dimanche 23 juin 2013

Miroir déformant Anton Tchekhov ( nouvelle conte de noël Russie )

                                            
picasso by juan gris
                                                                                                                          

                                           Miroir déformant
                                   
                                                                                                                                                                                                                      
            Nous entrâmes ma femme et moi dans le salon qui sentait l'humidité et le moisi. Dès que nous éclairâmes les murs qui n'avaient pas vu la lumière de tout un siècle, ce fut le sauve-qui-peut pour des millions de souris et de rats. Lorsque nous refermâmes la porte derrière nous il y eut un courant d'air qui vint nous frapper aux narines et fit frémir des papiers entassés dans les coins. La lumière y tomba et nous découvrîmes des caractères anciens et des enluminures du Moyen Âge. Les portraits de mes ancêtres tapissaient les murs verdis par le temps. Ils avaient le regard hautain, sévère, comme s'ils voulaient me dire :
            - Il faudrait te donner le fouet, mon cher !
            Nos pas résonnaient à travers la maison. Un écho répondait à ma toux, le même qui, jadis, répondait à mes aïeux.                                                                                                    
            Le vent cependant, hurlait et gémissait. Quelqu'un pleurait dans le conduit de pierre de la cheminée et il y avait dans ce pleur, du désespoir. De grosses gouttes de pluie frappaient les vitres ternies et sombres, et leur son vous emplissait de mélancolie.
            - Ô mes ancêtres, mes ancêtres ! dis-je avec un sourire entendu, si j'étais écrivain j'écrirais un gros roman rien qu'en regardant ces portraits, car chacun de ces vieillards fut jeune en son temps, chacun et chacune eut son histoire d'amour... et quelle histoire d'amour ! Vois cette vieille femme, là, mon arrière-grand-mère, cette femme laide, monstrueuse eut une aventure au plus point captivante. As-tu remarqué, demandai-je à ma femme, as-tu remarqué le miroir accroché dans l'angle, là-bas ?                                       *
            Et je lui désignai un grand miroir dans son cadre de bronze noirci, suspendu dans un coin, près du portrait de mon aïeule.
            - Ce miroir a un pouvoir maléfique. Il a causé la perte de mon arrière-grand-mère. Elle l'avait payé un prix fou et ne s'en sépara pas de toute sa vie. Elle s'y mirait jour et nuit, sans arrêt, s'y regardait même boire et manger. Avant de se coucher elle ne manquait jamais de le prendre avec elle dans son lit et, se mourant, elle demanda qu'on le mit dans son cercueil. et si son voeu ne fut pas exaucé, c'est que le miroir ne put s'y loger.                              
            - Était-elle tellement coquette ? demanda ma femme.
            - Peut-être. Mais n'avait-elle pas d'autres miroirs ? Pourquoi tenait-elle tant à celui-ci ? Non, ma très chère, il y a un terrible secret. Il ne peut en aller différemment. La légende veut qu'un diable niche dans ce miroir et que mon aïeule avait un faible pour les démons. C'est absurde, bien entendu, mais il ne fait pas de doute que le miroir au cadre de bronze a un pouvoir secret.                           
            J'époussetai le miroir, m'y regardai et partis d'un grand rire. L'écho y répondit sourdement. C'était un miroir déformant et ma physionomie y était tordue de partout : mon nez se retrouvait sur ma joue gauche, mon menton s'était dédoublé et partait de côté.
            - Mon arrière-grand-mère avait décidément un goût étrange ! dis-je.
            Ma femme s'approcha du miroir d'un pas hésitant, elle y jeta à son tour un coup d'oeil et il se produisit une chose effroyable. Elle blémit, se mit à trembler de tous ses membres et poussa un cri. Le bougeoir qu'elle tenait lui échappa et roula sur le sol, la bougie s'éteignit. L'obscurité nous enveloppa. J'entendis aussitôt le bruit lourd d'une chute. C'était ma femme qui avait perdu connaissance.
            Le gémissement du vent se fit plus plaintif encore, les rats se lancèrent dans une cavalcade, les souris froufroutèrent dans les papiers. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et frémirent, lorsqu'un volet fut arraché d'une des fenêtres et dégringola. La lune apparut à la vitre.
            Je saisis ma femme dans mes bras et l'emportai loin de la demeure de mes ancêtres. Elle ne reprit ses esprits que le lendemain soir.
            - Le miroir ! Donnez-moi le miroir ! dit-elle en revenant à elle. Où est le miroir ?
            Une semaine entière elle refusa de boire, de manger, de dormir, exigeant sans relâche qu'on lui apportât le miroir. Elle sanglotait, s'arrachait les cheveux, se montrait fort agitée et lorsque, pour finir, le docteur déclara qu'elle risquait de mourir d'inanition et que son état était extrêmement grave, je surmontai ma peur, descendis au salon et en rapportai le miroir de mon arrière-grand-mère. En le voyant elle rit de bonheur, puis s'en saisit, l'embrassa et y riva les yeux.
            Dix ans ont passé depuis, mais elle continue de s'y mirer, sans le quitter un instant du regard.
            - Est-ce vraiment moi ? murmure-t-elle et son teint vermeil rosit encore de béatitude et de ravissemment. Oui, c'est bien moi ! Tout n'est que mensonge, hormis ce miroir ! Les gens mentent ! Mon mari ment ! Oh ! que ne me suis-je vue plus tôt ? Si j'avais su ce à quoi je ressemblais en réalité, jamais je n'eusse épousé cet homme. Il n"est pas digne de moi ! Je devrais avoir à mes pieds les plus beaux, les plus nobles chevaliers !
            Un jour que je me tenais debout derrière ma femme, je regardai par mégarde dans le miroir et eus la soudaine révélation du terrible secret. Je vis dans le miroir une femme d'une éblouissante beauté, comme je n'en avais jamais rencontrée de ma vie. C'était une merveille de la nature, alliant dans une parfaite harmonie la beauté, la grâce et l'amour. Qu'était-ce là ? Que se passait-il donc ? Comment ma femme, lourdaude et laide, pouvait-elle paraître aussi belle dans le miroir ? Comment         picasso
            Tout simplement le miroir déformait en tous sens le visage disgracieux de ma femme et ses traits, ainsi chamboulés, donnaient par hassard quelque chose de beau. Moins plus moins égale plus.
            Désormais, ma femme et moi, demeurons devant le miroir et, sans le quitter un instant des yeux, nous nous y mirons. Mon nez grimpe sur ma joue gauche, mon menton se dédouble et part de côté, mais le visage de ma femme est un enchantement. Une passion folle, sauvage, s'empare alors de moi.
            Je ris comme un insensé.
            - Ha-ha-ha !
            Ma femme, cependant, mumure doucement;
            - Comme je suis belle !
                                                                                                                                                                                                   
                                                                                                                         

                                                                                                    Anton Tchekhov



                                                                                                                                                     

samedi 22 juin 2013

Brunetti et le mauvais augure Donna Leon ( Policier )





                                                  Brunetti et le mauvais augure


            Il y a Venise d'abord. Et ses ponts, ses églises, ses tramezzini, et puis l'enquête évidemment. Donna Leon écrit un livre plus politique que policier. Certes il y a meurtre au quart du livre, mais auparavant des digressions sur les débordements qui traquent les touristes à Venise, vols, rapts, sur l'arrivée d'innombrables sans-papiers venus de l'est, du sud, et la chaleur. Canicule en juillet, août et des inspecteurs "... assommés par le soleil... transformé en four le Campo San Lorenzo... il avait l'impression que les rayons s'ouvraient un chemin dans ses vêtements en les calcinant lentement... " Néanmoins Brunetti examine attentivement le problème que pose une tante de l'inspecteur Vianello, très intéressée par les horoscopes, vide les comptes bancaires de la famille au profit d'un escroc psychologue sans diplôme, disparu puis réapparu sous une fausse identité et mage soignant avec des tisanes. Mais remontant les contacts les inspecteurs arrivent à un laboratoire où les résultats d'analyses sont visiblement falsifiés. Le silence de la Questure aiguillonne Brunetti et toute une ramification de corruption le retient dans la Serenissime alors qu'il croit prendre ses vacances à la montagne et porter des pulls-over. L'auteur raconte la Venise des Vénitiens. Pourquoi un propriétaire loue-t-il 450 euros des appartements de 150 m2 dans un palazzo ? Corruption également au Tribunal, où des dossiers incomplets ou égarés repoussent indéfiniment les procès toujours au détriment des dépossédés. Une juge corruptrice, une mère aux joues roses et au regard cruel, un greffier gay, homme apprécié de son entourage. L'histoire d'un moment de la vie quotidienne des Vénitiens.

jeudi 20 juin 2013

Choses Normandes Marcel Proust ( Ecrits sur l'Art - Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui )






                                                      Choses Normandes


                                                                                                  Trouville, chef-lieu de canton
                                                                                                               6 808 habitants, peut loger l'été plus de 15 000 étrangers
                                                                                                                                                                                          Guide Joanne

            Depuis quelques jours on peut contempler le calme de la mer dans le ciel redevenu pur, comme on contemple une âme dans un regard. Mais il n'y a plus personne pour se plaire aux folies et aux apaisements de la mer de septembre, puisqu'il est élégant de quitter les plages à la fin d'août pour aller à la campagne. Mais j'envie, et, si je les connais, je visite souvent ceux dont la campagne est voisine de la mer, est située au-dessus de Trouville, par exemple. J'envie celui qui peut passer l'automne en Normandie, pour peu qu'il sache penser et sentir. Ses terres, jamais bien froides, même en hiver, sont les plus vertes qu'il y ait, naturellement gazonnées sans la plus mince lacune, et, même au revers des coteaux, en l'aimable disposition appelée fonts boisés. Souvent d'une terrasse, où sur la table fume le thé blond, on peut apercevoir " le soleil rayonnant sur la mer " et des voiles qui viennent, " tous ces mouvement de ceux qui partent, de ceux qui ont encore la force de désirer et de vouloir ". Du milieu si paisible et doux de toutes ces choses végétales on peut regarder la paix des mers, ou la mer orageuse, et les vagues couronnées d"écume et de mouettes, qui s'élancent comme des lions, faisant onduler sous le vent leur crinière blanche. Mais la lune, invisible à tous pendant le jour, mais qui continue à les troubler de son magnétique regard, les dompte, arrête soudain leur assaut et les excite de nouveau avant de les faire reculer encore, sans doute pour charmer les mélancoliques loisirs de l'assemblée des astres, princes mystérieux de ciels maritimes. Celui qui vit en Normandie voit tout cela ; et s'il descend dans la journée au bord de la mer, il l'entend qui semble rythmer ses sanglots aux élans de l'âme humaine, la mer, qui dans le monde créé correspond à la musique, puisque, ne nous montrant rien de matériel, et n'étant point à sa manière descriptive, elle semble le chant monotone d'une volonté ambitieuse et défaillante. Le soir il remonte dans la campagne, et de ses jardins il ne distingue plus le ciel et la mer qui se confondent. Il lui semble pourtant que cette ligne brillante les sépare : au-dessus c'est bien le ciel. C'est bien le ciel, cette légère ceinture d'azur pâle, et la mer mouille seulement ses franges d'or. Mais voici qu'un vaisseau l'écussonne, qui semble naviguer en plein ciel. Le soir, si la lune brille, elle blanchit les vapeurs très épaisses qui montent des herbages, et par un gracieux enchantement le champ semble être un lac ou un pré couvert de neige. Ainsi cette campagne, la plus riche de France, qui, avec son abondance intarissable de fermes, de vaches, de crème, de pommiers à cidre, de gazons épais, n'invite qu'à manger et à dormir, se pare, la nuit venue, de quelque mystère et rivalise de mélancolie avec la grande plaine de la mer. Enfin il y a quelques habitations tout à fait désirables, les unes assaillies par la mer et protégées contre elles, d'autres perchées sur la falaise, au milieu des bois et s'étendant largement sur des plateaux herbeux. Je ne parle point des maisons orientales ou persanes qui plairaient
mieux à Téhéran, mais surtout des maisons normandes, en réalité moitié normandes moitié anglaises où l'abondance des épis de faîtage multiplie les points de vue et complique la silhouette, où les fenêtres tout en largeur ont tant de douceur et d'intimité, où, des jardinières faites dans le mur, sous chaque fenêtre, des fleurs pleuvent inépuisablement sur les escaliers extérieurs et sur les halls vitrés. C'est là que je rentre, car la nuit tombe, et je vais relire pour la centième fois le Confitéor du poète Gabriel Trarieux.



                                                                                                     Marcel Proust
                                                                                                                             1891


dimanche 16 juin 2013

Qu'est devenu l'homme coincé dans l'ascenseur ? Kim Young-ha ( nouvelles Corée -Séoul )


                                             
                                          Qu'est devenu l'homme coincé dans l'ascenseur ?     


            Fantastique. Pas d'effroi. Quatre nouvelles, quatre personnages qui pourraient être vous, moi, croisés au coin de la rue. Mais...  Jeong, Kim, très préoccupés par la présentation pour le premier d'un "... rapport faisant valoir les vingt pour cent de réduction potentielle en matière de consommation de papier toilette... " débute sa journée par un désastre, "... son rasoir Gilette s'est cassé net... " Premier accroc, et une suite de petites folies, comme cet homme dont il n'aperçoit qu'un pied échappé de l'ascenseur
naturellement en panne un jour de presse, quant à Kim écrivain il nous conte l'histoire d'une femme malheureuse, épouse d'un homme qui ne trouve le bien-être et le sommeil qu'installé dans un cercueil, un vampire peut-être ? Vampires de nos jours, aux grandes capacités intellectuelles qui leur viennent du passé, ils ne peuvent mordre, se nourrir de sang, mais comme tout un chacun de riz, de pain. Curieuse aventure. "... Si un jour il vous arrivait de tomber amoureux fou d'une femme... vous disparaîtriez. " Le héros de la troisième nouvelle travaille dans une banque, aime les gros seins, est marié à une femme aux seins menus. Un jour... vous l'aurez compris, personne n'est à l'abri de la rencontre avec l'amie d'université, justement celle qui comblerait tous les voeux. Ils boivent du soju, et peu à peu il disparaît, enfin presque.  4è nouvelle. Accident banal ou fait paranormal, quatre hommes prennent feu de l'intérieur, avaient-ils des préoccupations et quelles étaient-elles ? " ... Mikyeong venait pleurer sur mon épaule à cause de Paolo, lui faisait de même à cause de Mikyeong. Je les enviais... " Stéfano a résilié son abonnement au quotidien, las de lire les désastres dès le début de la journée, mais la vie continue, le téléphone, les souvenirs. L'esprit en déroute il ne peut  retravailler son manuscrit. Courtois, "... J'appelai le magazine pour m'excuser - avec force courbettes devant le téléphone -... " Transformer les ennuis en contes fantastiques.                           

samedi 15 juin 2013

Portraits de Musiciens Marcel Proust ( Poèmes France )






                                                                        Portraits de Musiciens

                                                                                    Chopin

                                                                                                                         à Edouard Risler

                    Chopin, mer de silence, de larmes, de sanglots                
               Qu'un vol de papillons sans se poser traverse
               Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.
               Rêve, aime, souffre, crie, apaise, charme ou berce,
               Toujours tu fais courir entre chaque douleur
 
               L'oubli vertigineux et doux de ton caprice
               Comme les papillons volent de fleur en fleur ;
               De ton chagrin alors ta joie est la complice :
               L'ardeur du tourbillon accroît la soif des pleurs.
               De la lune et des eaux pâle et doux camarade,
               Prince du désespoir ou grand seigneur trahi,                         
               Tu t'exaltes encore, plus beau d'être pâli,
               Du soleil inondant ta chambre de malade
               Qui pleure à lui sourire et souffre de le voir...
               Sourire du regret et larmes de l'Espoir !


                                                                       Mozart
               Italienne aux bras d'un prince de Bavière
               Dont l'oeil triste et glacé s'enchante à sa langueur !
               Dans ses jardins frileux il tient contre son coeur
               Ses seins mûris à l'ombre, où téter la lumière.                            
               Sa tendre âme allemande, un si profond soupir !                    
               Goûte enfin la paresse ardente d'être aimée,
               Il livre aux mains trop faibles pour le retenir
               Le rayonnant espoir de sa tête charmée.
               Chérubin, Don Juan ! loin de l'oubli qui fane
               Debout dans les parfums tant il foula de fleurs
               Que le vent dispersa sans en sécher les pleurs
               Des jardins andalous aux tombes de Toscane !
               Dans le parc allemand où brument les ennuis,           
               L'Italienne encore est reine de la nuit.
               Son haleine y fait l'air doux et spirituel
               Et sa Flûte enchantée égoutte avec amour
               Dans l'ombre chaude encore des adieux d'un beau jour
               La fraîcheur des sorbets, des baisers et du ciel.
  


                                                                                                          Marcel Proust

jeudi 13 juin 2013

Tous les conspirateurs Christopher Isherwood ( roman Angleterre )


Tous les conspirateurs


                                                 Tous les conspirateurs

            1920 - Londres - Cambridge. Philipp jeune bourgeois tente désespérément de poursuivre une carrière de peintre et d'écrivain. Sa peinture provoque l'ironie de son compagnon. En villégiature au bord de la mer ils rencontrent Victor étudiant à Cambridge, leur relation se poursuit à Londres où il est présenté à Mrs Lindsay, qui lui trouve bien des attraits comme éventuel mari pour sa fille Joan, très attachée à Philipp, son frère. Invitées au bal de fin d'année de l'université, une promenade en barque, et le jeune homme timide demande à la jeune fille qui a une approche plus moderne de la vie, de l'épouser. L'emprise de Madame Lindsay affecte profondément son fils à qui elle voyait un avenir brillant, installé dans un bureau. Mais Philipp étouffe, donne sa démission. Il veut peindre, écrire, c'est là son avenir, son but, il le sait. Il se confie à Allen, toujours sceptique et plongé dans ses livres de médecine. La lutte est rude. Théâtre, promenades et tasses de thé, Philpp lit beaucoup de romans, Joan s'interroge, Victor, digne neveu de son oncle le colonel Page, un peu éberlué par les moeurs et les problèmes de la famille est bien près de jeter l'éponge, Philipp prêt à accepter une proposition qui le promènera au Kénya, dans les champs de caféiers et Joan songe, une vie de couple ? "... une feuille d'impôts partagée... " Écrit à 24 ans, premier roman d'Isherwood, auteur entre autres d' Adieu à Berlin ( Cabaret au cinéma ), sur une société qu'il connaît, avant qu'il ne quitte la Grande Bretagne pour un tour du monde qui le conduit à Los Angelès où il termine ses jours. Le livre épuisé est réédité.

mardi 11 juin 2013

Le Bijou Shoulamit Lapid ( roman policier Israêl )




                                     Le Bijou
                                                   Une enquête de Lisie Badikhi

            Une carpe dans une baignoire échappe aux doigts de Basthéva qui glisse, trois côtes cassées. Hospitalisée grâce à ses filles dans une clinique où l'on soigne de riches retraités. Beersheva, ville du Néguev. Judie quadragénaire au passé flou s'active auprès des trois derniers patients avant la fermeture durant les mois de juillet et d'août. Il y a donc Blooms 90 ans, vif malgré un fémur cassé qui l'oblige à marcher avec des béquilles, Shifra, 90 ans, très fragile, les mains déformées incapable de tenir ses couverts. Que voit-elle qui la panique dans le salon où sont réunis à l'heure du thé son fils Tankhoum, Alex fils de Blooms et son épouse Esther, Basthéva tombée sous la coupe d'Esther et des mystères de la couche d'ozone, au grand désarroi de sa fille Lisie journaliste aux Nouvelles de Beersheva, ou qui voit-elle ?
            Ce jour-là les dieux des journalistes étaient avec Lisie : être au bon endroit au bon moment. Un meurtre à l'heure du thé, des poids de pesage disparus. A qui profite le crime ? Le travail s'accumule pour Lisie, grande fille un peu pataude, contrariant l'enquête de ses deux beaux-frères inspecteurs. Mais le livre est plein d'intérêt car outre les recherches des coupables l'âge des personnages permet à l'auteur de raconter l'histoire des juifs qui en 1917, très pauvres s'installaient dans cette région alors qu'une guerre cruelle se poursuivait entre les ottomans installés et les anglais. Certains restèrent d'autres s'enrôlèrent tel Blooms dans une armée australienne qu'il suivra dans leur pays, faisant fortune d'abord avec 30 chameaux. Et l'on apprend aussi des détails sur les matières, le poids de l'or, du platinium dans nos plombages, et la vie quotidienne, les repas de shabbat, le thé à l'eucalyptus pour les protecteurs de la couche d'ozone, le thé à la moutarde, la vie à Beershéva. " Le mobile du crime est un vol perpétré il y a soixante-treize ans... ! ?" les haines sont tenaces.
Lisie compte les mots sur son ordinateur, elle a matière à 5 000 mots, réduire. Sa mère n'achètera plus de carpe vivante pour la préparation du poisson farci.

           

vendredi 7 juin 2013

Le quartier de la Fabrique Gianni Pirozzi ( roman France )

Le quartier de la fabrique Voir la quatrième de couverture

                                    Le Quartier de la Fabrique

            Qui se souvient de Mitrovica ? Un quartier de la ville porte le nom du quartier rom. 1999, Sarajevo est sous les bombes, les Serbes bombardent le Kosovo. Rinetti travailleur social habitué à gérer les problèmes des Roms continuellement déplacés, installés du côté de Montpellier où se réfugient nombre d'habitants d'Europe de l'Est, des Tchétchènes, des Roumains, est contacté par de De Santis lui-même réfugié italien ( peut-on penser à Battisti que l'auteur nomme dans ses remerciements ? ) pour prendre en charge une lourde cargaison d'armes pour aider l'UCK. Ils partent donc, 4 hommes au destin différent, pas vraiment libres, attachés qui à des compagnes, qui à la drogue, mais préparés à un très long périple, au volant de deux camionnettes Volkswagen blanches bien reconnaissables, remplies d'armes pour les Kosovars. Traversée de Budapest, Bucarest, de la Macédoine, ainsi à travers les campagnes, villages où l'on se marie selon le rituel antique, où l'on chante, danse et boit, avant que le viol et le massacre perpétrés par les soldats de ce mouvement à qui ces hommes venus de France apportent des armes. Le doute. Les douanes, les milices, les chemins de rocailles, fumeurs avides partis pour soutenir le peuple errant des Roms, parviendront-ils au terme  de leur voyage ? Livreront-ils des armes à un mouvement aussi brutal que ceux qui le combattent. "... Skopje... la capitale la plus neuve d'Europe, entièrement reconstruite après un tremblement de terre trente ans plus tôt... définitivement inachevée... Rinetti tourne la clé de contact.Désenchantement. Une ville-oasis  comme une zone préservée où des habitants de différentes religions cohabitent pacifiquement. Un mélange féerique de minarets musulmans et de bulbes orthodoxes apparus dans la nuit. Pour encore combien de temps... " Macédoine. Le périple est long, trop long. Pirozzi décrit sa vision de la Mitteleuropa, de l'après-Tito, de la Yougoslavie. Intéressant. ..

dimanche 2 juin 2013

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 18 journal Samuel Pépys ( Angleterre )


Macareux moine. 
Photo: Erlend Haarberg.

macareux                                                   Journal

                                                                                                                 1er Avril 1660
                                                                                                          Jour du Seigneur
            Mr Ibbot fit un très bon sermon. Après dîner milord me donna la liste secrète de tous les navires qui doivent partir en mer cet été. Cette liste me laisse penser qu'il a pris soin d'écarter les anabaptistes autant qu'il le peut. Du fait de milord et du fait que j'ai dû envoyer le courrier par Mr Cooke du Nasebt, le sermon n'a pu reprendre qu'à 4 heures. Aujourd'hui le capitaine Guy est venu à bord depuis Dunkerque. Il m'a rapporté que le roi va revenir et qu'à Dunkerque les soldats boivent à la santé du roi dans les rues. A la nuit, le capitaine, sir R. Satyner, Mr Shipley et moi soupâmes ensemble dans la cabine du commandant. J'ai fait ce soir une commission au capitaine Wilgress, qui commande le Bear : cela m'a rapporté 30 shillings. Puis, après avoir écrit un moment, suis allé me coucher.


                                                                                                                 2 avril

            Debout de bonne heure pour emballer toutes mes affaires et celles de mon domestique. Il y avait foule de commandants ici ce matin pour prendre congé de milord qui se rend à bord du * Naseby *. La table était pleine si bien que de nombreux officiers et Mr Creed ont dîné sur le pont inférieur. Mr Creed a été très chagriné d'apprendre qu'il ne pouvait accompagner milord, car il avait déjà fait transporter toutes ses affaires à bord du * Naseby *, pensant y rester, mais Mr Howe y était fortement opposé et s'est, en vérité, débarrassé de lui, ce qui a réjoui tout le monde. Après dîner je pris, avec mon domestique, une des chaloupes afin d'aller sur le Naseby devant milord, et je m'arrangeai pour mettre ma cabine en assez bon ordre avant la nuit. Elle est fort petite mais très commode, avec une fenêtre qui donne sur la mer, et une autre sur le pont, et un bon lit. Ce matin, Mr Edward Pickering est venu, toujours aussi petit-maître que d'habitude. Il m'a rapporté que le roi allait être restauré, mais que Monck est décidé à s'occuper lui-même de la chose, faute de quoi il s'y opposerait.


                                                                                                                  3 avril 1660

            Tard au lit. Vers 3 heures du matin on cogna très fort à la porte de ma cabine. Ils eurent beaucoup de mal, paraît-il, à me réveiller. Je me levai, mais comme c'était seulement pour du courrier, je retournai au lit. Le remis le lendemain matin à milord.
            Ce matin le capitaine Isham vint à bord voir milord et boire son vin avant qu'il ne parte pour les Downs. De nombreux marchands vinrent également pour demander à être escortés dans la Baltique. Des dispositions ont été prises à cet effet.
            Ils ont dîné avec milord et l'un d'entre eux, l'échevin Wood, a longuement entretenu milord des espoirs que nous avons désormais d'un gouvernement stable, sous la conduite du roi voulait-il dire, mais milord ne lui a pas prêté attention. Nous dînâmes tard. Ensuite milord se rendit à terre, moi-même et le capitaine Sparling profitâmes de son bateau pour en faire autant, mais comme la marée était presque basse nous ne pûmes pas rester de crainte de ne pouvoir ensuite regagner le navire. Nous revînmes donc à bord. Aujourd'hui, nous avons eu la visite du lieutenant de vaisseau du * Swiftsure * que milord avait envoyé à Hastings, l'un des Cinque Ports, pour qu'ils acceptent Mr Edward Montagu comme l'un de leurs représentants.[ In vino veritas ] La chose n'a pas été possible car ils s'étaient déjà engagés autrement. Après qu'il eut remis son message je l'invitai, avec Mr Pearse le chirurgien qui est venu à bord aujourd'hui pour la première fois, dans ma cabine. Nous bûmes une bouteille de vin. Soirée studieuse à écrire, puis au lit. Le coeur bien lourd d'être sans nouvelles de ma chère femme. En vérité, je ne me souviens pas que mon coeur ait jamais autant souffert de son absence qu'en ce moment précis.


                                                                                                               4 avril 1660

            Ce matin j'envoyai de nombreuses lettres à Londres pour mes propres affaires. Le colonel Thomson, celui qui a la jambe de bois, et l'amiral Penn vinrent dîner avec milord et Mr Blackborne. Ce dernier m'apprit qu'il était désormais certain que le roi devait absolument revenir, et qu'un membre du Conseil d'Etat lui avait dit que des négociations étaient déjà en cours en vue d'un traité entre eux. C'était curieux d'entendre Mr Blackborne commencer déjà à faire l'éloge du roi. Comme quoi c'était un avisé, sous le gouvernement duquel la paix serait assurée, etc...
            Je dînai tout seul pour éviter de devoir inviter des gens dans ma cabine, car il y avait affluence aujourd'hui.
            Après le départ de ces deux-là, sir Wheler et sir John Pettus montèrent à bord. Ils restèrent deux ou trois heures, puis ils repartirent.
            Les commissaires sont venus aujourd'hui, uniquement pour discuter d'une réduction supplémentaire de la flotte et pour " payer " les marins débarqués aussi vite que possible.
            J'ai remis à Davis, leur domestique, 5 livres et 10 shillings pour qu'il les donne à Mr Moore de ma part, en remboursement partiel de 7 livres que je lui ai empruntées, il doit prendre le reste sur les 36 shillings qu'il me doit.
            Dans la soirée milord décida d'envoyer le capitaine de notre navire à Weymouth pour qu'il y fasse campagne pour lui. Le capitaine se prépara donc à ce faire le matin suivant.
            Ce soir, le lieutenant de notre navire et le docteur sont restés avec Mr Shipley, W. Howe et moi, à chanter et à bavarder. Ensuite, au lit.


                                                                                                              5 avril

            Tout le matin travail sans fin. Des ordres à rédiger.  J'ai été très surpris que Mr Burr n'ait pas tenu parole et ne soit pas revenu hier soir, alors que nous sommes sur le point de lever l'ancre. Nous fîmes voile vers midi, le soir nous atteignîmes la rade de Leigh et nous jetâmes l'ancre. Dans la soirée Mr Shipley qui avait été à Grayesmarker ce matin, nous rejoignit. Je passai tout l'après-midi sur le pont, car le temps était très agréable.  Cet après-midi sir Richard Stayner et Mr Creed vinrent à notre bord après que nous eûmes jeté l'ancre,  et Mr Creed m'apporta 30 livres d'acompte que milord lui avait donné l'ordre de me payer. Le capitaine Clarke m'apporta une canne pleine de noeuds. Le soir, j'avais très sommeil, donc au lit.


                                                                                                                        6 avril 1660

            Ce matin mon beau-frère Balty vint me voir et me fit part de son souhait de venir avec moi en qualité d'officier sans brevet,  ce qui m'ennuya beaucoup.  Mais après dîner,  comme milord avait été fort civil à table avec lui, je parlai à milord et il me promit d'écrire une lettre à l'intention du capitaine Stokes pour qu' il le prenne avec lui. Passai toute la journée avec lui à bavarder et à marcher. Nous fîmes voile jusqu'à la rade de Sheppey. Dans l'après-midi,  Mr Howe et nous mimes à nos violons pour la première fois que nous sommes à bord. Cet après-midi j'ai fait les comptes avec milord jusqu'au jour d'aujourd'hui et je lui ai remis tout l'argent qui me restait en main.
           * Dans la soirée,  comme il y avait un beau clair de lune, je veillai tard, me promenai sur le pont des officiers et bavardai avec Mr Cuttance qui m'apprit certains termes de marine.  Ensuite nous descendîmes souper, puis au lit.


                                                                                                                        7 avril

            Aujourd'hui, vers 9 heures du matin le vent se mit à souffler fort. Comme nous étions au milieu de bancs de sable nous restâmes à l'ancre. Je commence à avoir la tête qui tourne et à me sentir mal. Avant le dîner milord m'envoya chercher pour manger des huîtres,  les meilleures qu' il eût jamais mangées de sa vie, dit-il,  j'en ai pour ma part mangées d'aussi bonnes à Bardsey. Après dîner et tout l'après-midi je marchai sur le pont pour ne pas être malade. Finalement,  vers 5 heures j'allai me coucher et je demandai qu' on me prépare un lait de poule. Cela me fit admirablement dormir.  Aujourd'hui Mr Shipley est allé à Sheppe.


                                                                                                                      8 avril 1660
                                                                                                           jour du Seigneur
            Mer de nouveau très calme et moi assez bien, mais j'ai eu mal à la tête toute la journée.  Vers midi nous fîmes voile, en chemin je vis de nombreuses épaves et de nombreux mâts qui sont désormais les principaux repères pour les navires. Nous eûmes bon vent tout l'après-midi.  Nous rejoignîmes deux navires marchands qui nous avaient dépassés hier. Ils font route vers les Indes orientales. Le lieutenant et moi nous sommes penchés à son hublot,  et avec sa lunette avons regardé les femmes qui sont à leur bord et qui sont très jolies. Ce soir, le major Willoghby qui était parmi nous avec Mr Pickering depuis 3 ou 4 jours est parti à bord d'un ketch pou Dunkerque.  Nous naviguions toujours lorsque j'allai me coucher car j'étais de nouveau  malade.  Moi et Will Howe le chirurgien,  le pasteur et Balty avons soupé dans la cabine du lieutenant.  Ensuite nous sommes restés à discuter,  le pasteur a défendu avec chaleur les prières improvisées,  pour ma part j'ai pris violemment contre.


                                                                                                                             9 avril

            Après avoir navigué toute la nuit, nous sommes arrivés en vue des falaises du Nord.et du Sud au matin, et nous avons continué à naviguer toute la journée.  Dans l'après-midi nous avons eu un vent très frais que j'ai mieux supporté que je ne m'en croyais capable.  cet après-midi je vis pour la première fois la France et Calais,  ce qui me fit très plaisir,  même de loin. Vers 5 heures nous sommes arrivés aux bancs de sable de Goodwin, puis au château près de Deal où notre flotte nous attendait,. Nous avons jeté l'ancre au milieu de nos navires.  Les châteaux et les navires nous ont salué de grandes salves de canon auxquelles nous avons répondu. Jamais je n'ai entendu un tel grondement d'artillerie.  Nous ne pouvions plus nous voir à bord, ni d'un navire à l'autre tant la fumée était épaisse.  Des que nous eûmes jeté l'ancre, les capitaines quittèrent leur bord pour venir tous à bord de notre navire. Cette nuit j'ai écrit des lettres pour milord à l'intention du Conseil d'Etat, etc... Mr Pickering a été chargé de les porter et à cet effet il a pris cette nuit congé de milord.  Quant à Balty, après que j'eusse écrit deux ou trois lettres pour ma femme et pou Mr Bowyer que je lui confiai, je bus avec lui dans ma cabine une bouteille de vin que J Goods et Mr Howe avaient apportée,  et il prit lui aussi congé,  car il doit partir demain matin avec Mr Pickering. J'ai confié à Balty 15 shillings pour qu' il les remette à ma femme. Il était 1 heure du matin lorsque nous nous séparâmes. Ce soir,  Mr Shipley est venu à bord.  Il venait d'échapper à un grand danger sur un bas-fond, alors qu'il revenait de Chatham.
                   

                                                                                                                    10 avril

            Ce matin de nombreux commandants de la flotte, en fait, la plupart d'entre eux vinrent dîner à notre bord, de sorte que certains d'entre eux et moi dînâmes ensemble dans la chambre du conseil. Nous passâmes un fort bon moment. Le vice-amiral vint nous rejoindre et resta bavarder : apparemment c'est un homme d'un excellent naturel. Dans la soirée alors que j'étais tout seul dans ma cabine à jouer du violon, en proie à un accès de mélancolie, milord et sir R.Stayner se sont rendus dans la chambre du conseil pour souper et m'ont demander d'aller souper avec eux. Ensuite de quoi nous sommes montés dans la cabine du lieutenant. Lui, moi et sir Rich sommes restés bavarder jusqu'à 11 heures, puis au lit.
            Aujourd'hui milord Goring est revenu de France et a débarqué à Douvres.


                                                                                                                      11 avril 1660

            Ce matin un gentilhomme vint de la part de milord Manchester demander à milord un laissez-passer pour Mr Boyle. On le lui donna. Sur ordre de milord, je pris avec lui un bon déjeuner dans la grande cabine sous le pont. Toute la journée a soufflé fort, de sorte qu'un gentilhomme qui accompagnait sir Boys, qui semble être un homme agréable, et qui s'est trouvé à dîner par milord, fut contraint de se lever de table. Cet après-midi un gros paquet de lettres est arrivé de Londres à mon intention. Parmi ces lettres deux provenaient de ma chère femme. Ce sont les premières que je reçois depuis que j'ai quitté Londres. toutes les nouvelles en provenance de Londres sont que la situation continue d'évoluer en faveur du roi. Que l'autre jour, la corporation des pelletiers, lorsqu'elle a reçu le général Monck, a décroché les armes du Parlement qui ornaient la salle d'Honneur pour les remplacer par celles du roi.
  **          Dans la soirée, milord et moi avons longuement discuté des différents commandants de la flotte et de ceux sur lesquels il peut compter. Il est décidé à oeuvrer au retour du roi. Il m'a avoué qu'il n'était pas sûr de la fidélité de son propre commandant, et qu'il n'aimait pas beaucoup le capitaine Stokes. Dans la soirée, Mr Howe et moi avons joué du violon dans ma cabine. Mr Ibbot et le lieutenant sont venus nous rejoindre, mais tard. J'ai retenu le lieutenant et lui ai montré ma manière de tenir un journal. Ensuite de quoi, au lit.
            Il me revient maintenant à l'esprit de noter que j'ai conscience d'avoir été un peu trop désinvolte en me moquant du pasteur de notre navire, qui est un homme avisé et intègre.


                                                                                                                        12 avril

            Aujourd'hui le temps a été très mauvais et nous n'avons pas eu de visiteur à bord. Dans l'après-midi le vice-amiral vint à bord. Milord s'entretint avec lui et dans la soirée j'envoyai à Londres un paquet avec plusieurs lettres destinées à mes amis, une à ma femme l'informant que je lui ferai parvenir de l'argent lorsqu'elle en aurait besoin, une à Mr Bowyer, lui demandant de me faire savoir quand les principaux administrateurs de l'Echiquier devaient être payés, et une à Mr Moore relative au travail du bureau, dans laquelle je lui notifiai que nous étions quittes en matière d'argent. Le soir nous avons envoyé mes lettres, au lit


                                                                                                                            13 avril

            Aujourd'hui temps affreux toute la journée, pluie et vent. Dans l'après-midi je rangeai mes affaires dans ma cabine et je mis un peu d'ordre dans mes affaires et dans mes papiers. Dans la soirée j'envoyai un autre paquet de lettres à Londres par la poste. Cela fait je montai dans la cabine du lieutenant : nous mimes en perce un tonnelet de bière que nous avions fait venir à nous quatre, de Deal aujourd'hui, il y a avec nous le pasteur et le docteur. Après quoi jusqu'à une heure du matin j'écrivis des lettres à Mr Downing lui signifiant que je souhaitas continuer à m'occuper moi-même du travail de bureau et demandai à Mr Moore uniquement d'exécuter le travail pour moi. Milord lui a adressé également une lettre très sérieuse et très claire dans ce sens. Cela fait, allai me coucher, mais comme il pleuvait fort et que la pluie tombait sur mon lit, je suis allé dormir avec John Goods dans la grande cabine sous le pont. Le vent était tellement fort que nous fûmes contraints d'abaisser certains de nos mâts. Me couchai, comme le lit était bon et que le bateau me berçait, je dormis jusqu'à presque dix heures du matin.


                                                                                                                                    14 avril

            Me levai et bus une bonne bière matinale en compagnie de Mr Shipley. Cela me donna l'occasion de réfléchir que je menais désormais une bonne vie, car je n'avais à m'occuper de rien, si ce n'est de moi-même. Ce matin la mer était très forte, je vis notre bateau venir vers nous avec Mr Pearse l'intendant à son bord. Il a couru un grand danger : en tentant de monter à notre bord il faillit se noyer et ne fut sauvé que grâce à un cordage.
            Aujourd'hui j'ai appris que milord Lambert est sorti de la Tour de Londres et qu'on a offert 10 livres de récompense à quiconque l'amènerait devant le Conseil d'Etat. Milord a été élu à Weymouth ce matin, tandis que le capitaine Teddiman du port de Douvres est venu annoncer à milord qu'il avait été nommé citoyen d'honneur de la ville et qu'il pouvait la représenter aux Communes. Aujourd'hui j'ai entendu dire que l'armée avait été unanime pour déclarer qu'elle soutiendrait la politique du prochain Parlement. Ce soir ai soupé avec milord.


                                                                                                                                  15 avril 1660
                                                                                                                  Jour du Seigneur
           *** Debout de bonne heure, me fis rafraîchir les cheveux par le barbier dans la grande cabine sous le pont. après quoi, dans ma cabine, puis au sermon, ensuite dîner. A cette occasion nous annonça que l' université de Cambridge songe à le choisir comme représentant aux Communes. Il est content de penser qu'ils le considèrent comme un homme prospère et nous en a fait part à table. Pendant le dîner Mr Cooke est revenu de Londres avec du courrier qui a plongé milord dans de profondes réflexions toute la journée, si bien que dans la soirée il me demanda de préparer deux commissions : l'une pour le capitaine Robert Blake, qui devait remplacer le capitaine Daking comme commandant du Worcester, car Daking était anabaptiste et avait témoigné beaucoup de mécontentement lors des présentes manoeuvres. L'autre pour le capitaine Coppin qui devait quitter le Langport pour prendre le commandement du Newbury et remplacer Blake. Ceci me semble indiquer que le général Monck a décidé de procéder à des changements importants afin de favoriser le retour du roi. De Londres, j'apprends que les fanatiques ont relevé la tête depuis que Lambert est sorti de la Tour, mais j'espère que tout cela sera sans suite. Je veillai tard à rédiger des lettres pour Londres afin que Mr Cook puisse les emporter, puis, au lit.


                                                                                                                           16 avril

            Vers4 heures du matin Mr Cook me réveilla là où je dormais, dans la grande cabine sous le pont, et je lui remis le paquet et des instructions pour Londres. Je me rendormis ensuite. Je passai tout le matin à donner des instructions et des billets de solde aux commandants de la flotte afin qu'ils débarquent tous les membres de leur équipage qui sont en surnombre par rapport au nombre fixé par le Conseil d'Etat dans sa dernière ordonnance.
            Après dîner passai tout l'après-midi à des travaux d'écriture, et cela jusqu'à la nuit. Ensuite au lit.


                                                                                                                 ............/ 17....
   
*      teniers
**    mancini
***  teniers le jeune - cirurgien barbier


                                                                    

                                                                                      

                       

jeudi 30 mai 2013

Tout s'est bien passé Emmanuèle Bernheim ( récit autobiographie France )



                                       Tout s'est bien passé


            Chronique d'une mort annoncée, désirée, acceptée. Emmanuèle Bernheim fait le portrait de son père, homme joyeux et volontaire, vif, explorant les expositions, rejetant ou appréciant alors qu'un accident vasculaire cérébral le cloue au lit, un bras inerte, l'élocution difficile un temps inaudible. Il a 88 ans, a subi un triple pontage suivi d'une infection nosocomiale, dont il s'est remis de même " ... d'une ablation de la rate, d'une pleurésie, d'une embolie pulmonaire, et même d'une agression... A chaque fois, la convalescence à peine achevée il partait loin... " Mais ce jour-là se voyant diminué, langé, mangeant " un grand bavoir autour du cou ", il demande à sa fille  Nuèle d'accélérer sa fin. Sans larmes et sans pathos, lucide. " ... Je veux que tu m'aides à en finir.. "  La mère atteinte de la maladie de Parkinson n'éprouve aucun sentiment pour ce vieux monsieur qui de son propre aveu dit : je me demande comment elle a pu me supporter. Alors pour elle et sa soeur Pascale les tribulations vont commencer. Le suicide assisté est interdit en France il leur faut donc s'adresser à une société suisse. Le désarroi des soeurs est indescriptible, malade capricieux vite intéressé par les centres d'intéret habituels à sa vie de toujours il rejette et se passionne pour la vente Bergé Saint Laurent, reçoit ses amis et sa famille avertis de son projet, lorsque les soins et les antidépresseurs apportent une amélioration à son état. Entre espoir d'une guérison et l'obstination du père qui prend toutes ses dispositions, notaire, et se nourrit de friandises et d'une salade avocat-pamplemousse, frites et sole pour ce qui sera sans doute sa dernière sortie. Sa madeleine. L'auteur scénariste écrit son livre avec des détails très précis, quotidiens, la main inerte qui ressemble à une tortue, le pass-navigo resté serré dans sa main alors qu'elle prend un taxi, tout s'organise alors que les soeurs s'interrogent : peut-on demander à ses enfants leur aide pour ce genre d'acte ? Qui l'accompagnera, comment se déroulera le dernier voyage. Tout va-t-il bien se passer, alors qu'une main courante arrive à la clinique. Averti par un anonyme de ce voyage en ambulance vers un but précis, le commissaire veut interroger les deux soeurs. Voyage interrompu ou tout se passera bien ?

dimanche 26 mai 2013

L'oubli est la ruse du diable Max Gallo ( France mémoires )




                                                   L'oubli est la ruse du diable

            "... hissé sur le toit, adossé à la cheminée... " Max Gallo adolescent rêve d'écrire comme Jack London, de Martin Eden. Né à Nice d'une mère italienne qui lui récite des vers de Dante et d'un père français homme à tout faire de la Banca qui les loge là-haut, sous les combles, mais homme bon adroit de ses mains. Il lui offre sa première machine à écrire destinée à la casse et réparée. L'enfant a vécu les défilés du Front populaire en 36 debout sur ses épaules, et la guerre dans la peur de l'arrestation de ce père. Les camarades communistes pendus et exposés ne s'oublient pas. A la Libération, élève au collège technique puis au Lycée technique le futur écrivain s'intéresse à l'Histoire. Il entend sa mère reprocher à son père son manque d'ambition, sa grand'mère italienne superstitieuse et croyante qui vit et meurt chez eux lui lègue ce mot " il destino ". Gallo jeune enrage, les femmes, le désir d'écrire qui le poursuivra toute sa vie ( 120 livres environ plus ceux écrits sous pseudonyme ou tels ceux de Martin Gray qu'il cosigne ) et son père qui souhaitait lui voir pratiquer un métier tranquille manuel qui le mettrait à l'abri. Gallo a gagné son combat "... Tu te rends compte, tu as réussi, c'est fait... " dit son père. Mais aujourd'hui l'écrivain se souvient de son mariage forcé avec Claudie "... sa soeur-amante... ", de la fausse-couche de la jeune femme quinze jours plus tard, de leur vie dans une chambre de bonne  sans eau, où chacun travaille et poursuit des études qu'ils réussiront brillamment, et d'un nouvel enfant, une petite fille, Mathilde. Les parents diplômés se séparent, agrégation d'histoire pour lui, de lettres modernes pour elle. Elle est nommée à Annecy, lui à Nice, l'enfant est élevée par ses grands-parents, le père et l'enfant seront très proches puis Paris appelle l'auteur qui a publié " l'Italie de Mussolini ", Françoise Giroud lui conseille d'écrire des articles spécialisés pour que les journaux ne puissent se passer de lui, et il devient directeur de collection chez Robert Laffont, il écrit ( aujourd'hui il avoue qu'une force le pousse à écrire dès 4 heures du matin 5 feuillets ni plus, ni moins ), séparé des communistes il entre au gouvernement de François Mitterand, 1981-84. Mais sa fille ne supporte pas cet éloignement. La douleur du souvenir, la culpabilité et parce qu'il a lu cette phrase sur la tombe d'un moine du XIIè sc." L'oubli est la ruse du diable ", Gallo aujourd'hui député européen, après avoir été aussi député des Alples Maritimes, ce qui lui valut une tentative d'assassinat, écrit son autobiographie, et publie des " romans-histoire ". Il est entré à l'Académie Française en 2007 au fauteuil de JF Revel.

vendredi 24 mai 2013

Un anarchiste 4 fin Joseph Conrad ( nouvelle Angleterre )



                                                   Un anarchiste


             ... Ils me rejoignirent et me firent comprendre que le canot était à eux, pas à moi.
            - Nous sommes deux contre toi seul, dit Mafile.
            - Je sortis à découvert et m'écartai d'eux, de peur de prendre un coup en traître sur le crâne. J'aurais pu les abattre tous deux sur place, mais je ne dis rien, et contins le rire qui me montait aux lèvres. Je me fis très humble et les suppliai de m'emmener avec eux. Ils se consultèrent à voix basse sur mon sort, pendant que, grâce au revolver que je tenais sous ma blouse, j'avais leur vie entre mes mains. Je les laissai vivre. Je voulais leur faire tirer le canot. Je leur représentai, avec un humilité abjecte, que je connaissais le maniement d'une barque, et qu'étant trois à ramer nous pourrions nous reposer à tour de rôle. Cet argument finit par les décider. Il était temps. Un peu plus j'aurais éclaté tant la chose était drôle.
            A ce moment son excitation se donna libre cours. Il sauta de l'établi tout gesticulant. Les grandes ombres de ses bras courant sur le toit et les murs faisaient paraître les murs de l'appentis trop petits pour son agitation.
            - Je ne nie rien, éclata-t-il. J'étais transporté de joie, Monsieur. Je goûtais une sorte de félicité. Mais je me tins coi. Toute la nuit je pris mon tour aux avirons. Nous tirions vers le large, et mettions notre espoir dans la rencontre d'un navire. C'était une hardiesse absurde à laquelle je les avais entraînés. Quand le soleil se leva l'immensité de la mer était calme, et les îles du Salut n'apparaissaient plus que sous forme de petits points noirs au sommet des vagues. C'est moi qui barrais à ce moment-là. Mafile, qui ramait en avant, lâcha un juron et dit : " Il faut nous reposer . "
            L'heure de rire était venu enfin, et je m'en donnai à coeur joie, vous pouvez me croire. Je me tenais les côtes, je me roulais sur mon banc, devant leurs visage stupéfaits. " Qu'est-ce qui le prend, cet animal ?
s'écria Mafile ".
            Et Simon qui était le plus près de moi dit par-dessus son épaule : " Le diable m'emporte s'il n'est pas devenu maboule. "
            A ce moment je sortis mon revolver. Aha ! Si vous aviez vu du coup leur regard se figer. Ha ! ha ! Ils avaient la frousse, mais ils ramaient ! Oh oui ! Ils ont tiré toute la journée, l'air tantôt hagard, tantôt épuisé. Je ne perdais rien du spectacle, parce qu'il fallait les tenir à l'oeil tout le temps, sans quoi, crac, en un clin d'oeil ils me seraient tombés dessus. Je reposais sur mon genou la main qui tenait mon revolver tout armé et gouvernais de l'autre. Leurs visages commençaient à se couvrir de cloques. Ciel et mer semblaient en feu autour de nous, et la mer fumait sous le soleil. La barque grésillait en fendant l'eau. Mafile avait de l'écume à la bouche par moments, puis se mettait à gémir, mais il tirait toujours. Il n'osait pas s'arrêter. Ses yeux étaient injectés de sang et il s'était déchiré la lèvre inférieure à force de la mordre. Simon était enroué comme un corbeau.
            " Camarade..., commença-t-il
            - Il n'y a pas de camarade ici je suis votre patron.
           - Patron alors, au nom de l'humanité laissez-nous souffler ! "
           Je le leur permis. Il y avait un peu d'eau de pluie qui courait au fond du bateau. Je les autorisai à en ramasser dans le creux de leurs mains. Puis, quand je donnai l'ordre : En route ", je les vis échanger un coup d'oeil significatif. Ils pensaient que je finirais bien par dormir. Aha ! Je n'avais pas la moindre envie de dormir. Je me sentais plus éveillé que jamais. C'est eux qui finirent par s'endormir en ramant, et qui tombèrent de leur banc cul par-dessus tête, comme deux masses, l'un après l'autre. Je les laissai à leur sommeil, toutes les étoiles brillaient. C'était un monde de paix, le soleil se leva. Un autre jour. Allons, en route !
            Ils tiraient mal. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites et ils tiraient la langue. Au cours de la matinée, Mafile croassa : " Si on se jetait sur lui, Simon ? Autant recevoir un pruneau tout de suite que de crever de soif, de faim et de fatigue. "
            Il n'en continuait pas moins à souquer, et Simon tirait aussi. Cela me faisait sourire, ah ! ils aimaient la vie ces deux-là, dans leur monde pourri, comme je l'aimais moi-même avant qu'ils ne me l'eussent gâtée avec leurs tirades. Je les laissai ramer jusqu'à la limite de leurs forces, et c'est alors seulement que je leur montrai les voiles d'un navire à l'horizon.
            Ah, il fallait les voir revivre et s'appliquer à leur tâche, car je les fis ramer encore pour couper la route du navire. Ils étaient tout changés. L'espèce de pitié que j'avais ressentie pour eux se dissipa. Ils redevenaient eux-mêmes de minute en minute. Ils me lançaient les regards dont je me souvenais trop bien, ils étaient heureux, ils souriaient.
            " Eh bien ! fait Simon, l'énergie de ce jeunot nous a sauvé la vie. S'il ne nous y avait pas forcés nous n'aurions jamais ramé assez loin pour couper la route des navires. Camarade, je te pardonne. Je t'admire ! "
            Et Mafile grogne depuis son banc : " On te doit une belle dette de reconnaissance, camarade. Tu es taillé pour faire un chef. "
            Camarade, Monsieur ! Ah, le magnifique mot ! Et ces gens-là et d'autres comme eux en avaient fait un mot maudit. Je les regardais, je me rappelais leurs mensonges, leurs promesses, leurs menaces, et tous mes jours de misère. Pourquoi ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille à ma sortie de prison ? Je les regardais en me disant que je ne serai jamais libre tant qu'ils vivraient. Jamais. Ni moi, ni d'autres, des hommes au coeur chaud et à la tête faible, comme moi. Car je sais que je n'ai pas la tête bien forte, Monsieur, une rage noire m'envahit, la rage de l'extrême ivresse, mais pas contre l'injustice de la société, ah non !
            Je veux être libre ! criai-je furieusement.
            " Vive la liberté ! hurle ce bandit de Mafile. Mort aux bourgeois qui nous envoient à Cayenne. Ils s'apercevront bientôt que nous sommes libres ! "
            La mer, le ciel, l'horizon tout entier étaient devenus rouges autour du bateau, rouge sang. Je m'étonnais qu'ils n'entendissent pas les coups de mes tempes, tant elles battaient fort. Comment cela se faisait-il ? Comment ne comprenaient-ils pas ?
            J'entendis Simon demander : " On est peut-être assez loin maintenant ? - Oui, ça suffit, dis-je. " J'étais fâché pour lui, c'était l'autre que je haïssais. Il remonta son aviron avec un gros soupir et au moment où il s'essuyait le front, avec la mine d'un homme qui avait fini sa tâche, je pressai la détente, l'arme appuyée sur mon genou, et l'atteignis en plein coeur.
            Il s'affala, la tête pendant au-dessus du plat-bord. Je ne lui accordai pas un regard. L'autre poussa un cri perçant, un seul cri d'horreur. Puis tout se tut.
            Il se laissa tomber du banc sur les genoux et leva devant son visage ses mains jointes en un geste de supplication. " Grâce, murmura-t-il, grâce pour moi, camarade !
            - Camarade ! fis-je d'un ton sourd. Oui, camarade évidemment. Eh bien alors, crie Vive l'anarchie ! "
            Il leva les bras, le visage dressé vers le ciel et la bouche ouverte en un grand cri de désespoir : " Vive l'anarchie ! Vive... "
            Il s'effondra d'un coup, une balle dans la tête.
            Je lançai les deux cadavres à la mer. Je jetai le revolver aussi. Puis je m'assis tranquillement. J'étais libre, enfin ! Je ne regardai même pas du côté du bateau. Je ne m'en souciai pas. J'ai même dû m'endormir , car tout à coup il y eut des cris, et j'aperçus le navire presque sur moi. On me hissa à bord, et on prit la barque en remorque. Ils étaient tous noirs avec un capitaine métis qui seul savait quelques mots de français. Je ne pus découvrir où ils allaient, ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours, mais je n'aimais pas leur façons  de parler de moi dans leur langue. Peut-être complétaient-ils de me flanquer par-dessus bord pour garder le canot. Comment le saurais-je ? En passant devant cette île je demandai si elle était habitée. Je compris à ce que me dit le métis, qu'elle contenait une maison. Une ferme, voulait-il dire sans doute. Alors je le priai de me débarquer sur la grève, et de garder le canot pour sa peine. C'était sans doute
ce qu'il demandait. Vous savez le reste.
            Ce récit achevé, l'homme perdit brusquement tout empire sur lui-même. Il se mit à arpenter fiévreusement le hangar, puis à courir. Il agitait ses bras comme des ailes de moulin, et ses exclamations qui tenaient du délire, ramenaient cette protestation en incessant refrain : " je ne nie rien... rien... " Je ne pouvais que le regarder et, assis à l'écart répéter :
            - Calmez-vous... Calmez-vous... ! Jusqu'à ce que son agitation cédât.
            Je dois avouer que je demeurai longtemps près de lui, longtemps encore après qu'il se fût glissé sous sa moustiquaire. Ils m'avait supplié de ne pas le quitter, alors, comme on veille un enfant nerveux, je me tins près de lui au nom de l'humanité, jusqu'à ce qu'il dormît.
            Somme toute, j'ai l'impression qu'il était beaucoup plus anarchiste qu'il ne le croyait ou ne l'avouait lui-même. Et mis à part les traits particuliers de son histoire, il ressemblait fort à d'autres anarchistes. Coeur chaud et tête faible; c'est la clef de l'énigme, et de fait, les plus amères contradictions comme les plus sanglants conflits du monde naissent dans l'âme de tout être capable de sentiment et de passion.
            Mon enquête personnelle me permet d'affirmer que tous les détails apportés par lui sur la révolte des forçats étaient exacts.
            En repassant par Horta, au retour de Cayenne, je revis l'Anarchiste et le trouvai assez mal en point. Il était plus usé, plus frêle que jamais. Sous les souillures du métier son visage avait encore blêmi. Manifestement la viande du principal troupeau de la Compagnie, sous sa forme non concentrée, ne lui convenait pas du tout.
            C'est sur le ponton de Horta que nous nous rencontrâmes, et je tâchai de le convaincre de laisser le canot en plan et de me suivre sans tarder en Europe. C'eût été un plaisir d'imaginer la surprise et la colère de l'excellent régisseur devant la fuite du pauvre diable. Mais il m'opposa un refus d'une invincible obstination.
            - Voyons ! Vous n'allez pas vivre ici éternellement ! m'écriai-je.
            Il hocha la tête.
            - J'y mourrai, dit-il. Puis il ajouta d'un ton sombre. Loin d'eux.
            Quelquefois je le revois, les yeux grands ouverts, allongé sur sa selle, dans l'appentis bas, plein d'outils et de ferraille, cet esclave anarchiste du Maranon, attendant avec résignation le sommeil, qui le fuyait, comme il disait, de si inexplicable façon.



                                                                                                         Conrad

                                                            parue dans le Harper's Magazine 1906