vendredi 11 mai 2018

Correspondance Proust Lucien Daudet 2 ( lettres France )

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marcelproust.it

             1914

              Mon cher petit,
              Si ce n'était pas une telle joie - autant qu'on peut en avoir en ce moment - , de recevoir une pareille lettre, et de quelqu'un à qui je n'ai pas cessé un jour avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire cette lettre où il n'y a ni " Boche ", ni leur "Kultur ", ni " pleurer comme un gosse ", ni " soeurette ", ni tout le reste. Toutes choses du reste qu'on supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
            Mais tout de même la presse, et notamment le *** aurait une meilleure tenue que la victoire n'en serait que plus belle.
            Frédéric Masson, dont j'ai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la " culture " française. S'il est sincère en trouvant les " Maîtres Chanteurs " ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux qu'il déclare  atteints de
 " wagnérite ". Si au lieu d'avoir la guerre avec l'Allemagne, nous l'avions eue avec la Russie, qu"aurait-on dit de Tolstoï et de Dostoievski ? Seulement comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide qu'on ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des Lectures étrangères nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner.
            Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté je fausse entièrement ma pensée qui n'est pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne m'avez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il n 'y a pas encore eu un jour où je n'ai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle d'autrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.                               telegraph.co.uk
Afficher l'image d'origine            Mon cher petit, j'ai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident d'automobile, je n'ai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? ( puisque vous dites : " J'avais Léon blessé à côté de moi  ). Je suis rétrospectivement bien ému d'apprendre cela. Je vais écrire à votre frère. J'allais d'ailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé l" Avant-guerre ". Depuis Balzac on n'avait jamais eu un homme d'imagination découvrir avec cette force une loi sociale ( dans le sens où Newton a découvert la loi de la gravitation ). Oui, j'allais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de l'accident ! J'espère que si sa prophétie ne fut pas écoutée nous saurons appliquer sa découverte et appliquer et pratiquer, Nous , l'Après-guerre. Mais je ne pense pas ( et je pense que c'est aussi l'avis de votre frère quoique je n'aie pas lu ses articles ) qu'elle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que c'est d'entendre Tristan et la Tétralogie, comme Péladan qui ne veut plus qu'on apprenne l'allemand ( que le général Pau et le général Joffre, heureusement, possédaient à fond ).
            Mon cher petit, moi aussi j'ai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Etain a été bombardé pendant qu'il opérait, les obus crevant sa table d'opération. Il a été du reste cité à l'ordre du jour, pas pour cela, mais pour tant d'autres choses courageuses qu'il ne cesse de faire. Malheureusement il va au-devant des plus grands dangers, et jusqu'à la fin de la guerre  je ne sais ce que le lendemain m'apportera comme nouvelles. Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris; car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils n'étaient que pour les soldats, à ce que m'a dit N...  qui, passant par Paris, m'a vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous l'influence de sa femme. Il m'a parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire qu'il m'a paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelqu'un qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce qu'il y est question " de gens que nous connaissons ". Lui-même, N... a fait un livre ( je crois historique )  et m'a parlé de " bons à tirer " ( ? ). Je ne sais pas bien ce que c'est. A côté de cela très " va-te-faire-fiche ", " le Général a dit qu'on m'envoie N... ", et aussi d'une simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre ( qui est aussi cuisinière, valet de chambre etc. ) laquelle m'a dit : " - Quelle simplicité pour un noble ! "
            Mon cher petit, jusqu'à mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir ( mais je ne me lève pas ). Après, encore plus facilement si je ne suis pas " pris ". Mais je le serai.. Mon cher petit, tout ce que j'aurais à vous dire exigerait des volumes et j'ai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser " décimer " par cet élan vers vous si j'y résistais. J'espère que vous n'avez pas trop d'amis parmi les " Morts au champ d'honneur ", mais on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on pleure même les inconnus. Et à ce propos, mon cher petit, j'ai été bien stupéfait de quelque chose qu'on m'a dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et l'éclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à un M. Z... dont je n'ai jamais rien lu, mais qu'on m'avait dit génial. Or, on m'a cité de lui ces propos tenus l'autre jour, qui m'ont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris d'autant plus littéralement qu'il s'agit de personnes que je ne connais pas et dont je n'aurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms :         
            " Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste ( le comte et la comtesse de X., née ***) Oronte m'a dit de vous dire que Valère s'était très bien conduit ( ces prénoms désignent n'est-ce pas M. de A... et le jeune duc de B... ). Ce que je ne peux pas supporter c'est quand j'apprends la mort de quelqu'un de bien ( c'est-à-dire de chic ). Ah ! oui, apprendre qu'un *** a été tué pour moi c'est un coup terrible ! "
            Est-ce vraiment possible ! Je n'aurais pas cru M. Y. *** ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe. J'espère que tout cela est faux. Je ne renie rien.... et je crois que " les gens bien " sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait qu'elle m'en a causé jusqu'ici beaucoup moins. Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement plus qu'on ne dit. Tout ce qu'on a écrit sur la pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on m'a tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient " servir " en écrivant, parlent bien mal de tout cela. ( Il y a des exceptions, avez-vous lu Les trois croix, de Daniel Halévy, dans les Débats, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé La situation militaire, qui est remarquable et clair ). Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général O... sur l'origine du mot boche qui, selon lui, remonte au mois de septembre dernier quand nos soldats etc... Il faut que lui aussi n'ait jamais causé qu'avec des " gens bien ", sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple, ont toujours dit  ; " Une tête de Boche - C'est un sale Boche ". Je dois dire que de leur part c'est souvent assez drôle ( comme dans l'admirable récit du mécanicien de Paulhan ). Mais quand les Académiciens disent " Boche " avec un faux entrain pour s'adresser au peuple, comme les grandes personnes qui zézayent quand elles parlent aux enfants ( W., X. et Y., etc ), c'est crispant.
            Mon cher petit, la fatigue me paralyse et je n'ai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans l'Est, a été envoyé à Albi d'où il va cependant hélas, partir pour " les tranchées "..... Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de tendresse morale qu'il a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet..... Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout.... Si vous désirez lui écrire, il faudrait mieux qu'à son régiment, lui écrire " Hôtel du Vigan, Albi, Tarn ". Vous lui ferez grand plaisir, car il vous cite à tous propos, et ne vous compare jamais que pour vous préférez.
            Mon cher petit, mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Daudet, et mille tendresses de votre

                                                                                     Marcel

            P.-S. - Hôtel Brunswick ( note de Daudet : auberge où il loge à Tours )me semble un peu " boche ". Il est vrai que Béranger neutralise. Odile ( nièce de Deaudet qui vient de naître, note Lucien Daudet ) doit être bien gentille.



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            Mon cher petit, Le
            Je ne vous envoie qu'un mot, un mot de grande tendresse mais pas long, et voici pourquoi. Par un de ces malentendus où il y a peut-être de grands déclenchements de l'inconscient ( un peu comme cette crise que j'ai eue le jour d'aller chez vous et qui a fait de moi le plus ridicule des poussifs dans la maison où j'aurais aimé être le moins imparfait, près de Madame votre Mère, de vous ) - de même, le jour même où Reynaldo pour la première fois depuis si longtemps est venu en permission, j'ai été pris peut-être à cause de la neige, et du brouillard, d'une série de terribles crises qui n'ont fini que le lendemain de son départ ! de sorte que j'ai à peine pu l'entrevoir dans des tourbillons de fumée ( non cependant sans lui remettre votre lettre qu'il a enfouie dans une poche de sa capote, ne pouvant lire commodément dans ma fumigation ). Le regret de ne pas profiter de lui pendant ces huit jours, de ne pouvoir aller aux petites réunions ( on peut dire cette fois " intimes ! " ) pour faire entendre ce qu'il a composé à Vauquois, a été encore moins grand que celui de le laisser partir avec l'impression (fausse ) que j'étais toujours ainsi. Mais il faut tout de même que je fasse attention ( quoique bien ). Le pauvre X... me disait toujours que c'était par ces genres de temps que mouraient les emphysémateux dont je suis. Puis mon coeur est très mal portant en ce moment. Autre risque. Et je voudrais tant que mes épreuves fussent au moins corrigées. Tout cela, mon petit, pour m'excuser d'être court.

                                          Tendrement à vous,

                                                                                    Marcel.

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