vendredi 18 mai 2018

Mémoires d'un estomac par lui-même 4 extraits , Sydney Whiting ( Roman Angleterre )

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aloe-vera-bio.org

                                                       Mémoires d'un estomac
                                                                    racontées par lui-même
                                                                          IV

                                                   Prescription

            2 onces de décoction d'aloès composé,
            3 onces de teinture thébaïque
            10 gouttes de ditto de houblon, 11,2 gros
             6 gros eau de cerises noires
             Mêlez, deux cuillerées à soupe par jour.

            Notez que dans la recette précédente la confection aromatique était un des ingrédients. Ici l'aloès est prescrit, les deux substances produisant des effets diamétralement opposés. Les amers toutefois, quoique sous une autre forme, étaient encore administrés et les docteurs s'accordaient au moins quant à l'amertume.
            Malgré cette délicate mixture je continuai à être de mauvaise sorte car, pour mon malheur, mon maître, le patient, trouvait que la pénalité attachée à l'absorption des drogues l'absolvait de la nécessité d'un régime strict : j'allais donc de plus en plus mal, et l'on me conduisit chez un autre Esculape.
            Je fatiguerais le lecteur le plus patient si j'exposais les opinions diverses émises sur la cause de mon indisposition. Qu'il suffise dire qu'un docteur prescrivit les alcalins, et qu'un autre déclarait que leur usage me serait fatal et insista sur les acides. Voici ce que ce dernier m'ordonna :

                                                     Prescription

            1gros de sulfate d'alumine et 1de ditto de zinc
            4 onces d'acide sulfurique dilué
             Mêlez
             30 gouttes dans une demi-pinte d'eau sucrée, 3 ou 4 fois par jour.

            Ces acides forts, par leur qualité antiseptique, eurent certainement quelque bon effet, ils contribuèrent à me débarrasser de certaines saburres. Mais le jus d'un simple citron aurait infiniment mieux agi.
            Quand ce remède fut montré à un autre médecin, il branla la tête et ordonna :

            3    drachmes de potasse liquide
            13 drachmes teint de Colombo

            Comme celle-ci ne fut pas plus efficace que les autres, on résolut de me transporter dans le pays de ces médecins pygmées, le Homéopathes, ainsi nommés, je suppose, parce qu'ils sont toujours chez eux pour les consultations.
            Je dois dire que leur manière d'administrer les médicaments, tout en me faisant sourire un peu, me réjouit autant que le permettait l'état de faiblesse où j'étais.
            Quand j'entendis pour la première fois parler de la doctrine homéopathique, je m'attendais à voir dans ceux qui la professent de petits personnages diminutifs, semblables à ceux que nous voyons dans les " fanticini ", servis par de petites poupées, dans de petites maison de verre.
            Quelle ne fut pas ma surprise quand un grand et massif docteur me prescrivit une dose exprimée par une fraction dont le dénominateur était l'unité suivie de 60 zéros ! On peut bien supposer que je traitai le décillionième de grains avec un profond mépris.Que le lecteur ne condamne cependant pas cette race de médecins, sous plusieurs rapports très utiles car, si leur doctrine est entièrement absurde au point de vue curatif, elle possède au moins une sorte d'excellence négative.
            Oui, je maintiens que l'administration des drogues devrait approcher de zéro autant que possible, et ces Messieurs sont, quant à leur posologie, à une très petite distance de ce but désirable.
            Les Allopathes et les Homéopathes doivent, bien entendu, se battre entre eux, et ils n'y manquent pas. Les Lilliputiens livrant bataille aux Brobdingnags nous représenteraient l'image de combats de ces géants et de ces nains médicaux, et je me figure qu'un dialogue pourrait avoir lieu entre un allopathe et un homéopathe, et à peu près dans ces termes.

                                       L'Allopathe et l'Homéopathe se rencontrent

            A. - Monsieur, vous êtes un charlatan.                  bbc.co.uk
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            H. - Et vous un imposteur ! Vous empoisonnez en gros.
            A. - Et vous en détail, Monsieur, mais je ne veux point vous parler.
            H. - Mais vous me parlerez. Vous n'êtes pas si grand personnage que vous puissiez ignorer notre existence, quand vos malades vous quittent par douzaines pour venir à notre établissement.
            A. - Cela est tout-à-fait faux. Et un mensonge est la seule chose que vous n'administrez pas infinitésimalement.
            H. - Je puis garder mon sang-froid. Là, avouez-le, ne vous avons-nous pas privés de centaines de vos malades ?
            A. - Oui, les sots nous délaissent pour aller à vous.
            H. -Les sots paient mieux.
            A. - ( à part ) Cela est très vrai. - ( Haut )  Alors j'ose dire, Monsieur, que vous êtes un homme riche. Bonjour.
            H. - Pas si vite. Je suis aujourd'hui d'humeur accommodante. Dites-moi franchement, voudriez-vous prendre vos propres médecines ?
            A. - ( grimaçant ). Pas toutes. Mais nous sommes obligés d'expérimenter sur les malades pour l'avancement de la science.
            H. - Oh ! Oh ! Est-ce cela ? Les chirurgiens traitent de même les chiens. Puisque vous êtes si candide, auriez-vous quelque objection à prendre nos remèdes ?
            A. - Certainement, ils sont inertes !
            H. - Pourquoi ?
            A. - Parce que la matière ne se divise ni ne se fractionne au degré où vous l'administrez dans vos prescriptions.
            H. - Que pensez-vous de l'aqua tofana et des empoisonneurs du 14è siècle ?
            A. - Il y mettaient trop de temps. Vous en prendriez encore plus.
            H. - Et vous, vous faites la chose du premier coup.
            A. - Monsieur, cette insolence...
            H. - Bah ! ne vous fâchez pas ! Nous sommes tous deux dans la même barque.
            A. - C'est possible, mais comme nous ramons en  sens contraire elle ne bouge pas.
            H. - Ah ! ah ! Très bon. Combien des personnes envoyées à leurs boutiques ont-elles été tuées par les droguistes de Londres ? Vous ne pouvez pas me poser la même question.
            A. - Allons donc, Monsieur, voudriez-vous supprimer la chimie ? ( l'auteur signale ici une note d'humour : le goût anglais pour les pharmacies soit : pour 1 sur le continent 12 en Angleterre ) 
            H. - La chimie ! Osez-vous confondre votre système avec cette splendide science ? Il faut au boiteux un bâton solide.
            A. - Comment qualifiez-vous l'action de vos médecines ? Est-elle mécanique ?
            H. -Vous avez prétendu qu'elles n'en avaient aucune . En sorte que d'après votre dire, si nous ne faisions pas de bien, nous ne faisions pas de mal.
            A. - Vous êtes pointilleux, Monsieur. Comment supporterais-je ma famille et maintiendrais-je mon établissement sans donner des médicaments ?
            H. - Ah ! voilà le " hic " ! Prescrivez le régime et des simples et demandez autant que vous le faites pour vos avis actuels.
            A. - Pourquoi ne pratiquez-vous pas ce que vous prêchez ?
            H. - Parce que je mourrais de faim.                                                               etsy.com
Résultat de recherche d'images pour "aqua tofana"            A. - Je serais dans le même cas.
            H. - Nous prospérons donc par l'ignorance de la multitude.
            A. - Ayez la bonté de parler au singulier. Il y a pourtant beaucoup de vrai là-dedans. Si, lorsqu'un malade vient me trouver avec des organes digestifs en désordre j'allais lui prescrire une diète sévère, le lever matinal, et lui recommander une demi-douzaine de simples, il me mettrait au nombre de ces derniers et courrait prendre les conseils d'hommes tels que feu Sir W. Farquha qui écrivit une formule contenant treize différentes substances dans l'espoir que si l'une ne convenait pas une autre pourrait faire du bien.
            H. - Alors vous avouez que le public est à blâmer ?
            A. - Certainement. La dignité de la profession gagnerait à ce que le peuple fût moins ignorant.
            H. - Serrons-nous donc la main, et devenons riches tous deux.
            A.  - Je vous souhaite bonne chance, mais je ne puis vous donner la main. Prétendez-vous donc dire que vous feriez une razzia complète de tous les médicaments ?
            H. - Non, mais je me bornerais aux simples, et je sarclerais si bien ce champ sauvage de la pharmacopée que j'en ferais un net et joli jardin.
            A. - Quels médicaments laisseriez-vous ?
            H. - Dame ! Je ne laisserais que ceux dont les effets certains sur l'économie animale sont bien établis.
            A. - Bon ! il ne resterait rien, ou pas grand-chose. Il serait difficile de trouver une douzaine de composés qui produisent dans toutes les circonstances des résultats assurés et identiques.
            H. - Eh bien ! Fondez sur ce " dodcka " la base de votre matière médicale.
            A. - Au fait, ce serait mettre en banqueroute notre dispensaire officiel.
            H. - On ne pourrait rien désirer de mieux. Je voudrais être à la tête de la commission chargée de juger cette tourbe frauduleuse de drogues. Il y en a bien peu, je vous assure, qui obtiendraient un certificat de première classe.
            A. - Auxquels en accorderiez-vous un ?
            H. - A ceux seulement qui pourraient donner devant la commission un compte clair et satisfaisant de leur actif et de leur passif, et qui pourraient prouver que insolvabilité n'a point pour origine la spéculation
            A. - Je voudrais vous voir dans cette position. Continuez.
            H. - Voici l'ébauche de ce qui pourrait être publié :
           " ............ Sels et Séné, poursuivant un trafic cathartique très étendu dans Apothicaries Hall, a introduit une demande pour sa dissolution selon les termes de son contrat. Aucune opposition..........   son honneur a exprimé l'opinion que la banqueroute avait eu pour origine les fautes des ordres plutôt que les siennes, et qu'elle conduisait ses affaires selon ses méthodes......... Dans ces circonstances, l'honorable commissaire lui accorderait un certificat de seconde classe mais......... leurs chances de succès ne pouvaient reposer que sur le patronage de ceux qui cultivent la gastronomie et la gourmandise. "                                                                                                   aminoapps.com
Résultat de recherche d'images pour "bismuth"            A. - C'est très beau........ Je suppose que les Blackdoses, les sels d'Epsom, l'aloès et toutes les autres drogues drastiques obtiendraient de vous un jugement favorable.
            H. - Probablement, car nous ne pouvons pas dire que nous ignorons leurs effets, et la gloutonnerie a besoin de traîner à sa suite des composés horribles, pour le cas où le monstre horrible tomberait dans une de ses transes.................
             .................................
            A. - Si vos idées sur la médecine ne sont pas meilleures que votre connaissance de la loi, j'ai pitié de vous. Comment traiteriez-vous le bismuth et cette nombreuse classe de médicaments que l'on donne pour améliorer les fonctions digestives ?
            H. - A peu près de la même manière, et je parierais ma meilleure boîte de globules que je les prendrais tous en défaut............................ Quant à la quinine j'examinerais d'abord les témoignages produits sur ce que ces remèdes ont fait, puis sur la manière dont ils ont agi, et j'aurais beaucoup de soupçons et de doutes s'ils ne pouvaient répondre à la deuxième question. Si j'étais satisfait sur le premier point, je le prescrirais me réservant le droit de révoquer cet ordre si je les surprenais causant le mal de tête ou les maux de coeur. J'assignerais toute la faculté et pousserais mes investigations sur la matière.................
            .....................................
            A. - Vous êtes un drôle de corps. Saigneriez-vous ?
            H. - Jamais.
            A. - Alors, dans certains cas, vos malades mourraient.
            H. - C'est possible. Mais il vaut mieux qu'un individu meure faute de saignée que d'en voir tuer des centaines par la phlébotomie.
            A. - Au fait, vous n'useriez ni de médicaments ni de la lancette ?
            H. - Exactement. Et voilà pourquoi je suis Homéopathe. Les gens veulent avoir quelque chose, je ne leur donne rien et, cependant, je satisfais à leurs demandes.
            A. - Vous êtes un original. Je suis sûr que des centaines d'individus seraient morts entre vos mains s'ils avaient eu la chance d'être traités par vous.
            H. - Ne pensez-vous pas que des milliers ont été tués par la médecine ?
            A. - Mais oui, peut-être.
            H. - Pensez-vous que beaucoup de centaines sont morts par son absence ?
            A. - Non....... Je maintiens que nous vivons d'une manière si artificielle que des remèdes artificiels sont nécessaires.  
            H. - Je vous concède cette proposition. Pourtant......... en admettant que nous vivons dans une condition artificielle, je soutiens que cette artificialité de nos moeurs n'est pas telle qu'elle réclame, pour l'entretien de la santé, qu'on recoure à la science la plus compliquée.............Si notre régime alimentaire consistait dans l'emploi de substances puisées dans les secrets les plus mystérieux de l'art, je vous accorde qu'alors nous réclamerions des remèdes également subtiles. Mais si nous vivons conformément aux lois de la nature, alors nous avons besoin de remèdes également simples.........
            Quand l'aliment ordinaire est adultéré c'est alors que nous approchons le plus du degré extrême de l'artificialité. Alors des mesures proportionnelles et appropriées sont nécessaires pour rétablir la balance de la santé. Mais si nous ne consommons que les produits de la terre sans recourir à aucun procédé très élaboré, j'affirme que nous n'avons pas besoin de remèdes compliqués........ la nature fera sa part avec un surcroît d'activité.                                                leftytyer.blogspot.fr                         
Image associée            A. - Mais...... vous concluez qu'il nous faut des des remèdes de même nature que nos aliments ne différant que par le mode de combinaison, etc., etc. ?
            H. - Certainement.
            A. - Mais notre nourriture contient presque tous les composants de la chimie........ Ainsi quoi de plus naturel que de recourir à la science médicale qui possède la composition ultime et prochaine de ces matières...........
            H. - Ces faits n'ébranlent nullement ma thèse. Si, comme vous le dites, la nourriture contient une telle variété de composés, minéraux, acides, alcalis, substances neutres, gaz, etc., alors certainement la nourriture sous les différentes variétés de forme, de combinaison ou de proportion de ces éléments constitutifs est le moyen propre de rétablir la santé............
            A. - Si je vous comprends bien, d'abord, si nous vivons simplement, comme dans les âges primitifs, mâchant des glands de chêne et buvant de l'eau, nous n'aurions besoin que de simples en cas de maladie. Par contre si nous vivons artificiellement il nous faut des remèdes aussi artificiels. Et, si notre vie est tellement artificielle qu'il faille explorer les secrets les plus profonds de la nature pour nous procurer nos aliments, mais seulement alors, il nous faudra des remèdes également difficiles à obtenir. Mais vous affirmez que nous ne vivons pas d'une manière aussi artificielle.......aminoapps.com
            H. - Précisément. La science médicale aurait besoin d'être plus serrée et plus compacte...........
            A. - Je reconnais qu'un régime est souvent préférable aux drogues....... Je ne puis cependant m'empêcher de reconnaître que le mal a produit du bien. Considérez les bienfaits du chloroforme.
           ................................
            H. - Si..... les efforts s'étaient concentrés sur les recherches anatomiques, les dissections, l'analyse, l'induction scientifique et surtout le microscope, je ne doute pas que des découvertes d'une vaste importance nous auraient mis en possession de vérités et de faits que nous ne pouvons attendre que de l'avenir.............................
            Je crois que les meilleures recettes sont perpétuellement changeantes dans leur manière d'agir, de sorte que ce peut être bon aujourd'hui, mauvais demain, et que la disposition d'esprit du sujet, les influences atmosphériques, ou quelque altération temporaire dans les forces du système nerveux, peuvent faire varier complètement les effets des médicaments sur le corps.
            A. - Mais comment arriverons-nous à connaître leur modus operandi, à moins de les essayer.
            H. - Si vous vous croyez autorisé à faire des êtres humains les sujets de vos expériences, je vous accorde qu'il peut en résulter des découvertes précieuses...............................
            .................. Vous arriverez forcément à ma manière de voir et " jetterez les drogues aux chiens ", à moins que votre compassion n'intervienne en faveur de ces fidèles créatures.
            A. - En tous cas, vous êtes un homme hardi d'avouer de pareils sentiments. Dîtes-moi franchement vous considérez-vous comme un charlatan ?
            H. - Oui, vis-à-vis du monde, mais non pour la science. Vous êtes, vous, un charlatan pour tous les deux.
            A. - Bien obligé. Mais vous n'êtes pas un méchant garçon, et je vous promets........ que je diluerai copieusement mes médecines avec le plus pur fluide.
            H. - Bravo ! Je donne des doses infinitésimales mais vous en donnerez de diluées. Nous sommes tous deux dans le bon chemin. - Vive la Bagatelle !
            A. - Je suppose que je dois, moi, crier : " Vive l'Eau des Puits ".
                                                                                                             
                                                       ( Ils sortent chacun de son côté )

            Revenons cependant à notre histoire. Les globules de mon ami furent, comme de raison, tout à fait inefficaces, de sorte qu'en dernier ressort l'un des premiers chirurgiens du jour fut consulté. Celui-ci, pour le plaisir d'une agréable variété, entre en liste, et espère vaincre avec la mixture saline. Il s'avance donc avec cette


                                                           ( à suivre ................. )

                                                                      Prescription
            .............

                                                                      Sydney Whiting
         
         
  

mardi 15 mai 2018

La cravate verte Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )

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                                                         La cravate verte

            Un homme, jeune encore, du nom de Cléophas, vivait retiré dans une maison proche de la ville. L'envie lui vint, un beau matin, d'aller parmi les hommes. Il se vêtit très correctement, selon son habitude. Il mit une cravate neuve, de couleur verte, et partit faire un tour au parc.
            Les gens le saluèrent très poliment, jugeant que sa cravate verte lui allait très bien, et, pendant plusieurs jours, ils parlèrent en termes élogieux de la cravate verte de M. Cléophas.
            D'aucuns voulant l'imiter portèrent, comme lui, des cravates vertes. 
            Elles étaient cependant de moins bonne qualité et nouées avec moins de grâce.
            Quand, peu après, M. Cléophas revint se promener dans le parc, il portait un nouveau costume, mais toujours la même cravate verte.
            Quelques-uns dirent alors, hochant la tête d'un air soucieux :                
            - Encore cette cravate verte !... N'a-t-il donc que celle-là...                        artmajeur.com
           D'autres, un peu plus nerveux, s'écrièrent :
           - Il va faire notre désespoir avec sa cravate verte !
            Quand M. Cléophas se rendit à nouveau parmi les hommes, il arborait une cravate bleue.
            Quelques-uns se récrièrent :
            - Quelle idée l'a pris soudain de venir ici avec une cravate bleue ?
            Mais les plus nerveux criaient très fort :
           - Nous avons l'habitude de le voir avec une cravate verte ! Allons-nous supporter aujourd'hui 
qu'il en ait une bleue ?
            Cependant, plus d'un très malin déclara :
            - Oh ! il ne nous fera pas croire que cette cravate est bleue ! M. Cléophas la porte, donc elle est verte !
            La fois suivant, M. Cléophas, très correctement vêtu selon son habitude, avait une cravate d'un très beau violet. Du plus loin qu'ils le virent, les gens s'exclamèrent , sarcastiques :
            - Voici l'homme à la cravate verte !
            Or, il y avait un groupe de gens dont les moyens étaient insuffisants pour leur permettre de se nouer autour du cou autre chose que du fil à coudre. Ils expliquaient que le fil à coudre est la chose la plus élégante et la plus distinguée du monde. Ils détestaient, sans exception, tous ceux qui portaient des cravates, et en particulier, M. Cléophas, toujours très correctement vêtu et qui portait des cravates plus belles et mieux nouées que quiconque. Croisant un jour, M. Cléophas, celui d'entre eux qui parlait le plus fort se mit à crier :
            - Les gens qui portent une cravate verte sont des débauchés !                 google.fr
Résultat de recherche d'images pour "cravate peinture dessin"            M. Cléophas poursuivit sa route sans se soucier de lui.
            Quand M. Cléophas retourna se promener dans le parc, le bruyant personnage au fil à coudre autour du cou s'écria                                  
            - Les gens qui portent une cravate verte sont des voleurs !
            Et beaucoup d'autres crièrent avec lui :
            Cléophas haussa les épaules et se dit que ceux qui portaient maintenant une cravate verte devaient être tombés bien bas. Lorsqu'il les rencontra pour la troisième fois, la foule tout entière entraînée par le bruyant personnage avec du fil à coudre autour du cou, cria :
            - Les gens qui portent une cravate verte sont des assassins !
            Alors Cléophas remarqua que de nombreux regards étaient tournés vers lui.
            S'étant rappelé avoir également porté à plusieurs reprises des cravates vertes, il s'approcha de
l'homme au fil à coudre et lui demanda :
            - De qui parlez-vous donc ? Serait-ce aussi de moi ?                                artmajeur.com
Adèle - Peinture,  50x40 cm ©2015 par Isabelle Molinard -  
                                                    
    Art figuratif, Toile, Animaux, ragdoll cat, scarf
            - Mais, M Cléophas, répondit l'autre, comment pouvez-vous croire ?... Vous ne portez pas de cravate verte, voyons ! 
            Et il lui serra la main l'assurant de sa grande considération.
            Cléophas salua et s'en alla. Mais lorsqu'il fut à une distance suffisante, l'homme au fil à coudre autour du cou s'écria en battant des mains :
            - Vous voyez comme il se sent touché ? Qui pourrait encore douter maintenant que Cléophas est un débauché, un voleur et un assassin ?


                                                    Arthur Schnitzler

                                                                     ( 1è parution 1903 )
            
            

        
    
            


lundi 14 mai 2018

Lettres de Proust à Gaston Gallimard 3 et extrait de Bernard Grasset ( Lettres France )

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                                                                                                                       Début mars 1916

            Cher ami,
            ( Je voudrais bien que nous adoptions cette appellation. Elle satisfera mieux les sentiments qu'éveille en moi votre gentille lettre. ) Pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu plus tôt, j'ai été assez mal ces jours-ci. D'ailleurs j'ai les yeux fatigués et suis un mauvais correspondant.
            Je commence par la fin, pour terminer la question " livre ". oui Gide me l'a dit, et en 1914, et encore l'autre jour, que la NRF m'éditerait volontiers. Je lui ai dit pourquoi c'était impossible, et j'ai dû aussi lui dire sinon l'autre jour, du moins en 1914, pourquoi je le regrettais moins. C'est que je tenais tant à être lu par les trois ou quatre personnes pour lesquelles j'écrivais et qui sont à peu près toutes de la NRF, je me disais que cela me donnait une chance d'attirer leur attention. Or il se trouve que vous avez tous lu le livre. Il a inspiré une amitié d'ailleurs excessive à des gens par qui c'était mon rêve d'être lu. Pour prendre un exemple en-dehors de la NRF j'ai une immense admiration pour Jammes ( que la défaillance de ma plume ne vous laisse pas croire que je ne sais pas orthographier son nom ! ). J'aurais donné tout, sauf une certaine affection, pour qu'il lût et goûtât une page de moi.
Mais je croyais que c'était impossible. Vous pouvez juger de ma stupéfaction quand j'ai reçu une lettre admirable et insensée où il me comparaît simplement à Shakespeare à Balzac à Cervantès ! Je dis ma stupéfaction et non ma joie. Car les choses sont arrangées ainsi dans la vie que je venais de perdre la veille cette affection à laquelle je tenais plus qu'à être apprécié par Jammes de sorte que j'ai lu sa lettre avec un étonnement hagard mais d'un coeur qui ne pouvait pas être heureux. - Quand Gide
( encore un des lecteurs rêvés ) m'a demandé qq semaines ou mois avant la guerre d'éditer les volumes suivants de mon livre, j'ai été très ému de sa proposition ; je lui ai d'abord dit que c'était impossible, puis j'ai tâché de me délier de mon traité avec mon éditeur. Alors ( et cela je l'ai écrit à Gide à qui j'ai même dû envoyer la lettre de l'éditeur si je me rappelle bien ), j'ai trouvé un homme qui a eu le seul procédé qui pouvait me fermer la bouche, et j'ai compris depuis ( ceci entre nous ) qu'il ne l'avait eu que par habileté mais au moment où j'ai été touché ; il m'a écrit : " Rien ne peut me faire plus de peine ; rien ne peut faire plus de tort à ma maison ; mais je ne veux pas que votre traité vous gêne ; si vous aimez mieux me retirer votre livre ; je vous laisse toute liberté, usez-en selon ce que vous croyez. " Devant la délicatesse, au moins apparente, d'un tel procédé, je n'ai pu que dire :
Afficher l'image d'origine*  " je ne songe plus à vous quitter ". Et à mon grand chagrin j'ai répondu à Gide par un refus définitif. S'il m'en a reparlé l'autre jour, c'est parce que mon éditeur étant mobilisé, il se dit que peut-être sa maison ne reprendra pas après etc. Mais tout cela n'arrivera pas, mon livre paraîtra chez lui, s'il paraît, et je n'y peux plus rien. Je le regrette d'autant plus que depuis votre lettre si gentille l'idée d'un travail avec vous me souriait infiniment ; du reste déjà je vous l'avais dit, cela m'avait tenté en 1913. Enfin même une fois le livre paru, tout serait tellement mieux chez vous ; l'improbité hélas à peu près certaine de mon éditeur ne faisait que me peiner au moment où mon livre a paru et je trouvais stupide, même dans l'intérêt de sa maison d'indiquer un chiffre faux et diminué d'éditions pour éviter les droits d'auteur ou du moins les diminuer. Maintenant, à la suite de circonstances sans intérêt, cela ne m'est plus indifférent. Et ainsi l'édition chez vous joindrait à l'honneur pour moi, au plaisir, à une collaboration avec vous, à des fatigues évitées, à une présentation matérielle comme je n'en connais pas de plus jolie, ni d'aussi jolie, les fatigues matérielles de la préparation fort atténuées, et la sécurité qu'il y a à être entre des mains loyales et amies sur lesquelles on peut se reposer. Mais enfin tout cela est impossible et ne s'appelle plus que comme ce rêve sur lequel Rossetti je crois a écrit une assez mauvaise et assez touchante poésie : " Je m'appelle ce qui aurait pu être, ce qui n'a pas été et ne sera jamais plus. " - Cher ami je me suis tellement fatigué à vous parler de moi ( ce que je déteste ) ( et pourtant je voudrais aussi vous dire pour en finir avec mon livre que je suis très fier si mon livre a pu décider Fargue  pour qui j'ai beaucoup d'admiration à écrire ses Souvenirs d'enfance ; mais que dans mon esprit mon livre n'est pas un livre de souvenirs d'enfance. Il est une construction dont l'organisme je le reconnais n'apparaît pas dès le 1er volume ( et j'ai cru plus vrai de ne pas annoncer et anticiper ), et où les souvenirs d'enfance ne jouent presque que le rôle d'exemple dans une théorie de la mémoire ) - je me suis tellement fatigué à vous parler de tout cela que je suis obligé de remettre à plus tard ce qui était le vrai objet de cette lettre. En deux mots merci de tout coeur pour les collections. Je tâcherai d'aller d'abord vous voir une fois, vous, sans Monet, Manet etc, à la NRF. Et nous pourrons nous revoir ensuite chez vous. Je sais que le projet d'aller vous voir j'en ai formé bien d'autres semblables que depuis quinze ans j'ajourne par force au lendemain et n'ai jamais réalisés. Mais enfin en ce moment je traverse une période d'activité relative. Je peux me lever presque 2 fois par semaine, et il m'est même arrivé de sortir une fois l'après-midi pour aller entendre le 12è quatuor de Beethoven. Il est donc possible que j'arrive assez vite à aller rue Madame. - Ce que vous me dîtes de Rober Gangnat me désespère. Ce que me disait Caillavet était donc vrai ! Et lui-même le pauvre Gaston, a dû avoir des chagrins du même genre. J'ai vécu bien loin de tout le monde depuis qq temps. Mais avant de mourir, Caillavet a demandé à sa femme de venir me voir dès qu'elle serait à Paris ; je l'ai donc reçue bien que cela me gêne un peu de laisser une femme - et surtout une femme dont j'ai été autrefois amoureux, - entrer auprès de mon lit de malade; Or dans ce qu'elle m'a raconté j'ai bien cru saisir qq chose d'analogue à ce que vous me dites de Robert Gangnat. Si je connaissais peu votre oncle ( ce qui ne m'empêchait pas de l'aimer profondément ), j'avais beaucoup connu sa compagne. Jamais elle n'avait été ma maîtresse, mais toujours une amie parfaite, et suivant à ce point mes conseils ( hélas, si j'avais su ! ) que, si bizarre que cela puisse paraître, avant de se décider à vivre avec Robert Gangnat, elle était venue à Boulogne, dans une maison de repos où je m'étais retiré après la mort de ma mère, me demander si je l'approuvais. J'avais été d'autant plus surpris de sa démarche que je ne savais même pas qu'elle le connût ; je lui dis que tout en le connaissant à peine je savais assez ce qu'il était pour pouvoir lui affirmer que personne ne méritait au même degré que lui d'être estimé par les hommes et rendu heureux par une femme. Je l'ai revue quelquefois avec Robert Gangnat - mais jamais je ne l'ai revue( ni lui hélas ) depuis notre dernier soir de Cabourg où vous étiez là. Je le regrette car j'aurais peut-être pu quelque chose. Mais depuis qu'il est mort je suis au contraire heureux de ne l'avoir jamais revue, après tout ce que vous m'avez dit. Elle ne m'a même plus jamais écrit. D'ailleurs ce que vous dites de son côté de folie est certain. Je ne m'en suis jamais personnellement aperçu, avec moi elle a toujours été tt ce qu'il y a de plus gentille. Mais j'ai souvent entendu raconter qu'elle avait eu des fièvres cérébrales ( et avait la tête dérangée ), par un de mes amis qui l'a beaucoup aimée autrefois, a été très malheureux par elle, mais je dois dire sans qu'il y ait eu de sa faute à elle ( et encore moins à lui ) et à cause seulement de tout ce qu'enferme de contradictoire, d'impossible et de funeste presque tout amour.. Je dois dire pourtant que pendant tant d'années qu'il a vécu et souffert auprès d'elle, il n'a rien eu de grave à lui reprocher, je vous en donnerai de vive voix une preuve curieuse. Mais enfin tout cela ne signifie rien auprès des abominations que vous me dites, et c'est un supplice pour moi de penser à ce que cet être exquis qu'était votre oncle a pu endurer. Je sens bien que je ne serai plus jamais un jour sans y penser. En finissant je veux vous dire encore un mot de mon livre. Puisque vous avez gardé de Robert Gangnat un si vivant souvenir, je crois que vous lirez avec une certaine douceur et peut-être même avec un certain profit spirituel en tant qu'il élucidera votre souffrance, le dernier, ou avant dernier ( je ne me rends pas compte de la pagination ) volume de A la Recherche du Temps Perdu et qui est presque tout entier sur la mort et la survivance dans la mémoire. - Soyez assez gentil 1° pour me garder la plus complète discrétion relativement à ce que je vous dis ( et que je n'ai même pas dit à Gide, mais je pourrai le lui dire ) des torts de mon éditeur. 2° pour bien vouloir considérer cette lettre si longue comme plusieurs lettres, comme me dispensant de vous écrire de longtemps, car je suis malade, j'ai mal aux yeux aussi, et puis je n'aime pas écrire des lettres. 3° pour ne pas vous fatiguer à me répondre. Ceci est une réponse et nous causerons de vive voix. Merci pour les Eloges que j'aime beaucoup. Je les lis avec admiration et certaines images m'ont beaucoup frappé. Je vous en parlerai avec plus de précision qd je vous verrai et vous dirai deux curieuses coïncidences. Aujourd'hui je suis trop fatigué et ne peux plus que vous serrer la main affectueusement


                                                                                          Marcel Proust

Gide m'a fait beaucoup de peine en me disant que Monsieur Rivière était prisonnier. Je vais lui écrire,
Gide m'a donné l'adresse.

*           monvoyagelitterairedelafrance.blogspot.fr


         
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   letemps.ch                                                                                       
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                                                                                                    Paris le 29 août 1916

                                                       
                                                                             Clinique du Chanet sur Neuchâtel
            Monsieur Marcel Proust
                           Paris

            Cher Monsieur et ami,
             Je reçois votre lettre du 16 août en même temps que la lettre de René Blum........Laissez-moi vous dire que je suis fort étonné que ma lettre vous ait froissé. Il était bien naturel que je ne renonce pas à un auteur auquel je tiens beaucoup sans lui en manifester ma tristesse et il n'y avait certes pas là de quoi vous froisser. Mais je suis sensible à toutes les tristes choses que vous me faites l'amitié de me confier..........Et, quoiqu'il m'en coûte; je renonce à publier le second volume de " A la Recherche du Temps perdu ".
            Quant à la question pécuniaire et pour en terminer, voici :
            Je n'ai sous la main aucun élément me permettant de vous fournir un état des frais occasionnés par l'impression du second volume et les corrections d'épreuves, ou une évaluation de ce qui avait été payé par vous à l'origine. Je me bornerai à vous dire que sur ce point, comme dans tous, vous pouvez avoir confiance en moi Je vous fournirai lors du règlement des droits restant à vous payer un état de ces frais qui viendront en déduction de vos droits d'auteur. Quant à votre offre d'une indemnité pour la non-publication du second volume, je me borne à en prendre acte. L'équité exigerait qu'elle fût égale au bénéfice réalisé par la première édition de ce volume, à laquelle je renonce par la présente et dans le seul but de vous être agréable. Mais si vous le voulez réservons cette question comme les autres pour le moment où j'aurai les éléments nécessaires pour la résoudre
            ........ je me rappelle qu'en juillet 1915, quand j'étais à l'hôpital à Paris, j'ai fait faire un inventaire de mon stock et qu'il restait un très petit nombre d'exemplaires de votre livre. Il n'a été effectué aucune réimpression. Donc le chiffre vendu pendant l'année écoulée est minime. Si malgré mon affirmation vous avez des doutes (un éditeur doit dépouiller toute susceptibilité ) je vous offre de vous faire établir un état par libraire et par date de tous les exemplaires de votre livre sortis depuis le 1er août 1914  à ce jour.........
            ....... Et croyez que je vous garde mon amitié la plus dévouée.

                       ( extraits de cette lettre )

                                                                                            Bernard Grasset
         


                                       














Mais

Lettres de Proust à Gaston Gallimard 2 ( Lettres France )

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                                                                                                    Peu après le 8 Novembre 1912
         
            Cher Monsieur,
            Je ne peux pas vous dire le plaisir que votre lettre m'a fait ; vous avez eu les mots les plus simples et les plus efficaces pour dissiper le léger malaise moral que j'éprouvais et je vous en remercie sincèrement.
Afficher l'image d'origine            Vous ne pouvez pas venir chercher vous-même cette dactylographie car vous ne savez pas quel poids cela a. Je vous la ferai porter demain. Elle n'est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C'est seulement un peu amélioré depuis. C'est à la page 633 de cette dactylographie que pourrait à la rigueur se terminer le 1er volume. En réalité cela fait un peu plus car il y a des pages bis, ter, etc. Mais il y en a d'autres qui sont supprimées et comme une page d'imprimerie est beaucoup plus longue je crois que cela ne ferait pas plus de 550 pages. - Quant aux 2è et 3è volumes je ne puis facilement vous en communiquer le manuscrit, ne possédant que mon brouillon sans être sûr que le 2è ( ou 2è et 3è s'il il y en trois ) seront publiés. Vous voyez d'ici ce que serait une oeuvre interrompue en pleine publication. Du reste en quelques mots je pourrais si vous le vouliez vous dire ce que c'est que cette seconde partie. Mais ce serait très confidentiel car c'est un sujet très singulier et j'aime mieux qu'il ne soit pas connu d'avance. Quant à l'intervalle entre les volumes je vous remercie de tout mon coeur ( sachant combien c'est peu agréable à un éditeur, et comprenant à quel sentiment délicat et quelle compréhension fine de mon état de santé vous obéissez), De me les offrir si courts. Mais je crois que cela n'est pas nécessaire. Je crois que le 1er volume ( que nous n'appellerions pas 1er volume mais auquel on donnerait un sous-titre : Par exemple titre général "Les Intermittences du coeur " 1er volume sous-titre Le temps perdu 2è volume sous-titre L'adoration Perpétuelle ( ou peut-être A l'ombre des Jeunes Filles en fleur ) 3è volume sous-titre Le Temps retrouvé ). Je crois que le 1er volume paraissant en février ou mars ( mieux février ) il faudrait que le 2è parut seulement en novembre pour laisser l'assimilation d'un aussi gros morceau se faire normalement et le 3è en février 1914. - Hélas tous ces projets, redevenus charmants, depuis que vous m'avez dit que j'étais mépris, puisque ce n'est pas à l'éditeur mais au neveu de mon ami que je parle, je vous la précise avec noms propres que je vous prie formellement de taire : Mon livre a été porté par Calmette à Fasquelle qui l'a accepté dans les conditions les plus charmantes, et notamment n'a pas voulu le lire avant de promettre de le publier pour montrer l'estime qu'il a pour moi, je n'ai pas le ridicule de croire que cela puisse faire plaisir à un éditeur dont la maison marche admirablement comme Fasquelle de publier un ouvrage si différent de ses romans habituels. Mais il y a de ma part, vis-à-vis de lui, vis-à-vis de Calmette, vis-à-vis des amis charmants qui comme je ne pouvais me lever ont fait la navette entre l'un et l'autre, une question de délicatesse qui prime tout. Peut-être si dans quelques jours je vais mieux, une causerie avec mes amis si je peux aller les trouver  résoudra-t-elle le tout. Mais chaque jour qui s'écoule rend tout plus douteux. Si je reçois mes premières épreuves il n'y a plus rien à faire et dans ce cas je vous télégraphierais aussitôt. Quant à nous voir, voici : comme c'est difficile à cause de mes heures et des vôtres, je crois que le mieux est d'attendre un peu. Si vous m'éditez il faudra bien que nous nous voyions. Et si vous ne m'éditez pas il sera plus agréable encore de nous voir sans les arrières préoccupations professionnelles. Puisque je vous ai écrit une si longue lettre et comme cela me fatigue d'écrire trop souvent j'ai bien envie (  2è confidence ) de vous dire ce qu'il y a de choquant dans le 2è volume, pour que si cela vous semblait impubliable vous n'ayez pas besoin de lire le 1er. A la fin du 1er volume ( 3è partie ) vous verrez un M. de Fleurus ( ou de Gurcy, j'ai plusieurs fois changé les noms ). dont il a été vaguement question comme amant supposé de Mme Swann. Or comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens, on verra dans le 2è volume seulement que ce vieux monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés, détestant à vrai dire tous les jeunes gens comme sont misogynes les hommes qui ont souffert par les femmes. Ce personnage est assez épars au milieu de parties absolument différentes pour que ce volume n'ait nullement un air de monographie spéciale comme le Lucien de Binet- Valmer pr exemple ( rien n'est du reste plus opposé, à tous points de vue ). De plus il n'y a pas une expression crue. Et enfin vous pouvez penser que le p de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Mais enfin on voit ce vieux monsieur lever un concierge et entretenir un pianiste. J'aime mieux
Afficher l'image d'originevous prévenir d'avance de tout ce qui pourrait vous décourager. - Je crois que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire et que c'est la dernière lettre dont je vous ennuie. J'en arrive presque à souhaiter que vous n'aimiez pas mon oeuvre et n'en vouliez pas, et de cette façon m'épargner et mes perplexités actuelles, et le regret que j'aurais demain si je recevais des épreuves de Fasquelle, maintenant que j'ai entrevu une collaboration avec vous. Et je suis comme ce voyageur qui ne pouvant se résoudre eux-mêmes à renoncer à un voyage qui les tente, tâchent de se mettre en retard, de manquer le train, pour être forcés de ne pas partir. - Mais non je serai t de même content si vous aimez mon oeuvre car je tiens beaucoup à votre jugement. Je vous ai lu dans la Revue f. Et si mon livre n'est pas de ces oeuvres que vous aimez parce qu' " elles frisent comme un chou ", cependant la part de spontanéité y est infiniment plus grande qu'un parti pris d'intercaler des démonstrations intellectuelles de vérités trouvées par la sensibilité ne le laisse croire au premier abord. Le 3è volume, le Temps Retrouvé, ne laisse aucun doute à cet égard.                                                                                                               
            Je vous demande le secret au sujet du nom de mon autre éditeur. D'ailleurs une discrétion absolue est ma seule chance de pouvoir arriver à une solution favorable sans qu'elle ait rien de désobligeant. Je vous recommande aussi le secret sur le sujet de ma 2è partie et en vous priant d'excuser cette lettre infinie et de croire au plaisir que m'a fait la vôtre, je vous envoie l'expression de mes meilleurs sentiments.                                                                                                                                                                                                                                            lturebox.francetvinf

           
Afficher l'image d'origine                                                                       Marcel Proust

            Si vous voulez à tout hasard jeter un coup d'oeil sur mon livre, quand vous l'aurez fini prévenez-moi et je le ferai reprendre car je n'ai plus aucun texte pour travailler. Je préfère le faire prendre ayant surtout peur que des cahiers soient perdus. Je ne sais trop si je dois les faire porter à votre domicile privé ou rue Madame. Vous pourriez prévenir le concierge de l'endroit où vous ne voulez pas que ce soit porté, de prévenir un porteur quand il arrivera, de rebrousser chemin vers la bonne destination.



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                                                                                           16 Décembre 1912
jacques-leretrait.blogspot.com
            Cher Monsieur,
Afficher l'image d'origine            J'espère que comme disent les gens " Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ". Et pourtant vous me feriez bien plaisir en me donnant des nouvelles. Voici pourquoi. Je peux maintenant me lever à peu près une fois par semaine. J'aurais donc peut-être été déjà une fois ou deux assez bien pour faire la démarche dont je vous ai parlé, mais ne sachant pas si vous aviez eu bonne impression de mon oeuvre et si vous vouliez l'éditer, je n'ai pas osé lâcher " le tiens " pour le " tu ne l'auras peut-être pas ". Je me suis contenté par de vagues ajournements de tâcher de chloroformer un peu la situation, mais en me réservant une porte de sortie si vous ne vouliez pas de moi. Remarquez que jamais je ne me serais permis de vous demander de lire un manuscrit que je n'étais pas sûr de pouvoir vous donner. Mais du moment que vous m'avez demandé à le lire, dès que vous pourrez me donner votre réponse ce sera mieux. Je n'ai pas besoin de vous répéter que votre réponse doit s'appliquer au tout, car vous comprenez comme il ne s'agit pas de deux ouvrages mais d'un seul coupé arbitrairement en deux à cause de la longueur, que je ne peux pas rester en plan après le 1er volume. Mais je suppose que ce que je vous ai dit des " hardiesses " du second volume ne vous a pas effrayé puisque vous ne m'avez pas répondu, et que justement parce que c'est un seul et même ouvrage la lecture de 700 pages doit suffire à vous permettre de porter un jugement sur le tout. Le reste est en cahiers non dactylographiés qu'il me semble bien long de vous faire lire, tout en le faisant volontiers si vous le désirez. Vous savez que vous m'avez parlé, dans le cas où la lecture vous ferait bonne impression et où j'aurais pu me dégager, de paraître vers le 15 février. Mais comme vous ne m'avez pas encore répondu ( ceci n'est pas un reproche, croyez-le bien, je ne vous dois que des remerciements ), comme pour cette même raison ma démarche n'est pas faite, je crains bien que le 15 février ne soit plus possible. Mais si vous me répondez bientôt, si à ce moment-là je ne vais pas trop mal et peux faire ma démarche sans grand délai et vous donner ma réponse très vite, alors je crois que nous pourrions facilement paraître le 15 avril   ( en somme cela fait 2 mois de plus et quand vous m'aviez parlé de février ou mars vous saviez que vous vouliez lire avant ). Et si nous pouvons faire un fort volume, je crois qu'en un seul autre, qui pourrait paraître en Décembre 1913 ou en février 1914, le tout serait bouclé. Mais il est inutile de vous redire encore une fois que tout cela est subordonné à la possibilité ( que j'ignore ) de me dégager. Et puisque vous avez eu la bonté de lire, je ne tenterai la chose que quand je serai sûr que vous consentez éventuellement à être mon éditeur de façon à ne pas me trouver tout d'un coup sans éditeur. Sans doute il y en a d'autres. Mais dans mon état de santé puisque je n'ai plus de démarches à faire, il est inutile d'en recommencer d'autres ailleurs chez un éditeur que je ne connaîtrais pas. Plutôt que cela, si vous ne vouliez pas de moi, j'aimerais mieux rester chez mon éditeur, d'autant plus qu'"après vous " ( je n'ai pas besoin d'insister sur ma préférence pour vous, puisque chez vous je ferai les frais de l'édition ) il est celui que je préfère et que de plus il a été fort gentil. Si par hasard vous aviez quelque chose à me dire de vive voix, vous me trouveriez ce soir lundi. Mais ne vous dérangez surtout en rien et croyez je vous prie en mes sentiments les meilleurs.
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youscribe.com                                                                                                                                                                                                                          Marcel Proust




            ( En bas de page une note de l'éditeur de la Correspondance, Gallimard, indique que Fasquelle et la NRF  ont refusé d'éditer le manuscrit . Lettres des 23 et 24 décembre qui n'ont pas été retrouvées. Les deux lettres ci-dessus sont notées Yale Universiy Librairy ). 
       



                                                                                         

samedi 12 mai 2018

Lettres de Proust à Gallimard 1 ( Lettres France )

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sourdsromands.ch


                                                                                              ( Après le 5 Novembre 1912
                                                                                          102 bd Hausmann                                                                                            ( Lettre  adressée 103, réception retardée )  

            Monsieur,
           J'ai enfin un mot de vous. Mais comme mes messagers, ni mes coups de téléphone, ni ceux de Bibesco, ne peuvent jamais vous atteindre, je me résigne à vous demander par lettre les quelques renseignements que vous m'auriez donnés de vive voix. Je crains hélas qu'ils soient destinés à rester bien platoniques. Vous savez pourquoi : mon livre a déjà un éditeur. Je ne pourrais le lui reprendre ( ce qui probablement ne le chagrinerait nullement ! ) qu'à la condition de faire d'abord des démarches de courtoisie auprès des patrons bienveillants et charmants pour moi, qui le lui ont fait accepter. Il faudrait en causant avec eux, me rendre compte si je peux faire cela sans indélicatesse, sans avoir l'air d'un mufle. Pour cela il faudrait sorti, et sortir aux heures où on les trouve. Et je n'ai pas encore pu. Il est possible que dans l'intervalle je reçoive mes premières épreuves et alors... ce sera trop tard : et la RF n'aura été pour moi qu'un rêve. Mais enfin supposons un instant que j'aille mieux, que je voie mes " protecteurs ", qu'ils ne laissent paraître aucun ennui de mon revirement, qu'ils m'autorisent à reprendre mon manuscrit, encore faudrait-il avant de le reprendre, que j'aie au sujet de la possibilité matérielle d'être édité chez vous quelques renseignements. voici pourquoi. Mon livre se composera environ, autant que je peux établir une équivalence entre l'imprimé et le manuscrit, même partiellement dactylographié d'un volume de 550 pages si chaque page a 35 ou 36 lignes de 45 lettres chacune ( disons si vous voulez, à peu près l'Education sentimentale ) et d'un second volume au moins aussi long, mais qui, lui, pourrait sans inconvénient être divisé en deux volumes. Pour les 1er volume ( à peu près 550 pages ) il faudrait qu'il paraisse en une fois, sinon en seul tome, au moins en plusieurs fascicules paraissant simultanément. Or j'ai entre les mains un volume de vos éditions ( de Charles Louis Philippe ) dont les pages n'ont que 31 lignes, les lignes sont courtes et le volume lui-même n'a que 120 pages. D'où ma première question que je vais vous poser sous une forme très nette pour que vous ne vous fatiguiez pas à répondre à toute ma lettre, mais seulement à mes questions.
            1° question - Pouvez-vous faire des volumes ayant environ la longueur de 550 pages de 35 lignes de 45 lettres ( excusez ces génitifs ). Si cela vous est impossible pouvez-vous faire paraître 3 ou 4 fascicules représentant cette longueur et paraissant simultanément, et ne coûtant ensemble que 3f.50 ( Remarquez que c'est moi qui paierais l'édition à la Revue Française, tandis que c'est le contraire chez mon éditeur ) : mais ma question est parce que je désire être lu, et non exclusivement par des gens riches ou des bibliophiles. Et je ne veux pas que mon ouvrage entier coûte plus cher que 7 francs à l'acheteur, dût-il en résulter une plus grande dépense pour moi. C'est une question de diffusion. J'ai eu autrefois un volume de luxe chez Calmann Lévy qui coûtait 15 francs. C'est trop cher.
            Deuxième question -
            A supposer que je puisse reprendre mon manuscrit et le donner à votre maison d'édition, à supposer également que mon manuscrit vous plaise ( je pourrais d'ailleurs à tout hasard, vous en communiquer une copie inexacte mais approximative et dactylograohiée des 600 premières pages dont j'ai le double ), en un mot si le livre, tant de mon fait que du vôtre, pouvait paraître chez vous, QUAND mon 1er volume ( un volume de 600 pages en un tome ou en plusieurs pourrait-il - je parle de l'époque, du temps qu'il vous faudrait - ) être mis en vente ? Cette question n°2 a dans l'état de ma santé, et dans mon désir, dans le cas où son déclin serait rapide, d'avoir pu corriger mes épreuves etc. une grande importance. 3e question, quand, à quelle époque pourraient être mis(.) en vente les 600 dernières pages.
            Enfin je ne pense pas qu'aucune raison personnelle vous rende hostile à ce que mon livre soit dédié à M. Gaston Calmette, Directeur du journal où j'écris. Il est possible qu'à cause de l'extrême indécence de cet ouvrage, je ne maintienne pas cette dédicace. Mais comme elle est un témoignage de reconnaissance je ne pourrais, sauf cette raison d'indécence que j'examinerais, la supprimer.
Afficher l'image d'origine            Voilà Monsieur une bien longue lettre et qui m'a paru d'autant plus ennuyeuse à écrire qu'elle représentait pour moi le renoncement au plaisir de vous rencontrer et de vous serrer la main. Mais j'ai pensé que le plus pratique était de ne pas perdre plus de temps en vains faux pas, et d'élucider ces points de fabrication matérielle. Car s'ils m'acculaient chez vous à une impossibilité, il serait inutile que je cherche les moyens de reprendre mon livre et de vous le donner. J'ai l'intention de donner, plutôt qu'à la Revue de Paris, qq fragments , en Revue, à votre Revue. Mais de cela je ne vous parle pas, car je suppose que cela concerne plutôt Mr Copeau, et c'est donc à lui que j'écriai pour cela. Excusez-moi si c'est faussement que j'ai cru à une mauvaise volonté téléphonique dont les raisons m'ont échappé et par-dessus laquelle par dévouement à mon oeuvre j'ai bien volontiers passé. Quand Mr Copeau m'avait dit votre nom que j'ignorais être celui du Directeur de ces Editions, j'avais assez naïvement laissé échapper ma joie de rapports plus faciles pour un malade qu'avec un éditeur inconnu et purement professionnel. Or il s'est trouvé que les choses se sont passées moins aisément. Si cependant il vous semble possible de donner une réponse à mes questions ( possibilité d'un volume de 550 pages ou 600 pages ou de fascicules simultanés ce que j'aime moins - date de l'apparition du 1er volume - date de l'apparition du 2è  - dédicace ), je crois qu'en m'écrivant un mot de quatre ou cinq lignes vous pourrez me fixer. Si vous préfériez me le dire par téléphone, ne le faites que si vous pouvez avoir la communication avec moi car les commissions sont mal redites. Or avant huit heures du soir, il est bien rare qu'on puisse me parler au téléphone. Je crois donc qu'un mot, aussi bref que vous voudrez serait le mieux. Croyez je vous prie à mon meilleur souvenir.


                                                                                  Marcel Proust
                            
             ( Lettre extraite de " Correspondance Marcel Proust Gaston Gallimard 
                                            Editions Gallimard )

            A cette lettre Gaston Gallimard répond le 8, se dit prêt à publier les volumes selon les propositions de l'auteur.


                                                       ************


 hcorredera.blogspot.com                                                          Peu après le 8 Novembre 1912
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            Cher Monsieur,
             Je ne peux pas vous dire le plaisir que votre lettre m'a fait ; vous avez eu les mots les plus simples et les plus efficaces pour dissiper le léger malaise moral que j'éprouvais et je vous en remercie sincèrement.            Vous ne pouvez pas vernir chercher vous-même cette dactylographie car vous ne savez pas quel poids cela a. Je la ferai porter demain. Elle n'est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C'est seulement un peu amélioré depuis. C'est à la page 633 de cette dactylographie que pourrait à la rigueur se terminer le 1er volume. En réalité cela fait un peu plus car il y a les pages bis, ter, etc. Mais il y en a d'autres qui sont supprimées et comme une page d'imprimé est beaucoup plus longue, je crois que cela ne ferait pas plus de 550 pages. Quant au 2è, au 3è volume, je ne puis facilement vous en communiquer le manuscrit, ne possédant que mon brouillon.Cependant je vous le prêterai si vous y tenez absolument, car bien entendu je ne puis faire publier le 1er volume sans être sûr que le 2è ( ou 2è et 3è s'il y en trois ) seront publiés. Vous voyez d'ici ce que serait une oeuvre interrompue en pleine publication. Du reste en quelques mots je pourrais si vous le vouliez vous dire ce que c'est que cette seconde partie. Mais ce serait très confidentiel car c'est un sujet très singulier et j'aime mieux qu'il ne soit pas connu d'avance.Quant à l'intervalle entre les volumes je vous remercie de tout mon coeur ( sachant combien c'est peu agréable à un éditeur, et comprenant à quel sentiment délicat et quelle compréhension fine de mon état de santé vous obéissez ), de me les offrir si courts. Mais je crois que cela n'est pas nécessaire. Je crois que le 1er volume ( que nous n'appelerions pas 1er volume mais auquel on donnerait un sous-titre : Par exemple titre général " Les Intermittences du Coeur ", 1er volume sous-titre " Le temps perdu " 2è volume sous-titre " L'Adoration Perpétuelle " ( ou peut-être  " A l'ombre des jeunes filles en fleurs ), 3è volume sous-titre : " Le Temps retrouvé " ). Je crois que le 1er volume paraissant en février ou mars ( mieux février ) il faudrait que le 2è parut seulement en novembre pour laisser l'assimilation d'un aussi gros morceau se faire normalement et le 3è en février 1914. - Hélas tous ces projets, redevenus charmants, depuis que vous m'avez dit que je m'étais mépris, pourront-ils s'exécuter ? Je ne sais. Vous savez ma situation, et même, puisque ce n'est pas à l'éditeur mais au neveu de mon ami que je parle, je vous la précise avec noms propres que je vous prie formellement de taire : Mon livre a été porté par Calmette à Fasquelle qui l'a accepté dans les conditions les plus charmantes, et notamment n'a pas voulu le lire avant de promettre de le publier pour montrer l'estime qu'il a pour moi. Je n'ai pas le ridicule de croire que cela puisse faire plaisir à un éditeur dont la maison marche admirablement comme Fasquelle de publier un ouvrage si différent de ses romans habituels. Mais il y a de ma part vis-à-vis de lui, vis-à-vis de Calmette, vis-à-vis des amis charmants qui comme je ne pouvais me lever ont fait la navette entre l'un et l'autre, une question de délicatesse qui prime tout. Peut-être si dans quelques jours je vais mieux, une causerie avec mes amis si je peux aller les trouver résoudra-t-elle le tout. Mais chaque jour qui s'écoule rend  tout plus douteux. Si je reçois mes premières épreuves, il n'y a rien à faire et dans ce cas je vous télégraphierais aussitôt. Quant à nous voir, voici : comme c'est difficile à cause de mes heures et des vôtres je crois que le mieux est d'attendre un peu. Si vous m'éditez il faudra bien que nous nous voyions. Et si vous ne m'éditez pas, il sera plus agréable encore de nous voir
sans les arrière préoccupations professionnelles. Puisque je vous ai écrit une si longue lettre et comme cela me fatigue d'écrire trop souvent, j'ai bien envie ( 2è confidence ) de vous e dire ce qu'il y a de choquant dans le 2è volume pour que si cela vous semblait impubliable vous n'ayez pas besoin de lire le 1er. A la fin du 1er volume ( 3è partie ) vous verrez un M. de Fleurus ( ou de Gurcy, j'ai plusieurs fois changé de noms ) dont il a été vaguement question comme amant de Mme Swann; Or comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens, on verra dans le 2è volume seulement que ce vieux monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés, détestant à vrai dire tous les jeunes gens comme sont misogynes les hommes qui ont souffert par les femmes. Ce personnage est assez épars au milieu de parties absolument différentes pour que ce volume n'ait nullement un air de monographie spéciale comme le Lucien de Binet-Valmer par exemple ( rien n'est du reste plus opposé, à tous points  lede vue ). De plus il n'y a pas une expression crue. Et enfin vous pouvez penser que le p de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Mais enfin on voit ce vieux monsieur lever un concierge et entretenir un pianiste. J'aime mieux vous prévenir d'avance de tout ce qui pourrait vous décourager. - Je crois que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire et que c'est la dernière dont je vous ennuie. J'en arrive presque à souhaiter que vous n'aimiez pas mon oeuvre et n'en vouliez pas, et pour de cette façon m'épargner et mes perplexités actuelles, et le regret que j'aurais si je recevais demain des épreuves de Fasquelle, maintenant que j'ai entrevu une collaboration avec vous. Et je suis comme ces voyageurs qui ne pouvant se résoudre eux-mêmes à renoncer à un voyage qui les tente, tâchent de se mettre en retard, de manquer le train, pour être forcés de ne pas partir/ - . Mais non, je serais t de même content si vous aimez mon oeuvre car je tiens beaucoup à votre jugement. Je vous ai lu dans la Revue F. Et si mon livre n'est pas de ces oeuvres que vous aimez parce qu'elles " frisent comme un chou ", cependant la part de spontanéité  y est infiniment plus grande qu'un parti pris d'intercaler des démonstrations intellectuelles de vérités trouvées par la sensibilité ne le laisse croire au premier abord. Le 3è volume, Le Temps Retrouvé, ne laisse aucun doute à cet égard.
            Je vous recommande le secret au sujet du nom de mon autre éditeur. D'ailleurs une discrétion absolue est ma seule chance de pouvoir arriver à une solution favorable sans qu'elle ait rien de désobligeant. Je vous recommande aussi le secret sur le sujet de ma 2è partie et en vous priant d'excuser cette lettre infinie et de croire au plaisir que m'a fait la vôtre, je vous envoie l'expression de mes meilleurs sentiments.

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             Si vous voulez à tout hasard jeter un coup d'oeil sur mon livre, quand vous l'aurez fini prévenez-moi et je le ferai reprendre car je n'ai plus aucun texte pour travailler. Je préfère le faire prendre ayant surtout peur que des cahiers soient perdus. Je ne sais trop si je dois les faire porter à votre domicile privé ou rue Madame. Vous pourriez prévenir le concierge de l'endroit où vous ne voulez pas que ce soit porté, de prévenir un porteur quand il arrivera, de rebrousser chemin vers la bonne destination.

         

vendredi 11 mai 2018

Correspondance Proust Lucien Daudet 2 ( lettres France )

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marcelproust.it

             1914

              Mon cher petit,
              Si ce n'était pas une telle joie - autant qu'on peut en avoir en ce moment - , de recevoir une pareille lettre, et de quelqu'un à qui je n'ai pas cessé un jour avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire cette lettre où il n'y a ni " Boche ", ni leur "Kultur ", ni " pleurer comme un gosse ", ni " soeurette ", ni tout le reste. Toutes choses du reste qu'on supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
            Mais tout de même la presse, et notamment le *** aurait une meilleure tenue que la victoire n'en serait que plus belle.
            Frédéric Masson, dont j'ai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la " culture " française. S'il est sincère en trouvant les " Maîtres Chanteurs " ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux qu'il déclare  atteints de
 " wagnérite ". Si au lieu d'avoir la guerre avec l'Allemagne, nous l'avions eue avec la Russie, qu"aurait-on dit de Tolstoï et de Dostoievski ? Seulement comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide qu'on ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des Lectures étrangères nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner.
            Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté je fausse entièrement ma pensée qui n'est pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne m'avez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il n 'y a pas encore eu un jour où je n'ai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle d'autrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.                               telegraph.co.uk
Afficher l'image d'origine            Mon cher petit, j'ai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident d'automobile, je n'ai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? ( puisque vous dites : " J'avais Léon blessé à côté de moi  ). Je suis rétrospectivement bien ému d'apprendre cela. Je vais écrire à votre frère. J'allais d'ailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé l" Avant-guerre ". Depuis Balzac on n'avait jamais eu un homme d'imagination découvrir avec cette force une loi sociale ( dans le sens où Newton a découvert la loi de la gravitation ). Oui, j'allais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de l'accident ! J'espère que si sa prophétie ne fut pas écoutée nous saurons appliquer sa découverte et appliquer et pratiquer, Nous , l'Après-guerre. Mais je ne pense pas ( et je pense que c'est aussi l'avis de votre frère quoique je n'aie pas lu ses articles ) qu'elle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que c'est d'entendre Tristan et la Tétralogie, comme Péladan qui ne veut plus qu'on apprenne l'allemand ( que le général Pau et le général Joffre, heureusement, possédaient à fond ).
            Mon cher petit, moi aussi j'ai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Etain a été bombardé pendant qu'il opérait, les obus crevant sa table d'opération. Il a été du reste cité à l'ordre du jour, pas pour cela, mais pour tant d'autres choses courageuses qu'il ne cesse de faire. Malheureusement il va au-devant des plus grands dangers, et jusqu'à la fin de la guerre  je ne sais ce que le lendemain m'apportera comme nouvelles. Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris; car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils n'étaient que pour les soldats, à ce que m'a dit N...  qui, passant par Paris, m'a vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous l'influence de sa femme. Il m'a parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire qu'il m'a paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelqu'un qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce qu'il y est question " de gens que nous connaissons ". Lui-même, N... a fait un livre ( je crois historique )  et m'a parlé de " bons à tirer " ( ? ). Je ne sais pas bien ce que c'est. A côté de cela très " va-te-faire-fiche ", " le Général a dit qu'on m'envoie N... ", et aussi d'une simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre ( qui est aussi cuisinière, valet de chambre etc. ) laquelle m'a dit : " - Quelle simplicité pour un noble ! "
            Mon cher petit, jusqu'à mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir ( mais je ne me lève pas ). Après, encore plus facilement si je ne suis pas " pris ". Mais je le serai.. Mon cher petit, tout ce que j'aurais à vous dire exigerait des volumes et j'ai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser " décimer " par cet élan vers vous si j'y résistais. J'espère que vous n'avez pas trop d'amis parmi les " Morts au champ d'honneur ", mais on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on pleure même les inconnus. Et à ce propos, mon cher petit, j'ai été bien stupéfait de quelque chose qu'on m'a dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et l'éclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à un M. Z... dont je n'ai jamais rien lu, mais qu'on m'avait dit génial. Or, on m'a cité de lui ces propos tenus l'autre jour, qui m'ont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris d'autant plus littéralement qu'il s'agit de personnes que je ne connais pas et dont je n'aurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms :         
            " Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste ( le comte et la comtesse de X., née ***) Oronte m'a dit de vous dire que Valère s'était très bien conduit ( ces prénoms désignent n'est-ce pas M. de A... et le jeune duc de B... ). Ce que je ne peux pas supporter c'est quand j'apprends la mort de quelqu'un de bien ( c'est-à-dire de chic ). Ah ! oui, apprendre qu'un *** a été tué pour moi c'est un coup terrible ! "
            Est-ce vraiment possible ! Je n'aurais pas cru M. Y. *** ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe. J'espère que tout cela est faux. Je ne renie rien.... et je crois que " les gens bien " sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait qu'elle m'en a causé jusqu'ici beaucoup moins. Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement plus qu'on ne dit. Tout ce qu'on a écrit sur la pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on m'a tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient " servir " en écrivant, parlent bien mal de tout cela. ( Il y a des exceptions, avez-vous lu Les trois croix, de Daniel Halévy, dans les Débats, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé La situation militaire, qui est remarquable et clair ). Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général O... sur l'origine du mot boche qui, selon lui, remonte au mois de septembre dernier quand nos soldats etc... Il faut que lui aussi n'ait jamais causé qu'avec des " gens bien ", sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple, ont toujours dit  ; " Une tête de Boche - C'est un sale Boche ". Je dois dire que de leur part c'est souvent assez drôle ( comme dans l'admirable récit du mécanicien de Paulhan ). Mais quand les Académiciens disent " Boche " avec un faux entrain pour s'adresser au peuple, comme les grandes personnes qui zézayent quand elles parlent aux enfants ( W., X. et Y., etc ), c'est crispant.
            Mon cher petit, la fatigue me paralyse et je n'ai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans l'Est, a été envoyé à Albi d'où il va cependant hélas, partir pour " les tranchées "..... Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de tendresse morale qu'il a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet..... Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout.... Si vous désirez lui écrire, il faudrait mieux qu'à son régiment, lui écrire " Hôtel du Vigan, Albi, Tarn ". Vous lui ferez grand plaisir, car il vous cite à tous propos, et ne vous compare jamais que pour vous préférez.
            Mon cher petit, mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Daudet, et mille tendresses de votre

                                                                                     Marcel

            P.-S. - Hôtel Brunswick ( note de Daudet : auberge où il loge à Tours )me semble un peu " boche ". Il est vrai que Béranger neutralise. Odile ( nièce de Deaudet qui vient de naître, note Lucien Daudet ) doit être bien gentille.



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            Mon cher petit, Le
            Je ne vous envoie qu'un mot, un mot de grande tendresse mais pas long, et voici pourquoi. Par un de ces malentendus où il y a peut-être de grands déclenchements de l'inconscient ( un peu comme cette crise que j'ai eue le jour d'aller chez vous et qui a fait de moi le plus ridicule des poussifs dans la maison où j'aurais aimé être le moins imparfait, près de Madame votre Mère, de vous ) - de même, le jour même où Reynaldo pour la première fois depuis si longtemps est venu en permission, j'ai été pris peut-être à cause de la neige, et du brouillard, d'une série de terribles crises qui n'ont fini que le lendemain de son départ ! de sorte que j'ai à peine pu l'entrevoir dans des tourbillons de fumée ( non cependant sans lui remettre votre lettre qu'il a enfouie dans une poche de sa capote, ne pouvant lire commodément dans ma fumigation ). Le regret de ne pas profiter de lui pendant ces huit jours, de ne pouvoir aller aux petites réunions ( on peut dire cette fois " intimes ! " ) pour faire entendre ce qu'il a composé à Vauquois, a été encore moins grand que celui de le laisser partir avec l'impression (fausse ) que j'étais toujours ainsi. Mais il faut tout de même que je fasse attention ( quoique bien ). Le pauvre X... me disait toujours que c'était par ces genres de temps que mouraient les emphysémateux dont je suis. Puis mon coeur est très mal portant en ce moment. Autre risque. Et je voudrais tant que mes épreuves fussent au moins corrigées. Tout cela, mon petit, pour m'excuser d'être court.

                                          Tendrement à vous,

                                                                                    Marcel.