vendredi 11 mai 2018

Correspondance Marcel Proust Lucien Daudet 1 ( Lettres France )

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                                                                                 ( Lucien Daudet date cette lettre de

                                                                                               Fin août 1913 )

            Mon cher petit,
            ...... Je suis bien heureux que ma lettre ait dissipé les malentendus. Mais enfin, puisque vous me dîtes, " j'ai été triste de ne pas vous voir au moment du mariage d'Edmée " ( soeur de Daudet, note du livre ) comment puis-je ne pas vous dire que je n'ai reçu ni lettre de faire-part ni annonce ou invitation d'aucune sorte ( montrez-moi en ne répondant pas à ceci que vous comprenez bien que ceci n'est pas une "récrimination " ). Chose comique, le hasard fait que les deux fois où je suis sorti ( j'entends sorti de chez moi, car je ne suis allé chez personne ) étaient les veilles de " contrats "ou choses analogues, ce qui amenait le dialogue suivant :
            - " On vous verra demain chez Madame Daudet.
            - Mais non, je ne suis pas invité. "
            Et la réplique des amis qui croient arranger en disant :
           - " Oh ! pardon, je vois que j'ai fait une gaffe ; d'ailleurs je crois qu'ils n'ont pas invité beaucoup de monde. "
Afficher l'image d'origine *           Mon cher petit, au nom du ciel, ne vous imaginez pas que tout ceci soit un reproche !!! Mais comme le jour du dernier goûter chez Madame Daudet, j'avais eu une vision particulièrement radieuse de votre soeur que je n'avais jamais vue si ravissante ni si bonne pour moi ( elle avait été délicieuse avec moi ), je veux que vous sachiez que si je m'y étais cru autorisé par le moindre faire-part, je n'aurais pas manqué de lui écrire et de vous écrire à tous. Si vous avez l'occasion de lui dire, non comme une récrimination, mais comme une " déclaration ", vous me ferez plaisir. Quant à votre  " méfiance de vous-même " vis-à-vis de moi, permettez-moi de ne pas y répondre car je crois que vous savez très bien comme je vous admire et vous aime et n'avez nul besoin que j'insiste là-dessus. J'ai même failli mille fois vous ennuyer pendant la fabrication de mon livre. Car nous avons ceci de spécial, que je suis la seule personne qui aie besoin de connaissances précises, de savoir exactement les choses dont je parle, et que vous êtes la seule qui les sachiez. Et sans doute vous écrire m'eut épargné les correspondances interminables que j'ai eues avec des horticulteurs, des couturiers, des astronomes, des héraldistes, des pharmaciens, etc. et qui ne m'ont servi à rien et qui, peut-être, leur ont servi à eux, car j'en savais un tout petit peu plus qu'eux.
            Mon cher petit, vous savez que je suis très souffrant, très ennuyé, très malheureux. Je vous prie de comprendre que c'est pour cela si ma lettre répond imparfaitement à bien des choses que vous me dites, mais c'est une telle fatigue pour moi d'écrire. Moi qui ai plus de méfiance de moi que vous n'en avez de vous, je n'ose vous proposer de vous envoyer, si cela pouvait vous amuser à parcourir, les épreuves de mon premier volume ( car hélas, le livre sera divisé, et stupidement sans qu'on puisse dès le 1er volume se douter de ce que cela sera, en trois volumes ). ( Dieu sait si jamais je pourrai faire paraître les deux autres, qui sont écrits, mais je change sur épreuves du 2è et du 3è volumes, que je n'ai même pas encore données à l'éditeur, combien de temps se passera-t-il ).    
            Je ne suis pas très désireux de vous les envoyer parce que je sais bien que même si on lit un livre, on ne le relit pas, et il y aura çà et là des améliorations du dernier moment que j'aime mieux que vous connaissiez. Mais enfin si cela vous amuse ( c'est beaucoup dire ! ), vous n'aurez quand vous serez dans un endroit fixe où je puisse vous envoyer un paquet recommandé qu'à me dire de le faire et je vous enverrai aussitôt que je le pourrai des épreuves que vous pourrez à la rigueur perdre car je les aurai en double, mais que j'aime mieux que vous ne perdiez pas, parce que je ne les aurai qu'en double, que l'autre double retournera à l'éditeur et que si j'avais égaré une feuille, je serais bien content de pouvoir en distribuer une de votre double pour remplacer la feuille perdue. Mais j'ai peur d'aller au-devant d'une " roumestanerie " ( note de Lucien Daudet : allusion au personnage de son père " Numa Roumestan " ) en vous offrant cela et qu'au fond cela vous assomme d'autant plus que je vous assure, ce 1er volume seul, c'est, je ne peux pas dire peu de choses parce que je ne le pense tout de même pas, mais enfin bien peu de choses dans son ensemble qui lui donnera sa signification, si je peux me remettre au travail.
            Mon cher petit, j'ai voulu vous écrire mais je ne vous écrirai plus parce qu'il faudrait que je reprenne 30 kilos ( ! ) et pour cela ne pas écrire, etc., etc...
            Au revoir mon cher petit, je vous envie bien les beaux jours avec votre Mère ; quand on sait le grand poète qu'elle est, on se dit que la quotidienne interposition de sensibilité entre la nature, la vie et vous, doit être bien passionnante. Présentez lui mes respectueux hommages ainsi qu'à votre soeur et à votre belle-soeur si elles sont auprès de vous, et dites toutes mes affections à votre frère ; je vous embrasse tendrement, mon cher petit,
                                  Votre
                                                                             Marcel

            J'espère connaître votre beau-frère l'hiver prochain.
            Quelqu'un que j'ai eu un grand plaisir, et ce n'est pas assez dire, à retrouver rue de Bellechasse, comme évoqué des soirs d'autrefois, c'est Flament. Il a été tel que ce que je pouvais me rappeler de mieux de lui, et de combien d"être peut-on dire cela. Le hasard d'une soirée chez Larue me l'a fait revoir ensuite et trouver vraiment parfait, n'ayant aucun des défauts mondains qu'on pourrait supposer ( du moins c'est ainsi qu'il m'a paru ) et exprimant mieux même qu'autrefois ce qu'il était déjà sans doute autrefois. Je vous dis tout cela très mal ( et nullement pour que vous le lui répétiez, au contraire, Nous nous sommes dit très bien l'un à l'autre tout ce que nous éprouvions. )


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            Au bas de cette lettre Lucien Daudet note :
           "  Au reçu de cette lettre, je suppliai Marcel Proust de m'envoyer des épreuves le plus vite possible. Je les reçus le surlendemain et passai toute cette journée et une partie de la nuit suivante à lire Swann.
            Je revins de là ( car j'avais l'impression d'un voyage autant que d'une lecture ) ébloui. J'essayai de lui dire tout de suite pourquoi j'étais ébloui.



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            Mon cher petit,
            Je ne crois que mon admiration pour vous soit un effet de ma tendresse pour vous, mais je crois que ce que vous appelez votre admiration pour mon livre est un effet de votre grande gentillesse pour moi. Et peut-être n'en a-t-elle jamais eu de plus grand, de plus prodigieux que cette lecture et cette lettre immédiate, telles qu'en voyant tout à l'heure votre écriture et quelque désir que ce pût déjà être une " appréciation " comme dirait la Comtesse A., j'ai calculé qu'il était même impossible que vous eussiez reçu mes épreuves quand votre lettre était partie.
            Mon cher petit, dans le second volume vous verrez un diplomate "Gd Seigneur " si poli qu'on ne peut jamais croire que ses lettres quand on les reçoit soient déjà des réponses et qu'on croit que la correspondance s'est croisée, et qu'il semble qu'il existe des levées spéciales pour lui. Vraiment j'ai eu la même impression devant ce miracle de gentillesse. Dire que dans l'amour, quand on aime et qu'on n'est pas aimé ( c'est la forme sous laquelle je connais habituellement ce sentiment ) on fait mille calculs pour se persuader que la femme n'a pas pu matériellement vous écrire encore, quelque désir qu'elle en ait. Et que quand quelqu'un veut faire quelque chose de sublimement gentil, il peut par retour du courrier vous écrire dix pages qui en condensent, en exaltent, en magnifient, en stylisent, en approfondissent cinq cents.
            Mon cher petit, comment pourrais-je jamais vous remercier. J'avais justement envie de vous récrire parce que j'ai eu l'idée d'interpoler un peu les dernières pages que vous avez ( ou plutôt de leur rendre leur ordre primitif ) et d'ajouter pour fin du volume quelques pages qui venaient un peu plus loin et que vous n'avez pas. Je vais tâcher de les trouver et de vous les envoyer et si cela ne vous gêne pas trop, vous me direz si cela ne finit pas mieux que la dernière page actuelle. Quant aux épreuves que vous avez, vous pouvez les garder tant que vous voudrez. Je serai naturellement excessivement fier si Madame votre mère veut bien en lire quelques pages. Si cela n'était pas ridicule j'aurais à m'excuser auprès d'elle de certaines rencontres. Ainsi, ce que vous me dites trop gentiment d'un oiseau qui divise un arbre incertain ( je ne sais pas exactement la phrase ) est bien moins joli qu                       " Son vol est un circuit dessiné par sa voix " ( Mme Alphonse Daudet )   ***              
Afficher l'image d'originemais y ressemble, moins l'arabesque adorable. Mais Madame Daudet peut être certaine que s'il y a eu rencontre il n'y a jamais eu plagiat ; eussé-je connu cette pièce avant d'avoir écrit cette page ( en réalité écrite depuis des années, que j'aurais été incapable d'y introduire quelque chose qui ne serait pas de moi. Et à ce propos remerciez infiniment Madame Daudet de sa ravissante carte. Je l'ai reçue comme le plus charmant honneur ! Je ne lui ai pas récrit par discrétion et par fatigue.                                                                    
            Mon cher petit, je réponds à certaines choses que vous me dîtes. Je n'ai plus d'épreuves sous les yeux, mais je suis presque sûr de n'avoir jamais dit qu'on tuait un poulet le jour où on le mangeait ( bien que cela se passe souvent à la campagne ). Françoise fait chaque soir un poulet et ce n'est pas celui du jour qu'elle tue. - Pour les fleurs, j'ai, je vous assure, beaucoup de scrupules ; ainsi dans la 1ère version parue dans le Figaro de ces aubépines, il y avait dans le même chemin des églantines. Mais ayant trouvé dans la Flore de Bonnier que les églantines ne fleurissaient que plus tard, j'ai corrigé et j'ai mis dans le livre " qu'on pourrait voir quelques semaines plus tard, etc., " Pour la verveine et l'héliotrope, il est vrai que Bonnier indique pour la première qu'elle fleurit de juin à octobre, pour la seconde de juin à août ! Mais comme il s'agit dans Bonnier de fleurs sauvages, j'avais cru ( et l'horticulteur à qui j'ai écrit m'avait assuré ) que dans un jardin ( et non plus dans la haie comme pour l'épine et l'églantine ) on pouvait les faire fleurir dès mai quand les aubépines sont encore en fleurs. Puisque c'est impossible, que puis-je mettre d'autre, le réséda et le jasmin seraient-ils possibles, ou d'autres ? Et à ce propos savez-vous comment est " le Chêne d'Amérique " ? Du reste vous me direz dans ma fin nouvelle que vous recevrez s'il y a des erreurs. Je ne suis pas certain.                       Mon cher petit, vous me dites qu'il y a un certain sens social et des répercussions aussi dans ce livre ; j'accepte ce double compliment ; vous verrez que c'est vrai quand vous connaîtrez les 2 autres volumes. D'ailleurs presque tout ce que vous avez lu ne prendra son sens qu'alors, et si j'ai parlé des noms de pays dans ce volume, ce n'est pas une digression, le dernier chapitre s'appelle : " Noms de pays : le Nom " Le principal chapitre du second volume  s'appelle : " Noms de pays : le Pays. " Et cet exemple n'est rien, François le Champi revient à la fin du 3è volume, etc. Souvent, vous le savez on dit d'un grand artiste " à côté de son génie c'était une vieille bête qui avait les idées les plus étroites ", mais comme on a d'avance l'idée de son génie on ne se le figure pas en réalité étroit et ridicule. Aussi j'ai trouvé plus frappant de montrer d'abord Vinteuil vieille bête sans laisser soupçonner qu'il a du génie, et dans le 2è chapitre de parler de sa sublime sonate que Swann n'a même pas un instant l'idée d'attribuer à la vieille bête. De même ce n'est pas une erreur si dans le 1er chapitre, à la 2è ou 3è page vous avez lu : " Suis-je à Tansonville chez Mme de Saint-Loup ? " Alors que Tansonville appartient à Swann ; mais c'est que dans le 3è volume Mlle Swann épouse Robert de'Saint-Loup que vous connaîtrez dans le second volume.
****            Je vous dis tout cela, mon cher petit, pour vous donner ma plus intime confidence, vous dévoilez d'avance mes pauvres petits secrets.
           Mon cher petit, quant à ce que vous me dites d'un article, je n'ai aucun besoin de poser avec vous, ce que je ne ferais du reste avec personne. Ce sera pour moi, si vous ne changez pas d'avis et d'envie, une joie profonde ou plutôt beaucoup de joies diverses, et où la joie nullement désintéressée d'entendre parler de moi en public d'une façon si favorable par quelqu'un comme vous, ne sera nullement absente. J'en serai assez ravi au point de vue du pur sentiment que je peux très franchement vous dire que je le serai aussi au point de vue de mon amour-propre. Celui-ci n'est pas souvent gâté. La " Soirée chez Mme de St-Euverte " et d'autres pages, je les avais envoyées à *** et à *** . M. X. et M. XX les ont refusées et ce n'est pas trop étonnant. Mais d'autres pages envoyées à *** ( gens intelligents ) l'ont été également. En désespoir de cause, j'ai envoyé St-Euverte au supplément du Figaro . Chevassu a trouvé cela " aigu ", ce que X. avait déjà trouvé. Mais trop long, et m'a tout renvoyé. Quant à M. Hébrard, il demandait tout le temps à Reynaldo et à d'autres que je lui envoie des choses au Temps. Je lui ai envoyé un article sur La Colline inspirée ( il faudra que je le dise à Barrès qui ne le sait pas et m'a écrit, paraît-il une longue lettre laquelle ne m'est jamais parvenue )... Il ne l'a pas pris et n'a même jamais répondu.
            Mais avec votre "signature " cela sera autrement facile ! Si vous ne changez pas d'intention ( et vous m'avez déjà écrit cette lettre adorable, ne vous fatiguez pas si vous avez à ce moment-là quelque chose à faire, si vous voyagez ), mais enfin pour le cas où vous voudriez toujours le faire, vous pourriez m'envoyer cet article ( si vous n'avez pas de préférence pour le journal où le faire paraître ) et Reynaldo qui est fâché avec Le Journal et Le Temps m'aient refusé dernièrement, voudra peut-être avoir une revanche dans l'un ou dans l'autre en y faisant insérer votre article. Ou bien mon éditeur qui paraît-il excelle à faire connaître ses auteurs et s'est battu en duel parce que l'Académie avait donné un prix au livre de Romain Rolland au lieu d'à celui qu'il avait édité et qui est très versé dans ces choses, pourrait se charger des démarches auprès d'un Echo de Paris quelconque. Je connais un peu Laffite ( de Cabourg ). Je ne sais s'il a toujours Excelsior, ni si c'est un journal suffisamment littéraire. Si Calmette y consentait, le livre lui étant dédié, le plus naturel serait Le Figaro.
            En un mot, si vous n'avez pas de préférences spéciales, je pourrai donner carte blanche soit à Reynaldo, soit à Grasset, soit tâcher ( ce qui est un peu plus délicat ) avec Calmette. Tout cela au cas où l'Action Française ne vous paraîtrait pas devoir accueillir volontiers l'article, car à cause de votre frère et de Maurras, c'est encore ce qui me flatterait le plus.
            Mon cher petit, je vous quitte parce que je suis si mal que je ne sais comment j'ai pu vous écrire aujourd'hui ; je suis en ce moment bien malade et accablé de chagrins, mais votre lettre m'a ému d'une secousse si profonde que ce devrait être à en recouvrer sur-le-champ la santé et le bonheur. Que j'aimerais être votre " miraculé * " mon petit ! En tous cas, l'adorable miracle de gentillesse vous l'avez fait, fait et parfait, comme un chef-d'oeuvre, et je vous en remercie de tout mon coeur.
                                   Votre

                                                                                          Marcel

* Lucien Daudet note à propose de ce miraculé : " Allusion au bonheur et à l'émotion que j'avais eus, quelque temps auparavant à Lourdes, de voir guérie instantanément sur le passage du Saint-Sacrement, une femme mourante et inconnue de moi dont je conduisais la petite voiture. 

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