samedi 5 mai 2018

La femme de l'autre et le mari sous le lit 5 Fiodor Dostoïevski ( nouvelle Russie ).



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                                                                La femme de l'autre et
                                                                                    le mari sous le lit 5

            - Non, pourquoi vous dirai-je comment je m'appelle... Je suis seulement préoccupé par le fait de vous expliquer de quelle façon absurde...
            - Chut... Il recommence à parler...
            - Vraiment mon petit coeur, ils chuchotent.
            - Mais non voyons, c'est le coton que tu as dans les oreilles qui est mal placé...
            - Ah, à propos de coton, sais-tu qu'ici, en haut... atch !... atch... en haut... atch... atch... etc...
            - En haut, chuchota le jeune homme, par tous les diables, je pensais que c'était le dernier étage ! Se peut-il que nous soyons au premier ?
            - Jeune homme, chuchota Ivan Andréïévitch en tressaillant. Que dites-vous ? Au nom du ciel pourquoi cela vous intéresse-t-il ? Moi aussi je pensais que nous étions au dernier étage ! Juste ciel ! Est-il possible qu'il y ait ici un étage de plus ?...
            - Je t'assure quelqu'un remue par ici, dit le vieillard qui avait enfin cessé de tousser....
            - Chut ! Vous entendez, chuchota le jeune homme en serrant les deux mains d'Ivan Andreievitch.
            - Cher monsieur vous tenez mes mains de force. Lâchez-moi !
            - Chut !
            Il s'ensuivit une vague lutte et puis ce fut de nouveau le silence.
            - Voilà que je rencontre une mignonne,  reprit le vieillard.
            - Quelle mignonne ? L'interrompit son épouse.
            - Mais voyons, ne t'ai-je pas déjà dit que j'avais rencontré une jolie dame dans l'escalier, ou bien ai-je omis de t'en faire part ? Ma mémoire faiblit, tu sais. Il me faut du mille-pertuis... atch !
            -Quoi ?
            - Il faut boire du mille-pertuis. On dit que ça aide... atch,  atch... atch...
            - C'est vous qui l'avez interrompu, dit le jeune homme en maugréant de nouveau.
            - Tu disais que tu as rencontré aujourd'hui une mignonne ? demanda l'épouse.
            - Hein ?
            - Tu as rencontré une mignonne ?
            - Qui donc ?
            - Mais toi !
            - Moi ? Quand ? Ah, mais oui !
            - Ah, quand même quelle momie, allez ! Chuchota le jeune homme pour aiguillonner le petit vieux distrait,
            - Cher monsieur,  je frémis de terreur ! Mon Dieu ! Qu'entends-je ? C'est comme hier !
            - Chut !
            - Oui, oui, oui, je m'en souviens. Une véritable petite friponne, avec des yeux comme ça ! Et un chapeau bleu.
            - Un chapeau bleu!  Aïe....
            - C'est elle ! Elle a un chapeau bleu ! Mon Dieu, s'écria Ivan Andreievitch.
            - Elle ? Qui cela elle ? Chuchota le jeune homme en serrant les mains d'Ivan Andreievitch.
            - Chut ! fit à son tour Ivan Andreievitch. Il parle.
            - Ah mon Dieu ! Mon Dieu !
            - Oh et puis...qui n'a pas de chapeau bleu... allons...
            - Une de ces friponnes ! Continua le vieillard.  Elle vient ici chez je ne sais quels amis. Elle n'arrête pas de faire les yeux doux. Et chez ces amis viennent d'autres amis...
            - Oh comme c'est assommant, l'interrompit la dame. Je t'en prie en quoi cela t'intéresse-il ?
            - Bon, d'accord, d'accord, ne te fâche pas, se hâta de répliquer le petit vieux.  Bon, je ne parlerai plus si tu le souhaites.Tu ne me sembles pas de bonne humeur aujourd'hui...
            - Mais comment vous êtes-vous retrouvés ici ? dit le jeune homme
            - Vous voyez, vous voyez ! Maintenant cela vous intéresse, alors qu'avant vous ne vouliez même pas m'écouter
            - Oh et puis qu'importe ! Ne parlez pas, je vous en prie. Ah ! Que le diable vous emporte, quelle histoire !                                                                                                  eternels-eclairs.fr
            - Jeune homme ne vous fâchez pas, je ne sais pas ce que je raconte, c'était juste comme cela. Je voulais seulement dire qu'il y a là quelque chose et que ce n'est pas en vain que vous prenez votre part. Mais, qui êtes-vous jeune homme ? Je vois que vous m'êtes inconnu. Mais qui êtes-vous, inconnu ?  Mon Dieu ! Je ne sais plus ce que je dis...
            - Hé, un instant je vous prie, l'interrompit le jeune homme, comme s'il réfléchissait à quelque chose.
            - Mais je vais tout vous dire, tout. Vous pensez peut-être que je ne vais pas vous dire, que je vous en veux, et bien non. Voici ma main. Je suis seulement abattu, un point c'est tout. Mais je vous en supplie,  dîtes-moi tout dès le commencement : comment êtes-vous ici vous-même, par quel  hasard ? En ce qui me concerne je ne suis pas fâché,  je vous le jure, je ne suis pas fâché, voici ma main. Seulement, il y a de la poussière par ici. Je me suis un peu sali. Mais ce n'est rien pour un sentiment élevé.
            - Eh, attendez un instant avec votre main ! Il est impossible de se retourner ici et vous arrivez avec votre main !
            - Mais cher monsieur vous avez vis-à-vis de moi la même attitude, si vous me le permettez, que si j'étais une vieille semelle, dit Ivan Andreievitch dans un accès de désespoir extrêmement bref, avec une voix où transparaissait une supplication. Ayez un comportement plus correct avec moi, et je vous dirai tout ! Nous pourrions nous aimer vous et moi. Je suis même prêt à vous inviter à déjeuner chez moi. Mais nous ne pouvons pas rester ainsi couchés,  je vous le dis franchement. Vous vous égarez, jeune homme ! Vous ne savez pas...
            - Quand l'a-t-il rencontrée ? Marmonna le jeune homme à l'évidence extrêmement perturbé. Peut-être m'attend-elle maintenant... Je dois absolument sortir d'ici.
           - Elle ? Qui ça elle ? Mon Dieu, de qui parlez-vous jeune homme. Vous pensez que là-bas en haut... Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi me châtier ainsi ?
            Ivan Andreievitch tenta de se retourner sur le dos en signe de désespoir.
            - Et qu'est-ce que ça peut vous faire de savoir qui elle est ? Au diable ! Qu'elle y soit ou non, je sors !...
            - Cher monsieur que faites-vous ? Mais moi, moi qu'est-ce que je deviens ? Chuchota Ivan Andreievitch qui, pris de désespoir, s'accrocha aux basques de l'habit de son voisin.
            - Qu'est-ce que cela peut me faire?  Eh bien, restez seul ! Si vous ne le voulez pas je pourrai toujours dire que vous êtes mon oncle qui a gaspillé sa fortune afin que le vieillard ne croie pas que je suis l'amant de sa femme.
            - Mais jeune homme, ce n'est pas possible ! Si j'étais votre oncle ce ne serait pas naturel. Personne ne vous croirait. Un gamin ne le croirait pas, chuchota Ivan Andreievitch désespéré.
            - Eh bien ne bavardez pas ainsi,  et restez couché tranquillement, sans bouger ! Passez la nuit ici peut-être, et demain vous sortirez d'une façon ou d'une autre. Personne ne vous remarquera, dès l'instant que l'un d'entre nous est sorti, on ne songera certainement pas qu'il en reste un autre. Pourquoi pas une douzaine ! D'ailleurs à vous tout seul vous en valez une douzaine.  Écartez-vous, sinon je sors !
            - Vous me mortifiez jeune homme. ?... Et que se passera -t-il si je tousse, il faut tout prévoir. ..
            - Chut !...
            - Que se passe-t-il ? Il me semble que j'entends de nouveau de l'agitation là-haut, dit le petit vieux qui avait réussi entre-temps à s'assoupir.
            - En haut ?
            - Vous entendez jeune homme, en haut !            eternels-eclairs.fr
            - Mon Dieu, jeune homme, je vais sortir.
            - Et moi je ne sortirai pas, peu m'importe ! Si l'affaire a échoué peu importe aussi ! Et savez-vous ce que je soupçonne? Je soupçonne que c'est vous qui êtes un mari trompé, voilà...
            - Mon Dieu, quel cynisme... Est-il possible que vous soupçonniez une chose pareille ? Mais pourquoi au juste un mari ? Je ne suis pas marié.
            - Comment vous n'êtes pas marié ? Des clous !
            - Peut-être suis-je moi-même un amant !
            - Il est beau l'amant !
            - Cher monsieur, cher monsieur, bon d'accord je vais tout vous dire. Voyez mon de désespoir ! Ce n'est pas moi ! Je ne suis pas marié, je suis aussi célibataire, comme vous... C'est mon ami, un camarade d'enfance... mais je ne suis pas l'amant. Il m'a dit, " je suis un homme malheureux,  m'a-t-il dit, je bois le calice, je soupçonne ma femme. - Mais, lui ai-je dit sensément, pour quelle raison la soupçonnes-tu ? Vous ne m'écoutez pas. Écoutez, écoutez. La jalousie est ridicule ai-je dit, la jalousie est un vice... - Non, a-t-il dit, je suis un homme malheureux, je bois... la coupe, c'est-à-dire je la soupçonne. Tu es m'a-t-il dit, mon ami, tu es le camarade de ma tendre enfance. Nous avons cueilli ensemble les fleurs du plaisir, et nous nous sommes noyés dans les édredons de la jouissance. " Mon Dieu, je ne sais plus ce que je dis...  Vous n'arrêtez pas de rire jeune homme. Vous me rendrez fou.
            - Mais maintenant vous êtes déjà fou.
            - Bien sûr, je pressentais bien que vous diriez cela... quand je parlais de folie. Riez, riez jeune homme, moi aussi j'ai eu mon heure, moi aussi j'ai séduit ! Ah ! J'ai une congestion cérébrale !
            - Que se passe-t-il mon petit coeur, c'est comme si quelqu'un éternuait chez nous, gazouilla le petit vieux. C'est toi mon petit coeur qui a éternué ?
            - Ô mon Dieu ! dit l'épouse.
            - Chut ! retentit sous le lit.
            - C'est certainement en haut que l'on cogne, remarqua l'épouse, effrayée parce que le dessous du lit était réellement devenu bruyant.
            - Oui, en haut, dit le mari. En haut ! Je te disais que j'avais vu un gandin,.. atch. .. atch un gandin avec des moustaches, atch, atch ! Oh mon Dieu, mon dos, je viens de croiser un gandin avec des moustaches !
            - Avec des moustaches ! Mon Dieu,  c'est sûrement vous, chuchota Ivan Andreievitch.
            - Ô ! Grand Dieu, quel individu ! Je suis ici, je suis ici avec vous ! Comment aurait-il il pu me croiser ? Mais ne m'attrapez pas le visage !
            - Mon Dieu,  je vais défaillir.
            Pendant ce temps on entendait effectivement du vacarme en haut.
            - Que peut-il bien se passer là-haut ? chuchota le jeune homme.
            - Cher monsieur, j'ai peur, je suis effrayé. Aidez-moi !
            - Chut !
            - En effet mon petit coeur,  il y a du vacarme, ils font un véritable chahut.  Et en plus au-dessus de ta chambre. Ne faudra-t-il pas envoyer quelqu'un leur demander...
            - Et quoi encore, que ne vas-tu pas chercher !
            - Bien, je ne le ferai pas. Vraiment aujourd'hui tu es si irritée !
            - Ô mon Dieu, vous devriez aller dormir...
            - Liza ! Tu ne m'aimes pas du tout.
            - Ah, je t'aime! Pour l'amour du ciel, je suis si fatiguée.
            -  Bon, bon, je pars.
            - Ah non, non ! Ne partez pas, s'écria l'épouse. Ou plutôt si, allez, allez.
            - Mais enfin qu'est-ce qui t'arrive?  Partez, ne partez pas. Atch,  atch.  Il faut vraiment que j'aille dormir... atch... atch ! Chez la fillette des Panafidine atch,  atch,  la fille atch. .. Chez leur fille j'ai vu une poupée de Nuremberg, atch,  atch...
            - Voilà les poupées maintenant !
            - Atch,  atch ! Une belle poupée,  atch,  atch.
            - Il prend congé d'elle,  dit le jeune homme,  il s'en va, et aussitôt nous partons.  Vous entendez ? Réjouissez-vous donc.
            - Oh, plût au Ciel ! Plût au Ciel !
            - Que  cela vous serve de leçon. ..
            - Jeune homme, de quelle façon voulez-vous parler ? Je le sens bien... Mais vous êtes encore jeune,  vous ne sauriez me donner une leçon.
            - Et je vous la donnerai malgré tout. Écoutez. ..
            - Mon Dieu, j'ai envie d'éternuer !
            - Chut, essayez un peu ...
            - Mais que puis-je faire? Ça sent tellement la souris ici, je ne peux pas. Prenez le mouchoir dans ma poche, je vous en supplie. Je ne peux faire un geste...Ô mon Dieu, mon Dieu, pourquoi un tel châtiment ?
            - Voilà votre mouchoir.  Pourquoi un tel châtiment ? Je vais vous le dire maintenant. Vous êtes jaloux. En vous fondant sur Dieu sait quoi, vous courez comme un dément, vous vous engouffrez dans le .logement d'un étranger,  vous provoquez des désordres. ..
            - Jeune homme ! Je n'ai provoqué aucun désordre.
            - Silence !
            - Jeune homme vous ne pouvez pas me faire un cours de morale. Je suis plus moral que vous.
            - Silence !
            - Ô mon Dieu, mon Dieu. ,
            - Vous provoquez des désordres, vous faites peur à une jeune dame, un femme timide qui ne sait où s'enfuir tant elle a peur, et peut-être en sera-t-elle malade. Vous alarmez un respectable vieillard, accablé par les hémorroïdes, qui a besoin de calme avant tout, et tout cela pour quelle raison ? Parce que vous avez imaginé je ne sais quelle absurdité,  au nom de laquelle vous courez dans tous les coins et les recoins ! Comprenez-vous, comprenez-vous donc dans quelle sale situation vous vous trouvez maintenant ? Le sentez-vous ?
            - Cher monsieur, d'accord ! Je le sens mais vous n'avez pas le droit...
            - Silence ! De quel droit  s'agit-il ici ? Comprenez-vous que cela peut se terminer tragiquement ?
            - Comprenez qu' un vieillard qui aime sa femme pourrait devenir fou en vous voyant sortir de sous le lit ? Mais non, vous êtes incapable d'en faire une tragédie ! Quand vous sortirez je pense que n'importe qui en vous voyant éclaterait de rire. J'aimerais vous voir à la lumière des bougies.Vous serez sans doute fort ridicule.
             - Et vous alors ? Vous êtes aussi ridicule en l'occurrence ! Je veux aussi vous regarder.
            - N'y comptez pas !
            - Il y a certainement sur vous le sceau de l'immoralité jeune homme.
            - Ah, vous parlez de moralité.  Mais que savez-vous de la raison pour laquelle je suis ici ? Je suis ici par erreur. Je me suis trompé d'étage.  Et le diable sait pourquoi on m'a fait entrer ! Elle attendait sûrement quelqu'un en effet, pas vous bien entendu. Je me suis caché sous le lit quand j'ai entendu votre démarche stupide et que j'ai vu la frayeur de la dame. En outre, il faisait sombre. Et pourquoi devrais-je me justifier devant vous ? Vous êtes ridicule monsieur. Vous êtes un vieux jaloux. Pourquoi je ne sors pas, donc ? Vous pensez sans doute que j'ai peur de sortir ? Non monsieur, il y a longtemps que je serais sorti, et ce n'est que par charité pour vous que je reste ici. Et bien, de quoi aurez-vous l'air en restant ici sans moi ? Vous serez comme une souche devant lui, vous serez ahuri...
            - Non, pourquoi comme une souche ? Pourquoi donc serais-je donc ainsi ?  N'auriez-vous pas pu me comparer à autre chose, jeune homme,  pourquoi serais-je ahuri ? Non, je ne perdrai pas ma présence d'esprit.
            - Ô mon Dieu comme ce chien aboie ,
            - Chut ! Ah, en effet, c'est parce que vous n'arrêtez pas de bavarder. Vous voyez,vous avez réveillé le chien. Maintenant nous sommes fichus.
            En effet.............


                                                                                            ......./     ( suite et fin dans le n° 6 )
     

La femme de l' autre et le mari sous le lit 4 Fiodor Dostoïevski ( Nouvelles Russie )

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                                                                               et le mari sous le lit   4

            - Ciel ! Mon mari ! S'écria la dame en français en frappant dans ses mains et en devenant plus blanche que son peignoir.
            Ivan Andreievitch sentit qu'il était mal tombé qu'il avait fait une extravagance stupide de gosse, qu'il n'avait pas bien réfléchi à sa démarche et qu'il n'avait pas été suffisamment timide dans l'escalier. Mais il n'y avait rien à faire. La porte était déjà ouverte, déjà un mari pesant, à en juger seulement par ses pas pesants entrait dans la pièce... Je ne sais pour qui se prend Ivan Andreievitch à cet instant, je ne sais ce qui l'empêcha d'aller carrément au-devant du mari pour lui déclarer qu'il s'était fourvoyé, de reconnaître qu'il avait agi inconsciemment et de la façon la plus malséante qui fût, de présenter ses excuses et de s'éclipser sans grand honneur certes, de façon peu glorieuse certes, mais au moins de partir noblement, franchement.
Mais non, Ivan Andreievitch agit de nouveau comme un gamin comme s'il se prenait pour Don Juan ou un Lovelace ! D'abord il se cacha derrière les rideaux près du lit, puis lorsqu'il sentit le courage totalement l'abandonner, il se laissa choir par terre et rampa de façon insensée sous le lit. La frayeur agissait sur lui plus violemment que la raison, et Ivan Andreievitch, lui-même mari offensé, ou du moins se considérant comme tel, ne supporta pas la rencontre avec un autre mari, ayant sans doute peur de l'offenser par sa présence. En était-ce ainsi ou non, il se retrouva toutefois sous le lit, ne comprenant absolument pas comment cela était arrivé. Mais le plus étonnant pour lui fut que la dame ne manifesta pas la moindre opposition.  Elle n'avait pas crié en voyant un monsieur d'un certain âge, extrêmement bizarre, chercher refuge dans sa chambre. Elle était décidément si effrayée que, selon toute vraisemblance, elle avait perdu sa langue.
            Le mari entra, grognant et toussant, il salua sa femme et, exactement comme un vieillard, il se hâta  de s'écrouler dans un fauteuil, comme s' il venait d'apporter un fardeau de bois. Une longue toux caverneuse retentit. Ivan Andreievitch qui, de tigre furibond s'était transformé en agneau timide et pacifique, comme un souriceau devant un matou, osait à peine respirer tant il avait peur, bien qu' il eût pu savoir de par sa propre expérience que tous les maris offensés ne mordent pas. Mais cela ne lui avait pas traversé l'esprit, soit par un manque de réflexion, soit en raison d'une autre crise. Prudemment, tout doucement, à tâtons,  il commença à prendre ses aises sous le lit, afin de s'installer plus confortablement. Quelle ne fut pas sa surprise quand il sentit avec sa main un objet qui, à sa grande surprise se mit à remuer et qui à son tour le saisit par la main ! Quelqu'un d'autre était sous le lit...
            - Qui est-ce ? chuchota Ivan Andreievitch.
            - Eh bien je viens de vous dire qui je suis! chuchota l'étrange inconnu. Restez couché et taisez-vous puisque vous avez fait une gaffe !
            - Tout de même...
            - Silence!
            Et l'homme de trop, parce que sous le lit un seul eût été suffisant, l'autre homme donc serra la main d'Ivan Andreievitch au point que celui-ci faillit crier de douleur.            
            - Chut :
            - Ne me serrez pas ainsi ou bien je crie.
            - Allez-y, criez ! Essayez !
            Ivan Andreievitch rougit de honte. L'inconnu était implacable et sévère.  Peut-être était-ce un homme qui avait subi plusieurs fois les persécutions du destin et qui s'était plus d'une fois retrouvé dans une situation fâcheuse. Mais Ivan Andreievitch était novice et il étouffait dans cette promiscuité.  Le sang cognait dans sa tête.  Il n'y avait cependant rien à faire. Il devait rester couché sur le dos. Ivan Andreievitch se soumit et se tut.
            - Mon petit coeur,  commença le mari, je suis allé chez Pavel Ivanytch. Nous nous sommes mis à faire une préférence, et donc... atch... atch... atch!  Il éternua, et donc... atch ! Mon dos, atch ! Bon sang !... atch... atch... atch !
            Et le petit vieux s'enfonça dans sa toux.
            - Le dos... finit-il par dire avec des larmes aux yeux,  mon dos est archi-douloureux. Maudites hémorroïdes ! Ni debout, ni assis ! Atch,  atch,  atch! ...
            Et on avait l'impression que la toux qui reprenait allait vivre bien plus longtemps que le petit vieux à qui elle appartenait. Le petit vieux grogna quelque chose dans la langue des intermèdes, mais on ne put absolument rien comprendre.
            - Cher monsieur je vous en supplie, poussez-vous ! chuchota le malheureux Ivan Andreievitch.
            - Et où voulez-vous, il n'y a pas de place.
            - Tout de même admettez qu'il m'est impossible de rester ainsi.  Ce n'est guère que la première fois que je me retrouve dans une position aussi dégoûtante.
            - Et moi dans un voisinage aussi déplaisant.
            - Tout de même jeune homme...  
            - Silence !
            - Silence ? Mais vous avez une attitude extrêmement incorrecte, jeune homme... Si je ne m'abuse vous êtes encore très jeune, je suis plus âgé que vous.
            - Silence !
            - Cher monsieur, vous vous égarez, vous ne savez pas à qui vous vous adressez !
            - A un monsieur couché sous un lit...
            - Mais j'y ai été entraîné par surprise... C'est une erreur,  tandis que vous si je ne m'abuse, c'est par immoralité.
            - C'est bien là que vous vous trompez.
            - Cher monsieur je suis plus âgé que vous et je vous dit que...
            - Cher monsieur, sachez que nous sommes logés ici à la même enseigne. Je vous prie de ne pas vous agripper à mon visage !
            - Cher monsieur je n'y comprends rien ! Excusez-moi mais il n'y a pas de place.
            - Pourquoi êtes-vous si gros ?
            - Mon Dieu ! Je n'ai jamais été dans une situation aussi humiliante!
            - On ne saurait être couché plus bas !
            - Cher monsieur, cher monsieur, je ne sais qui vous êtes, je ne comprends pas comment cela est arrivé. Mais je suis ici par erreur, et non pour la raison que vous croyez...
    daumier
           - Je n'aurais strictement rien pensé de vous si vous ne me poussiez pas. Mais taisez-vous donc!
            - Cher monsieur, si vous ne vous écartez pas je vais avoir une crise... Vous répondrez de ma mort. Je vous assure... Je suis un homme respectable, un père de famille. Je ne peux tout de même pas me trouver dans une telle position! ...
            - C'est vous-même qui vous êtes fourré dans une telle position. Allez, écartez-vous donc.Voilà vous  avez de la place ! Plus c'est impossible.
            - Noble jeune homme ! Cher monsieur je constate que j'étais dans l'erreur, dit Ivan Andreievitch dans un enthousiasme de reconnaissance pour la place qui lui aurait été concédée,  il étendit ses membres engourdis, je comprends cette position fâcheuse qui est la vôtre, mais que faire ? Je vois que vous pensez du mal de moi. Permettez-moi de rehausser ma réputation à vos yeux, permettez-moi de vous dire qui je suis, car je suis venu ici contre mon gré, je vous assure... je ne suis pas là pour ce que vous croyez. J'ai une peur épouvantable.
            - Mais allez-vous vous taire ? Allez-vous comprendre que si l'on nous entend, cela ira mal ? Chut, il parle...
            Effectivement la toux du vieillard semblait commencer à se dissiper, apparemment.
            - Donc voilà mon petit coeur, dit-il de sa voix enroué  en entamant sa rengaine pleurnicharde, donc voilà mon petit coeur, atch. .. atch... Ah quel malheur, Fédossei Ivanovitch lui, il dit " vous devriez essayer de boire du mille-feuille" tu entends mon petit coeur ?
            - Oui mon ami.
            - Bon il m'a dit ceci " Vous devriez, dit-il, essayer de boire du mille-feuille" alors je lui ai dit " J'ai posé des sangsues " et il m'a dit " Non, Alexandre Démianovitch, mille-feuille est meilleur, il dégage,  je vais vous dire " Atch... atch... Oh mon Dieu ! Qu' en penses-tu mon petit  coeur ? Atch... atch...Ah Grand Dieu ! Atch,  atch... Donc le mille-feuille est meilleur, non ? Atch,  atch... atch.  Ah ! Atch...
            - Je pense que ce ne serait pas mal d'essayer ce remède, répondit l'épouse.
            - Oui ce ne serait pas mal. " Vous avez peut-être, m'a-t-il dit, la phtisie. "Atch,  atch.  Mais je lui ai dit que c'était la goutte et une irritation de l'estomac, atch, atch!  Alors il m'a dit que c'était peut-être bien la phtisie. Qu' est-ce que tu atch... atch... Qu' est-ce que tu en penses mon petit coeur,  c'est la phtisie ?
            - Ah mon Dieu, que dites-vous ?
            - Si, la phtisie ! Mais tu devrais te déshabiller et te coucher, mon petit coeur, atch atch ! Quant à moi aujourd'hui je suis enrhumé.
        
            - Ouf, fit Ivan,Andreievitch, au nom du ciel écartez-vous !
            - Décidément je suis surpris de ce qui vous arrive,  mais vous ne pouvez rester couché tranquillement.
            - Vous vous acharnez contre moi, jeune homme. Vous voulez me mortifier, je le vois bien. Vous êtes sans doute l'amant de cette dame?
            - Silence !
            - Je ne me tairai pas ! Je ne vous laisserai pas me donner des ordres ! Vous êtes certainement l'amant ? Si l'on nous découvre je ne suis en rien coupable, je ne sais rien.
            - Si vous ne vous taisez pas, dit le jeune homme en maugréant, je dirai que c'est vous qui m'avez entraîné. Je dirai que vous êtes mon oncle et que vous avez jeté votre fortune par les fenêtres. Alors au moins on ne pensera pas que je suis l'amant de cette dame.
            - Cher monsieur, vous vous moquez!  Vous venez à bout de ma patience.
            - Chut, ou bien je vous forcerai à vous taire ! Vous faites mon malheur ! Allez, dites-moi pourquoi vous êtes ici ? Sans vous je me  serai débrouillé pour rester ici jusqu'au matin, et je serai alors sorti.
            - Mais je ne peux quand même pas rester couché ici jusqu'au matin. Je suis un homme raisonnable.  Bien entendu j'ai des relations. Qu'en pensez-vous est-il possible qu'il passe la nuit ici ?
            - Qui ?
            - Mais ce vieillard...
            - Oui c'est évident. Tous les maris ne sont pas comme vous. D'aucuns passent la nuit chez eux.
            - Cher monsieur, cher monsieur ! s'écria Ivan Andreievitch glacé d'effroi. Soyez assuré que moi aussi je suis chez moi, et qu'il s'agit en l'occurrence de la première fois. Mais mon Dieu, je vois que vous me connaissez ! Qui êtes-vous jeune homme ? Dites-le moi tout de suite, je vous en supplie, au nom de notre amitié désintéressée, qui êtes-vous donc ?
            - Écoutez, je vais employer la force...
            - Mais permettez,  permettez-moi de vous dire cher monsieur,  permettez-moi de vous expliquer toute cette sale histoire...
            - Je n'écouterai aucune explication, je ne veux rien savoir.  Taisez-vous,  sinon. ..
            - Mais je ne peux quand même pas...
            Une vague lutte s'ensuivit sous le lit et Ivan Andreievitch se tut.
            - Mon petit coeur, j'ai comme l'impression qu'il y a des chats qui chuchotent ici...
            - Quels chats ? Que n'allez-vous pas inventer !
            Il était évident que l'épouse ne savait de quoi parler avec son mari. Elle était si stupéfaite qu' elle ne pouvait encore reprendre ses esprits. Maintenant elle tressaillit et tendit l'oreille.
             - Quels chats ?
            - Des chats mon petit coeur !  L'autre jour j'arrive je trouve Vasska installé dans mon bureau, et il chuchote " chu... chu... chu..."Je lui ai dit qu' est-ce qui t'arrive mon petit Vasska ? Et le voilà qui recommence " chu... chu.... chu... " Toujours comme s'il chuchotait. Je me suis dit " Ah, par tous les saints , n'est-il pas en train de me chuchoter des choses sur la mort ? "
            - Quelles bêtises ne dîtes-vous pas aujourd'hui ! Vous devriez avoir honte !
            - Allons ce n'est rien. Ne te fâche pas mon petit coeur. Je vois qu'il te serait désagréable que je meure, ne te fâche pas, je parle pour ne rien dire. Mais tu devrais te déshabiller ma petite âme et te coucher et moi je resterais bien assis ici le temps que tu te couches.
            - Mon Dieu, cela suffit, plus tard...
            - Allons ne te fâche pas, ne te fâche ! Seulement je t'assure j'ai comme l'impression qu' il y a des souris ici.
            - Allons bon, tantôt des chats,  tantôt des souris ! Vraiment je ne sais pas ce que vous avez !
            - Allons ce n'est rien, ce n' atch ! Ce n'est rien, atch, atch, atch, atch ! Ah mon Dieu, atch !
            - Écoutez vous vous agitez tellement qu'il a entendu, chuchota le jeune homme.
            - Mais si vous saviez ce qui m'arrive ! J'ai le nez qui saigne !
            - Qu'il saigne mais taisez-vous ! Attendez qu'il s'en aille.
            - Jeune homme essayez donc de comprendre ma situation!  Je ne sais même pas avec qui je suis couché !
            - Et est-ce que ce serait moins pénible pour vous, non? Peu m'importe de connaître votre nom. Eh bien, comment vous appelez-vous ?



                                                                         à suivre n○ 5 ................

            - Non pourquoi...

                                                                                          Fiodor Dostoïevski

mercredi 2 mai 2018

La femme de l'autre et le mari sous le lit 3 Fiodor Dostoïevski ( nouvelle Russie )


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                                                      La femme d'un autre et
                                                                          le mari sous le lit      

            - Je vous en prie...
            - Très, très, très content d'avoir fait votre connaissance.
            Le monsieur au raton s'installa dans la voiture ; la voiture démarra, le jeune homme resta sur place, et rempli de perplexité il suivit la dame du regard.

                                                 
                                                                              II -

            Il y avait le lendemain soir une représentation aux Italiens. Ivan Andréiévitch s'engouffra  dans la salle comme une bombe. Jamais encore on n'avait remarqué en lui une telle Furore, une telle passion pour la musique. On savait du moins positivement qu'Ivan Andréiévitch adorait ronfler une heure ou deux aux Italiens, il avait même affirmé à maintes reprises que c'était à la fois agréable et suave. " Et la Prima Donna, avait-il coutume de dire à ses amis, telle une petite chatte blanche  vous miaule une berceuse. " Mais il y avait longtemps qu'il le disait, cela datait de la saison précédente. Maintenant hélas, Ivan Andréiévitch ne dormait même pas chez lui la nuit. Il s'était malgré tout engouffré comme une bombe dans la salle archi-bondée. Même l'ouvreur des loges l'avait regardé avec une certaine méfiance et  aussitôt louché vers sa poche de côté, absolument persuadé qu'il allait apercevoir le manche d'un poignard dissimulé au cas où... Remarquons que deux partis prospéraient alors, chacun défendant sa prima donna. Les uns s'appelaient " les...sistes " les autres les "...nistes". Ces deux partis aimaient la musique au point que les ouvreurs de loges en étaient arrivés a craindre dramatiquement quelque manifestation très dramatique d'amour pour tout le beau et le sublime enfermés chez les deux prime donne. C'est pourquoi voyant une entrée aussi fracassante dans la salle du théâtre, digne d'un adolescent, alors qu'il s'agissait  d'un vieillard aux cheveux argentés, pas tout à fait argentés d'ailleurs, mais disons d'une cinquantaine d'années, à la calvitie naissante, homme en général à la robuste constitution, l 'ouvreur de loge se souvint malgré lui des paroles sublimes de Hamlet, prince de Danemark :
                        Quand la vieillesse tombe si épouvantablement
                        Qu'est-ce que la jeunesse ?....
 et comme il a été dit plus haut il loucha sur la poche de côté  de son habit, dans l'espoir d'y voir le manche d'un poignard. Mais il n'y avait qu'un portefeuille, et rien de plus.
            Ayant pénétré dans le théâtre en un instant, Ivan Andréiévitch parcourut du regard toutes les loges de deuxième série et, ô terreur, son coeur se figea. Elle était là ! Elle était dans une loge. S' y trouvait également le général Polovitdsyne avec son épouse et sa belle-soeur, il y avait aussi l'aide de camp du général, un jeune homme extrêmement habile, il y avait également un conseiller d'Etat... Ivan Andréiévitch concentra toute son attention, toute la finesse de sa vue mais, ô terreur !... le conseiller d'Etat s'était traîtreusement dissimulé derrière l'aide de camp et restait dans les ténèbres de l'inconnu.
            Elle était ici alors qu'elle avait dit qu'elle n'y serait pas du tout !
            C'était cette équivoque qui se manifestait depuis un certain temps à chaque pas que faisait Glavira Pétrovna qui accablait Ivan Andréiévitch. C'est ce jouvenceau de conseiller d'Etat qui l'avait finalement jeté dans le désespoir le plus complet. Il s'affala dans son fauteuil complètement abattu. A quoi bon semblait-il ? L'affaire était très simple...
            Notons que le fauteuil d'Ivan Andréiévitch était situé juste à côté des baignoires, et de plus, la loge traîtresse de deuxième série était située juste au-dessus de son fauteuil de sorte qu'il ne pouvait absolument pas remarqué ce qui se tramait au-dessus de sa tête, chose fort désagréable pour lui. En revanche il était furieux et il bouillait comme un samovar. Tout le premier acte se déroula s'en qu'il s'en aperçut, c'est-à-dire qu'il n'entendait pas la moindre note. On dit que la musique a ceci de bien que l'on peut accorder les impressions musicales à n'importe quelle sensation. Un homme qui se réjouit trouvera dans les sons de la joie, un homme triste de la tristesse. Aux oreilles d'Ivan Andréiévitch c'est toute une tempête qui s'était mise à hurler. Pour parfaire son dépit, devant lui et à côté de lui des voix si terribles vociféraient que son coeur se déchira. Enfin, l'acte prit fin. Mais à
l'instant où le rideau tomba, il advint à notre héros une aventure telle qu'aucune plume ne saurait la décrire.


            Il arrive parfois qu'un programme tombe des galeries de loges supérieures.Quand la pièce est ennuyeuse et que les spectateurs bâillent c'est pour eux toute une aventure. On regarde avec un particulier intérêt le vol plané de ce papier extrêmement mou de la galerie supérieure et on trouve un certain agrément à suivre son voyage zigzaguant jusqu'au fauteuil où il va inévitablement se poser sur la tête d'une personne pas du tout préparée à cet événement. Il est effectivement très curieux d'observer la confusion de cette tête, parce qu'elle est inévitablement confuse. Je crains toujours moi-même les lorgnettes des dames, fréquemment posées sur le rebord des loges. Il me semble toujours qu'elles vont tomber et se retrouver sur la tête de quelqu'un qui ne s'y attend pas. Mais je vois que j'ai fait, mal à propos, une remarque tragique, et c'est pourquoi je vais l'envoyer aux feuilleton de ces journaux qui nous préservent des tromperies, de la mauvaise foi, des cafards si vous en avez chez vous, en vous recommandant un certain Signor Principe, adversaire et ennemi juré de tous les cafards non seulement russes, mais même étrangers, prussiens ou autres.
            Ivan Andréiévitch eut une aventure que l'on n'a jusqu'à présent décrite nulle part. Ce n'est pas un programme qui arriva sur sa tête assez dégarnie, comme l'on sait, j'avoue même avoir mauvaise conscience de vous dire ce qui lui tomba sur la tête, parce que j'ai effectivement mauvaise conscience de vous déclarer que sur sa tête respectable et dénudée, en partie privée de cheveux, sur la tête de ce jaloux et de cet ombrageux Ivan Andréiévitch tomba un objet aussi immoral qu'un billet amoureux, parfumé en l'occurrence. Du moins, le pauvre Ivan Andréiévitch qui n'était absolument pas préparé à cette affaire imprévisible et scandaleuse, tressaillit comme s'il avait reçu une souris sur la tête où je ne sais quelle autre bête sauvage.
            Il était impossible de se méprendre sur le fait que le billet avait un contenu amoureux. Il était écrit sur du papier parfumé, absolument comme les billets que l'on écrit dans les romans, et il était plié de façon traîtreusement minuscule pour pouvoir être dissimulé sous un gant de dame. Il était probablement tombé par hasard au moment de sa transmission. Pour une raison ou une autre on demandait le programme par exemple et le billet était habilement glissé dans ce programme, était déjà transmis entre certaines mains, mais le temps d'un instant peut-être, d'un malencontreux coup d'épaule de l'aide de camp qui s'était excusé avec une extrême habileté de son inhabilité, et voilà le billet qui s'était échappé d'une petite main toute tremblante de désarroi, et le Jouvenceau d'Etat qui a déjà tendu sa main impatiente, reçoit soudain au lieu du billet un programme dont il ne sait absolument pas que faire. La chose est désagréable, étrange. C'est parfaitement vrai, mais reconnaissez vous-même, c'était encore plus désagréable pour Ivan Andréiévitch.
            - Prédestiné, chuchota-t-il, en se couvrant de sueur froide et en serrant le billet dans ses mains. Prédestiné ! La balle trouvera le coupable, songea-t-il. Non, ce n'est pas cela, en quoi suis-je coupable ? Mais il y a un autre dicton sur le pauvre Makar, etc... 
                                                                                                mikhailovsky.ru
Image associée            Mais sait-on jamais ce qui va se mettre à carillonner dans  une tête abasourdie pour un événement aussi soudain. Ivan Andréiévitch était engourdi sur sa chaise, plus mort que vif comme on dit. Il était sûr que son aventure avait été remarquée de toutes parts, bien que ce fût à ce moment précisément que la salle fut devenue tumultueuse et rappelait la chanteuse. Il demeurait si confus, si rouge et n'osait pas lever les yeux, comme s'il subissait un brusque désagrément, une dissonance au sein d'une belle et grouillante société. Enfin il se décida à lever les yeux.
            - Elle a chanté agréablement,, fit-il remarquer au gandin assis à sa gauche.
            Le gandin qui se trouvait au degré ultime de l'enthousiasme et qui battait des mains, mais qui faisait plutôt fonctionner ses pieds, jeta un coup d'oeil rapide et distrait sur Ivan  Andréiévitch et ayant aussitôt fait un écran de ses mains au-dessus de sa bouche afin qu'on l'entendît mieux, il hurla le nom de sa cantatrice. Ivan Andréiévitch qui n'avait jamais encore entendu pareil gosier fut transporté d'enthousiasme.
            " Il n'a rien remarqué, " songea-t-il en se retournant derrière lui. Mais le gros monsieur qui était assis derrière lui avait à son tour fait pivoter son arrière-train dans sa direction pour lorgner les loges. Et tant mieux, pensa Ivan Andréiévitch. Devant lui on n'avait rien vu bien sûr. Mû par un espoir joyeux il tourna timidement son regard vers la baignoire près de laquelle se trouvait son fauteuil, et un sentiment fort désagréable le fit tressaillir. Une belle dame s'y trouvait, et couvrant sa bouche avec un mouchoir elle était renversée sur le dossier et riait comme une forcenée.
             " Ah, encore ces femmes ", chuchota Ivan Andréiévitch qui prit le chemin de la sortie en marchant sur les pieds des spectateurs.
            Je propose maintenant aux lecteurs de décider eux-mêmes:  je leur demande de me faire part eux-mêmes de leur opinion concernant Ivan Andréiévitch.  Est-il possible qu'il ait eu raison à cet instant ? Le Grand Théâtre, comme l'on sait, comprend quatre rangées de loges et une galerie de cinquième balcon. Pourquoi supposer nécessairement  que le billet était tombé justement d'une certaine loge, précisément de celle-la et non de quelque autre, voire, par exemple, du cinquième balcon où se trouvent également des dames ? Mais la passion est exclusive, et la jalousie est la passion la plus exclusive qui soit au monde.
            Ivan Andréiévitch se précipita dans le foyer, se planta près d'une lampe, brisa le cachet et il lut:                                                                                                                travel365.it
Image associée            " Aujourd'hui juste après le spectacle rue G-vaia à l'angle du passage ...ski dans la maison K...! au deuxième étage à droite de l'escalier entrée sur la rue. Soyez-y  sans faute je vous en prie. "
            Ivan Andréiévitch ne reconnut pas l'écriture mais il n'y avait pas de doutes. C'était un rendez-vous. Saisir,attraper et fustiger le mal à son tout début, telle fut la première idée d'Ivan Andréiévitch. Il eut l'intention de le dénoncer dès maintenant, ici même. Mais comment faire ? Ivan Andréiévitch monta même en courant vers le deuxième balcon, mais rebroussa chemin judicieusement. Il ne savait absolument pas où courir. Ne pouvant rien faire, il se précipita de l'autre côté et regarda vers le côté opposé à travers la porte ouverte d'une loge occupée par des inconnus. C'était bien cela ! Aux cinq balcons, selon un axe vertical, se trouvaient des jeunes dames et des jeunes gens. Le billet avait pu tomber de chacun de ces cinq balcons, parce qu'Ivan Andréiévitch les soupçonnait absolument tous d'un complot contre lui, mais rien ne le mit sur la bonne voie, rien d'évident. Il parcourut tous les couloirs durant tout le deuxième acte, mais nulle part il ne retrouva sa tranquillité d'esprit. Il fut sur le point d'aller mettre le nez dans la caisse du théâtre dans l'espoir d'apprendre du caissier le nom des personnes qui avaient loué les loges des quatre balcons, mais la caisse était fermée. Enfin des explications frénétiques et des applaudissements retentirent. La représentation était terminée. Les rappels commençaient et deux voix se firent particulièrement entendre depuis le poulailler, celles des meneurs des deux camps. Mais Ivan Andréiévitch n'en n'avait rien à faire. Il entrevit déjà l'idée de sa conduite à venir. Il mit son paletot et partit rue G-vaia, afin d'y trouver, d'y dévoiler, d'y dénoncer et, d'une manière générale, d'agir un peu plus énergiquement que la veille. Il trouva rapidement la maison et pénétrait  déjà sous le porche, quand soudain, comme à portée de main, se faufila la silhouette du gandin en manteau. Elle le dépassa et gravit l'escalier jusqu'au deuxième étage. Ivan Andréiévitch eut l'impression qu'il s' agissait du même  gandin, bien qu'il n'ait pu distinguer tout à l'heure non plus son visage. Son coeur se figea. Le gandin l'avait déjà dépassé de deux volées. Enfin il entendit la porte du deuxième étage s'ouvrir sans que l'on sonne, comme si l'on attendait le nouveau venu. Le jeune homme se faufila dans l'appartement. Ivan Andreievitch atteignit le deuxième étage alors qu'on n'avait encore eu le temps de fermer la porte. Il aurait bien eu envie de demeurer quelque temps devant cette porte, de prendre un instant pour réfléchir sensément à sa démarche, d'hésiter un instant, et se résoudre ensuite a une action décisive. Mais alors le grondement d'une voiture parvint de l'entrée, des portes s' ouvrirent bruyamment et de pas lourds entreprirent l'ascension jusqu'à l'étage supérieur, accompagnés de gémissements et de raclements de gorge. Ivan Andréiévitch ne tint plus sur ses jambes, il ouvrit la porte et se retrouva dans l'appartement avec toute l'emphase du mari offensé. Une femme de chambre affolée se précipita à sa rencontre, puis quelqu'un apparut. Mais il n'y avait aucun moyen d'arrêter Ivan Andréiévitch. Comme une bombe il entra dans les appartements privés et, après avoir traversé deux pièces sombres, il se retrouva soudain dans une chambre à coucher devant une jeune et belle dame toute tremblante de peur. Elle le regardait avec une terreur absolue, ne comprenant pas, semblait-il, ce qui se tramait autour d'elle. A cet instant on entendit dans la pièce voisine des pas lourds qui se dirigeaient  vers la chambre. C'étaient les pas qui avaient grimpé l'escalier.



                                                                                      /  à suivre  ............ 4

              " Ciel ! Mon mari !.......


                                                                       Fiodor Dostoïevski


         

mardi 1 mai 2018

Mots d'amour Guy de Maupassant ( nouvelle France )

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disneycentralplaza.com


                                                        Mots d'amour


                                                                                                        Dimanche

                    Mon gros coq chéri,

            Tu ne m'écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu as donc cessé de m'aimer ? Pourquoi ? Dis-le moi, je t'en supplie, mon cher amour ! Moi je t'aime tant, tant, tant ! Je voudrais t'avoir toujours près de moi, et t'embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon coeur, mon chat aimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Je t'adore, je t'adore, je t'adore, ô mon beau coq.
            Ta poulette,        
                                                                                                          SOPHIE.


                                                                                                           Lundi,

                    Ma chère amie,                                                                                   sms.hypotheses.org
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            Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire. N'importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d'une autre femme, elle lui sera peut-être profitable.
            Si tu avais été sourde et muette, je t'aurais sans doute aimée longtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles, voilà tout. Un poète a dit :


            " Tu n'as jamais été dans tes jours les plus rares,
               Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
               Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
               J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur. "

             En amour, vois-tu, on fait toujours chanter des rêves. Mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu'on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire des mots sublimes, et les mots sublimes n'éclosent pas dans les petites caboches des jolies filles.                                              
            Tu ne comprends rien, n'est-ce pas ? Tant mieux. Je continue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j'aie jamais vues.
             Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de songe que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d'infini d'amour ? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu'il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d'invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter.
            Alors tu m'appelles tranquillement : " Mon gros lapin adoré. " Et il me semble tout à coup que j'entre dans ta tête, que je vois fonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie, mais... et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J'aimerais mieux ne pas voir.
            Tu continues à ne point comprendre, n'est-ce pas ? J'y comptais.
            Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi ? Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tes jupe. Nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot, puis embrassés comme des fous... puis... puis jusqu'au lendemain nous n'avons point parlé.
            Mais quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient et nos yeux se disaient des choses, des choses... qu'on ne peut exprimer dans aucune langue. Du moins, je l'ai cru. Et tout bas, en me quittant, tu as murmuré : " A bientôt ! " Voilà tout ce que tu as dit, et tu ne t'imagineras jamais quel enveloppement de rêve tu me laissais, tout ce que j'entrevoyais, tout ce que je croyais deviner en ta pensée.
            Vois-tu ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs, l'amour est un instrument si compliqué qu'un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous échappe.
            Pourquoi une parole juste dans la bouche d'une petite femme brune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d'une grosse femme blonde ? Pourquoi le geste câlin de l'une sera-t-il déplacé chez l'autre ? Pourquoi certaines caresses charmantes de la part de celle-ci seront-elles gênantes de la part de celle-là ? Pourquoi ? Parce qu'il faut en tout, mais principalement en amour, une parfaite harmonie, une accordance absolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestation tendre avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge, la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et la physionomie de sa beauté.
            Une femme de trente-cinq ans, à l'âge des grandes passions violentes qui conserverait seulement un rien de la mièvrerie caressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pas qu'elle doit s'exprimer autrement, regarder autrement, embrasser autrement, qu'elle doit être une Didon et non plus une Juliette, écoeurerait infailliblement neuf amants sur dix, même s'ils ne se rendaient nullement compte des raisons de leur éloignement.
            Comprends-tu ? - Non, je l'espérais bien.
            A partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresse, ce fut fini pour moi, mon amie.
            Quelquefois nous nous embrassons cinq minutes, d'un seul baiser interminable, éperdu, d'un de ces baisers qui font se fermer les yeux, comme s'il pouvait s'en échapper par le regard, comme pour les conserver plus entiers dans l'âme enténébrée qu'ils ravagent. Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d'un rire clair : " C'est bon mon gros chien ! " Alors je t'aurais battue.
            Car tu m'as donné successivement tous les noms d'animaux et de légumes que tu as trouvés sans doute dans la Cuisinière bourgeoise, le Parfait jardinier et les Éléments d'histoire naturelle à l'usage des classes inférieures. Mais cela n'est rien encore.
            La caresse d'amour est brutale, bestiale et plus, quand on y songe. Musset a dit :

            " Je me souviens encore de ces spasmes terribles,
              De ces baisers muets, des ces muscles ardents,
              De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
              S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. "

ou grotesques !... Oh ! ma pauvre enfant, quel génie farceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler ces mots... de la fin ?
            Je les ai collectionnés mais, par amour pour toi, je ne les montrerai pas.
            Et puis, tu manquais vraiment d'à-propos, et tu trouvais le moyen de lâcher un " Je t'aime ! " exalté en certaines occasions si singulières qu'il me fallait comprimer de furieuses envies de rire. Il est des instants où cette parole-là " Je t'aime ! " est si déplacée qu'elle en devient inconvenante, sache-le bien.
            Mais tu ne me comprends pas.
            Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugeront stupide. Peu m'importe d'ailleurs. Les affamés mangent en gloutons, mais les délicats sont dégoûtés et ils ont souvent, pour peu de chose, d'invincibles répugnances. Il en est de l'amour comme de la cuisine.
            Ce que je ne comprends pas, par exemple, c'est que certaines femmes qui connaissent si bien l'irrésistible séduction des bas de soie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, et l'ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans la profondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxe secret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses des élégances féminines, ne comprennent jamais l'irrésistible dégoût que nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.
Résultat de recherche d'images pour "femme homme archet"            Un mot brutal parfois, fait merveille, fouette la chair, fait bondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui de Cambronne n'est-il pas sublime ? Rien ne choque qui vient à temps. Mais il faut aussi savoir se taire, et éviter en certains moments les phrases à la Paul de Kock.
            Et je t'embrasse passionnément, à condition que tu ne diras rien.


                                                                                                                                                                  RENÉ




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                                                                                 Maufrigneuse

                                                  ( 1e parution dans Gil Blas 2 février 1882 sous le
                                                     pseudonyme Maufrigneuse - Maupassant )        
        
                         

dimanche 29 avril 2018

La femme de l' autre et le mari sous le lit 2 Fiodor Dostoïevski ( Nouvelle Russie )

 
                                                      La femme d'un autre et
                                                                         le mari sous le lit   ( 2 suite )

            Du bruit et des rires retentirent : deux jolies jeunes filles sortirent sur le seuil ; tous les deux se précipitèrent vers elles.
            - Ah ! que faites-vous ?
            - De quoi vous mêlez-vous ?
            - Ce ne sont pas elles !
            - Et bien, vous n'êtes pas tombé sur celles que vous cherchez. Cocher...
            - Où allez-vous mademoiselle ?
            - A Pokrov. Assieds-toi Annouchka, je te dépose.
            - Oui mais je vais de l'autre côté. Allez, file cocher !
            Le fiacre démarra.
            - D'où viennent-elles ?
            - Mon Dieu ! Ah, mon Dieu ! ne faudrait-il pas aller là-bas ?
            - Où ?
            - Mais chez Bobynitsyne.
            - Non, c'est impossible.
            - Pourquoi ?
            - J'irais volontiers, mais elle trouvera alors autre chose. Elle... elle s'en tirera, je la connais ! Elle dira qu'elle est venue exprès pour m'attraper avec quelqu'un, et les catastrophes s'abattront sur ma tête !
            - Et qui sait ! peut-être est-elle là ! Mais vous n'avez qu'à aller, je ne sais pourquoi d'ailleurs, vous n'avez qu'à aller chez le général.
            - Mais il a déménagé !
            - Peu importe, vous comprenez ?  Elle y est allée, et bien allez-y vous aussi, vous avez compris ? Faites en sorte de ne pas savoir, paraît-il, que le général a déménagé. Faites comme si vous alliez chercher votre femme chez lui, etc...
            - Et ensuite ?
            - Et bien ensuite vous prenez qui de droit la main dans le sac chez Bobynitsyne, que diable, qu'est-ce que vous êtes stup...
            - Et qu'est-ce que cela peut vous faire que je la prenne la main dans le sac ? Vous voyez, vous voyez !...
            - Quoi, quoi mon bonhomme ? Quoi ? Vous recommencez comme tout à l'heure ? Ah, Seigneur, Seigneur ! Vous n'avez pas honte, vous êtes un homme ridicule, vous êtes un homme stupide !
            - Bon, mais pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ? Vous voulez savoir...
            - Savoir quoi ? Quoi ? Oh, que le diable vous emporte ! Il s'agit bien de vous maintenant, j'irai seul. Allez, filez ! Allez surveiller là-bas, courez, ouste!...
            - Cher monsieur, vous vous égarez, si je puis dire, s'écria le monsieur au raton pris de désespoir.
            - Et alors, je m'égare, et alors ? prononça le jeune homme en serrant les lèvres et en agressant dans sa rage le monsieur au raton, et alors ? Je m'oublie devant qui ?! tonna-t-il en serrant les poings.
            - Mais, cher monsieur, permettez...
            - Qui êtes-vous, vous devant qui je m'égare ? Comment vous appelez-vous ?
            - Je ne sais ce dont il s'agit, jeune homme. Pourquoi vous donner mon nom ?... Je ne peux le révéler, j'irai plutôt avec vous. Allons-y, pas d'atermoiements, je suis prêt à tout... Mais croyez bien que je mérite des propos plus convenables ? Nulle part il ne faut perdre sa présence d'esprit, et si quelque chose vous trouble, je devine quoi, du moins ne faut-il pas s'égarer... Vous êtes encore un homme très jeune !...
            - Peu m'importe que vous soyez vieux. C'est inouï ! Filez, qu'avez-vous à courir ici ?...
            - Et pourquoi serais-je vieux ? Vous parlez d'un vieux ? Bien entendu du fait de mon grade... mais je ne cours pas...
            - Cela se voit, mais disparaissez...
            - Non, cette fois je vais avec vous. Vous ne pouvez me l'interdire, je suis également impliqué. Je vais avec vous...
            - Bon, mais doucement, tout doucement... Taisez-vous !...
            Tous les deux gravirent le perron et empruntèrent l'escalier jusqu'au deuxième étage. Il faisait assez sombre.
            - Halte ! Avez-vous des allumettes ?
            - Des allumettes, quelles allumettes ?
            - Vous fumez le cigare ?
            - Ah oui ! J'en ai, j'en ai, les voilà, tenez, bien... attendez... Le monsieur au raton s'agita.
            - Pouah ! qu'es-ce que vous êtes stup... que diable ! il me semble que c'est cette porte...
            - Oui, oui, oui, oui, oui...
            - Oui, oui, oui... Qu'est-ce que vous avez à vociférer ? Chut !
            - Cher monsieur, c'est à contre-coeur que je... Vous êtes un insolent, voilà !...
            La flamme jaillit.
            - Tenez, nous y sommes, voici la plaque de cuivre, Bobynitsyne ! Vous voyez, Bobynitsyne                  ?...
            - Je vois, je vois...
            - Si-len-ce ! Quoi, elle est éteinte ?
            - Oui.                                                                                            
            - Il faut frapper ?
            - Oui, il le faut, répliqua le monsieur au raton.
            - Frappez !
            - Non, pourquoi moi ? A vous de commencer, à vous de frapper...
            - Froussard !
            - Froussard vous-même !
            - Fi-chez-le-camp !
            - Je regrette presque de vous avoir confié un secret ; vous...
            - Je ? Et bien je ?
            - Vous avez profité de mon désarroi ! Vous avez vu que j'étais en plein désarroi...
            - Je n'en ai rien à faire ! Cela me fait rire, un point c'est tout !
            - Pourquoi êtes-vous ici ?
            - Et vous donc, pourquoi ?
            - Belle morale ! remarqua indigné le monsieur au raton.
            - Allons, que vient faire ici la morale ? Qu'est-ce que vous cherchez ? *
            - Voilà ce qui est immoral !
            - Quoi ?!!
            - Oui, selon vous tout mari est un jobard !
            - Seriez-vous le mari ? Le mari, lui, n'est-il pas sur le pont Voznéssenski ? Que voulez-vous ? Qu'est-ce que vous avez à m'importuner ?
            - Moi, il me semble que c'est vous qui êtes l'amant...
            - Écoutez, si vous continuez ainsi, je devrai avouer que c'est vous qui êtes jobard ! Bon, vous savez qui c'est ?
            - Autrement dit, vous voulez dire que c'est moi qui suis le mari ! dit le monsieur au raton reculant comme s'il avait été ébouillanté.
            - Chut ! Silence ! Vous entendez ?
            - C'est elle.
            - Non !
            - Pouah ! Comme il fait sombre !
            Tout fut silencieux. On entendit du bruit dans l'appartement de Bobynitsyne.
            - Qu'avons-nous à nous quereller, cher monsieur ? chuchota l'individu au raton.
            - Mais c'est vous-même...que le diable vous emporte... qui vous êtes vexé !
            - Mais vous m'avez fait sortir de mes gonds !
            - Silence !
            - Admettez que vous êtes encore un très jeune homme...
            - Mais taisez-vous à la fin !
            - Je partage bien sûr votre idée qu'un mari dans une telle situation est un jobard.
            - Mais allez-vous vous taire ? Oh !...
            - Mais pourquoi persécuter avec une telle hargne un malheureux mari ?...
            - C'est elle !
            - Elle ! Elle ! Elle ! Mais qu'est-ce que cela peut vous faire à vous ? Ce n'est pas votre détresse !
          - Cher monsieur, cher monsieur ! marmonna le monsieur au raton, blême et sanglotant. Je suis en plein désarroi bien sûr... Vous avez simplement vu mon humiliation ; mais maintenant il fait nuit bien sûr, et demain... D'ailleurs demain nous ne nous rencontrerons certainement pas, bien que je ne craigne pas de vous rencontrer, et ce n'est d'ailleurs pas moi, mais mon ami qui est sur le pont Voznéssenski ! c'est lui je vous assure ! C'est sa femme, c'est la femme d'un autre ! Un homme malheureux, je vous assure, je le connais bien. Permettez, je vais tout vous raconter. Je suis un ami pour lui, comme vous pouvez le voir, sinon je ne me désolerais pas à cause de lui maintenant, vous le voyez vous-même ; c'est que je lui ai dit plusieurs fois : pourquoi te maries-tu, mon cher ami ? Tu as un grade, de l'aisance, tu es un homme respectable, pourquoi changer tout cela pour les caprices de la coquetterie ! Admettez-le ! Non, m'a-t-il dit, je me marie : le bonheur familial... Le voilà le bonheur familial ! D'abord c'est lui-même qui a trompé les maris, et maintenant il boit le calice... Excusez-moi, mais cette explication était nécessaire du fait des circonstances... C'est un homme malheureux et il boit le calice, voilà !... Alors le monsieur au calice sanglota tellement qu'il sembla s'être mis à pleurer pour de bon.
            - Ah, que le diable les emporte tous ! Ce n'est pas les imbéciles qui manquent, mais qui êtes-vous ? Le jeune homme maugréait de rage.
            - Après cela, admettez-le vous-même... J'ai été noble avec vous, et franc, et vous prenez un tel ton !
            - Non, permettez, excusez-moi... Comment vous appelez-vous ?
            - Mais que vient faire ici mon nom ?
            - Alors ?!!!
            - Il m'est impossible de donner mon nom.
            - Vous connaissez Chabrine, dit rapidement le jeune homme.
            - Chabrine ?!!
            - Oui, Chabrine ! Alors ? ( A ce moment-là le monsieur au paletot agaça un peu le monsieur au raton. ) Vous avez compris ce dont il s'agit ?
            - Non, de quel Chabrine parlez-vous ? répondit le monsieur au raton stupéfait. Il ne s'agit aucunement de Chabrine ! C'est un homme respectable ! J'excuse votre incorrection par les tourments de la jalousie.
             - C'est un escroc, une âme vendue, un concussionnaire, un fripon, il a pillé les caisses de l'Etat ! Il va bientôt être traduit en justice.
             - Excusez-moi, dit le monsieur au raton qui pâlissait, vous ne le connaissez pas, je vois bien que vous ne savez absolument de qui il s'agit.
             - Certes je ne le connais pas personnellement, mais je le connais par d'autres sources qui lui sont très proches.
             - Quelles sont vos sources, cher monsieur ? Je suis en plein désarroi, vous le voyez...
             - L'imbécile, le jaloux ! Il est incapable de veiller sur sa femme ! Voilà de qui il s'agit, s'il vous sied de le savoir !
             - Excusez-moi, vous êtes dans un curieux égarement, jeune homme...
             - Ah !
             - Ah !
             Ils avaient entendu du bruit dans l'appartement de Bobynitsyne. On avait commencé à ouvrir la porte. Ils entendirent des voix
             - Ah ! ce n'est pas elle ! Ce n'est pas elle ! Je reconnais sa voix, maintenant je sais tout ! Ce n'est pas elle, dit le monsieur au raton, blanc comme un linge.
             - Silence !
             Le jeune homme se plaqua contre le mur.
             - Cher monsieur, je file, ce n'est pas elle, je suis très content.
             - Bon, bon, filez, filez !
             - Mais pourquoi restez-vous ici ?
             - Et qu'est-ce que cela peut vous faire ?
             La porte s'ouvrit, et le monsieur au raton qui n'y tenait plus descendit l'escalier à toutes jambes.
             A côté du jeune homme passèrent un homme et une femme et son coeur se glaça... Il entendit une voix de femme qu'il connaissait, et une voix d'homme éraillée qu'il ne connaissait pas du tout.
             - Ce n'est rien , je vais donner l'ordre de faire venir le traîneau, dit la voix éraillée.
             - Ah bon, bon, je suis d'accord. Allez donner l'ordre.
             - Il est là-bas, j'arrive.
             La dame resta seule.
             - Glafira ! Où sont les serments ? cria le jeune homme au paletot en saisissant la dame par la main.
             - Aïe ! Qui est-ce ? C'est vous Tvorogov ! Mon Dieu ! que faites-vous ?
             - Avec qui étiez-vous ici ?
             - Mais c'est mon mari ! Partez, partez ! Il va tout de suite revenir de là-bas... de chez les Polovitsyne. Partez, au nom du ciel, partez !
             - Voilà trois semaines que les Polovytsyne ont déménagé ! Je sais tout !
             - Aïe !
             La dame se précipita sur le perron. Le jeune homme la rattrapa.
             - Qui vous l'a dit ? demanda la dame.
             - Votre mari, madame, Ivan Andréïevitche ! Il est ici, il est devant vous, madame !
             Ivan Andréïevitch était effectivement à côté du perron.
             - Ah, c'est vous ! s'écria le monsieur au raton.
             - Ah , c'est vous ( en français ) ! s'écria Glafira Pétrovna en se jetant vers lui avec une joie non feinte. Mon Dieu ! Que m'est-il arrivé ?! J'étais chez les Polovitsyne, tu peux t'imaginer.. Tu sais qu'ils sont maintenant près du pont Izmaïlovski ; je te l'ai dit, tu t'en souviens ? J'ai pris un traîneau là-bas. Les chevaux sont devenus enragés, ils ont pris le mors aux dents, ils ont brisé le traîneau et je suis tombé à cent pas d'ici ; on a emmené le cocher ; j'étais dans tous mes états. Par bonheur, monsieur Tvorogov...
            - Comment ?...
            M. Tvorogov ressemblait plus à un fossile qu'à M. Tvorogov.
            - Monsieur Tvorogov m'a vue ici et s'est proposé de me raccompagner. Mais maintenant vous êtes ici et je ne peux vous faire part que de ma reconnaissance chaleureuse, Ivan Ilyitch...
            La dame tendit la main à Ivan Ilyitch qui était pétrifié et elle la pinça presque plus qu'elle ne la serra.
            - Monsieur Tvogorov, mon ami ! Nous avons eu le plaisir de nous rencontrer au bal de chez les Skorloupov ; il me semble que je t'en ai parlé ? Est-il possible que tu ne t'en souviennes pas, Coco ?
            - Ah, bien sûr, bien sûr ! Mais oui, je m'en souviens ! dit le monsieur au manteau de raton qui s'appelait Coco. Enchanté, enchanté.
            Et il serra chaleureusement la main de monsieur Tvogorov.
            - Avec qui es-tu ? Qu'est-ce que cela signifie ? J'attends..., retentit la voix éraillée.
           Devant le groupe se trouvait un monsieur d'une taille sans fin. Il sortit son face-à-main et se mit à examiner attentivement le monsieur à la pelisse en raton.   
            - Ah, monsieur Bobynitsyne, gazouilla la dame. Quelle surprise ! En voilà une rencontre ! Imaginez-vous que des chevaux viennent de me briser... Mais voici mon mari, Jean ! Monsieur Bobynitsyne, celui du bal de chez Karpov ...                                                  
            - Ah, très, très, très enchanté !... Mais je vais immédiatement trouver un fiacre mon amie.
            - Vas-y Jean, vas-y ! Je suis absolument terrorisée, je tremble, je me sens même mal... Aujourd'hui, au bal masqué, chuchota-t-elle à Tvogorov... Adieu, adieu, monsieur Bobynitsyne. Nous nous rencontrerons certainement demain au bal chez les Karpov...
            - Non, excusez-moi, demain je n'y serai pas : pour demain, on verra, si maintenant les choses ne sont plus... Monsieur Bobynitsyne grogna encore quelque chose entre ses dents, il fit traîner ses grosses bottes, s'assit dans son traîneau et partit.
            Une voiture s'approcha : la dame s'y installa. Le monsieur au manteau de raton se figea. Il semblait ne pas avoir la force de faire un mouvement et regardait d'un air insensé le monsieur au paletot. Le monsieur au paletot souriait assez balourdement.
            - Je ne sais...
            - Excusez-moi, je suis enchanté de faire votre connaissance, répondit le jeune homme en le saluant avec un air curieux et assez timide.
            - Très, très content...
            - Il me semble que votre galoche est hors d'usage...
            - La mienne ? Ah oui, je vous remercie, merci... Ça fait longtemps que je veux acquérir des galoches en caoutchouc.
            - Dans les galoches en caoutchouc le pied semble être en sueur, dit le jeune homme visiblement pénétré d'une compassion sans bornes.
            - Jean, tu te dépêches ?
            - Il est en sueur, vraiment. Tout de suite, tout de suite ma petite âme, voilà une conversation intéressante ! Vraiment comme vous l'avez remarqué, le pied est en sueur, n'est-ce pas... D'ailleurs, excusez-moi, je...


   * constantin guys                               
 
                                                                                                                                      
                                                                à suivre...................

            - Je vous en prie.............