mardi 30 mars 2021

Le journal du Séducteur 9 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )


      











             Il existe plusieurs sortes de rougeur féminine. Il y a le rouge grossier de la brique. C'est celle dont les auteurs de romans se servent toujours assez lorsqu'ils font leurs héroïnes rougir " über und über ". Il y a la rougeur fine, c'est l'aube matinale de l'esprit qui est sans prix chez une jeune fille. La rougeur furtive qui suit une idée heureuse, est belle chez l'homme, plus belle encore chez l'adolescent, ravissante chez la femme. C'est la lueur de la foudre, l'éclair de chaleur de l'esprit. Elle est la plus belle chez l'adolescent, ravissante chez la jeune fille parce qu'elle se montre dans sa virginité et c'est pourquoi elle est  aussi la pudeur de la surprise. Plus on vieillit, plus cette rougeur disparaît.
              Je lis parfois à haute voix pour Cordélia, il s'agit en général de choses très indifférentes. Edouard, comme d'habitude, doit tenir la chandelle car je lui ai signalé un moyen très utile pour se mettre en rapport avec une jeune fille, c'est de lui prêter des livres. Aussi il y a gagné plusieurs choses, car elle lui en est assez obligée. C'est moi qui y gagne le plus car je décide du choix des livres, mais je me tiens à l'écart. Là j'ai un champ libre très étendu pour mes observations. Je peux donner à Edouard tous les livres qu'il me plaît, puisqu'il ne s'entend pas en littérature. Je peux oser ce que je veux, aller jusqu'à n'importe quel extrême. Alors, quand je me rencontre avec elle le soir, je prends, comme par hasard, un livre, je le feuillette un peu, lis à mi-voix et fais l'éloge de l'attention d'Edouard. 
            Hier soir j'ai voulu, par une expérience, me rendre compte de l'élasticité spirituelle de Cordélia. Je ne savais si je devais demander à Edouard de lui prêter les poèmes de Schiller pour tomber accidentellement sur le chant de Thécla à lire à haute voix, ou les poèmes de Bürger. J'optai pour ces derniers, surtout parce que sa " Lénore ", malgré toute sa beauté, est un peu exaltée.
            J'ouvris le livre et lus ce poème avec tout le pathétique possible. Cordélia était émue, elle cousait rapidement comme si c'était elle que Vilhelm venait enlever. Je m'arrêtai, la tante avait écouté sans y prêter beaucoup d'attention, elle ne craint pas les Vilhelm, vivants ou morts, d'ailleurs, elle ne comprend pas très bien l'allemand. Mais elle fut tout à fait à son aise lorsque je lui montrai la belle reliure du livre et que je commençai à lui parler de l'art du relieur.
            Mon intention était de détruire chez Cordélia l'effet du pathétique à l'instant même où il se produisait. Elle était un peu anxieuse mais, manifestement, cette anxiété ne la tentait pas, mais créait chez elle un effet peu rassurant.
            Aujourd'hui, pour la première fois, mes yeux se sont reposés sur elle. On dit que le sommeil peut alourdir une paupière jusqu'à la fermer. Ce regard pourrait peut-être avoir un pouvoir semblable. Les yeux se ferment, et pourtant des puissances obscures s'agitent en elle. Elle ne voit pas que je la regarde, elle le sent, tout son corps le sent. Les yeux se ferment et c'est la nuit, mais en elle il fait grand jour.

            Il faut qu'Edouard disparaisse. Il est arrivé aux dernières extrémités. A chaque instant j'ai à craindre qu'il n'aille faire une déclaration d'amour. Personne mieux que moi ne peut le savoir, moi, son confident qui à dessein le maintiens dans cette exaltation pour qu'il puisse d'autant plus influencer Cordélia. Mais ce serait trop risquer que de lui permettre de faire l'aveu de son amour. Je sais bien qu'il recevrait un refus, mais cela ne terminerait pas l'affaire. Il en serait sûrement très affecté, et cela pourrait peut-être émouvoir et attendrir Cordélia. Bien que dans ce cas je n'aie pas à craindre le pire, c'est-à-dire qu'elle revienne sur son refus, il est possible que sa fierté d'âme souffre de cette simple comparaison. Et si c'était le cas, j'aurais tout à fait manqué mon but en me servant d'Edouard.

            Mes rapports avec Cordélia commencent à prendre une tournure dramatique. Arrivera ce qui pourra, mais je ne peux pas plus longtemps rester seulement spectateur, à moins de laisser l'instant s'échapper. Il est indispensable qu'elle soit surprise, mais si on veut la surprendre, il faut être à son poste. Ce qui d'ordinaire en surprendrait d'autres n'aurait peut-être pas le même effet sur elle. Au fond, elle devrait être surprise de telle façon qu'à l'instant même la raison en soit presque quelque chose de tout à fait ordinaire. C'est peu à peu que quelque chose de surprenant doit apparaître implicitement. C'est aussi toujours la loi de ce qui est intéressant, et de son côté la loi de tous mes mouvements concernant Cordélia. Pourvu qu'on sache surprendre, on a toujours partie gagnée, on suspend pour un instant l'énergie de celle dont il s'agit, on la met dans l'impossibilité d'agir, quel que soit d'ailleurs le moyen qu'on emploie, le moyen extraordinaire ou le moyen commun. 
            Je me rappelle encore, avec une certaine vanité, une tentative téméraire pratiquée contre une dame de la haute société. Depuis quelque temps j'avais vraiment, et en cachette, rôdé autour d'elle afin de trouver un contact intéressant, lorsqu'un après-midi je la rencontre dans la rue. J'étais sûr qu'elle ne me connaissait pas, ou ne savait pas que j'habitais à Copenhague. Elle était seule. Je coulais devant elle pour la rencontrer de face. Je me rangeais, lui cédant les dalles du trottoir. A ce moment-là je lui jetai un regard mélancolique, et je crois presque avoir une larme à l'oeil. Je soulevai mon chapeau. Elle s'arrêta. Avec une voix émue et un regard rêveur, je dis :
            " - Ne vous fâchez pas, Mademoiselle, entre vos traits et ceux de quelqu'un que j'aime de toute mon âme, mais qui vit loin de moi, il y a une ressemblance tellement frappante que vous me pardonnerez ma conduite assez bizarre. "
            Elle pensait avoir affaire à un rêveur, et une jeune fille aime bien un peu de rêverie, surtout lorsqu'en même temps elle a le sentiment de sa supériorité et ose sourire de vous. Je ne me suis pas trompé, elle souriait, ce qui lui allait à ravir. Elle me salua avec une condescendance digne et sourit. Elle reprit sa marche et je fis tout au plus deux pas à côté d'elle.
            Quelques jours plus tard je la rencontrai, et je me permis de la saluer. Elle me rit au nez. Mais la patience est une vertu précieuse, et rira bien qui rira le dernier.
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            Il y aurait plusieurs moyens pour surprendre Cordélia. Je pourrais essayer de déchaîner une tempête érotique, capable de déraciner les arbres. Grâce à elle je réussirais peut-être à lui faire perdre pied, à l'arracher du rapport de filiation et, dans cette agitation, je pourrais essayer, à l'aide de rendez-vous secrets, de provoquer sa passion. Cela n'est pas inimaginable. On peut sans doute amener une jeune fille aussi passionnée qu'elle à n'importe quoi. Cependant, esthétiquement pensé, ce ne serait pas correct. Je n'aime pas le vertige et cet état n'est recommandable que lorsqu'on a affaire avec des jeunes filles qui ne sauraient pas autrement gagner un reflet poétique. En outre, on manquerait aisément la véritable jouissance, car trop d'émoi est nuisible aussi. Sur elle cette mesure porterait entièrement à faux. En quelques traits j'aborderais peut-être ce dont je pourrais jouir pendant longtemps, oui, pis encore, ce dont j'aurais pu avec du sang-froid tirer une jouissance plus entière et plus riche.
   
      Il ne faut pas jouir de Cordélia dans l'exaltation. Au premier instant elle serait peut-être surprise si je me conduisais ainsi, mais elle serait bientôt rassasiée parce que, justement, cette surprise toucherait de trop près à son âme hardie.
            Des fiançailles pures et simples seraient de tous les moyens les meilleurs, les plus à propos. Pour elle ce sera peut-être d'autant plus impossible de croire ses propres oreilles lorsqu'elle m'entendra faire un aveu d'amour banal et la demander en mariage, encore moins que si elle écoutait ma chaude éloquence, buvait ma boisson enivrante et empoisonnée, ou entendait les battements de son cœur à la pensée d'un enlèvement.
            Quant aux fiançailles c'est le diable qu'il y ait toujours en elles de l'éthique, ce qui est aussi ennuyeux quand il s'agit de science que de la vie. Quelle différence ! Sous le ciel de l'esthétique tout est léger, beau fugitif, mais lorsque l'éthique s'en mêle tout devient dur, anguleux, infiniment assommant.
            Des fiançailles, cependant, n'ont pas au sens strict la réalité éthique d'un mariage, elles ne doivent leur validité qu'"ex consensu gentium ". Cette équivoque-là peut m'être très utile. Il y a juste assez d'éthique là-dedans pour que Cordélia, le moment venu, ait l'impression de dépasser les limites de l'ordinaire et, en outre, cette éthique n'est pas assez grave pour que j'aie à craindre un choc plus inquiétant. J'ai toujours eu quelque respect pour l'éthique. Je n'ai jamais fait de promesse de mariage à une jeune fille, pas même par incurie. Si j'ai l'air d'en faire une cette fois-ci, il faut se rappeler qu'il ne s'agit que d'une conduite feinte. Je ferai bien en sorte que ce soit elle-même qui brise l'engagement. Ma fierté chevaleresque méprise les promesses. Je méprise un juge lorsqu'il arrache l'aveu d'un délinquant par la promesse de la liberté. Un tel juge renonce à sa force et à son talent. Dans ma pratique s'ajoute encore le fait que je ne désire rien qui, au sens le plus strict, ne soit pas librement donné. Que les piètres séducteurs se servent de tels moyens ! Par surcroît, qu'y gagnent-ils ?
            Celui qui ne sait pas circonvenir une jeune fille jusqu'à ce qu'elle perde tout de vue, celui qui ne sait pas, au fur et à mesure de sa volonté, faire croire à une jeune fille que c'est elle qui prend toutes les initiatives, il est et il restera un maladroit. Je ne lui envierai pas sa jouissance. Un tel homme est et restera un maladroit, un séducteur, terme qu'on ne peut pas du tout m'appliquer.
            Je suis un esthéticien, un érotique qui a saisi la nature de l'amour, son essence, qui croit à l'amour et le connait à fond, et qui me réserve seulement l'opinion personnelle qu'une aventure galante ne dure que six mois au plus et que tout es fini lorsqu'on a joui des dernières faveurs. 
            Je sais tout cela, mais je sais en outre que la suprême jouissance imaginable est d'être aimé, d'être aimé au-dessus de tout. S'introduire comme un rêve dans l'esprit d'une jeune fille est un art, sortir est un chef-d'œuvre. Mais ceci dépend essentiellement de cela.                                      pinterest.fr
            Un autre moyen serait possible. Je pourrais tout mettre en œuvre pour la fiancer à Edouard. Alors je serais ami de la maison. Edouard aurait une entière confiance en moi, car ce serait moi à qui il serait presque redevable de son bonheur. Il y aurait alors pour moi quelque chose à gagner à rester plus caché. 
            Non, cela ne vaut rien. Elle ne peut pas être fiancée à Edouard sans que, d'une manière ou d'une autre, elle se déprécie. Bien plus, mes rapports avec elle deviendraient ainsi plus piquants qu'intéressants. Le prosaïsme infini inhérent à des fiançailles est justement la table de résonance de ce qui est intéressant.

             Tout chez Wahl devient de plus en plus significatif. On sent clairement qu'une vie cachée s'agite sous les formes de tous les jours, et que cette vie doit bientôt se manifester en une révélation connexe. La maison des Wahl se prépare à des fiançailles. Un observateur simplement étranger penserait peut-être à une union entre la tante et moi. Et qu'est-ce qu'un tel mariage ne pourrait faire dans la génération future pour la propagation des connaissances d'économie rurale !
            Je serais alors l'oncle de Cordélia. Je suis un ami de la liberté de penser, et aucune pensée n'est assez absurde pour que je n'aie pas le courage de la retenir. 
            Cordélia redoute une déclaration d'amour d'Edouard, mais celui-ci espère qu'une telle déclaration décidera tout. Aussi peut-il en être sûr. Mais afin de lui épargner les conséquences désagréables d'une telle démarche, je verrai à le devancer. J'espère bientôt le congédier, car il e barre vraiment le passage. Je l'ai bien senti aujourd'hui. Avec cet air de rêveur, ivre d'amour, on peut redouter que subitement il se dresse comme un somnambule et devant toute la communauté fasse l'aveu de son amour, dans une contemplation si objective qu'il ne s'approche mùeme pas de Cordélia. Je lui allongeai aujourd'hui un coup d'oeil sévère. Comme un éléphant qui prend un objet sur sa trompe je l'ai mis de tout son long sur mes regards et je l'ai renversé. Bien qu'il n'ait pas bougé de sa chaisen je crois que tout son corps a ressenti le choc de ce renversement.

            Cordélia n'est plus si sûre de moi qu'autrefois. Elle s'approchait toujours de moi avec une assurance féminine, à présent elle hésite un peu. Cela n'a cependant pas grande importance et il ne me serait pas difficile de remettre tout en état. Toutefois, cela je ne le veux pas.
            Un seul sondage encore et ensuite les fiançailles. Celles-ci ne peuvent présenter aucune difficulté. Cordélia, dans sa surprise, dira, " oui " , et la tante, " un amen " cordial . Elle sera folle de joie d'avoir un gendre aussi agronomique.
            Gendre ! Comme tout est uni comme les doigts de la main quand on se risque sur ce terrain. Au fond, je ne serai pas son gendre, mais seulement son neveu, ou plutôt, volonte dio, ni l'un, ni l'autre.



                                                             à suivre............















dimanche 28 mars 2021

Le Journal du séducteur 8 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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            Voilà une jeune fille élégante et empesée qui arrive. Mais aussi c'est dimanche aujourd'hui...Tempérez-la un petit peu, éventez-la de fraîcheur, glissez doucement au-dessus de sa tête, enlacez-la en l'effleurant innocemment ! Oh ! que je devine le teint finement rosé de ses joues, les lèvres prennent un coloris plus prononcé, le sein se soulève... N'est-ce pas vrai ? ma petite, c'est une béatitude au-delà de toute expression que d'aspirer ce souffle si plein de fraîcheur ? Sa collerette se berce comme une feuille. Comme elle respire sainement et fortement. Sa marche se ralentit, elle est presque portée par la douce brise, comme une nuée, comme un rêve... Soufflez un peu plus, par des souffles plus longs !... Elle se recueille, les bras s'approchent du cou qu'elle couvre avec plus de précaution pour qu'aucun souffle ne soit assez indiscret pour se faufiler lestement et fraîchement sous le léger tissu... Elle rougit plus sainement, les joues prennent plus d'ampleur, les yeux sont plus transparents, la marche plus rythmée. Toute tribulation embellit les êtres. Toute jeune fille devrait s'éprendre des zéphyrs, car aucun homme ne sait tout de même mieux qu'eux relever sa beauté tout en luttant avec elle... Elle se penche un peu, la tête est tournée vers la pointe des pieds... Arrêtez-vous un peu ! C'est trop, sa taille s'élargit, elle perd sa belle sveltesse... Eventez-la un peu !... N'est-ce pas vrai, ma petite. Il est fortifiant quand on s'est échauffé de sentir ces légers frissons rafraîchissants, on serait enclin à ouvrir ses bras de gratitude, de joie de vivre... Elle se tourne de côté. Vite alors un souffle vigoureux pour que je puisse deviner la beauté des formes !...  Plus de vigueur ! pour que l'étoffe épouse mieux les formes... C'est trop ! Son attitude n'est plus belle, et son pas leste est gêné... Elle se retourne à nouveau... Maintenant, soufflez davantage, qu'elle s'essaie !... C'est assez, c'est trop : une de ses boucles tombe... je vous prie, maîtrisez-vous ! Et voilà tout un régiment qui approche :
                                        Die eine ist verliebt gar sehr
                                        Die andre wäre es gerne.
                  Oui, c'est indéniablement un piètre emploi dans la vie que de se promener avec son futur beau-frère au bras gauche. Pour une jeune fille cela représente à peu près ce que signifie pour un homme le poste de commis auxiliaire... Mais le commis auxiliaire peut avancer il a, en outre sa place au bureau, il est présent aux occasions exceptionnelles. Mais le lot d'une belle-sœur ? Par contre son avancement se fait avec moins de lenteur, à ce moment-là, lorsqu'elle a son avancement et change de place dans les bureaux... Maintenant, soufflez, soufflez un peu plus vite ! Lorsqu'on a un appui bien ferme, on sait bien résister... le centre s'avance fortement, les ailes ne peuvent pas suivre... Il est assez solidement campé, le vent ne peut pas l'ébranler, il est trop lourd, mais il est aussi trop lourd pour que les ailes puissent le soulever de terre. Il fonce en avant afin de montrer, quoi ?... qu'il est un corps lourd, mais plus il reste immobile, plus les jeunes filles en souffrent.
            Mes belles dames, permettez-moi un bon conseil, s'il vous plaît : plantez-la votre futur mari, votre futur beau-frère, essayez-vous toutes seules, et vous verrez le plaisir que vous en aurez... maintenant soufflez un peu plus doucement !... comme elles se débattent dans les vagues du vent : tantôt elles se trouvent les unes en face de l'autre en s'envolant des deux côtés de la rue. Une musique de danse quelconque peut-elle produire une gaieté plus joyeuse ? et cependant le vent n'épuise pas, il fortifie. Maintenant elles se ruent d'un train de tempête et à pleines voiles le long de la rue. Une valse quelconque peut-elle de manière plus séduisante griser une jeune fille, et le vent ne fatigue pas, mais porte... N'est-ce pas ? un peu de résistance est agréable, on se bat volontiers pour entrer en possession de ce qu'on aime, et on atteint sûrement ce pour quoi on se bat. Il y a une Providence qui vient en aide à l'amour, et voilà pourquoi l'homme a le vent arrière... 
            Ne l'ai-je pas bien arrangé . Lorsqu'on a soi-même le vent arrière il est facile de doubler le bien-aimé, mais si on a vent debout le mouvement devient agréable et on se réfugie auprès de lui. Le souffle du vent vous rend plus saine, plus attrayante, plus séduisante, il rafraîchit ce que les lèvres doivent donner et qui, de préférence, doit être dégusté froid, parce que c'est si brûlant, de même que le champagne chauffe tout en glaçant presque... Comme elles rient, comme elles bavardent, et le vent enlève les mots, et de quoi parler aussi ? Elles rient à nouveau et s'inclinent devant le vent, retiennent leurs chapeaux et surveillent les pieds.
            Arrêtez maintenant pour que les jeunes filles ne s'impatient pas et se fâchent contre nous, ou prennent peur de nous ! C'est parfait, résolue et puissante, la jambe droite en avant !... Quel regard hardi et crâne elle jette à la ronde... Si je vois juste, elle donne bien le bras à quelqu'un, elle est donc fiancée.
  *          Voyons, mon enfant, quelle étrenne l'arbre de Noël de la vie t'a offerte... Ah ! oui, il a bien l'air d'être un fiancé de tout repos. Elle est donc au premier stade des fiançailles, elle l'aime, c'est bien possible, mais son amour voltige librement autour de lui en cercles vastes et spacieux. Elle possède encore ce manteau de l'amour qui peut en envelopper beaucoup d'autres... Un peu plus de souffle, mes amis !... Oui, quand on marche si vite il n'est pas étonnant que les brides du chapeau se serrent pour résister au vent, que celles-ci flottent au gré des caprices du vent, de même que cette figure légère, et son amour, comme un voile d'elfes. Oui, lorsqu'on regarde l'amour ainsi, il a l'air d'être assez extensible, mais lorsqu'il faut s'en revêtir, lorsque le voile doit être refait en une robe de tous les jours, alors on ne peut pas s'offrir le luxe de beaucoup de bouffants
            Eh, mon Dieu ! si on a le courage de risquer un pas décisif pour toute la vie, n'aurai-t-on pas le courage aussi d'aller directement contre le vent? Qui en doute ? pas moi. Mais du calme, ma petite demoiselle, du calme. Le temps châtie durement, et le vent aussi peut être dur... Taquinez-la un peu !... Qu'est devenu le mouchoir ?... Ah bien ! Vous l'avez tout de même retrouvé... Et voilà l'une des bribes du chapeau qui se dsserre... que c'est désagréable en présence de votre futur... Là, une amie arrive qu'il faut saluer. C'est la première fois qu'elle vous voit depuis que vous êtes fiancée, et c'est bien pour vous montrer comme telle que vous vous promenez ici dans la Bredgade et avec l'intention de vous rendre ensuite à Langelinie. Autant que je sache, les nouveaux mariés ont pour habitude d'aller à l'église le premier dimanche après le mariage, tandis que les fiancés vont à Langekinie. Oui, aussi les fiançailles ont beaucoup en commun avec Langelinie.
            Maintenant, prenez garde, le vent attrape le chapeau, retenez-le un peu, penchez la tête. Quelle fatalité ! vous n'avez pas du tout pu saluer votre amie, il vous manquait le calme qui permet à une jeune fiancée, avec la mine altière requise, de saluer les non-fiancées... Soufflez maintenant un peu plus doucement !... Les jours meilleurs approchent... Comme elle s'accroche au bien-aimé, elle est si loint devant lui qu'elle peut retourner la tête, lever les yeux vers lui et s'en réjouir, lui qui est son trésor, son boheur, son espérance, son avenir... Oh ! ma petite, tu exagères... car, n'est-ce pas grâce à moi et au vent qu'il a une mine si superbe ? Et n'est-ce pas également grâce à moi et à la douce brise qui, à présent, te guérit et te fait oublier ta douleur que toi-même paraîs être si saine de corps et d'esprit, et si pleine d'espérance et de pressentiments ?
                                                 Og jeg vil ikke have en Student,
                                                  Som ligger og loeser om Natten,
                                                  Men jeg vil have en Officer,
                                                   Som agaaer med Fjer udi Hatten.
            On le voit tout de suite en te regardant, ma petite, il y a quelque chose dans ton regard. Non, un étudiant ne fait nullement ton affaire... Mais pourquoi justement un officier ? Un licencié ayant terminé ses années d'études ne pourrait-il faire aussi bien ?... Toutefois, pour le moment, je ne peux vous fournir ni un officier, ni un licencié. Mais je peux t'envoyer quelques souffles tempérés et rafraîchissants... Soufflez un peu plus !... Très bien, rejette le châle sur ton épaule, va tout lentement, les joues pâliront bien un peu et l'éclat des yeux sera moins ardent !... C'est cela, un peu de mouvement, surtout dans un temps aussi délicieux qu'aujourd'hui, et enfin un peu de patience, avec cela vous aurez bien votre officier.
            Les deux qui viennent là sont bien accouplés. Quel mouvement soutenu, quelle sûreté dans toute la tenue qui témoigne d'une confiance réciproque, quelle " harmonia praestabilita" dans tous les mouvements, quelle belle suffisance ! Leurs attitudes manquent de légèreté et de grâce, ils ne dansent pas l'un avec l'autre, non, il y a en eux de la durée, de la franchise, sources d'un espoir infaillible et qui inspirent l'estime réciproque. Je parie que leur conception de la vie se réduit à ceci : la vie est un chemin. Aussi ils semblent destinés à se promener bras dessus bras dessous à travers les joies et les chagrins de la vie. Ils s'accordent si bien que la dame a renoncé à son privilège sur les dalles du trottoir..
Mais, chers zéphyrs, pourquoi vous affairez tellement avec ce couple qui ne semble pas mériter votre attention ? Y aurait-il quelque chose de particulier à remarquer ? Mais il est une heure et demie, en route pour Höjbroplads !


            On ne croirait pas possible de prévoir avec justesse et dans ses moindres détails l'histoire du développement intime d'un être. Cela montre combien Cordélia est saine de corps et d'esprit. Oui, c'est vrai, c'est une excellente jeune fille. Bien que placide, modeste et simple. Inconsciemment elle a en elle une énorme exigence. Tout cela m'a frappé aujourd'hui en la voyant entrer par la porte extérieure de la maison. Le peu de résistance qu'une bouffée de vent peut faire semble éveiller toutes les puissances en elle, sans pourtant qu'une lutte intérieure se produise. Elle n'est pas une petite jeune fille insignifiante qui disparaît entre les doigts, ni si frêle qu'on a presque peur de la voir se casser si on la regarde, mais elle n'est pas non plus une fleur de luxe pleine de prétentions. C'est pourquoi je peux comme un médecin avoir plaisir à observer tous les symptômes de cette histoire d'une bonne santé.


            Peu à peu mes attaques s'approchent d'elle, deviennent plus directes. Si je devais indiquer ce changement de tactique dans mes rapports avec la famille, je dirais que j'ai tourné ma chaise de façon à la voir de côté. Je m'occupe un peu plus d'elle, je lui adresse la parole, je lui arrache des réponses. Son âme est passionnée, violente et sans que des réflexions insensées et vaines l'aient aiguisées vers les bizarreries, elle ressent un besoin d'exceptionnel. Mon ironie sur la méchanceté des hommes, ma raillerie de leur lâcheté et de leur tiède indolence l'intéressent. Elle aime, je crois, à conduire le char du Soleil à travers la voûte du ciel, à s'approcher trop de la terre et à griller un peu les hommes. Mais elle n'a pas confiance en moi et jusqu'ici j'ai mis obstacle à toute tentative de rapprochement, même spirituel. Il faut qu'elle prenne plus de force en elle-même avant que je la laisse s'appuyer sur moi. Par intervalles on pourrait bien avoir l'impression que c'est d'elle que j'aimerais faire une confidente dans ma franc-maçonnerie, mais aussi ce n'est que par intervalles. Son développement doit se faire en elle-même, elle doit se rendre compte du ressort de son âme, elle doit s'essayer à soupeser le monde. Ce qu'elle a à dire, et ses yeux me montrent aisément les progrès qu'elle fait. Une seule fois j'y ai aperçu une rage
d'anéantissement. Il faut qu'elle ne me soit redevable de rien, car elle doit se sentir libre, l'amour ne se trouve que dans la liberté, et ce n'est qu'en elle qu'il y a de la récréation et de l'amusement éternel. Car, bien que je vise à ce que par la force des choses, pour ainsi dire, elle tombe dans mes bras et que je     * m'efforce à la faire graviter vers moi, il faut pourtant aussi qu'elle ne tombe pas lourdement, mais comme l'esprit qui gravite vers l'esprit. Bien qu'elle doive m'appartenir, cela ne doit pas s'identifier avec la laideur d'un fardeau qui pèse sur moi. 
            Elle ne doit pas non plus m'être une attache au physique qu'au moral une obligation. Seul le jeu propre de la liberté doit régner entre nous deux. Elle doit être assez légère pour que je puisse la prendre, moi, à bout de bras.
                                                                                                                       
            Cordélia occupe presque trop mon esprit. Je perds de nouveau mon équilibre, non pas devant elle lorsqu'elle est présente mais, au sens le plus strict, lorsque je suis seul avec elle. Il m'arrive de soupirer après elle, non pour parler avec elle mais pour laisser son image planer devant mes yeux. Je peux me glisser après elle lorsque je sais qu'elle est sortie, non pour être vu mais, pour la voir. 
            L'autre soir nous sommes partis ensemble de chez les Baxter, Edouard l'accompagnait. Je me suis séparé d'eux et me suis enfui par une autre rue ou mon valet m'attendait. En moins de rien je me suis changé et je l'ai rencontrée une seconde fois sans qu'elle s'en doute. Edouard était muet, comme toujours. 
            Je suis bien amoureux, bien sûr, mais non pas au sens propre et, à cet égard, il faut aussi être très prudent, car les conséquences sont toujours dangereuses, et on ne l'est qu'une seule fois, n'est-ce pas ?
            Mais le dieu de l'amour est aveugle, et si on est malin on réussit bien à le duper. Par rapport aux impressions, l'art consiste à être aussi réceptif que possible et à savoir celle qu'on fait sur toute jeune fille et celle qu'elles vous font.
            On peut ainsi être amoureux de maintes à la fois, parce qu'on les aime de différentes façons. 
            Aimer une seule est trop peu. Aimer toutes est une légèreté de caractère superficiel. Mais se connaître soi-même et en aimer un aussi grand nombre que possible, enfermer dans son âme toutes les puissances de l'amour de manière que chacune d'elles reçoive son aliment approprié, en même temps que la conscience englobe le tout, voilà la jouissance, voilà qui est fourbe.


                               3 juillet.

            Au fond, Edouard ne peut pas se plaindre de moi. Il est bien vrai que je veux que Cordélia tombe amoureuse de lui, que grâce à lui elle se dégoûte de l'amour pur et simple et que par là elle dépasse ses propres limites. Mais pour cela il faut justement qu'Edouard ne soit pas une caricature, sinon c'est inutile. Non seulement Edouard est, dans l'estime générale, un bon parti, aux yeux de Cordélia cela ne signifie rien, car une jeune fille de dix-sept ans ne regarde pas à ces choses-là, mais il possède personnellement plusieurs qualités affables, et je fais de mon mieux pour les lui faire valoir. Comme une habilleuse, comme un décorateur, je l'équipe aussi bien que possible, selon ses moyens. Oui, parfois je l'affuble même d'un peu de luxe emprunté. Alors, en nous rendant ensemble chez Cordélia, il m'est tout à fait drôle de marcher à côté de lui. C'est comme s'il était mon frère, mon fils, et pourtant il est mon ami, de mon âge, il est une rivale. Mais il ne pourra jamais devenir dangereux pour moi. Par conséquent, plus je l'élève, lui qui après tout doit tomber, mieux et plus s'élève en Cordélia la conscience de ce dont elle fait fi, avec plus d'ardeur elle devine ce qu'elle désire. Je l'aide à se tirer d'affaire, je le recommande, bref, je fais tout ce qu'un ami peut faire pour un ami.
            Pour bien mettre ma froideur en relief, je déclame presque contre Edouard. Je le décris comme un rêveur. Comme Edouard ne sait pas du tout marcher par lui. -même, il faut que je le place en évidence.
            Cordélia me hait et me craint. Qu'est-ce qu'une jeune fille peut craindre ? L'esprit. Pourquoi ? Parce que l'esprit constitue la négation de toute son existence féminine. La beauté masculine, une nature prenante, etc. sont de bons moyens. Ils servent aussi à faire des conquêtes, mais ne peuvent jamais gagner une victoire complète. Pourquoi ? parce qu'on guerroie contre une jeune fille dans sa propre puissance, et là elle est toujours la plus forte. Ces moyens peuvent servir à faire rougir une jeune fille, à lui faire baisser les yeux, mais jamais à provoquer cette angoisse indescriptible et captieuse qui rend sa beauté intéressante.

            Non formosus erat, sed erat facundus Ulixes,
            Et tamen aequoreas torsit amore Deas.

            Enfin, chacun doit connaître ses forces. Mais j'ai souvent été révolté de voir que même ceux qui sont doués se comportent avec tant de maladresse. Au fond, chez toute jeune fille victime de l'amour d'un autre ou, plutôt, du sien propre, on devrait pouvoir discerner immédiatement, en la regardant, dans quel sens elle a été dupée. Un assassin rompu au métier porte toujours ses coups de la même façon, et une police experte reconnaît tout de suite l'auteur du crime en regardant la blessure. 
            Mais où rencontre-t-on de tels séducteurs systématiques ou de tels psychologues ? Séduire une jeune fille signifie pour la plupart des gens : séduire une jeune fille et tout est dit. Et, pourtant, tout un langage se cache dans cette pensée.

            Comme femme elle me hait. Comme femme douée, elle me craint. Comme intelligence éveillée, elle m'aime. C'est d'abord cette lutte que j'ai provoquée dans son âme. Ma fierté, mon obstination, ma raillerie froide, mon ironie sans cœur la tentent, non comme si elle était encline à m'aimer, non, il n'y a assurément pas là la moindre trace de tels sentiments en elle, surtout pas à mon égard.
            Elle veut rivaliser avec moi. La fière indépendance envers les hommes, une liberté comme celle des Arabes dans le désert la tentent. Mon rire et mon excentricité neutralisent toute manifestation érotique. Elle est assez libre avec moi, et pour la réserve elle est plus intellectuelle que féminine. Elle est si loin de voir en moi un amant que nos rapports ne sont autres que ceux qui existent entre deux fortes têtes. Elle me prend la main et me la serre, elle rit et me marque un intérêt au sens purement grec.
            L'ironiste et le railleur l'ayant alors mystifiée assez longtemps, je suis la directive de la vieille chanson : le chevalier déploie sa capote d'un rouge si vif et prie la belle demoiselle de s'y asseoir. Mais je ne déploie pas ma capote afin de rester assis dessus avec elle sur la pelouse, mais afin de disparaître avec elle dans les airs, dans l'envol de la pensée. Ou je ne l'amène pas avec moi, mais j'enfourche une pensée, lui envoie des saluts avec la main et un baiser, je deviens invisible pour elle et audible seulement par le bruit de la parole ailée. Je ne deviens pas, grâce à la voix, de plus en plus visible comme Yahweh, mais de moins en moins, car plus je parle, plus je monte. Et alors elle veut me suivre, se mettre en route pour l'envol hardi des pensées. Mais ce n'est qu'un instant, car l'instant d'après je suis froid et sec.


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                                                                         à suivre................

mercredi 24 mars 2021

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 139 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )










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                                                                                                                          16 Avril 1665
                                                                                                       Jour du Seigneur
            Restai tard au lit, me levai puis à mon cabinet et à mon bureau pour examiner diverses cartes dont la bonne compréhension me paraît nécessaire en raison de la guerre contre la Hollande. Rentrai dîner chez moi avec Creed puis, lui et moi marchâmes jusqu'à la chapelle de la Chambre des rôles; où nous pensions entendre le prêche du grand Stillingfleet. Ce n'était pas lui, mais un pauvre sire, et j'en fus contrarié. Le sermon terminé, nous nous séparâmes. Chez moi trouvai Mr Andrews et arriva le capitaine Taylor, une ancienne connaissance de Westminster qui s'y entend fort en musique et compose avec talent. Il nous apporta divers airs à deux voix fort difficiles à chanter. Le pire c'est qu'il en est très fier, ce qui, leur qualité mise à part, les rend presque insupportables, tant il est pénible de l'entendre s'enthousiasmer et s'extasier sur chaque note. Il soupa chez moi. C'est un homme fort sagace, érudit et, de surcroît, grand amateur d'antiquités. Il prétend, entre autres, posséder le manuscrit original de lcharte de Worcester signée du roi Edgar, qui s'y donne lui-même le titre de Rex Marium Brittaniae, etc.........
            Quand il partit, allâmes nous coucher
            J'apprends ce soir que nous avons capturé trois vaisseaux hollandais et perdu un capitaine.


                                                                                                                        17 avril

            Levé, puis chez le duc d'Albemarle. Il me montra des lettres de Mr Coventry où il est question des trois corsaies hollandais, dont l'un est le fils d'Evertsen, mais ils ont tué le malheureux capitaine Golding du Diamond. Deux bâtiments hollandais, l'un de 32 et l'autre de 20 canons affrontèrent bravement le Diamond qui en avait 46, et le Yarmouth qui disposait de 52 canons et de deux fois plus d'hommes qu'eux. Ils résistèrent plus longtemps que prévu et ne cédèrent pas sans avoir subi de lourdes pertes en hommes. Quand Evertsen fut amené devant le duc d'York et qu'on lui fit remarquer que son chapeau avait été percé d'une balle, il répondit qu'il aurait préféré qu'elle lui eût traversé la tête plutôt que d'être fait prisonnier.
            La lettre dit aussi que deux de nos vaisseaux étant apparu non loin des côtes hollandaises, l'autre jour, ils allumèrent aussitôt leurs feux d'alarme en guise d'avertissement. Le roi fut informé que la flotte hollandaise de Smyrne a été aperçue au large des côtes occidentales de l'Ecosse, sur quoi le roi écrivit au Duc qu'il envoyait une flotte au nord afin de tenter de les intercepter alors qu'ils faisaient voile vers la Hollande, ce que Dieu veuille !
            Puis à Whitehall. Le roi me voyant m'appela par mon nom, vint vers moi et m'entretint des navires de la Tamise.
            C'est la première fois que je puis affirmer que le roi me connaît bel et bien si bien que, dorénavant, lors de chacune de mes apparitions au palais, il faudra m'attendre à être questionné et me tenir prêt à faire les bonnes réponses.
            Chez moi, puis accompagné de Creed qui avait dîné avec moi au Vieux Jacques, avec sir William Rider et Cutler, ma femme nous ayant rejoints, nous allâmes tous voir une pièce, " Les Spectres ", au Théâtre du Duc, pièce sans prétention.
            Ressortis et avec ma femme, rendis visite à sir Philip Warwick, mais il n'y était point. A la maison, puis à mon bureau jusque fort tard. Rentrai, souper et, au lit.
            Aujourd'hui, un certain Briggs, notaire et avoué, fit porter chez moi une montre en argent très sobre. J'étais fâché que ma femme l'eût acceptée ou, du moins, qu'elle eût ouvert la boîte et donné 5 shillings au messager, attestant ainsi que nous l'avions reçue. Mais on ne peut plus rien, et je m'efforcerai de lui faire valoir quelque faveur. C'est un ami de mon oncle Wight.


                                                                                                                        18 avril
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            Levé. Chez Philip Warwick avec qui pris grand plaisir à me promener une heure dans le parc. Parlâmes des comptes de sir George Carteret et des efforts de Warwick pour le convaincre de montrer ses comptes et de rendre public ce qu'il encaisse et ce qu'il dépense.
            Revins à mon bureau où je trouve sir John Mennes de retour de Chatham, ainsi que sir William Batten. Ils arrivent tous deux ce matin de Harwich où ils passèrent sept ou huit jours.
      A midi à Chelsea, par eau, avec ma femme et Mr Moore, au sujet de mon sceau privé pour la trésorerie de Tanger, mais milord le garde du Sceau privé était sorti, si bien que sans même avoir mis pied à terre, nous dûmes nous en retourner. Pas davantage à Whitehall. Me rendis alors chez sir Philip Warwick et chez milord le trésorier, qui signa mon registre de la commission pour Tanger, ainsi que le bordereau de mon sceau privé où sont consignées les sommes qui doivent m'être payées. 
            De nouveau chez Mr Moore, à Whitehall. Ne le trouvai pas, revins chez moi et accompagnai ma femme et sa dame de compagnie chez Unthank. A mon bureau très tard, souper et, au lit.


                                                                                                                          19 avril

            Levé dès 5 heures. Par le fleuve à Whitehall, pris une voiture et à Chelsea avec Mr Moore. Après avoir redouté les incertitudes et les obstacles que milord le garde du Sceau privé pourrait opposer à l'obtention de mon sceau privé pour Tanger, celui-ci me l'accorda en première lecture, sans que j'eusse à lui parler, puis me fit entrer et se montra fort courtois. Avant d'entrer dans son cabinet j'eus loisir d'admirer le portrait de l'épouse du fils de milord, une très belle femme qui ressemble beaucoup à Mrs Butler.
            Au comble de la joie je retournai à Londres et trouvai Mr Povey à qui je fis part de la nouvelle, puis partis déposer mon sceau privé chez milord le trésorier. Puis à la Bourse et à Trinity House où le capitaine Crisp, élevé à la dignité de frère aîné, donnait un banquet. Après un dîner fort enjoué, chez moi avec Creed. Rencontrai Povey, allâmes à Grisham College où nous vîmes diverses expériences avec le poison de Florence ( tabac ) administré à une poule, un chien et un chat. La première parut comme saoule un moment, puis revint vite à elle. Le second vomit tout violemment sans plus de mal. Quant au troisième je ne pus rester constater les effets, Povey m'ayant demandé de le suivre. Nous descendîmes tous deux au rez-de-chaussée, tandis qu'il me dissuadait vivement de demander de l'argent. Était-ce ou non manœuvre de sa part, je l'ignore.  J'en arrive à le croire fin matois, rusé en tout ou presque, hormis ses propres comptes. Il me faisait comprendre que j'aurais du mal à en obtenir, et qu'il est à craindre que Backwell n'ait quelque intention à ce sujet pour se laisser forcer la main. 
            Je sombrai dans la mélancolie la plus noire à l'idée de devoir perdre ce que j'étais si prêt de tenir. Il me reste cependant une raison d'espérer, qui se confirmera, ou non, demain. Après son départ passai un long moment avec Creed à réfléchir à la marche à suivre. A l'issue de quoi je lui donnai carte blanche pour son entrevue demain avec milord Ashley. Chez moi, rencontrai en chemin Mr Warren pour qui, je le crains, l'espoir que j'avais formé de lui offrir une protection n'aboutira point.
            Tous ces tracas, s'ils ne sont pas dissipés, atteindront leur paroxysme d'ici un jour ou deux. 
             A mon bureau, puis souper. A cause d'un mal de tête me couchai tôt, vers 10 ou 11 heures.


                                                                                                                     20 avril 1665

            Levé, occupé à mon bureau toute la matinée. A midi dînâmes, comme convenu, avec Mr Povey, dont les audaces envers Mrs Mercer, la pauvre n'y étant pour rien, nous firent elle et moi rougir de honte à l'idée qu'il était capable de débaucher une malheureuse, si l'occasion se présentait, d'un ou deux plats sans sauce, comme il le souhaitait. Puis arrivèrent Creed et Andrews. Parlâmes surtout du besoin d'argent pour payer Andrews. Finalement, m'en étant remis au bon jugement de Creed, je me résolus à lui octroyer 400 à 500 £ que j'avais par devers moi, garanties par des tailles. Tout d'abord, j'y répugnai, mais ayant obtenu le soutien de Creed, nous résolûmes de venir en aide à Andrews, et nous nous séparâmes. A mon bureau très tard, rentrai souper et, au lit.
            J'apprends qu'on joue ce soir la toute première pièce dans la Grand-Salle de Whitehall désormais convertie en théâtre. Ne pas m'y rendre, malgré une grande envie.


                                                                                                                          21 avril

            Levé et à mon bureau, travaillai. Arrivèrent aussitôt Creed et Povey, discutâmes de notre projet de prêter de l'argent, Creed et moi, avec la garantie d'une taille, afin de satisfaire Andrews. Ce que nous conclûmes dans les formes stipulées par les documents. Autant je me réjouis d'avoir l'occasion de toucher 10 % pour mon argent, autant je suis heureux que la somme avec laquelle je m'engage dans ce commerce ne dépasse pas 350 £.
            Dînâmes tous ensemble aux frais d'Andrews, à la taverne du Soleil, derrière la Bourse. Ce fut un bon dîner, mais le plus mal accommodé qui soit.
            Chez moi, je trouve Kate Joyce et Harman venus nous rendre visite. Après avoir longuement bavardé sortîmes ensemble en voiture faire une promenade dans la campagne, et nous désaltérâmes à Islington, endroit charmant où une petite averse avait fait se déposer la poussière. A la maison, satisfait du travail de la journée. Un moment au bureau, puis souper et, au lit.
            Avons appris aujourd'hui que le Duc et la flotte mirent à la voile hier. Dieu les accompagne, ainsi qu'ils aient bon vent au commencement de leur entreprise.


                                                                                                                       22 avril

            Levé. Mr Caesar, maître de luth de mon petit valet, étant venu de bonne heure lui donner sa leçon, je lui ai parlé du garçon sans mâcher mes mots et lui fis part de ma décision de le renvoyer au cas où il négligerait son luth ou son chant. J'espère qu'il saura en tirer profit.        troisponts.net 
            Eus à faire à mon bureau toute la matinée. Dînai chez moi à midi, puis retour à mon bureau. Travaillai très tard, rentrai souper puis, au lit. Ma femme déploie de grands préparatifs pour aller demain à la chapelle de la Cour. 
            Appris aujourd'hui de Mr Covey que la flotte a quitté Harwich hier pour les côtes hollandaises, afin de voir ce que feront les Hollandais. Dieu les accompagne !


                                                                                                                        23 avril
                                                                                                   Jour du Seigneur
            Comme promis Mr Povey envoya sa voiture de bon matin et j'accompagnai ma femme et sa dame de compagnie à la chapelle de Whitehall. Les installai à la tribune de l'orgue. 
            Quant à moi, saisi d'une envie de baisser culotte, descendis à la taverne de la Harpe et la Balle, bus aussi, et eus loisir de bavarder avec la fille de la maison, jolie servante et honnête fille. Puis à la chapelle où j'entendis le jeune et célèbre Stillingfleet, que je connais depuis Cambridge et qui vient d'obtenir l'une des chaires de chapelain du roi, et qui fut, à ce qu'on dit, recommandé à milord le trésorier pour la chaire de l'église. Si Andrew, à Holborne, où il officie à présent, avec les morts suivants: ils avaient la ferme conviction ( les évêques de Cantorbéry, de Londres et un autre ) que, depuis les apôtres, on n'avait point vu de jeune homme plus doué que lui pour prêcher l'Evangile. Il fit en effet le sermon le plus clair, le plus sincère, le plus sérieux, le plus estimé que j'aie jamais entendu, et avec un détachement, une aisance et aussi une conviction infinis autour de ces paroles de Samuel au peuple : " Craignez le Seigneur, en vérité, de toute votre âme, et souvenez-vous des bienfaits qu'il vous a prodigués. " Paroles tout à fait appropriées en ce jour anniversaire du couronnement du roi.
            Puis chez Mr Povey où je fus fort bien reçu avec Creed. Mais, grand Dieu ! entendre Povey se féliciter tant et plus de la moindre chose, finit par me la rendre écœurante, et ma femme, après que j'eus fait grand compliment de sa demeure, ne le supporta guère mieux.
            Après dîner, avec Creed, allâmes en voiture prendre l'air dans les champs qui s'étendent au-delà de St Pancras, entre des giboulées qui, dit-on, sont les bienvenues. Ensuite tous chez moi. Arrivèrent Mr Hill, Andrews, le capitaine Taylor, fîmes de la bonne musique. Puis au souper je trouvai singulier de nous entendre arguer contre Taylor au sujet d'une courante. Car, prétendait-il, une courante doit finir sur une noire pointée et une croche, ce que je déniai. La discussion se poursuivit jusqu'à ce que je l'eusse contrarié. Mais nous nous quittâmes en bons termes. Creed et moi de rire de lui après qu'il fut parti.
            Après le souper allâmes nous coucher, Creed et moi, dans le lit de Mercer, puis nous sommes endormis.


                                                                                                                            24 avril

            Levé et avec Creed avons pris la voiture de sir William Batten pour Whitehall. Sir William Batten et moi allâmes chez le duc d'Albemarle, eûmes beaucoup de travail. Puis au cabinet de Creed où, après force cérémonies, je reçus mes deux ordres de paiement m'habilitant à recevoir l'argent de Povey et à honorer ses lettres de crédit. Il est singulier de voir persister chez lui ce trait de caractère qui consiste à différer tout travail qui lui est demandé.
            Allâmes ensuite tous deux à Londres, à mon bureau puis revînmes dîner chez milady Sandwich, avec ma femme, comme convenu.
            Après dîner milady me dit, seul à seul, se demandant avec les scrupules les plus charmants qui soient, s'il était convenable d'en parler, eu égard à Creed, c'est-à-dire aux yeux du monde, que Creed lui avait fait part de son désir d'être le chevalier servant de Mrs Betty Pickering, qu'il le fondait sur les encouragements qu'il avait reçus à travers certains discours de madame, où elle lui vantait ses propres vertus, ce que, la pauvre, avait fait le plus innocemment du monde. Elle fit une réponse assez froide, mais dépourvue de la sévérité qu'elle aurait dû manifester. D'après ce que milady tient de cette dame, il lui aurait écrit une lettre à laquelle elle répondit avec mépris, résolue à décourager toute tentative de sa part.
            Milady prit la chose fort à cœur, comme il se doit. Je lui conseillai d'éviter à l'avenir toute occasion de donner prise au qu'en-dira-t-on au sujet des visites répétées dont il était coutumier depuis peu. Mais qu'il ait pu nourrir l'espoir démoniaque de prétendre à une dame si proche de milord, voilà qui est surprenant, quand on connaît sa réserve et son discernement.
            Puis au Cockpit. Me promenai une heure avec milord le duc d'Albemarle, en tête à tête, dans son jardin où il me dit, en des termes élogieux, la haute opinion qu'il avait de moi : à savoir que j'étais le bras droit de la Marine, que nul ici, autre que moi, ne s'occupait de quoi que ce fût, et que par conséquent il ne saurait se passer de moi. Ce dont, venant de lui, je ne fus pas peu fier. Puis à une séance de la commission de Tanger où le quorum n'étant pas atteint, rien ne fut décidé.   franceculture.fr
            Partis ensuite retrouver ma femme, avec Creed, ma femme étant chez Mrs Pearse encore fort jolie, bien que sa grossesse fût maintenant avancée. Il y a longtemps que je ne l'avais vue. En voiture chez milord le trésorier, mais ne pus parler à sir Philip Warwick. Puis au parc, en voiture, avec ma femme et Mercer. Mais le roi y était et, ne tenant plus dorénavant à ce qu'on me vît prendre du loisir, je leur faussai compagnie au milieu du tour et quittai le parc pour aller voir Knightsbridge où je pus boire et manger dans la voiture, puis rentrai chez moi. 
            Un bon moment à mon bureau, puis rentrai souper et, au lit,  ayant attrapé un bon rhume à force, je crois, de retirer trop souvent ma perruque.


                                                                                                                      25 avril

            A mon bureau toute la matinée et derechef après le dîner. Chez moi tout l'après-midi jusque très tard, puis au lit, la gorge prise par le rhume attrapé naguère pour n'avoir pas mis ma perruque.
            Cet après-midi William Penn qui, tout récemment, était aux côtés de son père avec la flotte, me fit part de sa composition : il y avait environ 103 vaisseaux, plus quelques petits ketches, qui aperçurent six ou sept petits éclaireurs hollandais, et envoyèrent des vaisseaux à leur poursuite.


                                                                                                                          26 avril

            Levé de fort bonne heure, toujours enrhumé et l'estomac retourné par la bière au beurre que j'ai bue hier soir au lit et qui m'est restée sur l'estomac jusqu'à ce matin où je l'ai vomie.
             Puis à pied chez Povey où Creed me rejoignit. Reçus ma première part d'argent au titre de trésorier de la  commission de Tanger, en échange je donnai à Povey un reçu d'un montant d'environ 2 800 livres en tailles. Examinâmes et réglâmes diverses autres questions, puis partis pour Whitehall, après avoir confié à Povey, en privé,  le fond de ma pensée au sujet des vues indélicates de Creed sur Mrs Pickering, ainsi que mon vœu de lui voir cesser son jeu et de lui montrer son erreur s'il entend continuer dans cette voie. Ce que je fis à la demande de milady, et je compte poursuivre mes efforts jusqu'à leur conclusion.
            Me rendis ensuite chez le voiturier près de Crippelgate, pour savoir si ma mère était arrivée en ville ou non, car je l'attends aujourd'hui, mais elle n'y était pas. Allai ensuite dîner chez milady Sandwich. Après le dîner que nous prîmes dans la salle à manger à l'étage, passai une heure ou deux en sa compagnie à reparler avec elle du projet insensé de Creed. Je m'étonne qu'il ait osé parler lui-même à milady de sa proposition à Mrs Pickering, et d'ajouter qu'il l'avait fait par égard pour la vertu et non point pour la fortune de cette dame, car il pouvait prétendre à une femme mieux dotée. Mais qu'à ce sujet il comptait sur milady pour obtenir des parents de celle-ci une aussi forte somme que possible, ajoutant qu'il n'agissait que sur les encouragements verbaux de madame. Il avait également écrit à Mrs Pixkering qui avait fait une nouvelle réponse dédaigneuse. Je crains fort que l'honneur de la dame n'en soit entaché, à supposer que la chose se sache.


                                                                                                                         27 avril

            Levé et à mon bureau toute la matinée. A midi dîné avec Creed puis nous nous promenâmes dans le parc. Il me dit que milord le trésorier commence à se montrer quelque peu méfiant et souhaite savoir ce qu'il est advenu des 26 000 £ épargnées par milord Peterborough, avant qu'il ne verse d'autre argent. Voilà qui ne laisse pas de nous inquiéter à nouveau, et me fait craindre que mes profits ne tombent à l'eau. Je tends le dos, ne sachant trop s'il me serait plus profitable de disposer de cet argent ou de devoir m'en passer, comme ce sera sans doute le cas des profits venant de la marine.
            Tout l'après-midi et jusque très tard fort affairé à mon bureau. Puis souper et, au lit.
             Ce soir, William Hewer est rentré de Harwich où il a désarmé plusieurs vaisseaux et payé les équipages, ces deux dernières semaines. Il a navigué assez loin des côtes avec la flotte, 96 vaisseaux naviguant de conserve, des bâtiments de guerre, outre ceux qui sont arrivés ensuite et les suivent depuis, ce qui fait plus de cent. Dieu les bénisse !


                                                                                                                          28 avril

            Levé dès 5 heures. Chez Creed à 6 heures, rendez-vous dans son cabinet où on attendit Povey qui ne vint pas. Allâmes chez Philip Warwick mais, comme il n'était point encore levé, fîmes un tour dans le parc tout proche, où voici que Povey nous rejoint. Après avoir examiné la cause des difficultés que fait sir Philip Warwick à me mandater pour encocher des tailles, la cause étant que milord Peterborough a 26 000 £ net d'épargne sur son compte, on se quitta. 
            J'allai ensuite chez sir Philip Warwick qui me fit état de ses atermoiements que je m'appliquai à écarter, en emmenant Creed chez milord Ashley. Contre toute attente, celui-ci me fit une réponse fort aimable, la meilleure qu'on eût pu espérer, à savoir qu'il contenterait milord le trésorier.
            M'en fus, fort satisfait, chez moi, puis descendis le fleuve pour aller inspecter les navires vivriers, où je trouvai le plus grand désordre. Rentrai dîner puis écrivis une lettre au duc d'Albemarle au sujet de ces navires, la portai moi-même au cabinet du Conseil où elle fut lue. La séance levée, milord le chancelier, en passant, me flatta d'une tape sur la tête et me fit savoir que le Conseil avait lu ma lettre et pris des mesures pour que soient punis les mariniers qui ne s'étaient pas présentés à bord. Le roi renchérit à sa suite. Il me connait désormais si bien qu'à chaque fois qu'il me voit il ne manque pas de m'entretenir de nos affaires de marine.   
        Puis conduisis milord Ashley auprès de milord le trésorier qui se trouvait à l'étage inférieur dans son cabinet, où je pus écarter les réticences. Menai aussitôt Mr Sherwin auprès de sir Philip Warwick et fis là de même. Chez moi, un moment à mon bureau puis, au lit.


                                                                                                                  29 avril 1665

            Travaillai à mon bureau toute la matinée. L'après-midi chez milord le trésorier dont j'obtins qu'il signât le brevet m'autorisant à encocher des tailles, ce qui me donne accès à de nombreuses affaires. Chez moi, écrivis des lettres jusque très tard, inquiet d'apprendre que sir William Batten et sir John Mennes ont fait la remarque que ces temps-ci je me suis fréquemment absenté de mon bureau sans que ce fût pour affaires. M'en voici contrarié et décidé, Dieu je l'espère ! à penser davantage à mon travail.  Mais ce qui me chagrine encore plus c'est que j'ai oublié d'écrire, comme j'aurais dû le faire, à Mr Coventry. Je ne dois pas oublier encore que ce soir je mettais si peu d'attention que je m'endormis au beau milieu de la lettre que je lui écrivais, si bien que j'ai commis une quarantaine de pâtés et de ratures. J'espère, à l'avenir, ne plus jamais être ainsi coupable, si tant est que je ne l'ai pas déjà notablement offensé. Chez moi tard puis, au lit.


                                                                                                                     30 avril
                                                                                                   Jour du Seigneur
            Levé, seul à mon bureau toute la matinée à faire mes comptes du mois au sujet desquels, en dépit de leur complication extrême, des vastes sommes déboursées, reçues, et des versements occasionnels, je n'étais guère loin de la vérité. A savoir, entre la première estimation de ce que devraient être mes bénéfices et ma fortune, telle qu'elle résulte de mon actif et de mon passif, il n'y a pas plus de 10 shillings d'écart. C'est une fortune considérable, et je n'en ai que plus d'estime envers moi-même.
            A ma grande joie, il apparaît que j'ai gagné ce mois-ci plus de 100 livres net, et qu'au total ma fortune s'élève à plus de 1 400 £. C'est la plus forte somme dont j'aie jamais disposée.
            Rentrai dîner. Rencontrai le pauvre Mr Spong qui faisait les cent pas devant ma porte. Il avait frappé mais, s'étant entendu répondre que j'étais à mon bureau, préféra aller et venir discrètement devant chez moi, de crainte de me déranger. Voilà un des plus beaux exemples de discrétion que j'aie jamais connus, et de la part d'un homme qui n'a nulle raison de l'être avec moi.
            Il dîna avec moi, puis allâmes à mon cabinet où l'on parla de bien et d'abondance. En un mot, il me parut être l'homme en ce monde qui a le mieux réussi en tout, par le simple fait de son intelligence, tout en n'étant point érudit. Après son départ je pris un bateau et descendis à Woolwich et Deptford. Rentrai tard, puis soupai et, au lit
            Ainsi s'achève ce mois. Me voilà fort réjoui quant à ma fortune et mes gains, mais fort inquiet, après toute la peine que je me suis donnée, des difficultés auxquelles je crains devoir me frotter dans l'affaire de Tanger. Notre flotte, environ 106 vaisseaux, est proche des côtes de Hollande, en vue de l'ennemi posté à l'abri de l'île de Texel. On redoute beaucoup le mal ici dans la Cité, et le bruit court que deux ou trois maisons ont déjà été fermées. Dieu nous préserve tous !


                                                               à suivre........................

                                                                                                                        1er Mai

            Levé. Chez...........
                                                                                                                   

                                                                                                                        

                                                                                                                 

                                                                                                                        

dimanche 21 mars 2021

Le Journal du séducteur 7 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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                                   Le 7 juin.

            Nous voilà donc amis, Edouard et moi, une vraie amitié, les meilleures relations existent entre nous, comme on en a pas connu depuis la plus belle époque de la Grèce. Nous sommes vite devenus intimes après que je l'ai amené à me confier son secret, mais seulement après l'avoir engagé dans de nombreux commentaires touchant Cordélia.
            Il va sans dire qu'en raison de tous ces secrets réunis, celui-là pouvait bien s'y rajouter. Pauvre garçon, depuis longtemps déjà il soupire. Il se fait beau chaque fois qu'elle vient, il l'accompagne ensuite lorsqu'elle rentre le soir, son cœur bat à l'idée que son bras repose sur le sien. En route ils observent les étoiles, il tire la sonnette de la maison, elle disparaît, il désespère, mais garde l'espoir pour la prochaine fois. Il n'a pas encore eu le courage de poser le pied sur le seuil de sa porte, lui qui a eu des chances aussi superbes. 
            Bien que je ne puisse m'empêcher, au fond de moi-même, de railler Edouard, je trouve tout de même qu'il y a quelque chose de beau dans sa candeur. Bien que je m'imagine connaître assez bien ce qui constitue l'érotisme, je n'ai jamais observé un état pareil chez moi, cette angoisse et ce tremblement de l'amour, c'est-à-dire que je ne l'ai pas constaté à un degré tel qu'il m'ait fait perdre la contenance, car autrement je le connais bien mais, sur moi, il a pour effet de me rendre plutôt plus fort. Quelqu'un dirait peut-être qu'alors je n'ai jamais dû être véritablement amoureux, c'est possible.
            J'ai blâmé Edouard, je l'ai encouragé à se fier à notre amitié. Demain il aura à faire une démarche décisive, il doit personnellement aller chez elle pour l'inviter. J'ai eu l'idée atroce de l'amener à me prier de l'accompagner. Il la tient pour une preuve exceptionnelle d'amitié. L'occasion se présente exactement comme je l'avais désirée, c'est-à-dire que j'y pénètrerai en coup de vent. Si elle avait le moindre doute sur la signification de ma conduite, celle-ci saura bien tout embrouiller à nouveau.

            Je n'ai jamais eu l'habitude de me préparer à une conversation, mais maintenant j'y suis forcé afin de pouvoir m'entretenir avec la tante. Car j'ai assumé la charge respectable, causer avec elle et de couvrir ainsi les avances amoureuses d'Edouard. La tante a, autrefois, résidé longtemps à la campagne et, grâce à mes propres études poussées d'ouvrages d'économie rurale, ainsi qu'aux renseignements basés sur ses propres expériences que la tante m'a donnés, je fais des progrès dans mes connaissances et dans mes aptitudes.

            Mon succès auprès de la tante est complet. Elle me considère comme un homme posé et sage avec lequel on peut avoir plaisir à causer et qui diffère de nos élégants ridicules. Il me semble pas que je suis particulièrement dans les bonnes grâces de Cordélia. Il est vrai qu'elle a une féminité trop pure et trop innocente pour exiger que tout homme lui fasse la cour, mais elle a trop l'intuition de ce qui est rebelle dans mon existence. 

            Quand je me trouve ainsi installé dans le salon si accueillant lorsque, comme un ange elle répand son charme un peu partout sur ceux qui entrent en contact avec elle, sur les bons et sur les méchants, je me sens parfois impatient. Je suis tenté de m'élancer de ma cachette car, bien qu'aux yeux de tout le monde je sois assis dans le salon, je suis pourtant aux aguets, je me sens tenté de saisir sa main, d'embrasser la jeune fille, de la cacher en moi par crainte de me la voir ravie. Aussi quand Edouard et moi nous nous quittons le soir et qu'elle me tend la main pour me dire au revoir, quand je la tiens dans la mienne, il m'est parfois difficile de laisser cet oiseau s'échapper de ma main. Patience ! .... Elle doit être resserrée tout autrement dans mes mailles et, ensuite, je laisserai toute la puissance de l'amour s'élancer. Cet instant-là n'a pas été gâté pour nous par des friandises, par des anticipations intempestives, et tu peux m'en remercier, ma Cordélia. Je travaille à développer le contraste, je tends l'arc de l'amour afin de produire une blessure plus profonde. Comme un archet je tends et détends tour à tour la corde, j'entends sa mélodie, c'est ma musique de guerre, mais je ne vise pas encore, je ne pose pas encore la flèche sur la corde.
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            Quand un petit nombre de personnes s'assemblent souvent dans la même pièce, une tradition se crée aisément selon laquelle chacun aura sa propre place, son poste, le tout devient un tableau qu'à tout instant on peut dérouler devant soi, une carte du terrain. A présent nous formons nous aussi un ensemble, un tableau dans la maison des Wahl. Le soir, on sert le thé. La tante, jusque-là assise dans le sofa, prend alors, généralement, place devant la petite table à ouvrage d'où Cordélia se retire pour s'approcher de la table à thé devant le sofa, Edouard la suit et moi je suis la tante. Edouard fait le cachottier, il veut chuchoter et, en généra, il le fait si bien, qu'il devient complètement muet. Je ne fais pas mystère de mes effusions vis-à-vis de la tante, je parle des cours du marché, du nombre de pots de lait qu'il faut pour faire une livre de beurre, je me sers du médium de la crème et de la dialectique de la baratte. Voilà des choses qu'une jeune fille peut, non seulement écouter sans en souffrir, mais qui, en outre, ce qui est beaucoup plus rare, constituent une conversation solide, substantielle et édifiante, également anoblissante pour l'esprit et pour le cœur. Je tourne généralement le dos à la table à thé et aux rêveries d'Edouard et de Cordélia, je rêve avec la tante.
            La nature n'est-elle pas grande et sage quand il s'agit de ses productions ? Quel don précieux ne constitue pas le beurre, quel résultat magnifique de nature et d'art ! 
            Je suis presque sûr que la tante ne serait pas capable d'entendre ce qui se dit entre Edouard et Cordélia, pourvu toutefois que quelque chose soit réellement dit, c'est ce que j'ai promis à Edouard et je tiens toujours parole. Par contre, j'entends très bien chaque mot échangé entre eux, même chaque petit mouvement. Cela m'importe car, dans son désespoir, on ne peut savoir ce qu'un homme peut songer à risquer. Les hommes les plus prudents et les plus craintifs risquent plutôt les choses les plus folles. Bien que je ne m'occupe en rien de ce qui se passe entre eux, il est clair que Cordélia sent très bien que je suis toujours invisiblement présent.
            Nous formons tout de même un tableau singulier, tous les quatre. Si je devais penser à des tableaux connus je trouverais bien une analogie, d'autant plus qu'en mon for intérieur je pense à Méphistophélès, mais la difficulté est qu'Edouard n'est pas un Faust. Et, si je me métamorphose moi-même en Faust, la difficulté serait qu'Edouard n'est sûrement pas un Méphistophélès, et je ne suis pas, moi non plus, un Méphistophélès, surtout pas aux yeux d'Edouard. Il me prend pour le bon génie de son amour, et il fait bien. Il peut tout au moins être sûr que personne ne pourrait veiller sur son amour avec plus de soin que moi. Je lui ai promis de converser avec la tante et je m'acquitte très sérieusement de cette tâche respectable. La tante disparaît presque devant nos yeux en pure et simple économie rurale. Nous visitons la cuisine, la cave, les combles. Nous nous occupons des poules, des canards et des oies, etc. Et tout cela choque Cordélia.
            Elle ne peut naturellement pas se rendre compte de mes véritables intentions. Je reste une énigme pour elle, mais une énigme qu'elle n'a pas envie de deviner et qui l'irrite, oui, l'indigne. Elle sent très bien que la tante se rend presque ridicule, et la tante est pourtant une dame si digne de vénération que certainement elle ne le mérite pas.
            D'autre part, je joue si bien mon rôle qu'elle sent bien qu'il serait inutile de tâcher de m'ébranler. Je le pousse parfois jusqu'à faire sourire Cordélia en cachette de la tante. Je reste invariablement extrêmement sérieux, mais elle ne peut pas s'empêcher de sourire. 
            C'est la première leçon fausse, il faut qu'on lui apprenne à sourire ironiquement ! Mais ce sourire s'adressera autant à moi qu'à la tante, car elle ne sait pas du tout que penser de moi. Il est pourtant possible que je sois un de ces jeunes hommes trop tôt vieillis. C'est toujours possible, d'autres choses sont possibles également. Après avoir souri de la tante, elle s'indigne d'elle-même, alors je me retourne et, tout en continuant à causer avec la tante, je la regarde très gravement, alors elle sourit de moi, de la situation.
            Nos rapports ne sont pas ceux des embrassements tendres et fidèles de la compréhension, ni ceux des attraits, mais ceux des répulsions de mésintelligence. En effet, mes rapports avec elle ne ressemblent à rien du tout. Ils sont de nature spirituelle, ce qui, naturellement, n'est rien du tout pour une jeune fille. 
            Ma méthode actuelle présente pourtant des avantages exceptionnels. Quand on pose au galant on éveille un soupçon et on suscite une résistance contre soi-même. De tout cela je suis quitte. On ne me surveille pas, au contraire, on serait plutôt enclin à me regarder comme un homme de confiance qualifié pour surveiller une jeune fille. La méthode n'a qu'un défaut, elle prend du temps et ne peut donc être employée avec avantage qu'à l'égard d'individus chez qui l'intéressant est l'enjeu.


            Quelle force rajeunissante chez une jeune fille, ni la fraîcheur de l'air du matin ou celle de la mer, ni le sifflement du vent, ni le bouquet du vin ou sa saveur, rien au monde ne possède une pareille force rajeunissante.

            J'espère que je l'aurai bientôt amenée à me haïr. J'ai entièrement pris l'aspect d'un vieux garçon. Je ne parle que de m'installer confortablement dans un bon fauteuil, de me coucher commodément, d'avoir un valet honnête et un ami au pied ferme en qui on ait confiance lorsqu'on se promène à son bras. Si, à présent, je réussis à amener la tante à lâcher les réflexions sur l'économie rurale, c'est de ces choses-là que je l'entretiendrai afin de trouver une occasion plus directe pour ironiser. On peut rire d'un vieux garçon, et même prendre pitié de lui, mais un jeune homme qui, cependant, a un peu d'esprit, révolte une jeune fille par une conduite pareille, toute la signification de son sexe, toute sa beauté et sa poésie sont anéanties.
            Les jours se passent ainsi. Je la vois mais ne lui parle pas. Je parle avec la tante en sa présence. Mais, parfois pendant la nuit, il m'arrive de laisser libre cours à mon amour. Alors je me promène devant ses fenêtres, enveloppé dans mon manteau et avec ma coiffe sur les yeux. Sa chambre à coucher donne sur la cour, mais la maison étant située au coin on la voit de la rue. Parfois elle reste pour un instant à la fenêtre ou elle l'ouvre, regarde vers les étoiles et nul ne la voit sauf celui qui est sans doute le dernier par lequel elle se croirait observée. A ces heures indues je rôde alors comme un esprit, comme un esprit j'habite l'endroit où se trouve sa demeure. Alors j'oublie tout, je n'ai pas de projets, je ne fais aucun calcul, je jette la raison par-dessus bord, je dilate et je fortifie mon cœur par de profonds soupirs, exercice qui m'est nécessaire pour ne pas être gêné par ce qu'il y a de systématique dans ma conduite. D'autres sont vertueux de jour et pêchent la nuit, moi je suis pure dissimulation pendant le jour, et la nuit je ne suis que désirs. Ah, si elle pouvait pénétrer mon âme, si !

            Si cette jeune fille désire voir clair en elle, elle doit avouer que je suis son homme. Elle est trop passionnée, elle s'émeut trop profondément pour devenir heureuse dans le mariage, ce serait trop peu de la laisser se perdre dans les bras d'un pur et simple séducteur. Si elle se perd grâce à moi elle sauvera de ce naufrage ce qui est intéressant. Par rapport à moi elle doit, selon un jeu de mot des philosophes : zu Grunde gehen.

            Au fond, elle en a assez d'écouter Edouard. Comme il en va toujours quand d'étroites limites ont été données à ce qui est intéressant, on en découvre plus. Elle écoute parfois ma conversation avec la tante. Quand je le sens, un indice qui point à l'horizon arrive d'un tout autre monde, à l'étonnement de la tante aussi bien que de Cordélia. La tante voit l'éclair mais n'entend rien, Cordélia entend la voix mais ne voit rien. Mais au même instant tout rentre dans l'ordre paisible, la conversation avec la tante va son train monotone comme les chevaux de poste dans le silence de la nuit, le ronron mélancolique de la fontaine à thé l'accompagne. Dans ces moments-là l'atmosphère du salon devient parfois lugubre, surtout pour Cordélia. Elle n'a personne à qui parler ni écouter. Si elle se retourne vers Edouard elle court le risque que, dans son embarras, il fasse une bêtise, se retourne-t-elle de l'autre côté, vers la tante et moi, la sûreté qui y règne, les coups de marteau monotones de la conversation bien cadencée, en face du manque d'assurance d'Edouard, créent le contraste désagréable. 
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          Je comprends bien qu'il doit sembler à Cordélia que c'était comme si la tante avait été ensorcelée, car elle se meut entièrement dans le mouvement de ma mesure. Elle ne peut pas non plus prendre part à cet entretien, car un des moyens dont je me suis permis de me servir pour la révolter, est de la traiter tout à fait en enfant. Non que pour cela je permette de prendre des libertés avec elle, tant s'en faut ! Je sais bien quel trouble peut en résulter et, ce qui compte surtout, c'est que sa féminité puisse se redresser dans toute sa pureté et sa beauté. En raison de mes rapports intimes avec la tante il m'est facile de la traiter comme une enfant qui ne connaît pas les choses de ce monde. Ainsi je ne froisse pas sa féminité, je ne fais que la neutraliser, car sa féminité ne peut pas être froissée par la connaissance des cours du marché. Ce qui peut la révolter c'est que cela représente l'intérêt suprême de la vie. Grâce à mon aide énergique la tante se surpasse elle-même à cet égard. Elle est devenue presque fanatique, ce dont elle peut me remercier. La seule chose que chez moi elle ne peut admettre  c'est que je n'aie aucun métier. J'ai, à présent, pris l'habitude de dire chaque fois qu'on parle d'un emploi vacant : c'est quelque chose pour moi, et ensuite d'en parler très gravement avec elle. Cordélia voit toujours l'ironie, mais c'est tout ce que je désire.
            Pauvre Edouard ! Dommage qu'il ne s'appelle pas Fritz. Chaque fois que dans mes méditations je m'arrête à mes rapports avec lui, je suis toujours amené à penser à Fritz dans " La Fiancée ". Comme son modèle, Edouard est, en outre, caporal dans la garde nationale. Et, s'il faut le dire, Edouard est aussi assez ennuyeux. Il ne s'y prend pas de la bonne façon. Il arrive toujours bien paré et empesé. Par amitié pour lui, mais " entre nous ", moi j'arrive aussi peu soigné que possible. Pauvre Edouard ! La seule chose qui me fait presque de la peine, c'est qu'il m'est infiniment obligé, à tel point qu'il ne sait presque pas comment me remercier. M'en laisser remercier, c'est vraiment trop.


            Eh quoi ? ne pouvez-vous pas vous tenir tranquilles ? Toute la matinée qu'est-ce que vous avez fait d'autre que de secouer mon store, d'ébranler mon miroir réflecteur et le cordon qui est à côté, de jouer avec la sonnette du troisième, de frapper aux vitres, bref d'annoncer votre présence de toutes les façons, comme pour me faire signe de vous rejoindre. Oui, le temps est assez beau, mais je n'ai pas envie de sortir, laissez-moi ici... Vous, zéphyrs folâtres et espiègles ! Vous, les joyeux garçons, vous pouvez bien aller tout seuls, amusez-vous comme toujours avec les jeunes filles. Oui, je sais, personne ne sait embrasser une jeune fille de manière aussi séduisante que vous. Il est inutile qu'elle essaie de vous échapper, elle ne peut pas se dégager de vos tentacules, et elle ne le veut pas non plus, car vous rafraîchissez et vous calmez, vous n'excitez pas... allez votre propre train, laissez-moi dehors... Alors :pas de plaisir sans moi, pensez-vous, vous ne le faites pas à cause de vous-mêmes... Eh bien, je vous suis, mais à deux conditions. 
            D'abord ! Il habite à Kongens Nytorv une jeune fille très délicieuse, qui a en outre l'impudence de ne pas vouloir m'aimer, oui, ce qui est pire, elle en aime un autre, et ils en sont déjà à se promener ensemble au bras l'un de l'autre. Je sais qu'à une heure il doit aller la chercher. Maintenant il faut me promettre que ceux parmi vous qui savent le mieux souffler restent cachés quelque part, tout près jusqu'au moment où il sortira de la porte avec elle. A l'instant même où il voudra s'engager dans Store Kongensgade, ce détachement s'élancera et, de la façon la plus polie, lui enlèvera le chapeau de la tête en le laissant danser devant lui, à distance d'environ une aune et à une vitesse modérée. Pas plus vite, car il est possible qu'il rentre à la maison. Il ne cessera de penser qu'à l'instant après il le saisira. Il ne lâchera même pas le bras de la jeune fille. 
            C'est ainsi que vous les conduirez tout le long de Store Kongensgade, par les remparts, ju

squ'à Nörreport, à Höjbroplads... Combien de temps faudra-t-il ? Une demi-heure environ, je pense. A une heure et demie exactement j'arriverai de Ostergade. Ledit détachement ayant amené les amoureux jusqu'au milieu de la place, une attaque violente contre eux se déclenchera, au cours de laquelle vous emportez le chapeau de la jeune fille, vous mettez ses boucles en désordre, vous enlevez son châle, tandis qu'en même temps le chapeau du jeune homme commence à joyeusement monter de plus en plus en l'air.
            Bref, vous créerez une confusion qui provoquera un éclat de rire de la part, non seulement de moi, mais aussi de l'excellent public. Les chiens se mettent à aboyer, le gardien de la tour à sonner le tocsin, et vous aurez soin que le chapeau de la jeune fille s'envole vers moi qui serai le veinard qui aura à le lui rendre.
            Ensuite, seconde condition ! Le détachement qui me suivra m'obéira au doigt et à l'œil, il n'outrepassera pas les limites de la bienséance, n'offensera aucune jeune fille, et ne prendra pas de libertés qui, pendant toute cette farce, pourraient gâter sa joie, priver ses lèvres de leur sourire ou ses yeux de leur calme et angoisser son cœur. 
            Si l'un quelconque de vous se comporte autrement, vous serez tous maudits.
            Et maintenant en route pour la vie et pour la joie, pour la jeunesse et la beauté. Montrez-moi ce que j'ai vu si souvent et ce que je ne me lasserai jamais de regarder : montrez-moi une belle jeune fille, faites-la s'épanouir dans toute sa beauté, de sorte qu'elle devienne elle-même encore plus belle. Observez-la au point qu'elle trouve plaisir à cet examen ! 
            Je choisis de passer par Bredgaden, mais comme vous le savez, je ne suis libre que jusqu'à une heure et demie.


                                                                 à suivre............