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Histoire d'un phoque
Je crains vraiment de fatiguer l'attention du public avec mes malheureuses pérégrinations à la recherche de l'abbé de Bucquoy. Toutefois, les lecteurs de feuilleton ne doivent plus s'attendre à l'intérêt certain qui résultait naguère des aventures attachantes, dues à la liberté qui nous était laissée de peindre des scènes d'amour.
J'apprends qu'on menace en ce moment un journal pour avoir dépeint une passion, réelle pourtant, qui se développe dans les récits d'un voyage au Groënland.
Ceci m'empêcherait peut-être de vous entretenir d'un détail curieux que je viens d'observer à Versailles, où je m'étais rendu pour voir si la Bibliothèque de cette ville contenait l'ouvrage que je cherche.
La Bibliothèque est située dans les bâtiments du château. Je me suis assuré de ce fait qu'elle est encore, comme la plupart des nôtres, en vacances.
En revenant du château par l'allée de Saint-Cloud, je me suis trouvé au milieu d'une fête foraine, qui a lieu tous les ans à cette même époque.
Mes yeux se sont trouvés invinciblement attirés par l'immense tableau qui indique les exercices du Phoque savant.
Je l'avais vu à Paris l'an dernier, et j'avais admiré la grâce avec laquelle il disait " papa maman " et embrassait une jeune personnes, dont il exécutait tous les commandements.
J'ai toujours eu de la sympathie pour les phoques depuis que j'ai entendu raconter en Hollande l'anecdote suivante.
Ce n'est pas un roman, si l'on en croit les Hollandais. Ces animaux servent " de chiens " aux pêcheurs
ils ont la tête du dogue, l'oeil du veau et les favoris du chat. Dans la saison de la pêche ils suivent les barques et rapportent le poisson quand le pêcheur le manque ou le laisse échapper.
En hiver ils sont très frileux, et chaque pêcheur en a un, qu'il laisse traîner dans sa cabane et qui, le plus souvent, garde le coin du feu, en attendant quelque chose de ce qui cuit dans la marmite.
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Histoire d'un phoque
Un pêcheur et sa femme se trouvaient très pauvre, l'année avait été mauvaise, et les subsistances manquant pour la famille, le pêcheur dit à sa femme :
- Ce poisson mange la nourriture de nos enfants. J'ai envie de l'aller jeter au loin dans la mer ; il ira retrouver ses parents, qui se retirent l'hiver dans des trous, sur des lits d'algues, et qui trouvent encore des poissons à manger dans des parages qu'ils connaissent.
La femme du pêcheur supplia en vain son mari en faveur du phoque.
La pensée de ses enfants mourant de faim arrêta bientôt ses plaintes.
Au point du jour le pêcheur plaça le phoque au fond de sa barque, et arrivé à quelques lieues en mer, il le déposa dans une île. Le phoque se mit à folâtrer avec d'autres sans s'apercevoir que la barque s'éloignait.
En rentrant dans sa cabane, le pêcheur soupirait de la perte de son compagnon.
Le phoque, revenu plus vite, l'attendait en se séchant devant le feu.
On supporta encore la misère quelques jours ; puis, troublé par le cri de détresse de ses enfants, le pêcheur prit une plus forte résolution.
Il alla fort loin, cette fois, et précipita le phoque dans la haute mer, loin des côtes.
Le phoque essaya, à plusieurs reprises, avec ses nageoires qui ont la forme d'une main, de s'accrocher au bordage. Le pêcheur exaspéré lui appliqua un coup de rame qui lui cassa une nageoire. Le phoque poussa un cri plaintif, presque humain, et disparut dans l'eau teinte de son sang.
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Le pêcheur revint chez lui le coeur navré.
Le phoque n'était plus au coin de la cheminée, cette fois.
Seulement, la nuit même, le pêcheur entendit des cris dans la rue. Il crut qu'on assassinait quelqu'un et sortit pour porter secours.
Sur le pas de la porte, il trouva le phoque, qui s'était traîné jusqu'à la maison, et qui criait lamentablement, en levant au ciel sa nageoire saignante.
On le recueillit, on le pansa, l'on ne songea plus à l'exiler de la famille ; car, de ce moment la pêche était devenue meilleure.
Cette légende ne vous paraîtra sans doute pas dangereuse.
Il ne s'y trouve pas un mot d'amour.
Mais je suis embarrassé pour vous raconter ce que j'ai entendu dans l'établissement où l'on montre le phoque, à Versailles. Vous jugerez du danger que ce récit peut présenter.
Je fus étonné, au premier abord, de ne pas retrouver celui que j'avais vu l'année passée. Celui que l'on montre aujourd'hui est d'une autre couleur, et plus gros.
Il y avait là deux militaires du camp de Satory, un sergent et un fusilier, qui exprimaient leur admiration dans ce langage mélangé d'alsacien et de charabia, qui est commun à certains régiments.
Excité par un coup de baguette du maître, le phoque avait déjà fait plusieurs tours dans l'eau. Le sergent n'avait jeté dans la cuve que le coup d'oeil dédaigneux d'un homme qui a vu beaucoup de poissons savants.
Le sergent. - Ça n'est pas toi que tu te tournerais comme cela dans l'eau de la merr...
Le fusilier. - Je m'y retournerais tout de même, si l'eau n'était pas si froide ou si j'avais un paletot en poil comme le poisson.
Le sergent. - Qu'est-ce que tu dis d'un paletot en poil qu'il a, le poisson ? fr.academic.ru
Le fusilier. - Tâtez, sergent.
Le sergent s'apprête à tâter.
- N'y touchez pas, dit le maître du phoque... Il est féroce quand il n'a pas mangé...
Le sergent, avec dédain. - J'en ai vu en Alger des poissons, qu'ils étaient deux ou trois fois plus longs ; il est vrai de dire qu'ils n'avaient pas de poils, mais des écailles... Je ne crois pas même qu'il y ait de ceux-là en Afrique !
Le maître. - Faites excuse, sergent ; celui-ci a été pris au Cap-Vert.
Le sergent. - Alors il a été pris au Cap-Vert, c'est différent... c'est différent... Mais je crois que les hommes qui ont retiré ce poisson de la merr... ont dû avoir du mal !...
Le maître. - Oh ! sergent, je vous en réponds. C'était moi et mon frère... Il n'y faisait pas bon à le toucher.
Le sergent, au fusilier. - Tu vois que c'était bien véritable ce que je t'avais dit.
Le fusilier, étourdi par le raisonnement mais avec résignation.- C'est vrai tout de même, sergent.
Le sergent, flatté, donne un sou pour voir le déjeuner du phoque, soumis aux chances de la libéralité des visiteurs.
Bientôt, grâce à la cotisation des autres spectateurs, on fut à la tête d'un assez grand nombre de harengs pour que le phoque commençât ses exercices dans son baquet peint en vert.
- Il s'approche du bord, dit le maître. Il faut qu'il sente si les harengs sont bien frais... Autrement, si on le trompe, il refuse d'amuser la société.
Le phoque parut satisfait et dit : - Papa et Maman, avec un accent du Nord qui laissait cependant percevoir les syllabes annoncées.
- Il parle en hollandais, dit le sergent..., et vous disiez que vous l'avez pris au Cap-Vert !
- C'est vrai. Mais il ne peut perdre son accent, même en s'approchant du Midi... Ce sont des voyages qu'ils font dans la belle saison, pour leur santé. Ensuite, ils retourneront au Nord... à moins qu'on ne les pêche, comme on a fait de celui-ci, pour leur faire visiter Versailles.
Après les exercices phonétiques, récompensés chacun par l'ingurgitation d'un hareng, on commença la gymnastique. Le poisson se dressa debout sur sa queue, dont les phalanges régulières représentent presque des pieds humains. Puis il fit encore diverses évolutions dans l'eau, guidé par l'aspect de la badine et moyennant d'autres harengs.
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J'admirais combien l'esprit des pays du Nord agissait même sur ces êtres mixtes. Le pouvoir ne peut rien obtenir d'eux sans de fortes garanties.
Les exercices terminés, le maître nous montra, étendue sur la muraille la peau du phoque qu'il avait fait voir à Paris l'année dernière. Le soldat triompha en ce moment de son supérieur, dont les regards avaient été peut-être éblouis précédemment par le champagne de Satory.
Ce que le soldat avait appelé le paletot de ces sortes de poissons était véritablement une bonne peau couverte de poils tachetés de la longueur de ceux d'un jeune veau. Le sergent ne songea plus à maintenir les privilèges de l'autorité.
En sortant, j'écoutai le dialogue suivant entre la directrice et une dame de Versailles :
- Et cela mange beaucoup de harengs, ces animaux-là ?
- Ne m'en parlez pas, madame, celui-ci nous coûte vingt-cinq francs par jour, comme un représentant. Chaque hareng vaut trois sous, n'est-ce pas ?
- C'est vrai, dit la dame en soupirant... Le poisson est si cher à Versailles !...
Je m'informai des causes de la mort du phoque précédent.
- J'ai marié ma fille, dit la directrice, et c'est ce qui en est cause : le phoque en a pris du chagrin, et il est mort. On l'avait cependant mis dans des couvertures et soigné comme une personne..., mais il était trop attaché à ma fille. Alors j'ai dit à mon fils : " - Va-t'en chercher un autre ... et que ce ne soit plus un mâle, parce que les femelles s'attachent moins. " Celle-ci a des caprices, mais avec des harengs frais, on en fait tout ce que l'on veut !
Que cela est instructif, l'observation des animaux ! et combien cela se lie étroitement aux hypothèses soulevées par des milliers de livres du siècle dernier !
En parcourant à Versailles les étalages des bouquinistes, j'ai rencontré un in-12 intitulé " Différence entre l'homme et la bête ". Il y est dit : que pendant l'hiver les Groenlandais enterrent sous la neige des phoques, " pour les manger ensuite crus et gelés, tels qu'ils les en retirent. fangpo1.com
Ici, le phoque me paraît supérieur à l'homme, puisqu'il n'aime que le poisson frais.
A la page 93, j'ai trouvé cette pensée délicate : " Dans l'amour on se connaît parce qu'on s'aime. Dans l'amitié on s'aime parce qu'on se connaît. "
Et cette autre ensuite : " Deux amants se cachent mutuellement leurs défauts et se trahissent ; deux amis, au contraire, se les avouent et se les pardonnent. "
J'ai laissé sur l'étalage ce moraliste qui aime les bêtes,... et qui n'aime pas l'amour !
Nous venons de voir pourtant que le phoque est capable et d'amour et d'amitié.
Qu'arriverait-il cependant si l'on saisissait ce feuilleton pour avoir parlé de l'amour d'un phoque pour
sa maîtresse ; heureusement je n'ai fait qu'effleurer le sujet.
L'affaire du journal inculpé pour avoir parlé d'amour dans un voyage chez les Esquimaux est sérieuse, si l'on en croit cette réponse d'un substitut auquel on a demandé ce qui distinguait le feuilleton de critique , de voyages ou d'études historiques, du " feuilleton-roman, et qui aurait dit :
" Ce qui constitue le feuilleton-roman, c'est la peinture de l'amour, le mot - roman - vient de
- romance -. Tirez la conclusion.
La conclusion me paraît fausse ; si elle devait prévaloir, le public répéterait ces vers de Rêveries renouvelées, des Grecs :
Sur un petit brin d'amour
Finit la tragédie
Ah ! quant à moi, je suis pour
Un petit brin d'amour !
Je suis honteux véritablement d'entretenir vos lecteurs de pareilles balivernes. Après avoir terminé cette lettre, je demanderai une audience au procureur de la République. La justice chez nous est sévère, dure comme la loi latine ( dura lex, sed lex ), mais elle est française, c'est-à-dire capable de comprendre plus que toute autre, ce qui est du ressort de l'esprit...
Admirez, s'il vous plaît ma fermeté, je viens de me rendre au Palais de Justice.
On a souvent peur, en pareils cas, de ne sortir du parquet du procureur de la République que pour être guillotiné. Je dois à la vérité de dire que je n'ai trouvé là que des façons gracieuses et des visages bienveillants.
Je me suis entièrement trompé en rapportant la réponse d'un substitut à la question qui lui était faite touchant le roman-feuilleton. C'était sans doute un substitut de province en vacances, qui n'exposait qu'une opinion privée dans un salon quelconque, où, certes, il n'a pu conquérir l'assentiment des dames.
Par bonheur, j'ai pu m'adresser au substitut officiel chargé des questions relatives aux journaux et il m'a été dit : " Que l'appréciation des délits relatifs au roman-feuilleton ne concernait nullement le parquet. "
Le parquet n'agit que d'après les déclarations de contraventions qui lui sont faites par la direction du Timbre, lequel a des agents chargés d'apprécier le cas où un simple feuilleton pourrait mériter le titre de
" roman " et se trouver soumis aux exigences du Timbre.
Le parquet n'a connaissance encore que d'une seule contravention relative à l'Évènement pour la reproduction du roman Dieu dispose d'Alexandre Dumas, qui n'était publié qu'en supplément. C'est une affaire sans gravité.
Il en est ainsi du journal " Les villes et campagnes " à l'occasion de la reproduction d'un feuilleton de Marie Aycard, et de l'avertissement donné au Droit pour un feuilleton du même auteur, arrêté à la poste, mais qu'on a pu faire partir en consignant le prix de l'excédent de timbre qu'il était supposé avoir encouru.
Ce sont des affaires qui se termineront administrativement.
Rassurons-nous donc pour le présent, sans oublier qu'il nous faut encore aller consulter la direction du Timbre, laquelle ressort de l'administration de l'enregistrement et des domaines.
Gérard de Nerval