jeudi 22 avril 2021

L'araignée César Vallejo ( Poème Pérou )

 

bfmtv.com






                       L'araignée

            C'est une énorme araignée qui ne marche plus ;
            une araignée incolore, dont le corps,
            une tête et un abdomen, perd son sang.

            Aujourd'hui je l'ai vue de près. Et avec quel effort
           vers tous ses flancs
           elle étendait ses pattes innombrables.
           Et j'ai pensé à ses yeux invisibles,
           pilotes fatals de l'araignée.

            C'est une araignée qui tremblait posée                                                veganvalkyrie.canalblog.com 
            sur le tranchant d'une pierre ;                                                                  l'abdomen d'un côté,
            et de l'autre la tête.

            Et avec tant de pattes la pauvre, elle ne peut
            se décider. Et à la voir
            désemparée en telle épreuve,
            quelle peine m'a causée aujourd'hui cette voyageuse.
                                                                                                                
            C'est une araignée énorme, dont l'abdomen
            l'empêche de suivre sa tête.
            Et j'ai pensé à ses yeux
            et à ses pattes multiples...
            Et quelle peine elle m'a causée cette voyageuse !


                                  César Vallejo

mardi 20 avril 2021

Babel César Vallejo ( Poème Pérou )

 







     


                           Babel

            Doux foyer sans style, édifié
            d'un seul coup et d'une seule pièce
            de cire chatoyant. Et dans son foyer
            elle dégrade et répare ; parfois elle dit : 
            " L'hospice est bien beau ; ici, c'est tout ! "
            Et d'autres fois elle se met à pleurer !


                              César Vallejo

lundi 19 avril 2021

Le Diamant de la Couronne Arthur Conan Doyle ( Théâtre Angleterre )

 slashfilm.com








                                                   Le Diamant de la Couronne

                                                Une soirée avec Sherlock Holmes
                                                               Pièce en 1 Acte

            Décor : Baker Street. Le bureau de M. Holmes. Mobilier ordinaire, au fond de la pièce un rideau suspendu à une tringle de cuivre fixé à 2m 50 du sol devant une profonde fenêtre en rotonde.

                                                      Entrée de Watson et Billy

 Watson - Bon, Billy, quand sera-t-il de retour .
 Billy - Je ne peux pas vous le dire, Monsieur.
 Watson - Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois ?
 Billy - Je ne sais vraiment pas, Monsieur.
 Watson - Comment ça, vous ne le savez pas ?
 Billy - Non, Monsieur. Un clergyman est venu hier, aussi un vieux libraire et un ouvrier.
 Watson - Et alors ?
 Billy - Je ne suis pas sûr qu'il ne s'agisse pas chaque fois de M. Holmes. Il est actuellement en plein dans une affaire.
 Watson - Oh !
 Billy - Il ne mange ni ne dort plus, pour ainsi dire. Comme moi vous avez vécu avec lui, alors vous savez comment il est quand il chasse quelqu'un.
 Watson - Je le sais, oui.
 Billy - C'est vraiment une responsabilité, Monsieur... Y a des fois où ça me donne drôlement du souci. Lorsque je lui demande s'il veut me dire ce qu'il désire pour le dîner, il me répond : 
            " - Oui, vous me servirez des côtes-purée après-demain à 19 h 30. 
               - Vous ne mangerez pas avant, Monsieur ? je lui demande alors, et il me répond :
               - Je n'ai pas le temps, Billy. Je suis très occupé. "
Il maigrit de plus en plus, et devient de plus en plus pâle, avec les yeux tout brillants. C'est terrible de le voir comme ça !
 Watson - Ca ne peut pas continuer comme ça. Il faut que je lui parle et que j'y mette bon ordre.
 Billy - Oh ! oui, Monsieur !... Ca me sera un grand soulagement !
 Watson - Mais de quoi s'occupe-t-il donc ?
 Billy - C'est cette affaire du diamant de la couronne.
 Watson - Quoi ? Ce vol de cent mille livres ?
 Billy - Oui, Monsieur. Il faut le leur récupérer à tout prix. Pensez, j'ai vu le Premier Ministre et le Ministre de l'Intérieur assis là, sur ce canapé ! M. Holmes leur a promis de faire tout son possible. Il a été vraiment très aimable avec eux, les mettant tout de suite à l'aise.
 Watson - Seigneur ! J'ai lu ça dans le journal... Mais dîtes-moi, Billy, qu'avez-vous fait dans cette pièce ? Qu'est-ce que ce rideau ?
 Billy - Je ne sais pas, Monsieur. M. Holmes l'a fait installer y a de ça trois jours. Mais derrière y a quelque chose de rigolo.
 Watson - Quelque chose de rigolo ? 
 Billy, riant - Oui, Monsieur. C'est lui qui l'a fait faire.
                     ( Il s'approche du rideau qu'il tire de côté et découvre une effigie en cire de Sherlock Holmes, assis dans un fauteuil, le dos au public. )
 Watson - Grand Dieu, Billy !
 Billy - Oui, Monsieur... C'est bien lui, hein ? ( Tout en parlant il détache la tête du mannequin et l'exhibe. )
 Watson - C'est extraordinaire. Mais, dans quel but ?
 Billy - Voyez-vous, Monsieur, il tient à ce que ceux qui l'épient le croient à la maison quand parfois il n'y est pas. Ah ! on sonne, Monsieur. ( Il remet la tête en place et ferme le rideau. ) Il faut que j'y aille.
( il sort )
              Watson s'assied, allume une cigarette et déplie un journal. Entre une vielle dame, grande et voutée, vêtue de noir, avec voile et des anglaises.
Watson, il se lève - Bonjour, madame.
La Dame -Vous n'êtes pas M. Holmes ?
Watson - Non, madame. Je suis son ami, le Dr Watson
La Dame - Je me doutais que vous ne pouviez pas être M. Holmes. J'ai toujours entendu dire que c'était un bel homme.
Watson à part - Mince alors !
La Dame - Mais il me faut le voir tout de suite.
Watson - Je vous assure qu'il n'est pas là.
La Dame - Je ne vous crois pas. 
Watson - Quoi !
La Dame - Vous avez un visage fourbe, sournois... Oh ! oui, un bien vilain visage. Allez, jeune homme, où est-il ?
Watson-  Madame, vraiment.
La Dame - Très bien je m'en vais le trouver toute seule. Il doit être par ici, je suppose. ( elle se dirige vers la porte de la chambre )
Watson se lève et veut lui barrer le chemin - C'est sa chambre à coucher. Vraiment, madame, vous passez les bornes.
La Dame - Je me demande ce qu'il garde dans ce coffre-fort.
            Alors qu'elle s'en approche, les lumières s'éteignent, la pièce est dans le noir à l'exception de quatre lampes qui éclairent une inscription " N'y touchez pas !" au-dessus du coffre. Après quelques secondes les lumières se rallument et Holmes est debout à côté de Watson.
Watson- Ciel, Holmes !
Holmes - Un bon petit signal d'alarme, n'est-ce pas Watson ? Il est de mon invention, vous le déclenchez en marchant sur une lame du parquet. ou je peux aussi l'allumer. De la sorte, quand je reviens, je sais si quelqu'un est venu fureter dans mes affaires. Il s'éteint automatiquement, comme vous l'avez pu voir. 
Watson- Mais, mon cher ami, pourquoi diable ce déguisement ?
Holmes - Un petit entracte comique, Watson. Lorsque je vous ai vu assis là avec un air si solennel, je n'ai vraiment pas pu m'en empêcher. Mais je vous assure que l'affaire dont je m'occupe n'a rien de comique. Bon sang ! ( Il se précipite vers la fenêtre et tire soigneusement le rideau resté entrouvert.
Watson - Pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
Holmes - Du danger, Watson. Des fusils à air comprimé. Je m'attends à quelque chose ce soir.
Watson - Vous vous attendez à quoi, Holmes ?
Holmes allumant sa pipe - Bien que mon sens de l'humour soit limité, je pourrais quand même imaginer une meilleure plaisanterie, Watson. Non, c'est la réalité. Et au cas où cela se produirait, il y a environ une chance sur deux, il vaut peut-être mieux que vous chargiez votre mémoire du nom et de l'adresse de l'assassin.
Watson - Holmes !
Holmes - Vous pourrez ainsi les donner à Scotland Yard avec mes amitiés et mon ultime bénédiction. Le nom est Moran... Colonel Sebastian Moran... Notez-le Watson, notez ! 136 Moorside Gardens. C'est noté ?
Watson - Mais il doit sûrement être possible de faire quelque chose, Holmes... Ne pourriez-vous faire arrêter cet homme ?
Holmes - Si, Watson, je le pourrais. Et c'est bien ce qui le tourmente.        pinterest.fr

Watson - Alors, pourquoi ne le faites-vous pas ?
Holmes - Parce que j'ignore où se trouve le diamant. 
Watson - Quel diamant ?
Holmes - Le grand diamant jonquille de soixante-dix-sept carats, mon garçon, et d'une pureté... Le diamant de la couronne. J'ai réussi à prendre deux gros poissons dans mon filet, mais je n'ai pas la pierre. Alors, à quoi ça m'avance de les avoir ? C'est le diamant qu'il me faut.
Watson - Le colonel Moran est-il un des poissons pris dans le filet ?
Holmes - Oui, et c'est un requin. Il mord. L'autre c'est Sam Merton, le forceur de coffres-forts. Ce n'est pas un mauvais bougre Sam, le colonel s'est servi de lui. Sam n'est pas un requin, juste un gros goujon balourd. N'empêche qu'il se débat aussi dans mon filet.
Watson - Où est ce colonel Moran ?
Holmes - Toute la matinée j'ai été près de lui... A un moment donné, il a même ramassé mon ombrelle en me disant : " Permettez-moi, madame... " La vie est pleine de ces imprévus. Je l'ai suivi jusqu'à l'atelier du vieux Straubenzee. Et Straubenzee lui fabrique un fusil à air comprimé... Du très bel ouvrage, à ce que je crois savoir.
Watson - Un fusil à air comprimé ?
Holmes - Son idée était de me tuer en tirant à travers la fenêtre. C'est pourquoi j'ai dû faire mettre ce rideau. A propos, avez-vous vu le mannequin ? ( il tire le rideau et Watson acquiesce ) Ah ? Billy vous l'a montré. Il peut à tout moment recevoir une balle dans sa belle tête.

                                                                     Entre Billy 
Holmes - Qu'y a-t-il Billy ?
Billy - Le colonel Sebastian Moran, monsieur.
Holmes -  Ah ! L'homme en personne. Je m'y attendais plus ou moins... Décidément, c'est un homme qui ne manque pas d'aplomb ! Il a dû sentir que j'étais sur ses talons ( il regarde par la fenêtre ) Et je vois Sam Merton dans la rue... Sam aussi bête que fidèle... Où est le colonel, Billy ?
Billy - Dans la salle d'attente, monsieur.
Holmes -  Introduisez-le quand je sonnerai.
Billy- Oui, monsieur.
Holmes - Oh ! une chose encore, Billy... Si je ne suis pas dans la pièce, introduisez quand même le colonel.
Billy - Très bien, monsieur. ( Il sort
Watson - Je vais rester avec vous, Holmes.
Holmes - Non, mon cher ami, vous me seriez d'une terrible gêne. ( Il s'approche du bureau, écrit quelque chose sur un papier )
Watson - Il peut vous tuer !
Holmes - Cela ne m'étonnerait pas.
Watson - Je ne peux vraiment pas vous abandonner ainsi...
Holmes - Mais si, mon cher Watson, vous le pouvez car vous avez toujours joué le jeu, et je suis certain que vous le jouerez jusqu'au bout. Portez ce message à Scotland Yard et revenez avec la police. Ainsi notre homme sera arrêté. 
Watson - J'y vais avec joie !
Holmes - D'ici à ce que vous reveniez j'aurai juste le temps de découvrir où est le diamant. ( Il sonne ) Par ici, Watson. Nous allons sortir ensemble. Je préfère voir mon requin avant qu'il ne m'aperçoive. 
            Watson et Holmes sortent par la porte de la chambre.
             Entrent Billy et le colonel Sebastian Moran, homme robuste à l'air cruel, vêtu de façon voyante               et tient à la main une lourde canne. )
Billy - Le colonel Sebastian Moran. ( Il sort )
Holmes - Ne le brisez pas, colonel, ne le brisez pas !
Le colonel - ( il se retourne en cherchant )- Grand Dieu !
Holmes - C'est un si bel objet. Il est dû à Tavernier, le modeleur français, aussi expert en cet art que Straubenzee pour ce qui est des fusils à air comprimé. (  il ferme le rideau )
Le colonel - Des fusils à air comprimé ? De quoi voulez-vous parler, monsieur ? 
Holmes - Posez donc votre canne et votre chapeau sur cette table. Merci... Asseyez-vous, je vous en prie... Cela vous ennuierait-il de déposer aussi votre révolver ? Oh ! bon, comme vous voudrez, si vous préférez être assis dessus. 
                                                       Le colonel s'assied et Holmes poursuit )
Je souhaite avoir cinq minutes d'entretien avec vous.
Le colonel - Et moi, avec vous.
                                                       ( Holmes s'assoit à côté de lui et croise les jambes )
Le colonel - Je ne chercherai pas à nier que j'ai cherché à vous agresser voici un instant.
Holmes - Il m'avait bien semblé que cette idée avait dû vous traverser l'esprit.
Le colonel - Et vous ne vous trompiez pas, monsieur.
Holmes - Mais pourquoi en avez-vous ainsi après moi ?                                 pinterest.fr
Le colonel - Parce ce que vous vous ingéniez à me créer des difficultés. Parce que vous lancez sur mes traces de vos créatures.
Holmes - Des créatures à moi ?
Le colonel - Je les ai fait suivre, et je sais qu'elles viennent vous faire leur rapport.
Holmes - Je vous assure bien que non.
Le colonel - Allons, allons, monsieur ! D'autres sont capables de se montrer aussi observateurs que vous. Hier il s'agissait d'un vieux turfiste, aujourd'hui c'était une vieille dame. De toute la journée ils ne m'ont pas perdu de vue.
Holmes - Vraiment monsieur, vous me faites là un grand compliment ! Avant qu'il ne soit pendu à Newgate, le vieux baron Dawson avait la bonté de dire que, en ce qui me concernait, la scène avait perdu ce que la police y avait gagné. Et, à présent, c'est vous qui venez me dire ces choses aimables. Au nom de la vieille dame comme du turfiste, je vous en remercie. Il y avait aussi un plombier désœuvré qui était une belle composition... Mais vous ne semblez pas l'avoir remarqué ?
Le colonel - C'était vous... Vous ?

Holmes - Votre humble serviteur ! Si vous en doutez vous pouvez voir sur cette causeuse l'ombrelle que vous m'avez si aimablement ramassée ce matin.
Le colonel - Si je m'en étais douté, jamais vous n'auriez...
Holmes - ... revu cette modeste demeure. J'en étais pleinement conscient. Mais vous ne vous êtes douté de rien, si bien que nous voici à bavarder tous deux.
Le colonel - Ce que vous m'apprenez ne fait qu'aggraver les choses. Ce n'étaient pas vos gens, mais vous-même qui me suiviez. Pour quelle raison ?
Holmes - Vous est-il arrivé de chasser le tigre ?
Le colonel - Oui, monsieur.
Holmes - Pour quelle raison ?
Le colonel - Pfft ! Pour quelle raison chasse-t-on le tigre ? Pour l'émotion... le danger.
Holmes - Et sans doute aussi pour débarrasser le pays d'une bête nuisible qui le dévaste et nuit à ses habitants.
Le colonel - Exactement, oui.
Holmes - Eh bien, mes raisons sont les mêmes.
Le colonel  ( il se lève d'un bond  ) - Insolent !
Holmes - Rasseyez-vous, monsieur, rasseyez-vous. Il y avait aussi une raison d'ordre plus pratique. 
Le colonel - Et c'est ?
Holmes - Que je veux ce diamant de la couronne.
Le colonel - Ca, c'est le comble ! Bon, continuez.
Holmes - Vous saviez très bien que c'était pour cela que je vous poursuivais. Et la véritable raison de votre présence ici ce soir, c'est que vous voudriez découvrir jusqu'à quel point je suis au courant. Eh bien, je vous le dis sans détour : je suis au courant de tout, à l'exception d'une chose que vous allez m'apprendre.
Le colonel sarcastique - Et quelle est cette chose, je vous prie ?
Holmes - L'endroit où est le diamant.
Le colonel - Oh ! Vous voudriez que je vous dise ça ? Mais comment diable pourrais-je le savoir ?
Holmes - Non seulement vous le savez, mais vous allez me le dire.
Le colonel - Oh, vraiment ?
Holmes - Vous ne pouvez pas me bluffer, colonel. Vous êtes limpide comme de l'eau de roche et je vois jusqu'à vos pensées les plus profondes.
Le colonel - Alors vous savez où est le diamant.
Holmes - Ah ! Vou s le savez donc ! Vous venez d'en convenir !
Le colonel - Moi ! Je ne conviens de rien du tout.
Holmes - Ecoutez, colonel, si vous voulez bien vous montrer raisonnable, nous pouvons nous entendre. Dans le cas contraire, le risque est grand pour vous.
Le colonel - Et c'est vous qui parlez de bluff !
Holmes ( il prend un livre sur la table ) - Savez- vous ce que je garde dans ce livre ? 
Le colonel - Non, monsieur. Je n'en ai aucune idée.
Holmes - Vous. 
Le colonel - Moi ?
Holmes - Oui, monsieur, vous ! Vous êtes tout entier là-dedans, avec tous les actes commis au cours de votre dangereuse et vile existence.
Le colonel - Le diable vous emporte, Holmes ! N'allez pas trop loin !
Holmes - Quelques détails intéressants, colonel. La vérité sur la mort de miss Minnie Warrender, de Laburnum Grove. Tout est là, colonel.
Le colonel - Vous... vous...
Holmes - Et l'histoire du jeune Arbothnot qui fut trouvé noyé dans le canal Regents alors qu'il s'apprêtait à vous dénoncer pour avoir triché aux cartes.
Le colonel - Je... Je n'ai jamais touché à ce garçon.
Holmes - Mais il n'en est pas moins mort bien opportunément. De quoi voulez-vous que je vous parle encore, colonel ? Ce n'est pas la matière qui manque dans ce livre. Par exemple, le vol commis dans le train de luxe allant de la Riviera, le 13 février 1892 ? Ou bien le chèque sur le Crédit Lyonnais falsifié cette même année. 
Le colonel - Non, là vous êtes dans l'erreur. 
Holmes - C'est donc que le reste est exact. Colonel, vous jouez aux cartes. Vous savez, par conséquent, que lorsque l'adversaire détient tous les atouts, c'est un gain de temps que d'abattre son jeu.
Le colonel - S'il y avait un seul mot de vrai dans tout ce que vous racontez, m'aurait-on laissé en liberté depuis tant d'années ?
Holmes - On n'avait pas eu recours à moi. Dans l'enquête menée par la police, il y avait des chaînons manquants. Mais les chaînons manquants, j'ai le don de les retrouver, vous pouvez m'en croire.
Le colonel - Du bluff, monsieur Holmes. Du bluff !
Holmes - Oh ! Vous souhaitez que je prouve mes dires ? Eh bien, si je tire cette sonnette, la police arrivera et je n'aurai plus dès lors à m'occuper de cette affaire. Je sonne ?
Le colonel - Quel rapport tout cela a-t-il avec le joyau dont vous parlier ?
Holmes - Doucement, colonel ! Ne brûlons pas les étapes et laissez-moi en venir au fait à ma tranquille façon. J'ai tout ce qui est là contre vous, et aussi des preuves irréfutables dans cette affaire du diamant de la couronne, tant contre vous que contre votre brute d'acolyte. 
Le colonel - Vraiment !
Holmes -  J'ai le cocher du fiacre qui vous a conduit à Whitehall et celui qui vous en a ramené. J'ai l'huissier qui vous a vu près de la vitrine. J'ai également Ikey Cohen qui a refusé de tailler le diamant pour vous. Ikey a mangé le morceau, et la partie est terminée.
Le colonel - Bon sang !
Holmes - Voilà les atouts avec lesquels je vais jouer. Mais il me manque une carte. J'ignore où est le roi des diamants.
Le colonel - Vous ne le saurez jamais.
Holmes - Eh là ! Ne devenez pas méchant comme ça. Réfléchissez : vous allez passer vingt ans en prison, et Sam Merton aussi. Alors, à quoi vous servira-t-il d'avoir le diamant ? A rien du tout. Mais si vous me dites où il est... Eh bien, ma foi je transigerai... Ce qui nous intéresse, ce n'est pas de vous avoir, vous ou Sam. C'est la pierre. Donnez-la moi et, en ce qui me concerne, vous pourrez à l'avenir continuer à jouir de la liberté aussi longtemps que vous saurez vous tenir. Mais si vous vous laissez aller de nouveau, alors que Dieu vous vienne en aide ! Personnellement, j'ai été chargé de récupérer la pierre, et non de mettre la main sur vous. ( il sonne )
Le colonel - Mais si je refuse ?
Holmes - Alors, hélas, ce sera vous que je livrerai au lieu du diamant.

                                                          Entre Billy
Billy - Oui, monsieur ?
Holmes au colonel - Je pense préférable que votre ami Sam participe à cet entretien. Billy, devant la porte d'entrée, vous verrez un monsieur très costaud et très laid. Demandez-lui de monter, voulez-vous? 
Billy - Oui, monsieur. Mais supposons qu'il ne veuille pas venir ?
Holmes - Ne recourez pas à la force, Billy ! Ne le malmenez pas ! Si vous lui dite que le colonel Moran le demande, il viendra. 
Billy - Bien, monsieur.
                                                  Billy sort
Le colonel - Où voulez-vous en venir ?
Holmes - Tout à l'heure, mon ami Watson était avec moi. Je lui ai dit que j'avais pris dans mon filet un requin et un goujon. A présent je hisse le filet avec son contenu.
Le colonel ( se penche en avant ) - Vous ne mourrez pas dans votre lit, Holmes. 
Holmes - Figurez-vous que j'y ai souvent pensé, en effet. Mais en ce qui vous concerne, vous avez plus de chances de finir à la verticale qu'à l'horizontale. Toutefois, ce sont là des anticipations morbides. Abandonnons-nous sans réserve aux joie du présent. Inutile de tripoter votre revolver, mon ami, vous savez très bien que vous n'oserez pas vous en servir. C'est bruyant les revolvers. Mieux vaut s'en tenir au fusil à air comprimé. Colonel Moran... Ah ! il me semble entendre le pas léger de votre digne associé...
Billy - M. Sam Merton. 
            Sam Merton entre vêtu d'un costume à gros carreaux, avec une cravate voyante et un pardessus              mastic.
Holmes - Bonjour, monsieur Merton. Il fait plutôt humide dehors, non ?
Merton au colonel - Qu'est-ce que ça signifie ? Que se passe-t-il ?
Holmes - Pour être concis, monsieur Merton, je dirais que tout est fini.
Merton au colonel - Il cherche à être marrant ou quoi ? J'suis pas d'humeur à rigoler.
Holmes - Vous y serez encore moins enclin à mesure que la soirée s'avancera, je crois pouvoir vous l'assurer. Bon, cela dit colonel, je suis très occupé et je n'ai pas de temps à perdre. Je vais dans ma chambre. En mon absence, faites comme chez vous, je vous prie. Vous pourrez en profiter pour expliquer a situation à votre ami. Je vais travailler la Barcarolle sur mon violon ( il regarde sa montre ). Je reviendrai dans cinq minutes pour que vous me donniez votre réponse définitive. Vous avez bien compris l'alternative, n'est-ce pas ? Nous mettons la main sur la pierre... ou sur vous. ( Il passe dans la chambre en emportant son violon ) 
Merton - Mais qu'est-ce que c'est ? Il est au courant pour la pierre ?
Le colonel - Oui, il en sait beaucoup  trop à ce sujet... Je ne suis même pas sûr qu'il ne sache tout.
Merton - Bon sang !
Le colonel - Ikey Cohen a mangé le morceau.                                                                                              Merton - Il a fait ça ? Alors il y coupe pas que je vais lui casser la gueule !                                              
Le colonel - Mais ça ne nous aidera en rien. Il nous faut décider de ce que nous allons faire.
Merton - Un moment ! Il écoute pas au moins ? ( il s'approche de la porte de la chambre ). Non, c'est fermé. Et même à clef, j'ai l'impression... ( de la musique provient de la chambre ). Oui, pas de doute, il est là-dedans. ( il se dirige vers le rideau ) Mettons-nous ici... ( il tire le rideau, découvre le mannequin) Oh ! le diable l'emporte, il était là !                                                                   pinterest.fr
Le colonel - Tut ! C'est un mannequin, rassure-toi.
Merton - Un mannequin ? ( Il l'examine, fait tourner la tête ) Mince alors ! J'voudrais bien pouvoir lui tordre le cou aussi facilement ! C'est lui tout craché. Mme Tussaud ne fait pas mieux ! 

            Comme Merton revient vers le colonel, les lumières s'éteignent brusquement et l'inscription* N'y touchez pas * apparaît dans une clarté rouge. Après quelques instants l'éclairage redevient normal. C'est dans cet intervalle que doit s'opérer la substitution

Merton - Oh ! J'aime pas ça ! Qu'est-ce que c'est donc ? Ca commence à me porter sur les nerfs, Patron!
Le colonel - Allons, allons, il s'agit seulement d'un de ces trucs enfantins qu'affectionne Holmes...Un ressort ou un déclic actionné par un réveil... Ecoute, nous n'avons pas de temps à perdre. Il peut nous faire arrêter pour le diamant.
Merton - Bon Dieu de bon sang ! 
Le colonel - Mais il nous laissera filer si nous lui disons où se trouve la pierre...
Merton - Ca, il peut se l'accrocher ! Une pierre de cent mille livres !
Le colonel - C'est ça ou aller en taule.
Merton - Y'a pas un moyen de s'en tirer ? C'est vous le cerveau, Patron. Vous devez sûrement pouvoir trouver une combine ?
Le colonel - Attends voir ! J'en ai abusé de plus malin que lui. J'ai la pierre ici, dans ma poche secrète. Elle peut être hors d'ici dès cette nuit, et taillée en quatre à Amsterdam avant samedi. Il sait rien de Van Seddor, tu comprends ?
Merton - Je croyais que Van Seddor ça devait attendre jusqu'à la semaine prochaine ?
Le colonel - Oui, ça devait. Mais à présent il va lui falloir partir par le premier bateau. L'un de nous deux va devoir s'arranger pour filer à l'Excelsior avec la pierre dire à Van Seddor de faire cela.
Merton - Mais on n'a pas encore mis le double fond au carton à chapeau !
Le colonel - Alors, il lui faudra courir le risque d'emporter la pierre comme ça. Il n'y a pas un instant à perdre. Quant à Holmes, nous n'allons pas avoir grand mal à le posséder. Il ne nous fera pas arrêter s'il pense pouvoir récupérer la pierre. Nous allons le lancer sur une fausse piste. Avant qu'il ne découvre la manœuvre, la pierre sera à Amsterdam, et nous aussi nous aurons quitté le pays !
Merton - Formidable ! 
Le colonel - A présent, file dire à Van Seddor de faire diligence. Moi, je m'occupe du jobard à qui je vais servir une histoire de ma façon. Je vais lui raconter que la pierre est à Liverpool... Quand il aura constaté qu'elle n'y est pas, elle aura été divisée et nous voguerons sur la grande bleue ! ( Il regarde autour de lui avec circonspection, puis sort de sa poche une petite bourse de cuir qu'il tend à son complice ) Tiens, voilà le diamant de la couronne.
Holmes ( il s'en saisit en se levant de son fauteuil ) - Merci.
Le colonel ( il marque un arrêt sous l'effet de la stupeur ) - Le diable vous emporte, Holmes ! ( il enfonce une main dans sa poche )
Merton - Allez-y, Patron !
Holmes - Pas de violence, messieurs, pas de violence, je vous en prie. Il faut vous convaincre que vous êtes dans une situation impossible. La police est en bas.
Le colonel - Maudit... ?  Comment vous trouviez-vous là ? 
Holmes - Grâce à un moyen tout simple mais efficace : il suffit de faire l'obscurité pendant quelques instants, le reste tombe sous le sens. J'ai pu ainsi vous entendre converser librement, sans que ma présence ne vous gêne. Non, colonel, non : mon Derringer 450 est braqué sur vous dans la poche de ma robe de chambre. ( Il sonne )
                                                  Entre Billy
Holmes - Faites-les monter, Billy.
                                                    Billy sort
Le colonel -  Vous nous avez possédés, salaud !
Merton - Ah ! c'est bien un flic... Mais ce bon sang de violon que j'ai entendu ?
Holmes - Ah, oui, ces nouveaux gramophones ! Une merveilleuse invention... Mer-veilleuse !


                                                       Arthur Conan Doyle




























































vendredi 16 avril 2021

Si je t'aimais... César Vallejo ( Poème Pérou )

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                           Si je t'aimais...

            - Si je t'aimais... que se passerait-il ?
            - Une orgie !
            - Et s'il t'aimait ? 
              Ce serait
              un rituel mais moins doux.

            Et si toi tu m'aimais ? 
            L'ombre endurerait
            de justes échecs dans tes pupilles nonnes.                                                      pinterest.fr

            Des coups de fouet serpentent,
            quand le chien aime son maître ? 
             - Non, mais la lumière est nôtre.
               Tu es malade... va-t-en... J'ai sommeil !

            ( Sous le mail vespéral
               Se rompt un fracas de rose. )
             - Partez vite, pupilles...
              Déjà la forêt germe dans mon cristal !


                                  César Vallejo


jeudi 15 avril 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 11 ( Essai Danemark )

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            Me voilà donc en possession légitime de Cordélia. J'ai le consentement et le bénédiction de la tante, les félicitations des amis et des parents. On verra bien si cela persiste.
            Les tracas de la guerre sont donc du passé, et les bienfaits de la paix commenceront. Quelles sottises ! Comme si les bénédictions de la tante, les félicitations des amis étaient capables, au sens le plus profond, de me mettre en possession de Cordélia. Comme si l'amour exprimait un tel contraste entre le temps de guerre et le temps de paix ! n'est-ce pas plutôt que, tant qu'il dure, il se proclame en lutte, même si les armes sont autres ? La différence est, au fond, si la lutte a lieu " cominus " ou " eminus ". Dans les affaires de cœur plus la lutte a eu lieu " eminus ", plus c'est triste, car plus la mêlée devient insignifiante. La mêlée inclut des poignées de main, des attouchements de pied, qu'Ovide, comme on sait, recommande et déconseille à la fois avec une jalousie profonde, et je ne parle pas des baisers et des étreintes. Celui qui lutte " eminus " n'a, en général, comme armes que ses yeux, et pourtant, s'il s'en sert en artiste, sa virtuosité lui permettra d'arriver presque au même résultat.
            Il pourra porter ses yeux sur une jeune fille avec une tendresse trompeuse qui agit comme s'il la touchait accidentellement. Il sera capable de la saisir aussi fermement avec ses yeux que s'il la tenait serrée dans ses bras. Mais ce sera toujours une faute ou un malheur de lutter trop longtemps " eminus ", car une telle lutte n'est qu'une indication et non pas une jouissance. Ce n'est qu'en luttant " cominus " que tout aura sa signification réelle.
            L'amour cesse s'il n'y a pas de lutte. Je n'ai presque pas du tout lutté " eminus ", et c'est pourquoi je ne me trouve pas à la fin mais au début, et je sors les armes.
            Je la possède, c'est vrai, mais au sens juridique et prudhommesque, et je n'en retire aucun avantage, j'ai des intentions beaucoup plus pures. Elle est fiancée, à moi, c'est vrai. Mais, si j'en concluais qu'elle m'aime, ce serait une déception, car elle n'aime pas du tout. Je la possède légitimement, et je ne suis pourtant pas en possession d'elle, de même qu'on peut bien être en possession d'une jeune fille sans la posséder légitimement.

                                            Auf  heimlich errötender Wange
                                            Leuchter des Herzens Glühen.
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             Elle est assise sur le sofa devant la table à thé et moi sur une chaise, je suis à côté d'elle. Cette position, bien qu'intime, est d'une dignité qui éloigne.
            Enormément de choses dépendent de la position, c'est-à-dire pour celui qui comprend. L'amour en possède beaucoup, mais celle-ci est la première.
            Comme la nature a royalement doté cette jeune fille ! Ses chastes formes si douces, sa profonde candeur féminine, ses yeux clairs, tout m'enivre. Je l'ai saluée. Elle est venue à ma rencontre avec sa gaieté habituelle, mais un peu confuse, un peu désorientée. 
            Les fiançailles doivent bien un peu modifier nos rapports, mais comment ? elle ne le sait pas. Elle m'a pris la main, mais sans sourire comme d'habitude. Je lui ai rendu son salut d'une poignée de main légère, presque imperceptible. J'étais affectueux, aimable, mais sans manifester d'érotisme. Elle est assise sur le sofa, devant la table à thé, et moi sur une chaise à côté d'elle.
            Une solennité radieuse plane sur la situation, une douce lumière matinale. Elle est silencieuse, rien n'interrompt le calme. Mes yeux glissent sur elle doucement, sans convoitise, ce qui serait effronté. Une rougeur fine et fuyante, comme un nuage sur les champs, passe sur elle et dépérit lentement. Que signifie cette rougeur ? Est-ce de l'amour, du désir, de l'espoir, de la crainte ? Car la couleur du cœur est le rouge. Rien de tout cela. Elle s'étonne, elle est surprise, non pas de moi, ce serait trop peu lui offrir, elle s'étonne non pas d'elle-même, mais en elle-même, elle se transforme en elle-même. Cet instant exige le silence, c'est pourquoi aucune réflexion ne doit venir le troubler, aucun bruit de passion le rompre. C'est comme si j'étais absent, Pourtant, c'est justement ma présence  qui est à la base de sa surprise contemplative. Nos natures sont en harmonie. C'est dans un tel état qu'une jeune fille, comme quelques divinités, est adorée par le silence.   


            Quelle chance que j'occupe la maison de mon oncle. Pour dégoûter un jeune homme du tabac je l'introduirais dans quelque fumoir de Regensen. Si je désire dégoûter une jeune fille des fiançailles je n'ai qu'à l'introduire ici. Comme il n'y a que des tailleurs pour aller au siège de la corporation des tailleurs, seuls des fiancés viennent ici. C'est effarant d'être tombé dans une telle compagnie et je ne peux blâmer Cordélia de s'impatienter. Quand nous nous réunissons en masse, je crois que nous sommes dix couples, sans compter les bataillons annexes qui, aux grandes fêtes, arrivent de la province.
            Je me présente avec Cordélia sur la place d'alarme afin de la dégoûter de ces palpabilités passionnées, de ces gaucheries d'artisans amoureux. Sans discontinuer, tout le long de la soirée on entend un bruit comme si quelqu'un se promenait avec un tue-mouches. Il s'agit des baisers des amoureux. On se comporte dans cette maison avec un sans-gêne aimable. On ne cherche même pas les coins, non ! on reste assis autour d'une grande table ronde. Moi aussi, je fais mine de traiter Cordélia de même. A cette fin, je dois faire effort sur moi-même. Il serait vraiment révoltant que je me permette de blesser sa profonde féminité de cette façon. Je me le reproche plus que si je la trompais.
            En somme, toutes les jeunes filles qui veulent se confier à moi peuvent être assurées d'un traitement parfaitement esthétique, seulement, à la fin bien entendu, elles seront trompées, mais aussi c'est une clause dans mon esthétique car, ou bien la jeune fille trompe l'homme, ou bien c'est l'homme qui trompe la jeune fille. Il serait assez intéressant d'obtenir de quelque rosse littéraire qu'elle compte dans les fables, les légendes, les chansons populaires, les mythologies, si une jeune fille est plus souvent infidèle qu'un homme.
            Je ne regrette pas le temps que Cordélia me coûte, bien qu'elle m'en coûte beaucoup. Toute rencontre demande souvent de longs préparatifs. Je vis avec elle la naissance de son amour. Ma présence est presque invisible bien que je sois visiblement assis près d'elle. Une danse qui devrait réellement être dansée par deux mais qui ne l'est que par un, donne l'image de mon rapport avec elle. Car je suis le danseur numéro deux, mais je suis invisible. Elle se conduit comme si elle rêvait et pourtant, elle danse avec un autre, cet autre étant moi, invisible bien que visiblement présent, et visible bien qu'invisible.                                                                                                                   pinterest.cl
            Les mouvements exigent un second danseur, elle s'incline vers lui, elle lui tend la main, elle s'enfuit, elle s'approche de nouveau. Je prends sa main, je complète sa pensée qui est pourtant achevée en elle-même. Ses mouvements suivent la mélodie de sa propre âme, je ne suis que le prétexte de ces mouvements. Je ne suis pas érotique, ce qui ne ferait que l'éveiller, je suis souple, malléable, impersonnel, je présente presque un état d'âme.
            De quoi parlent, généralement, les fiancés. Autant que je sache ils s'appliquent beaucoup à s'emmêler l'un l'autre dans les ennuyeux rapports de parenté des deux familles. 
            Est-ce alors étonnant que l'érotisme n'y ait pas de place ? Si on ne sait pas faire de l'amour cet absolu auprès de quoi toute autre histoire disparaît, on ne devrait jamais se hasarder à aimer, même pas si on se mariait dix fois.
            Si j'ai une tante qui s'appelle Marianne, un oncle nommé Christophe, un père chef de bataillon, etc., toutes ces questions de notoriété publique n'ont rien à faire avec les mystères de l'amour. Oui, même votre propre passé est sans importance. Une jeune fille n'a généralement rien à raconter à cet égard. Dans le cas contraire, peut-être pourrait-on l'écouter, mais la plupart du temps, non l'aimer. 
            Personnellement, je ne recherche pas d'histoires. Il est vrai de dire que j'en ai eues pas mal. Je recherche l'immédiateté. Le fonds éternel de l'amour c'est que les individus ne naissent l'un pour l'autre que dans son instant suprême.
            Il faut qu'un peu de confiance soit éveillée chez elle, ou plutôt qu'un doute soit éloigné. Je n'appartiens pas précisément au nombre de ces amants qui s'aiment par estime, qui se marient par estime et qui, par estime, ont ensemble des enfants, mais je sais bien que l'amour, tant que la passion n'a pas été mise en mouvement, exige de celui qui en est l'objet qu'il ne choque pas esthétiquement la morale. L'amour a sa propre dialectique à cet égard. Par exemple, tandis que du point de vue de la morale, mes rapports avec Edouard sont beaucoup plus blâmables que ma conduite envers la tante, il me sera beaucoup plus facile de justifier ceux-là que celle-ci pour Cordélia.
            Il est vrai qu'elle n'a rien dit, mais j'ai tout de même trouvé qu'il valait mieux lui expliquer pourquoi j'ai dû me conduire ainsi. Ma précaution a flatté sa fierté et le mystère que j'y mettais à captivé son attention. Il se peut qu'en cela j'ai trahi déjà trop de formation érotique, que je serai plus tard en contradiction avec moi-même lorsque je serai forcé d'insinuer que je n'ai jamais aimé auparavant, mais cela n'a pas d'importance. Je ne crains pas de me contredire, pourvu qu'elle ne le flaire pas et que j'atteigne mon but. Libre aux disputailleurs savants de mettre de l'orgueil à éviter toute contradiction, la vie d'une jeune fille est trop riche pour en être exempte et elle rend donc la contradiction nécessaire.

            Elle est fière et, en outre, n'a aucune idée de l'érotisme. En matière spirituelle, il est vrai, elle me rend quelque hommage, mais quand l'érotisme commencera à se faire valoir il est fort possible qu'elle s'avise de tourner sa fierté contre moi. D'après tout ce que j'ai pu observer, elle ne sait que penser de l'importance réelle de la femme. C'est pourquoi il a été facile de soulever sa fierté contre Edouard. Mais cette fierté était tout à fait excentrique parce qu'elle n'avait aucune idée de l'amour. Dès qu'elle s'en fera une, sa vraie fierté naîtra, mais un reste de cette fierté excentrique pourrait bien s'y joindre, et alors il est toujours possible qu'elle se tourne contre moi.
            Elle ne se repentira pas d'avoir consenti aux fiançailles, mais cependant elle verra aisément que j'en suis sorti à bon marché et que de son côté l'histoire est mal partie. Si elle s'en rend compte elle osera m'affronter. Et c'est bien ce qu'il faut. Je saurai alors jusqu'à quel point l'émotion l'a pénétrée.
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            En effet ! De loin, dans la rue, j'ai déjà vu cette jolie petite tête bouclée qui se penche aussi loin que possible par la fenêtre. Voilà trois jours que je la remarque

          Ce n'est sûrement pas pour rien qu'une jeune fille regarde par la fenêtre, elle a sans doute ses raisons... Mais, je vous en prie, pour la grâce du ciel, ne vous penchez pas autant que cela. Je parie que vous êtes montée sur le barreau de la chaise, je le devine à la position. Rendez-vous compte de l'horreur que ce serait si vous tombiez sur une tête, non pas la mienne, car je reste, jusqu'à nouvel ordre, en-dehors de l'affaire, mais sur la sienne, car enfin il faut bien qu'il y en ait un... 
            Tiens, qu'est-ce que je vois là-bas, au milieu de la rue ? Mais, c'est mon ami le licencié Hansen. Sa tenue est singulière, il a choisi un véhicule exceptionnel et, à en juger par les apparences, il arrive sur les ailes du désir. Fréquenterait-il cette maison ? Et moi qui ne le savais pas...
            " Ma belle demoiselle, vous avez disparu. Oh ! je comprends, vous êtes allée ouvrir la porte pour le recevoir...
             Mais revenez donc, il n'a rien à faire du tout dans la maison...
             comment ? vous le savez mieux que moi ? Mais je vous l'assure, il me l'a dit lui-même. Si la voiture qui vient de passer n'avait pas fait tant de bruit, vous auriez pu l'entendre vous-même. Je lui disais, oh ! tout en passant : -  Entres-tu ici ? 
                                                 Il m'a répondu sans rien mâcher :
                                              - Non.
            Vous pouvez bien dire adieu, car à présent le licencié et moi allons faire une promenade. Il est
embarrassé, et les gens embarrassés aiment à bavarder. Maintenant je lui parlerai de la paroisse qu'il demande... Adieu, ma belle demoiselle, nous irons à la douane. En arrivant je lui dirai : malédiction ! comme tu m'as détourné de mon chemin. Je devais aller à Vestergade. "
             Enfin nous y voilà de  nouveau... Quelle fidélité, encore à la fenêtre. Une fille pareille doit rendre un homme heureux... Mais, demandez-vous, pourquoi fais-je tout cela ? Est-ce parce que je suis une crapule qui trouve son plaisir à taquiner les autres ? Nullement. Je le fais par sollicitude pour vous, aimable demoiselle. D'abord. Vous avez attendu le licencié, vous avez soupiré après lui, et lorsqu'il arrivera alors il sera doublement beau. Ensuite. Quand à présent le licencié entre il dira :
            " - Fichtre ! nous avons failli être pincés, ce sacré homme n'était-il pas devant la porte quand je venais te voir. Mais j'ai été malin, je l'ai engagé dans une longue parlotte sur la paroisse que je cherche, et patati et patata, je l'ai entraîné jusqu'à la douane. Je te promets qu'il n'a rien remarqué. "
            Et quoi alors ? Eh bien, vous aimerez le licencié plus que jamais, car vous avez toujours cru qu'il avait une excellente disposition d' esprit, mais qu'il fût malin... hein, vous venez de le voir vous-même. Et vous pouvez m'en remercier.                                                                           cottet.org 
            Mais, j'y pense, vos fiançailles n'ont évidemment pas encore été déclarées, car autrement je l'aurais su. 
            La fille est délicieuse et fait plaisir aux yeux, mais elle est jeune et ses connaissance n'ont peut-être pas encore mûri. Ne serait-il pas possible qu'elle aille faire un acte extrêmement grave à la légère ? Il faut l'empêcher, il faut que je lui parle. Je le lui dois, car c'est sûrement une jeune fille très aimable. Et je le dois au licencié, car il est mon ami, donc à elle aussi, car elle est la future de mon ami. Je le dois à la famille, car c'est sûrement une famille très respectable. Je le dois à tout le genre humain, car il s'agit d'une bonne action. A tout le genre humain ! 
            Haute pensée, sport édifiant que d'agir au nom de tout le genre humain, et que d'avoir en sa possession un tel pouvoir général.
            Mais revenons à Cordélia. J'ai toujours l'emploi d'états d'âme, et la belle langueur de cette jeune fille-là m'a réellement ému.

            C'est donc à présent que commence la première guerre avec Cordélia, guerre dans laquelle je prends la fuite et lui apprends ainsi à vaincre en me poursuivant. Je continuerai à reculer et, dans ce mouvement de repli, je lui apprends à reconnaître sur moi toutes les puissances de l'amour, ses pensées inquiètes, sa passion et ce que sont le désir, l'espérance et l'attente impatiente. 
            En les figurant ainsi pour elle je fais naître et se développer en elle tous ces états. Je la conduis dans une marche triomphale et je suis celui qui chante les louanges dithyrambiques de sa victoire autant que je guide ses pas. 
            Le courage de croire à l'amour lui viendra et, voyant l'empire qu'il a pris sur moi et mes réflexes, elle comprendra sa puissance éternelle. Devant ma conscience en mon art et la vérité qui est à la base de tout ce que je fais, elle me croira car, autrement, elle ne me croirait pas.
            A chacun de mes mouvements elle devient de plus en plus forte, l'amour naît en elle. Elle est investie de la dignité de la femme.
            Au sens prudhommesque je n'ai pas encore demandé sa main, mais à présent je le ferai, je la libérerai, car ce n'est qu'ainsi que je veux l'aimer. Il ne faut pas qu'elle soupçonne qu'elle me le doit, car elle perdrait confiance en elle. Alors, quand elle se sentira libre, tellement libre qu'elle serait presque  tentée de rompre avec moi, la seconde guerre commencera.
            A ce moment elle aura de la force et de la passion, et la lutte aura de l'importance pour moi. Quant aux conséquences immédiates, advienne que pourra.
            Mettons que, dans sa fierté, la tête lui tourne et qu'elle rompe avec moi, enfin ! elle aura sa liberté, mais, en tout cas, elle doit m'appartenir. C'est une sottise de penser que les fiançailles la lient, je ne veux la posséder qu'en sa liberté. Même si elle me quitte, la seconde guerre aura lieu et, dans cette lutte, je vaincrai, aussi sûr que sa victoire dans la première a été une déception pour moi.
            La première est la guerre de la délivrance, et elle est un jeu. La seconde est la guerre de conquête, elle se fera pour la vie ou la mort.

            Est-ce que j'aime Cordélia ? Oui ! Sincèrement ? Oui ! Fidèlement ? Oui ! au sens esthétique et cela aussi signifie bien quelque chose.
            A quoi servirait à cette jeune fille d'être tombée entre les mains d'un maladroit de mari fidèle ? Qu'aurait-il fait d'elle ? Rien. 
            On dit que pour réussir dans la vie il faut un peu plus que de l'honnêteté. Je dirais qu'il faudrait un peu plus que de l'honnêteté pour aimer une telle jeune fille. Et je possède ce plus, c'est la fausseté. Et pourtant, je l'aime fidèlement. C'est avec fermeté et continence que je veille moi-même à ce que tout ce qui est en elle, toute sa riche nature divine puisse se déployer. Je suis un des rares qui puissent le faire, elle est une des rares qui conviennent. Ne sommes-nous donc pas faits l'un pour l'autre ?


                                                                           à suivre............


mercredi 14 avril 2021

La Pyramide de Ponzi Xavier Bétaucourt Nathalie Ferlut ( BD France )

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                                                    La Pyramide de Ponzi

            Au début du siècle dernier, un certain Carlo-Pietro-Giovanni-Guglielmo Tebaldo Ponzi débarque à Boston. Il a quitté l'Italie, espérant faire fortune en Amérique, puisque ne dit-on pas qu'il suffit de se pencher pour ramasser l'or. Le but de son voyage devait être Pittsburgh et les 200 dollars reçus des mains de sa mère lui permettre d'attendre chance et travail lucratif. Mais Ponzi présomptueux joue durant la traversée, et il décide à son arrivée à Boston de rester avec plus que 3 dollars en poche. D'aventures en mésaventures Ponzi perd, se retrouve en prison, notamment à Atlanta, rencontre une jolie jeune fille, l'épouse et devenu le directeur de l'entreprise de sa jeune femme, ruine et perd tout. Elle absorbe tout ce qu'il dit, n'ont souvent plus un sou, mais Ponzi garde l'espoir de voir aboutir certain projet : Prendre aux uns et donner aux autres. Plus exactemet promettre un bon pourcentage aux premiers investisseurs qui sera prélevé sur les prochains capitaux versés.
Ils vont rouler sur l'or, durant quelques années, puis arrive le krach de 1928. Ce système financier a été plusieurs fois utilisé, chacun se souvient du plus récent, Madoff. Cette jolie bande dessinée, jolie parce que les dessins de Nathalie Ferlut, sont doux, les personnages peut-être un peu trop caricaturaux, mais les couleurs agréables, et comme Ponzi est toujours de bonne humeur dans l'histoire racontée ici par Xavier Bétaucourt, la BD se lit avec plaisir et de nous interroger, pourquoi vouloir toujours rajouter de l'argent à de l'argent, gonfler un capital ? Parce que.... et que.... aurait dit Proust.




mardi 13 avril 2021

La colère qui casse l'homme César Vallejo ( Poème Perou )

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                     La colère qui casse l'homme en enfant

            La colère qui casse l'homme en enfant,
            qui casse l'enfant en oiseaux égaux,
            et l'oiseau, après, en petits œufs ;
            la colère du pauvre
            a une huile contre deux vinaigres.

            La colère qui casse l'arbre en feuilles
            la feuille en bourgeons inégaux
            et le bourgeon, en ramures télescopiques :
            la colère du pauvre a deux fleuves contre nombre de mers.

            La colère qui casse le bien en doutes,
            Le doute, en trois arches semblables
            et l'arche, ensuite, en tombes imprévues ;                                               youtube.com
            la colère du pauvre
            a un acier contre deux poignards.
                                                                                         
 
            La colère qui casse l'âme en corps,
            le corps en organes dissemblables
            et l'organe, en huitièmes pensées ;
            la colère du pauvre
            a un feu central contre deux cratères.


                                                    26 Octobre 1937

                           César Vallejo

 

samedi 10 avril 2021

On ne sait qui va vers toi César Vallejo ( Poème Pérou )

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                              On ne sait qui va vers toi

            On ne sait qui va vers toi. Ne le cache pas.
            On ne sait qui aube.
            Caresse-le. Ne lui dis rien. Il est
            endurci par ce qu'il fuit.
            Caresse-le. Allez ! Comme tu le plaindrais.

            Raconte qu'il n'est pas possible
            que tous disent c'est bien
            quand tu vois qu'il se tourne et retourne,
            animal qui a appris à partir... Non ?
            Oui ! Caresse-le. Ne l'accuse pas.
                                                                                                                        freepik.com 
            On ne sait qui va vers toi aube.
             As-tu compté quels pores n'ouvrent qu'une sortie
             et combien une entrée ?
             Caresse-le. Allez ! Mais qu'il n'apprenne pas
             que tu le fais parce que je te le demande. 
             Allez !


                                     César Vallejo