letemps.ch
Lappin et Lapinova
Ils étaient mariés.
La marche nuptiale retentissait.
Les pigeons voletaient.
Des petits garçons avec leurs uniformes d'Eton lançaient du riz, un fox terrier bondissait dans l'allée et Ernest Thorburn conduisait son épouse jusqu'à la voiture, se frayant un passage parmi ces badauds londoniens totalement inconnus, mais que ne manquent jamais d'attirer le bonheur ou le malheur d'autrui.
Pas de doute, il était beau et elle avait l'air timide.
On jeta encore du riz et la voiture démarra.
Cela se passait le mardi. On était maintenant le samedi. Rosalind devait encore s'habituer à être Mrs Ernest Thorburn.
Peut-être ne s'habituerait-elle jamais à être Mrs Ernest Qui-que-ce soit, pensait-elle, assise devant la baie vitrée de l'hôtel qui donnait sur les montagnes de l'autre côté du lac, attendant que son mari descende prendre son déjeuner.
Ernest est un nom auquel il fallait un certain temps pour s'habituer. Pas le nom qu'elle eût choisi. Elle aurait préféré Thimothy, Antony ou Peter. Lui non plus n'aimait pas Ernest. Ce nom lui faisait penser au mémorial du prince Albert, à des buffets d'acajou, à des chalcographies du prince consort avec sa famille. Bref, la salle à manger de sa belle-mère à Porchester Terrace.
Enfin le voilà. Dieu merci il n'avait pas l'air d'un Ernest. Mais de quoi avait-il l'air ? Elle le regarda à la dérobée. Eh bien, en mangeant son pain grillé, il avait l'air d'un rabbit.
Personne d'autre n'aurait perçu une ressemblance avec un animal aussi chétif et si timide chez ce jeune homme si net et si musclé, avec son nez rectiligne, ses yeux bleus et sa bouche volontaire. Mais ce n'en était que plus amusant. En mangeant il fronçait imperceptiblement le nez, comme le petit rabbit de Rosalind. Ce froncement de nez la fascinait et, quand il la surprit l'observant, elle dut lui expliquer pourquoi elle riait. pixabay.com
- C'est parce que tu as l'air d'un rabbit, Ernest, d'un rabbit de garenne, ajouta-t-elle en le regardant. Un rabbit chasseur. Un rabbit royal, un rabbit qui fait la loi à tous les autres.
Ernest ne voyait aucun inconvénient à être un rabbit de cette sorte, et si cela amusait Rosalind de le voir froncer le nez ( il n'avait jamais su qu'il fronçait le nez), il le fit exprès.
Elle rit à gorge déployée, et il rit aussi, si bien que les vieilles demoiselles et le pêcheur et le serveur suisse à la veste noire toute graisseuse, devinèrent juste : ils étaient très heureux.
Mais, ce bonheur-là, se demandaient-ils, il y en a pour combien de temps ? Et chacun répondait selon son expérience personnelle.
A l'heure du déjeuner, assise sur une touffe de bruyère près du lac :
- Laitue, rabbit ? demanda Rosalind en présentant la laitue destinée à accompagner les œufs durs. Viens la manger dans ma main, ajouta-t-elle, et Ernest tendit le cou pour grignoter la laitue en fronçant le nez.
- Gentil, gentil rabbit, dit-elle en le tapotant comme elle tapotait son rabbit apprivoisé chez elle. Mais c'était un geste absurde. De toute façon, il n'était pas un rabbit apprivoisé. Elle résolut de le franciser et de l'appeler " lapin ".
Mais de toute façon ce n'était pas un rabbit français. Il était anglais de la tête aux pieds, né à Porchester Terrace, ancien élève de rugby, et maintenant fonctionnaire au service de Sa Majesté.
Alors elle essaya Bunny. Mais c'était pire.
- Bunny était une personne dodue, douce et enjouée. Lui était mince, dur et grave. Quand même il fronçait du nez. " Lapin ", s'écria-t-elle tout à coup, et elle poussa un petit cri, comme si elle venait de tomber juste sur le mot qu'elle cherchait.
- Lappin, Lappin, Roi Lappin, répondit-elle. Cela lui allait comme un gant : il n'était pas Ernest, il était Roi Lappin. Pourquoi ? Elle n'en savait rien.
Quand ils n'avaient pas de nouveau sujet de conversation au cours de leurs longues promenades solitaires, qu'il pleuvait, tout le monde les avait prévenus qu'il pleuvrait, ou le soir, quand ils se tenaient près du feu, car il faisait froid et les vieilles demoiselles étaient parties, le pêcheur aussi, et le serveur ne venait que si on le sonnait, alors son imagination jouait avec l'histoire de la tribu Lappiren. damstime.com
Sous ses mains, elle cousait et Ernest lisait, ils devenaient très réels, très colorés, très amusants. Ernest posa son journal pour l'aider.
Il y avait les lapins noirs et rouges : les ennemis et les amis. Il y avait le bois où ils vivaient, les prairies environnantes et le marécage. Surtout, il y avait Roi Lappin qui, loin de n'avoir pour seul signe particulier son froncement de nez, acquit au fil des jours une très forte personnalité. Rosalind ne cessait de le doter de nouvelles qualités. C'était avant tout un grand chasseur.
- Et, demanda Rosalind le dernier jour de leur lune de miel, qu'est-ce que le roi a fait aujourd'hui ?
En réalité ils avaient passé toute la journée en montagne et elle avait une ampoule au talon. Mais ce n'était pas de cela qu'elle parlait.
- Aujourd'hui, répondit Ernest qui fronçait le nez en tranchant des dents l'extrémité de son cigare, il a poursuivi un lièvre. Il se tut, craqua une allumette et fronça de nouveau. Un lièvre femme, précisa-t-il.
- Un lièvre blanc, s'écria Rosalind, comme si elle s'attendait à cette nouvelle. Plutôt petit, gris argenté, de grands yeux brillants ?
- Oui, dit Ernest en la regardant de la même façon qu'elle l'avait regardé, un animal de taille modeste avec des yeux protubérants et deux petites pattes de devant qui pendillent.
Rosalind était assise exactement ainsi, son ouvrage pendillant entre ses mains, et ses yeux, si grands et si brillants, étaient effectivement un peu protubérants.
- Ah, murmura Rosalind-Lapinova.
- C'est ainsi qu'on l'appelle ? demanda Ernest. La véritable Rosalind ? Il la regarda, il était vraiment très amoureux.
- Oui, dit Rosalind, c'est ainsi qu'on l'appelle, Lapinova.
Et ce soir-là, avant d'aller se coucher, ils avaient réglé la question.
Il était Roi Lappin et elle Reine Lapinova. Ils étaient tout le contraire l'un de l'autre : lui téméraire et volontaire, elle prudente et capricieuse. Il dirigeait les activités du monde des lapins, elle vivait dans un monde désert, mystérieux, qu'elle visitait surtout au clair de lune. Néanmoins leurs territoires se touchaient, ils étaient roi et reine. pinterest.it
Ainsi, au retour de leur lune de miel, ils possédaient un univers privé, entièrement peuplé de lapins, à la seule exception d'un lièvre blanc. Personne n'en soupçonnait l'existence, ce qui n'en était que plus amusant. Grâce à cela, plus encore que la plupart des jeunes couples, ils se sentaient solidaires contre le reste du monde. Ils échangeaient souvent un regard complice quand on parlait autour d'eux de lapins, de bois, de pièges et de chasse. A table ils échangeaient un clin d'oeil furtif quand la tante Mary déclarait qu'elle ne pourrait pas souffrir de voir un lièvre dans un plat, il ressemblait tant à un bébé, ou quand le frère d'Ernest, John le chasseur, leur disait les prix qu'atteignaient les lapins cet automne-là dans le Wiltshire, viande et peaux comprises. Parfois, quand ils avaient besoin d'un garde-chasse, ou d'un braconnier, ou encore d'un châtelain, ils s'amusaient à distribuer les rôles à leurs amis. Le rôle du squire, par exemple, allait comme un gant à Mrs Reginald Thorburn, la mère d'Ernest. Mais tout cela demeurait secret, c'est cela qui comptait, personne en-dehors d'eux ne savait qu'un tel monde existait.
Rosalind se demandait souvent comment, sans ce monde-là, elle aurait pu passer l'hiver. Ainsi, il y avait eu la réception des noces d'or, quand tous les Thorburn s'étaient retrouvés à Porchester Terrace pour fêter le cinquantième anniversaire de cette union tellement bénie, n'avait-elle produit Ernest Thorburn, et tellement féconde, n'avait-elle pas produit neuf autres fils et filles par-dessus le marché, dont la plupart étaient mariés et féconds eux aussi ?
Elle avait redouté cette réception. Mais elle n'avait pas pu s'y soustraire. En gravissant l'escalier elle songea, non sans amertume, qu'elle était fille unique, orpheline par surcroît. Une goutte d'eau parmi tous ces Thorburn dans le grand salon tapissé d'un brillant papier satiné, tout reluisant de portraits de famille. Les Thorburn vivants ressemblaient beaucoup aux Thorburn peints, à ceci près qu'ils n'avaient pas des lèvres peintes, mais de vraies lèvres, qu'ils rappelaient des plaisanteries, des plaisanteries d'écoliers. La fois où l'on avait ôté la chaise quand la gouvernante s'asseyait. La fois où l'on avait glissé des grenouilles entre les draps virginaux des vieilles filles. Pour sa part Rosalind n'avait même jamais fait un lit en portefeuille.
Son cadeau à la main elle s'avança vers sa belle-mère somptueusement vêtue de satin jaune, et de son beau-père dont la boutonnière était ornée d'un œillet jaune foncé. Sur les tables et sur les fauteuils étaient déposées des offrandes d'or, les unes nichées dans du coton, d'autres déployant leur rutilance : bougeoirs, étuis à cigares, chaînes, toutes dûment estampillées par l'orfèvre, pour preuve qu'il s'agissait d'or massif, poinçonné, authentique.
Mais le cadeau de Rosalind était seulement une petite boîte de pacotille percée de trous : un vieux sablier, une relique du XVIIIè siècle que l'on utilisait pour sécher l'encre sur le papier. Un cadeau plutôt absurde, pensa-t-elle, à une époque où l'on se sert du buvard. Et en le présentant, elle revit devant elle, comme au temps de ses fiançailles, l'écriture hérissée et noire de sa belle-mère formulant " l'espoir que mon fils vous rendra heureuse ".
Non, elle n'était pas heureuse. Pas heureuse du tout. Elle regarda Ernest, raide comme un piquet, avec un nez pareil à tous les nez des portraits de famille, un nez qui ne se fronçait jamais.
Ensuite on descendit dîner. Rosalind était à moitié cachée par les grands chrysanthèmes qui ourlaient leurs pétales rouges et or en grosses boules serrées. Tout était de l'or. Un carton doré sur tranche avec des initiales dorées entrelacées détaillait la liste de tous les plats qui leur seraient successivement servis. Elle plongea sa cuillère dans une assiette emplie d'un liquide clair et doré. A la lumière des lampes la blancheur crue du brouillard au-dehors devenait une résille dorée qui estompait le rebord des plats et rendait l'écorce des ananas rugueuse et dorée. Elle seule, dans la robe blanche de son mariage, regardait loin devant elle, de ses yeux à fleur de tête, semblait aussi peu soluble qu'un glaçon.
Pourtant, au cours du dîner, une vapeur chaude envahit la salle. La sueur perlait au front des hommes. Rosalind sentit le glaçon se liquéfier. On la faisait fondre, se répandre, se dissoudre dans le néant, au bord de l'évanouissement. C'est alors que, à travers la houle dans sa tête et le vacarme dans ses oreilles, elle entendit une femme s'écrier :
- Mais ils sont si prolifiques !
Elle fit écho à la remarque. Les Thorburn, en effet, ils sont prolifiques, et elle regardait ces faces rubicondes que son vertige lui faisait voir deux fois plus grosses, et agrandies par la brume dorée qui leur faisait un halo. " Ils sont prolifiques. " Alors John brailla :
- Ces petits démons !... Tirez-les ! Écrasez-les avec de grosses bottes ! C'est le seul moyen avec ces foutus lapins !
A ce mot, ce mot magique, elle revint à la vie. Jetant un œil entre les chrysanthèmes, elle vit se froncer le nez d'Ernest. Il frémissait en froncements répétés. Et c'est alors qu'une mystérieuse catastrophe s'abattit sur les Thorburn. La table dorée se métamorphosa en une lande couverte d'ajoncs en fleur, le vacarme des voix fut changé en une trille d'alouette cascadant du haut du ciel. Un ciel d'azur où lentement passaient des nuages. Et les Thorburn, ils étaient tous transformés. Rosalind regarda son beau-père, un petit homme furtif, aux moustaches teintes. Il avait le goût des collections, cachets, boîtes émaillées, bibelots de coiffeuses du XVIIIè siècle qu'il cachait à sa femme dans les tiroirs de son bureau. Rosalind le vit maintenant tel qu'il était : un braconnier qui se sauvait, son manteau bourré de faisans et de perdrix qu'il irait, en cachette, enfourner dans un pot à trois pieds au fond de sa chaumière enfumée. Voilà ce qu'était vraiment son beau-père : un braconnier. Et Célia, la fille célibataire, qui fourrait toujours son nez dans les secrets d'autrui, dans les petites choses qu'ils désiraient cacher, c'était un furet blanc, aux yeux roses et au museau tout crotté à cause de son horrible manie de fouiller dans la boue et d'en tripoter. Dans un filet, jetée en travers des épaules des hommes et balancée dans un trou quelle existence pitoyable que celle de Célia. Ce n'était pas sa faute. C'est ainsi qu'elle voyait Célia. Puis elle regarda sa belle-mère que l'on surnommait le " squire ". Cramoisie, grossière, tyrannique, elle était tout cela, tandis que, debout, elle adressait des remerciements, mais maintenant que Rosalind, ou plutôt Lapinova la voyait, elle aperçut derrière cette femme la décrépitude de sa demeure familiale, le plâtre qui s'écaillait des murs, et elle l'entendit adresser avec des sanglots dans la voix, à ses enfants qui la détestaient, des remerciements pour un monde qui avait cessé d'exister. Il y eut un brusque silence. Tous étaient debout, leur verre levé. Tous burent, c'était fini.
- Oh, Roi Lappin, s'écria-t-elle, comme ils rentraient ensemble chez eux dans le brouillard, si tu n'avais pas froncé le nez à ce moment précis, j'étais prise au piège.
- Mais tu es saine et sauve, répondit Roi Lappin en lui étreignant la patte.
- Oui, saine et sauve.
Et le fiacre les ramena en traversant Hyde Park, roi et reine du marais, de la brume et de la lande qui sentait bon les ajoncs.
Ainsi le temps passa. Une année, deux années de temps. Et un soir d'hiver qui, par coïncidence était le jour anniversaire des noces d'or, mais Mrs Reginald Thorburn était morte, la maison à louer et seul un gardien l'habitait, Ernest revint du bureau. Ils avaient un gentil petit intérieur, la moitié d'une maison au-dessus d'une boutique de sellerie dans South Kensington, à proximité du métro. Il faisait froid, du brouillard dans l'air, et Rosalind cousait, assise près du feu.
- Devine ce qui m'est arrivé aujourd'hui, commença-t-elle sitôt qu'Ernest se fut installé, les jambes allongées vers le feu. Je traversais le ruisseau quand...
- Quel ruisseau ? interrompit Ernest.
- Le ruisseau du fond à la limite de notre bois et du bois noir, expliqua Rosalind.
Un instant Ernest eut l'air complètement ahuri.
- Mais, que me chantes-tu là ?
- Ernest chéri ! s'écria-t-elle consternée. Roi Lappin, ajouta-t-elle en ballottant ses petites pattes de devant à la lueur du feu.
Mais le nez d'Ernest ne se fronça pas. Les mains de Rosalind, c'était redevenu des mains, s'agrippèrent sur l'étoffe. Ses yeux sortaient presque des orbites. Quant à Ernest il lui fallut au moins cinq minutes pour redevenir Roi Lappin et, dans cette attente, Rosalind sentit un poids sur sa nuque, comme si on allait lui tordre le cou. Enfin Roi Lappin apparut, son nez se fronça, tous deux passèrent la soirée à errer dans les bois, comme à l'accoutumée.
Mais elle dormit mal. Au milieu de la nuit elle s'éveilla avec l'impression qu'il lui arrivait quelque chose de bizarre. Elle était raide et avait froid. Elle finit par allumer et regarda Ernest, allongé à ses côtés. Il dormait profondément, il ronflait. Mais même en ronflant son nez restait parfaitement immobile. On aurait dit qu'il ne s'était jamais froncé.
Était-ce vraiment Ernest ? Était-elle vraiment mariée à Ernest ? La vision de la salle à manger de sa belle-mère surgit devant elle : ils étaient assis là, tous les deux, Ernest et elle, vieux, sous les gravures, devant le buffet... Le jour de leurs noces d'or. Vision insupportable.
- Lappin, chuchota-t-elle, Roi Lappin !
Et un instant il eut l'air de froncer le nez spontanément. Mais il dormait toujours.
- Réveille-toi Lappin, réveille-toi, s'écria Rosalind.
Ernest s'éveilla et, la voyant assise toute droite près de lui, il demanda :
- Que se passe-t-il ?
- J'ai cru que mon lapin était mort ! dit-elle d'un ton pleurnichard.
Ernest était furieux.
- Arrête de dire ces idioties, Rosalind. Allonge-toi et dors. youtube.com
Il se retourna. Un instant plus tard il ronflait, profondément endormi.
Mais elle ne pouvait pas dormir. Recroquevillée dans son coin de lit, elle reposait comme un lièvre en son gîte. Elle avait éteint, mais au plafond sur le faible reflet du lampadaire de la rue, se dessinaient comme un réseau de dentelle les ombres du feuillage au-dehors, un bosquet au plafond dans lequel elle errait, faisait mille tours et détours, tantôt chassait ou était poursuivie, entendait les mugissements de la meute et des cors, fuyant, s'échappant... jusqu'à l'heure où la femme de chambre vint ouvrir les volets et leur porter leur première tasse de thé.
Le lendemain elle ne put se mettre à rien. Comme si elle avait perdu quelque chose. Comme si son corps s'était ratatiné, avait rapetissé, noirci, durci. Ses articulations lui semblaient raidies et en se regardant dans la glace, ce qu'elle fit à plusieurs reprises en errant dans l'appartement, elle eut l'impression que ses yeux lui sortaient de la tête, comme les raisins d'un petit pain. Les pièces semblaient pareillement rétrécies. Elle se heurtait à tous les angles contre d'énormes meubles. Elle finit par mettre son chapeau et sortit.
Elle descendit Cromwell Road, et quand elle jetait un coup d'oeil à l'intérieur des maisons devant lesquelles elle passait, il lui semblait toujours voir une salle à manger avec de lourds rideaux de dentelle jaune, des buffets d'acajou, et où des gens étaient à table sous les chalcographies accrochées au mur. Elle arriva au Muséum d'histoire naturelle. Enfant elle aimait y aller. Mais en entrant le premier objet qu'elle vit était un lièvre empaillé avec des yeux de verre roses, dressé sur de la fausse neige. Elle en trembla de tous ses membres. Peut-être les choses iraient-elles mieux à la nuit tombante.
Elle rentra chez elle, s'assit devant le feu sans allumer la moindre lumière. Elle tenta d'imaginer qu'elle se trouvait seule sur la lande, et qu'il y avait un ruisseau rapide, et plus loin un bois obscur. Mais elle ne put pas aller plus loin que ce ruisseau. Elle finit par s'accroupir sur la berge, sur l'herbe mouillée et resta recroquevillée dans son fauteuil, les mains ballantes, vide, et ses yeux brillaient comme du verre à la lueur des flammes. Puis un coup de feu retentit... Elle sursauta comme si elle avait été touchée.
C'était simplement Ernest faisant tourner sa clé dans la serrure de l'entrée. Rosalind attendait en tremblant. Il entra, alluma la lumière. Resta debout bien droit et bien bâti, se frottant les mains rougies par le froid.
- Assise dans le noir ?
- Oh, Ernest, Ernest ! s'écria-t-elle en se redressant brusquement.
- Eh bien, qu'est-ce donc maintenant ? demanda-t-il d'un ton bref, en se réchauffant les mains au feu.
- C'est Lapinova... bredouilla Rosalind. Ses grands yeux lui jetaient un regard affolé. Elle est partie, Ernest, je l'ai perdue.
Ernest fronça les sourcils. Serra les lèvres
- C'est donc cela ? dit-il, décochant à sa femme un sourire sardonique. Il resta là, debout et silencieux dix bonnes secondes. Elle attendait, éprouvant la sensation de doigts qui lui étreignaient la nuque.
- Oui, dit-il enfin, pauvre Lapinova...
Il ajusta sa cravate devant le miroir au-dessus de la cheminée.
- Prise dans un piège, dit-il, tuée.
Et il s'assit pour lire le journal.
Et ce fut la fin de ce mariage-là.
raymond-peynet-gravure
Virginia Woolf
( in Romans et Nouvelles - La Pochothèque )