coquelicot2007.centerblog.com
Début mars 1916
Cher ami,
( Je voudrais bien que nous adoptions cette appellation. Elle satisfera mieux les sentiments qu'éveille en moi votre gentille lettre. ) Pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu plus tôt, j'ai été assez mal ces jours-ci. D'ailleurs j'ai les yeux fatigués et suis un mauvais correspondant.
Je commence par la fin, pour terminer la question " livre ". oui Gide me l'a dit, et en 1914, et encore l'autre jour, que la NRF m'éditerait volontiers. Je lui ai dit pourquoi c'était impossible, et j'ai dû aussi lui dire sinon l'autre jour, du moins en 1914, pourquoi je le regrettais moins. C'est que je tenais tant à être lu par les trois ou quatre personnes pour lesquelles j'écrivais et qui sont à peu près toutes de la NRF, je me disais que cela me donnait une chance d'attirer leur attention. Or il se trouve que vous avez tous lu le livre. Il a inspiré une amitié d'ailleurs excessive à des gens par qui c'était mon rêve d'être lu. Pour prendre un exemple en-dehors de la NRF j'ai une immense admiration pour Jammes ( que la défaillance de ma plume ne vous laisse pas croire que je ne sais pas orthographier son nom ! ). J'aurais donné tout, sauf une certaine affection, pour qu'il lût et goûtât une page de moi.
Mais je croyais que c'était impossible. Vous pouvez juger de ma stupéfaction quand j'ai reçu une lettre admirable et insensée où il me comparaît simplement à Shakespeare à Balzac à Cervantès ! Je dis ma stupéfaction et non ma joie. Car les choses sont arrangées ainsi dans la vie que je venais de perdre la veille cette affection à laquelle je tenais plus qu'à être apprécié par Jammes de sorte que j'ai lu sa lettre avec un étonnement hagard mais d'un coeur qui ne pouvait pas être heureux. - Quand Gide
( encore un des lecteurs rêvés ) m'a demandé qq semaines ou mois avant la guerre d'éditer les volumes suivants de mon livre, j'ai été très ému de sa proposition ; je lui ai d'abord dit que c'était impossible, puis j'ai tâché de me délier de mon traité avec mon éditeur. Alors ( et cela je l'ai écrit à Gide à qui j'ai même dû envoyer la lettre de l'éditeur si je me rappelle bien ), j'ai trouvé un homme qui a eu le seul procédé qui pouvait me fermer la bouche, et j'ai compris depuis ( ceci entre nous ) qu'il ne l'avait eu que par habileté mais au moment où j'ai été touché ; il m'a écrit : " Rien ne peut me faire plus de peine ; rien ne peut faire plus de tort à ma maison ; mais je ne veux pas que votre traité vous gêne ; si vous aimez mieux me retirer votre livre ; je vous laisse toute liberté, usez-en selon ce que vous croyez. " Devant la délicatesse, au moins apparente, d'un tel procédé, je n'ai pu que dire :
* " je ne songe plus à vous quitter ". Et à mon grand chagrin j'ai répondu à Gide par un refus définitif. S'il m'en a reparlé l'autre jour, c'est parce que mon éditeur étant mobilisé, il se dit que peut-être sa maison ne reprendra pas après etc. Mais tout cela n'arrivera pas, mon livre paraîtra chez lui, s'il paraît, et je n'y peux plus rien. Je le regrette d'autant plus que depuis votre lettre si gentille l'idée d'un travail avec vous me souriait infiniment ; du reste déjà je vous l'avais dit, cela m'avait tenté en 1913. Enfin même une fois le livre paru, tout serait tellement mieux chez vous ; l'improbité hélas à peu près certaine de mon éditeur ne faisait que me peiner au moment où mon livre a paru et je trouvais stupide, même dans l'intérêt de sa maison d'indiquer un chiffre faux et diminué d'éditions pour éviter les droits d'auteur ou du moins les diminuer. Maintenant, à la suite de circonstances sans intérêt, cela ne m'est plus indifférent. Et ainsi l'édition chez vous joindrait à l'honneur pour moi, au plaisir, à une collaboration avec vous, à des fatigues évitées, à une présentation matérielle comme je n'en connais pas de plus jolie, ni d'aussi jolie, les fatigues matérielles de la préparation fort atténuées, et la sécurité qu'il y a à être entre des mains loyales et amies sur lesquelles on peut se reposer. Mais enfin tout cela est impossible et ne s'appelle plus que comme ce rêve sur lequel Rossetti je crois a écrit une assez mauvaise et assez touchante poésie : "
Je m'appelle ce qui aurait pu être, ce qui n'a pas été et ne sera jamais plus. " - Cher ami je me suis tellement fatigué à vous parler de moi ( ce que je déteste ) ( et pourtant je voudrais aussi vous dire pour en finir avec mon livre que je suis très fier si mon livre a pu décider Fargue pour qui j'ai beaucoup d'admiration à écrire ses Souvenirs d'enfance ; mais que dans mon esprit mon livre n'est pas un livre de souvenirs d'enfance. Il est une construction dont l'organisme je le reconnais n'apparaît pas dès le 1er volume ( et j'ai cru plus vrai de ne pas annoncer et anticiper ), et où les souvenirs d'enfance ne jouent presque que le rôle d'exemple dans une théorie de la mémoire ) - je me suis tellement fatigué à vous parler de tout cela que je suis obligé de remettre à plus tard ce qui était le vrai objet de cette lettre. En deux mots merci de tout coeur pour les collections. Je tâcherai d'aller d'abord vous voir une fois,
vous, sans Monet, Manet etc, à la NRF. Et nous pourrons nous revoir ensuite chez vous. Je sais que le projet d'aller vous voir j'en ai formé bien d'autres semblables que depuis quinze ans j'ajourne par force au lendemain et n'ai jamais réalisés. Mais enfin en ce moment je traverse une période d'activité relative. Je peux me lever presque 2 fois par semaine, et il m'est même arrivé de sortir une fois l'après-midi pour aller entendre le 12è quatuor de Beethoven. Il est donc possible que j'arrive assez vite à aller rue Madame. - Ce que vous me dîtes de Rober Gangnat me désespère. Ce que me disait Caillavet était donc vrai ! Et lui-même le pauvre Gaston, a dû avoir des chagrins du même genre. J'ai vécu bien loin de tout le monde depuis qq temps. Mais avant de mourir, Caillavet a demandé à sa femme de venir me voir dès qu'elle serait à Paris ; je l'ai donc reçue bien que cela me gêne un peu de laisser une femme - et surtout une femme dont j'ai été autrefois amoureux, - entrer auprès de mon lit de malade; Or dans ce qu'elle m'a raconté j'ai bien cru saisir qq chose d'analogue à ce que vous me dites de Robert Gangnat. Si je connaissais peu votre oncle ( ce qui ne m'empêchait pas de l'aimer profondément ), j'avais beaucoup connu sa compagne. Jamais elle n'avait été ma maîtresse, mais toujours une amie parfaite, et suivant à ce point mes conseils ( hélas, si j'avais su ! ) que, si bizarre que cela puisse paraître, avant de se décider à vivre avec Robert Gangnat, elle était venue à Boulogne, dans une maison de repos où je m'étais retiré après la mort de ma mère, me demander si je l'approuvais. J'avais été d'autant plus surpris de sa démarche que je ne savais même pas qu'elle le connût ; je lui dis que tout en le connaissant à peine je savais assez ce qu'il était pour pouvoir lui affirmer que personne ne méritait au même degré que lui d'être estimé par les hommes et rendu heureux par une femme. Je l'ai revue quelquefois avec Robert Gangnat - mais jamais je ne l'ai revue( ni lui hélas ) depuis notre dernier soir de Cabourg où vous étiez là. Je le regrette car j'aurais peut-être pu quelque chose. Mais depuis qu'il est mort je suis au contraire heureux de ne l'avoir jamais revue, après tout ce que vous m'avez dit. Elle ne m'a même plus jamais écrit. D'ailleurs ce que vous dites de son côté de folie est certain. Je ne m'en suis jamais personnellement aperçu, avec moi elle a toujours été tt ce qu'il y a de plus gentille. Mais j'ai souvent entendu raconter qu'elle avait eu des fièvres cérébrales ( et avait la tête dérangée ), par un de mes amis qui l'a beaucoup aimée autrefois, a été très malheureux par elle, mais je dois dire sans qu'il y ait eu de sa faute à elle ( et encore moins à lui ) et à cause seulement de tout ce qu'enferme de contradictoire, d'impossible et de funeste presque tout amour.. Je dois dire pourtant que pendant tant d'années qu'il a vécu et souffert auprès d'elle, il n'a rien eu de grave à lui reprocher, je vous en donnerai de vive voix une preuve curieuse. Mais enfin tout cela ne signifie rien auprès des abominations que vous me dites, et c'est un supplice pour moi de penser à ce que cet être exquis qu'était votre oncle a pu endurer. Je sens bien que je ne serai plus jamais un jour sans y penser. En finissant je veux vous dire encore un mot de mon livre. Puisque vous avez gardé de Robert Gangnat un si vivant souvenir, je crois que vous lirez avec une certaine douceur et peut-être même avec un certain profit spirituel en tant qu'il élucidera votre souffrance, le dernier, ou avant dernier ( je ne me rends pas compte de la pagination ) volume de A la Recherche du Temps Perdu et qui est presque tout entier sur la mort et la survivance dans la mémoire. - Soyez assez gentil 1° pour me garder la plus complète discrétion relativement à ce que je vous dis ( et que je n'ai même pas dit à Gide, mais je pourrai le lui dire ) des torts de mon éditeur. 2° pour bien vouloir considérer cette lettre si longue comme plusieurs lettres, comme me dispensant de vous écrire de longtemps, car je suis malade, j'ai mal aux yeux aussi, et puis je n'aime pas écrire des lettres. 3° pour ne pas vous fatiguer à me répondre. Ceci est une réponse et nous causerons de vive voix. Merci pour les Eloges que j'aime beaucoup. Je les lis avec admiration et certaines images m'ont beaucoup frappé. Je vous en parlerai avec plus de précision qd je vous verrai et vous dirai deux curieuses coïncidences. Aujourd'hui je suis trop fatigué et ne peux plus que vous serrer la main affectueusement
Marcel Proust
Gide m'a fait beaucoup de peine en me disant que Monsieur Rivière était prisonnier. Je vais lui écrire,
Gide m'a donné l'adresse.
* monvoyagelitterairedelafrance.blogspot.fr
******************
letemps.ch
Paris le 29 août 1916
Clinique du Chanet sur Neuchâtel
Monsieur Marcel Proust
Paris
Cher Monsieur et ami,
Je reçois votre lettre du 16 août en même temps que la lettre de René Blum........Laissez-moi vous dire que je suis fort étonné que ma lettre vous ait froissé. Il était bien naturel que je ne renonce pas à un auteur auquel je tiens beaucoup sans lui en manifester ma tristesse et il n'y avait certes pas là de quoi vous froisser. Mais je suis sensible à toutes les tristes choses que vous me faites l'amitié de me confier..........Et, quoiqu'il m'en coûte;
je renonce à publier le second volume de " A la Recherche du Temps perdu ".
Quant à la question pécuniaire et pour en terminer, voici :
Je n'ai sous la main aucun élément me permettant de vous fournir un état des frais occasionnés par l'impression du second volume et les corrections d'épreuves, ou une évaluation de ce qui avait été payé par vous à l'origine. Je me bornerai à vous dire que sur ce point, comme dans tous, vous pouvez avoir confiance en moi Je vous fournirai lors du règlement des droits restant à vous payer un état de ces frais qui viendront en déduction de vos droits d'auteur. Quant à votre offre d'une indemnité pour la non-publication du second volume,
je me borne à en prendre acte. L'équité exigerait qu'elle fût égale au bénéfice réalisé par la première édition de ce volume, à laquelle je renonce par la présente et dans le seul but de vous être agréable. Mais si vous le voulez réservons cette question comme les autres pour le moment où j'aurai les éléments nécessaires pour la résoudre
........ je me rappelle qu'en juillet 1915, quand j'étais à l'hôpital à Paris, j'ai fait faire un inventaire de mon stock et qu'
il restait un très petit nombre d'exemplaires de votre livre. Il n'a été effectué
aucune réimpression. Donc le chiffre vendu pendant l'année écoulée est minime. Si malgré mon affirmation vous avez des doutes (un éditeur doit dépouiller toute susceptibilité )
je vous offre de vous faire établir un état par libraire et par date de tous les exemplaires de votre livre sortis depuis le 1er août 1914 à ce jour.........
....... Et croyez que je vous garde mon amitié la plus dévouée.
( extraits de cette lettre )
Bernard Grasset
Mais
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire