pour le marquer elle a tracé un coeur percé d'une flèche et la date 1884. Hélas ! pauvre Lili, tant d'années écoulées depuis ce témoignage d'amour doivent avoir guéri la blessure qui stigmatisait ce coeur. Des anonymes ont manifesté tout l'élan de leurs âmes par ce cri profondément gravé : Vive les Ménesses !.
            Et voici une exclamation plus tragique : Maudit soit le 4 juin 1903 et celui qui l'a donné.Les graffiti patibulaires ou joyeux continuent ainsi jusqu'à une construction ancienne qui offre, à gauche, une porte cochère superbe flanquée de deux pavillons à toiture en pente ; puis on arrive à un rond-point où s'ouvre la grille d'entrée du parc merveilleux qui contient une maison de santé célèbre, et c'est là que l'on trouve aussi l'unique chose qui relie - mais si peu, puisque la poste est si mal faite - la rue Berton à la vie parisienne : une boîte à lettres.
            Un peu plus haut, on trouve des décombres au-dessus desquels se dresse un grand chien de plâtre. Ce moulage est intacte et je l'ai toujours vu à la même place, où il demeurera vraisemblablement jusqu'au moment où les terrassiers viendront modifier la rue Berton. Elle tourne ensuite à angle droit et, avant le tournant, c'est encore une grille d'où l'on voit une villa moderne,encaissée dans une faille du coteau. Elle parait misérablement neuve dans cette vieille rue, qui dès le tournant apparaît dans toute sa beauté ancienne et imprévue. Elle devient étroite, un ruisseau court au milieu, et par-dessus les murs qui l'enserrent ce sont des frondaisons touffues qui débordent du grand jardin de la vieille maison de santé du docteur Blanche, toute une végétation luxuriante qui jette une ombre fraîche sur le vieux chemin.
            Des bornes, de place en place, se dressent contre les murs et au-dessus de l'une d'elles on a apposé une plaque de marbre marquant que là se trouvait autrefois la limite des seigneuries de Passy et d'Auteuil.
            On arrive ensuite derrière la maison de Balzac. L'entrée principale qui mène à cette maison se trouve dans un immeuble de la rue Raynouard. Il faut descendre deux étages et, grâce à l'obligeance de feu M. de Royaumont, conservateur du musée de Balzac, on pouvait sinon descendre l'escalier même que prenait Balzac pour aller rue Berton et qui est maintenant condamné, du moins prendre un autre escalier qui mène dans la cour que devait traverser le romancier et passer sous la porte qui le faisait déboucher dans la rue Berton.
            On arrive, après cela, en un lieu où la rue s'élargit et où elle est habitée. On y trouve une maison adossée contre la rue Raynouard et qui la surplombe. Une vigne grimpe le long de la maison et, dans des caisses poussent des fushias. A cet endroit un escalier très étroit et très raide mène rue Raynouard en face de la neuve voie qui est l'ancienne avenue Mercédes, nommée aujourd'hui avenue du Colonel Bonnet, et qui est l'une des artères les plus modernes de Paris.
            Mais il vaut mieux suivre la rue Berton qui s'en va mourant entre deux murs affreux derrière lesquels ne se montre aucune végétation, jusqu'à un carrefour où la vieille rue rejoint la rue Guillon et la rue Raynouard, en face d'une fabrique de glace qui grelotte nuit et jour d'un bruit d'eau agitée.
            Ceux qui passent rue Berton au moment où elle est la plus belle, un peu avant l'aube, entendent un merle harmonieux y donner un merveilleux concert qu'accompagnent de leur musique des milliers d'oiseaux, et, avant la guerre, palpitaient encore à cette heure les pâles flammes de quelques lampes à pétrole qui éclairaient ici les réverbères et qu'on n'a pas remplacées.
            La dernière fois qu'avant la guerre j'ai passé rue Berton, c'était il y a bien longtemps déjà et en la compagnie de René Dalize, de Lucien Rolmer et d'André Dupont, tous trois morts au champ d'honneur.
            Mais il y a bien d'autres choses charmantes et curieuses à Auteuil.

            Il y a encore, entre la rue Raynouard et la rue La Fontaine, une petite place si simple et si proprette que l'on ne saurait rien voir de plus joli.
            On y voit une grille derrière laquelle se trouve le dernier Hôtel des Haricots !... Ce nom évoque l'Empire et la garde nationale. C'est là que l'on envoyait les gardes nationaux punis. Ils étaient bien logés. Ils y menaient joyeuse vie, et aller à l'Hôtel des Haricots était considéré comme une partie de plaisir plutôt que comme une punition.
            Lorsque la garde nationale fut supprimée, lHôtel des Haricots se trouva sans destinataire, et la Ville y fît son dépôt de l'éclairage. Tel quel, il constitue un musée assez curieux, propre à éclairer - c'est le mot - sur la façon dont s'illuminent la nuit les rues parisiennes.
            Il n'y a plus que très peu de lanternes anciennes. On les a vendues aux communes suburbaines, mais en revanche, quelle forêt sans ombre, de fûts en fonte, de lyres, de réverbères à gaz et à l'électricité !
            On n'y voit guère de bronze ; il n'y a de réverbères en cet alliage coûteux qu'à l'Opéra. Autrefois, on cuivrait la fonte, et ce cuivrage revenait à près de 200 francs par réverbère.
            Aujourd'hui, la Ville est plus économe, on peint seulement les réverbères avec une couleur bronzée, et l'opération revient à 3 francs environ.
            Les plus hauts et les plus grands réverbères, ce sont ceux du modèle dit des boulevards. Voici encore les consoles qui servent aux angles et dans les rues à trottoirs étroits.
            Mais on peut regretter que la Ville n'ait pas conservé, dans son dépôt, au lieu de les vendre, un spécimen au moins de chaque appareil d'éclairage.
            Il y en a bien quelques-uns à Carnavalet, mais si peu, et quelques photographies de certains modèles se trouvent encore à la bibliothèque Lepelletier de Saint-Fargeau.
            En été, une visite au musée de l'éclairage n'est pas recommandable. Il n'y a pas plus d'ombrage, dans ce bocage métallique, que dans une forêt australienne.

            Mais il y a de l'ombre sur la petite place.
            C'est là, sur un banc situé devant la grille, qu'Alexandre Treutens, au retour de ses pérégrinations, venait faire des vers.
            Ce poète populaire plus pauvre que les plus pauvres. Il composait des poèmes vaguement humanitaires qu'il récitait aux terrassiers, dans les bistrots. Quelles obscures raisons avaient amené ce petit homme triste à délaisser son métier de cordonnier pour la poésie ? Il errait aux environs de Paris, et, quand il s'arrêtait dans une localité, il avait un tel souci de respecter l'autorité, qu'il subordonnait son inspiration au bon plaisir du maire de l'endroit. J'ai vu, de mes yeux vu, une pièce authentique délivrée par la mairie d'Enghien et donnant au nommé Alexandre Treutens la permission d'exercer " pendant un jour ", dans la commune d'Enghien, " la profession de poète ambulant ".

            Dans la rue La Fontaine, du côté gauche, il y un long mur gris sombre. Une porte qu'on ne franchit pas sans difficultés donne accès dans une cour où quelques poules se promènent gravement. A gauche en entrant, on a entassé de singulières choses qui sont, je crois, les cerceaux des anciennes crinolines.
             Cette cour est encombrée de statues. Il y en a de toutes formes et de toutes grandeurs, en marbre ou en bronze.                                                                 
             Il paraît qu'il y a une oeuvre de Rosso ; les grands cerfs de bronze du salon de 1911 ont été apportés là et se tiennent auprès de " La Fiancée du Lion ", oeuvre bizarre inspirée par un passage de Chamisso :
                Parée de myrtes et de roses, la fille du gardien, avant de suivre au loin et contre son coeur
                          l'époux qui la réclame, vient faire ses adieux à son royal ami d'enfance et lui donner
                          le dernier baiser. Fou de douleur, le lion l'anéantit dans la poussière, puis se couche
                          sur le cadavre attendant la balle qui va le frapper au coeur.
            Le bâtiment de droite est une sorte de musée inconnu où l'on voit un grand tableau de Philippe de Champaigne, un Le Nain : Saint Jacques, beau tableau qui serait bien au Louvre, et un grand nombre de tableaux modernes.
            Quelques salles sont pleines de christs que l'on a enlevés au Palais de Justice.
            Celui d'Elie Delaunay mériterait qu'on l'exposât au Petit Palais. La profusion de ces christs a quelque chose de touchant. On dirait d'un congrès de crucifiés. C'est qu'ils subissent en commun leur exil administratif.
            Il me semble qu'au lieu de les abandonner ainsi on ferait mieux de les donner à des églises pauvres.
            Ce musée fait partie d'une grande cité mystérieuse composée de l'ancien Hôtel des Haricots, derrière lequel se trouve la forêt des réverbères. Il y a aussi la Salle des tirages de la Ville de Paris, et, plus loin, dans une plaine immense, s'élèvent des pyramides de pavés. On les défait sans cesse et on les refait et parfois une de ces pyramides s'écroule, avec le bruit dans des galets quand la vague se retire.
           
            Séparée de cette cité édilitaire par la rue de Boulainvilliers, une usine à gaz occupe, avec ses gazomètres, ses différentes constructions, ses montagnes de charbon, ses crassiers, ses petits jardins potagers, un terrain qui s'étend jusqu'à la rue du Ranelagh, à l'endroit où elle est une des plus désertes de l'univers. C'est là qu'habite M. Pierre Mac Orlan, cet auteur gai, dont l'imagination est pleine de cow-boys et de soldats de la Légion étrangère. La maison où il demeure n'a rien de remarquable à l'extérieur. Mais quand on entre, c'est un dédale de couloirs, d'escaliers, de cours, de balcons où l'on se retrouve à grand-peine. La porte de M. Pierre Mac Orlan donne au fond du couloir le plus sombre de l'immeuble. L'appartement est meublé avec une riche simplicité. Beaucoup de livres, mais bien choisis. Un policeman en laine rembourrée varie ses attitudes et change de place selon l'humeur du maître de la maison. Au-dessus de la cheminée de la pièce principale se trouve une toute petite caricature de moi-même par Picasso. De grandes fenêtres s'ouvrent sur un mur situé à trois mètres environ, et, si l'on se penche un peu, on voit à gauche les gazomètres dont l'altitude n'est jamais la même, et, à droite, la voie du chemin de fer. La nuit, six cheminées gigantesques de l'usine à gaz flambent merveilleusement : couleur de lune, couleur de sang, flammes vertes ou flammes bleues. Ô Pierre Mac Orlan, Baudelaire eût aimé le singulier paysage minéral que vous avez découvert à Auteuil quartier des jardins !

            Si M. Riciotto Canudo n'avait déménagé d'Auteuil, pour aller fonder Mont-joie  dans le centre de Paris, une légende se serait formée à Auteuil à propos de la chambre qu'il habitait dans un hôtel situé à l'angle de la rue Raynouard et de la rue Boulainvilliers. Je n'ai jamais vu cette chambre, mais beaucoup d'habitants d'Auteuil ont eu l'occasion d'y regarder et il n'était jadis question que de cela dans les cafés du quartier, en autobus et dans le métro. Ce qui étonnait les habitants d'Auteuil, c'est que M. Canudo, qui habitait le même hôtel, n'y logeait point en garni. Il paraît qu'en effet il était dans ses meubles, c'est-à-dire un petit lit, une table, une chaise et une étagère supportant des livres. Le lit, disait-on, était fort étroit et j'ai entendu un habitant d'Auteuil dire en parlant d'une femme maigre : " Elle ressemble au lit de M. Canudo ".
            On disait aussi que les rideaux de cette chambre étaient toujours tirés et que nuit et jour il y brûlait un grand nombre de bougies. Si bien que l'on prenait M. Canudo pour le grand prêtre d'une religion nouvelle dont il accomplissait les rites dans sa chambre. Quelques feuilles de lierre répandues ça et là donnaient lieu à des suppositions singulières, et celle qui rencontrait le plus de crédit était que M. Canudo se servait du lierre dans des opérations magiques dont on n'avait pas encore deviné le but.
            Et c'est ainsi qu'à Auteuil les bonnes gens voyageaient agréablement et curieusement autour de la chambre de M. Canudo.

            Mais descendons vers la Seine. C'est un fleuve adorable. On ne se lasse point de le regarder. Je l'ai chantée bien souvent en ses aspects diurnes et nocturnes. Après le pont Mirabeau la promenade n'attire que les poètes, les gens du quartier et les ouvriers endimanchés.
            Peu de Parisiens connaissent le nouveau quai d'Auteuil. En 1909 il n'existait pas encore. Les berges aux bouges crapuleux qu'aimait Jean Lorrain ont disparu. " Grand Neptune, Petit Neptune, " guinguettes du bord de l'eau qu'êtes-vous devenus ? Le quai s'est élevé à la hauteur du premier étage. Les rez-de-chaussée sont enterrés et l'on entre maintenant par les fenêtres.
           Mais le coin le plus mélancolique d'Auteuil se trouve entre le Port-Louis et l'avenue de Versailles. Théophile Gautier habita au rond-point de Boulainvilliers, mais sans doute n'y avait-il pas alors à cet endroit tant de ferraille qu'aujourd'hui et le Port-Louis n'existait point avec sa flottille de bélandres bariolées de couleurs vives. Sur le pont sont rangés des pots de géraniums, de fushias ; dans des caisses poussent des arbres verts autour d'un petit cercueil d'enfant. Et quand le soleil brille, le petit cercueil des bélandres n'est pas du tout lugubre.


                                                                                        Apollinaire
                                                                        ( in Le flâneur des deux rives )