lundi 25 octobre 2021

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 149 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )








 







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                                                                                                           16 Septembre 1665

            Levé, à pied à Greenwich, ai lu une pièce en chemin. Au bureau, où j'apprends que ce triple sot de John Mennes est parti rejoindre la flotte où il ne fera rien de bon, si ce n'est de se faire passer pour un âne,  car il ne pourra être d'aucun service, pas plus qu'il n'apprendra à milord, qui s'est mis au mouillage dans l'estuaire de la Tamise, quoi que ce soit qui en vaille la peine.
            A midi dîner chez milord Brouncker où étaient invités sir William Batten et sa dame, et fûmes fort gais, seulement attristés de l'augmentation prévisible de la peste cette semaine. Mais nous nous réjouissons quand même à la pensée de nos récentes captures. Après dîner Mr Andrews vint me voir sur rendez-vous, et nous allâmes tous deux nous promener dans le jardin et parler de notre affaire de Tanger. Je tentai alors de lui donner quelque encouragement afin qu'il poursuive ses activités avec ses collègues, ce à quoi il me parut sensible. Il faut avouer que j'en retire un profit tel que je ne peux que souhaiter qu'ils les poursuivent, et je ferait tout mon possible pour les aider dans leur trésorerie.
            Lui parti, après que je lui eus fait verser 2 000 £ et qu'il m'ait payé ma commission, je revins à pied travailler au bureau. Mais je constate qu'à cause de l'incommodité de cette pièce et du fait que je ne cesse de festoyer et boire du vin, je ne suis plus autant disposé à travailler qu'avant, comme je le devrais.
            Le soir chez le capitaine Cocke, pensant y dormir à cause de l'heure tardive, mais comme il n'était point chez lui, allai à pied le retrouver chez milord Brouncker où je restai un moment pendant qu'ils jouaient au trictrac, puis nous partîmes, à pied, chez lui. Là, après avoir soupé d'un bon bouillon, au lit, fort gai. car il est d'excellente compagnie.


                                                                                                                17 septembre
                                                                                                   Jour du Seigneur
            Levé et, avant même de sortir de ma chambre, écrivis une gamme afin de l'avoir sous la main prête à servir pour mes exercices, car il me tarde de mettre ce temps libre à profit pour perfectionner mes gammes et m'exercer dans l'art de composer. 
            Sur ce descendis rejoindre le capitaine Cocke aux mains de son barbier, le même que celui du commissaire Pett et celui dont j'ai déjà été le client. Il proposa de venir dans l'après-midi avec son violon, jouer des airs de viole de gambe, ce dont je me réjouis d'avance, et en attends grand plaisir.
            Une fois prêts à l'église où se trouvaient bon nombre de gens de qualité. C'est une fort belle église et on y entend un fort bon sermon de Mr Plume grand érudit. En sortant de l'église je vis Mr Pearse, à ma grande honte, car je ne suis point allé le voir depuis mon arrivée à Greenwich, mais je lui proms une visite. Puis en voiture dîner chez le capitaine Cocke où arrivèrent milord Brouncker et sa maîtresse, et la compagnie fut excellente. Mais au moment de dîner arrive ce nigaud de John Mennes, de retour de la flotte, qui n'a rien à dire de ce qu'il est allé y faire, mais nous dit à combien il évalue le butin, ajoute que milord Sandwich se porte bien et est impatient d'avoir de bonnes nouvelles de moi. Je fus soudain pris du désir de m'y rendre, ce dont je fis part à milord, et il fut aussitôt décidé qu'on irait par la prochaine marée, nous deux et le capitaine Cocke. Chacun alla donc se préparer et je rentrai à pied à Woolwich, me raser et me changer et, tandis que je m'apprêtais, ils vinrent avec le Bezan, yacht où je les rejoignis avec Tom, mon petit valet. Fîmes voile fort gaiement et, après avoir contourné Gravesend où on s'amarra pour la nuit, on soupa, bavarda et on alla enfin dormir, très commodément installés sur les coussins de la cabine.


                                                                                                                 18 septembre

            Arrivâmes au point du jour en vue de la flotte, splendide spectacle car il y avait là plus de cent navires, grands et petits, parmi lesquels le vaisseau amiral de chaque escadre, reconnaissable aux divers étendards hissés au grand mât, au mât de misaine ou au mât d'artimon. Il y avait entre autres le Sovereign, le Charles et le Prime à bord duquel se trouvait milord Sandwich. Quand nous fûmes très près milord dormait encore, on jeta donc l'ancre à quelque distance, pensant pouvoir le rejoindre en chaloupe, mais le vent et la marée nous étaient si contraires qu'on n'y put parvenir, même avec l'aide d'un canot du Prince venu nous remorquer. Enfin, pourtant il nous hala suffisamment près, si bien qu'on nous lança un cordage du haut, et on put se hisser à bord, non sans mal, patience et longueur de temps, car il faisait grand froid. Avons trouvé milord en robe de chambre, frais levé et fort dispos. Il nous reçut aimablement, nous décrivit l'état de la flotte : les provisions font défaut, il y a pénurie de bière et on manque de tout ou presque, depuis trois semaines, voire un mois, la flotte n'ayant plus que quelques jours de viandes desséchées. Il ajouta qu'à son opinion aucune flotte n'avait été mise à la mer lors de sa dernière sortie.
            Il nous donna des détails au sujet de l'affaire de Bergen, afin de nous montrer qu'on ne peut se fier à la rumeur publique pour les choses dont elle ignore tout. La rade de Bergen est à peine assez large, tant s'en faut, pour que les navires puissent y accéder, et les bouts de vergues se prennent dans le rochers. Il n'a trouvé, selon ses renseignements, aucune raison valable d'incriminer les décisions prises par Tedema,, ce dernier n'ayant pas perdu de temps à négocier, sinon de nuit et, pendant qu'il se préparait à l'assaut et amenait son navire sur la ligne de front, ce qui ne prit pas un quart d'heure de plus, dit-il, et contrairement à ce qu'on croit, il était impossible de faire entrer en ligne un plus grand nombre de navires, et tout aussi impossible de faire débarquer des hommes, car il y avait à terre 10 000 Danois en armes. Impossible enfin d'en attendre davantage des Danois qui ne pouvaient mettre feu aux navires sans du même coup incendier la ville entière. Mais, dit-il, là où les Danois commirent une erreur, c'est en venant au secours des Hollandais, tout en traitant avec nous, alors qu'ils auraient dû être neutres.     
      Quoiqu'il en soit ils se contentèrent de nous demander de nous en tenir à notre traité, à savoir que nous ne devions pas venir avec plus de cinq navires. Ils hissèrent le pavillon en signe de trêve, et milord ajoura qu'il jurerait l'avoir vu. Et ce faisant ils nous tirèrent dessus, soit qu'il n'ait point été vu, soit qu'on ait point jugé bon de cesser le feu à la vue de ce pavillon, alors qu'eux continuaient leur tir.
            Mais ce qui étonne le plus milord, et ce qu'il reproche aux Danois, c'est que cet âne bâté qui a tant de dettes envers les Hollandais, et qui disposait là d'un trésor plus précieux que son propre royaume, dont la privation aurait appauvri les Hollandais à jamais, ne profita point de l'occasion pour rompre avec eux, et leur payer sa dette, dont il aurait été quitte, en s'emparant du plus fabuleux trésor qui ait jamais existé. Puis milord me parla de ses affaires en privées, ne me fit pas mystère de la situation pitoyable où se trouvait la flotte et de l'immense chance qu'il avait eue, et sans laquelle aucune des captures n'aurait pu se faire. Il me dit aussi qu'il trouvait désobligeant et injuste le procès de Coventry qui avait envoyé sir William Penn prendre les devants, mais qu'à force de se montrer autoritaire et enjôleur avec sir William Penn celui-ci perdit tout pouvoir sur la flotte, alors qu'elle lui témoigna à lui son obéissance. Il ajoute qu'il est homme de grande bassesse et mauvais coucheur, il est fourbe et retors, ce que je tiens pour vrai, et comme je le fis jadis, je dis à milord ce que je savais de cet homme.
            Bientôt fut réuni à bord un conseil de guerre auquel se joignit William Penn et d'autres. On discuta des besoins de la flotte en subsistances, vêtements et argent, chacun, sauf milord y allant de son discours. A en juger par les sottises faussement graves de sir William Penn et les piètres et misérables propos des autres, je crois pouvoir dire que la direction et le gouvernement des affaires les plus sérieuses qui soient, dans les trois nations, sont confiées, ma foi, à des cervelles très ordinaires, milord mis à part. Toue en effet repose sur lui et lui seul, qui fait des autres ce qu'il veut, ne trouvant point chez eux le moindre soupçon d'entendement pour pouvoir le contredire sur tel ou tel point. Si bien que je crains fort que tout soit mené aussi mal que le reste des affaires publiques du roi.
            Le conseil terminé ils partirent tous, sauf sir William Penn, mais le vent était si violent que le bateau, bien que le tangage fût à peine perceptible à l'œil, me donna le mal de mer, si bien que je ne pus rien manger, ou presque.
            Après dîner Cocke me pria de l'aider à obtenir 500 £ de Howe, le vice-trésorier, ce à quoi milord Brouncker et moi-même sommes intéressés. Je m'adressai donc à milord qui consentit. Je fis verser la somme à sir Roger Cuttance et Mr Pearse à titre d'acompte pour plus de 1 000 £ de marchandises, macis, noix de muscade, cannelle, clou de girofle. Il me dit que nous pouvions compter sur 500 £ de profit, ce que Dieu veuille !
            J'apprends que le pillage des deux navires de la Compagnie des Indes orientales a été considérable, mais qu'ils arriveront au roi encore bondés de richesses. Si bien que j'espère que ce voyage me vaudra une centaine de livres. Versâmes cet argent puis prîmes congé de milord, et regagnâmes le yacht, ayant vu bon nombre de mes amis à bord. J'apprends, entre autres, que Will Howe s'enrichira fort dans cette histoire, et qu'il en devient déjà fier et insolent, mais je m'y attendais.
            Tout le monde m'a dit combien milord Sandwich s'était inquiété de moi pendant mon long silence, craignant que je ne fusse mort de la peste, en ces temps d'épidémie.
            Sitôt arrivé sur le yacht, bien que fort réjoui de l'excellente besogne que nous avons faite aujourd'hui, je fus vaincu par le mal de mer, et me mis à vomir d'abondance, ce qui dura assez longtemps, et je finis par descendre dans la cabine où, quand j'eus fermé les yeux, ma nausée se calma et je m'endormis jusqu'à notre arrivée dans l'embouchure de la rivière de Chatham, où l'eau était étale, si bien que je me sentis bien. Mais la marée nous étant défavorable, accostâmes un peu avant Chatham, parcourûmes une demi-lieue à pied, en causant plaisamment, arrivâmes à la nuit tombée, tout juste lorsqu'il se mit à pleuvoir.
            Chez le commissaire Pett, pûmes bien boire et bien manger, fort gaiement. Vers dix heures du soir, au clair de lune et par grand froid, prîmes sa voiture dans laquelle nous voyageâmes toute la nuit jusqu'à Greenwich, tantôt somnolant, tantôt bavardant et riant. Ce fut fort plaisant, à ceci près qu'il faisait un froid de tous les diables, ce qui me fit craindre de prendre une fièvre.
            L'incident le plus coasse se produisit lorsque, la voiture s'arrêtant brusquement, le cocher en descendit et cria " Ho ! " pour calmer les chevaux qui s'agitaient, ce qui me réveilla. Je tressaillis en voyant le cocher debout près de la malle arrière à faire je ne sais quoi, puis crier tout à coup " Ho ! ", si bien que sans le reconnaître, ni même songer que ce pouvait être lui, je trouvai le courage, dans un demi-sommeil de le saisir par l'épaule, croyant qu'il s'agissait d'un voleur. Lorsque je fus tout à fait éveillé je sentis mon cœur poltron s'emplir de frayeur et vis bien que jamais je n'aurais accompli une telle action en état de veille, 


                                                                                                                      19 septembre

            Arrivâmes vers 4 ou 5 heures du matin à Greenwich. Après avoir déposé milord Brouncker en premier, allâmes, Cocke et moi, chez lui, de jour. Là, à notre vive inquiétude, ensommeillés et grelottants, apprîmes la mauvaise nouvelle : Jack, le petit valet du capitaine Cocke, était allé s'aliter, souffrant, ce qui nous émut fort, car le garçon, nous dit-on, se plaignait de la tête, ce qui parut mauvais signe. Ils se consultèrent donc pour aviser, si ou non il fallait le transporter ailleurs. Pour ma part je choisis de ne pas trop leur laisser trop voir ma peur en partant, et d'ailleurs je n'avais nulle part où aller, me couchai donc et dormis jusqu'à 10 heures, lorsque le capitaine Cocke vint me réveiller et me dire que son valet allait mieux, nouvelle que j'eus grand plaisir à entendre et lui à m'en faire part. Levé et au bureau où l'on travailla peu, à vrai dire trop peu.
            A midi fûmes invités chez milord Brouncker où on attendit milady Batten jusqu'à 4 heures, comme elle ne venait point on dîna fort gaiement, mais contrariés de l'avoir tant attendue. Après dîner au bureau, écrire des lettres, jusqu'au soir. Puis chez sir John Mennes, où milady Batten était arrivée. Je les trouvai tous fort occupés à jouer aux cartes. Puis milord Brouncker et sa maîtresse durent partir, et d'autres et, alors que je m'attendais à voir sir John Mennes et sa sœur rester à faire souper sir William Batten et milady, je les vis monter se coucher fort en colère, sans le moindre signe d'adieu et les laissai en tête à tête avec Mr Boreman.                                                                                pinterest.fr   
            Je n'en sus pas aussitôt le pourquoi, mais on me dit que la raison en est que sir John Mennes espérait les garder à souper, mais qu'eux, sans égard pour leur hôte, avait sollicité Boreman en premier et voilà toute la querelle. Je restai néanmoins souper. Nous étions fort contrits de cette affaire, et plus encore d'apprendre que le valet de Cocke est malade, et que milady Batten et sir William Batten sont venus à Greenwich avec l'intention d'y loger, si bien que je dus trouver un nouveau gîte, que Will Hewer me procura en me laissant sa chambre en ville. C'est une bonne chambre et je dormis fort bien.
                                                                                                                                                                                                                     20 septembre 1665

            Réveillé par le capitaine Cocke ( fort en émoi la nuit dernière parce que la santé de son valet avait empiré, sur quoi il l'avait transporté de chez lui à l'écurie, et m'apprend, à mon grand réconfort que son valet est remis. 
          Levé, après m'être fait raser, c'est la première fois qu'un barbier me rase depuis au moins un an , me rendis chez sir John Mennes où les uns et les autres sont encore tout froissés et refusent de se parler, puis sir John Mennes et sir William Batten durent partager le carrossé de milord Brouncker et on partit tous les quatre à Lambeth Hall chez le duc d'Albemarle, l'informer des dispositions que nous avions prise au sujet de la flotte, somme toute fort peu de choses et recevoir ses consignes. Seigneur ! Triste époque que celle où on ne voit plus de bateaux sur la Tamise, où l'herbe envahit la cour de Whitehall et où seuls quelques pauvres hères hantent les rues. Pis encore, le duc nous montre les chiffres de la peste de la semaine que lui a fait parvenir le lord-maire hier soir : ils dépassent de 600 ceux de la semaine précédente, contrairement à ce que nous espérions, conséquence des frimas de l'arrière-saison. Le nombre total des morts est de 8297, dont 7165 morts de la peste, soit 50 de plus que le bulletin le plus alarmant et qui nous accable tous de douleur.
            Milord Brouncker et le capitaine Cocke me firent part de leur dessein de désigner milord Brouncker comme celui d'entre nous qui serait envoyé à bord des navires de la Compagnie des Indes orientales, ainsi que le capitaine Cocke en tant que marchand, accompagné de sir John Mennes et de sir John Smith. Mais je fis en sorte que seuls milord Brouncker et sir John Mennes fussent désignés, voulant empêcher les marchands de s'en mêler, car m'est avis que leur présence serait des plus préjudiciables pour le roi. J'ai rendu là, je crois, un excellent service, encore que je ne puisse me libérer complètement de la jalousie qui me tenaille à ce sujet, à l'idée que d'autres que moi feront leurs choux gras de cette affaire, pendant que je consacre mon temps à résoudre les difficultés du bureau.
            Revins dans le carrosse de milord, chez milord Brouncker où je retrouvai milady Batten, devenue grande amie de Mrs Williams, la catin de milord Brouncker. Dîner fort gai.
             Sur ce chez sir John Mennes d'où étaient partis sir William Batten et milady, et rentrés chez eux à Walthamstow, car ils sont fort en colère contre sir John Mennes, mais aussi par la force des choses, car ils ont appris qu'une de leurs servantes est tombée malade. Je restai donc et décidai de profiter du carrosse de milord Brouncker, qu'il mit à ma disposition, bien qu'il ne puisse venir lui-même, comme prévu. Retournai à ma chambre de la nuit dernière et, au lit, où je suis fort bien couché.


                                                                                                                        21 septembre

            Levé entre 5 et 6 heures du matin et j'eus le temps de me préparer avant l'arrivée de la voiture de milord, venu me prendre. Accompagné de Will Hewer, en deuil de son père récemment mort de la peste comme celui de mon petit valet Tom, je partis, emportant sur moi 100 £ environ pour payer les appointements, si bien que je ne voyageai point tranquille craignant d'être volé. En arrivant ne trouvai que Mr Ward qui me conduisit auprès de Burges puis de Spicer, encore au lit, ayant surveillé la maison car ils sont de quart chaque nuit, et restèrent au lit tard ce matin, mais je ne trouvai rien de fait, ce qui me contraria. N'y pouvant rien je suivis Mr Ward qui me fit visiter les lieux. Mais bientôt Spicer et Mr Falconbridge vinrent me trouver et on se rendit au village voisin, Ewell, où on put boire, rafraîchir les chevaux et commander à dîner. En attendant que ce fût prêt j'allai visiter la maison et le parc avec Spicer. Ce que j'ai vu jusqu'à présent est magnifique, ainsi que la perspective aux alentours de la maison, une immense allée où alternent ormes et noyers, toutes les façades extérieures sont ornées de scènes à personnages et il y a un beau tableau de Rubens ou de Holbein. Et ce qu'il y a de remarquable, c'est que tout à l'intérieur, à savoir les jambages et les huisseries est recouvert de plomb et doré. En me promenant dans le jardin à l'abandon vis une fillette toute simple, une parente de Mr Falconbridge, qui chantait fort juste, se fiant à son oreille et d'une voix charmante. S'il me manque une servante je songerai à elle.
            Puis on se rendit au village et on dîna tous ensemble, et ce fut un bon dîner commandé par mes soins. Falconbridge dîna ailleurs où il avait rendez-vous. J'ai trouvé William Bowyer, à 41 ans étonnamment jeune, il en paraît 24 au plus. C'est ma foi l'une des choses les plus surprenantes qui soient.
            Après dîner, vers 4 heures, on se sépara et je rentrai en voiture, craignant toujours pour cet argent que je transportais sur moi, mais l'ami de Spicer qui est l'un des gardes du Duc nous accompagna presque tout au long du chemin. J'arrivai chez milord Brouncker avant la nuit, soupai en sa compagnie et en celle de sa maîtresse et de Cocke dont le valet est toujours souffrant.
            Après avoir perdu une couronne au trictrac, rentrâmes à pied et Cocke m'accompagna à mon nouveau gîte là, au lit.
            < Ma seule occupation aujourd'hui, pendant l'aller et le retour en carrosse, fut de réviser ma gamme que je voudrais connaître à la perfection. >


                                                                                                                           23 septembre 

            Levé tôt et au bureau pensant pouvoir compléter les 5 ou 6 derniers jours de mon journal, mais milord Brouncker et sir John Mennes me demandèrent de les accompagner. A Blackwalle afin de vérifier l'état des entrepôts où seront emmagasinées les marchandises débarquées des navires de la Compagnie des Indes orientales. Ensuite chez Johnson qui nous fit un accueil chaleureux avec force vin et victuailles. Mais ce qu'il nous apprit est fort intéressant : lors du creusement du nouveau dock, il retrouva des arbres en parfait état recouverts de terre, des noyers avec leurs branches et même avec leurs noix dont il nous fit voir quelques-unes, aux coques noircies par le temps, et dont une fois ouvertes le fruit était desséché, mais avec une coquille plus dure que jamais. Il nous montra aussi un if dont, dit-il, on avait retiré le lierre encore intact et qui taillé à la hachette se révéla que l'arbre vivant, réputé très dur à l'état naturel, mais je ne m'y connais guère. A ce qu'il paraît, les branches étaient entières quand on les coupa du tronc, ce qui est fort curieux.                                 pinterest/fr
            Repartis par le fleuve, puis chez moi à pied avec milord Brouncker. Au moment du dîner arrive une lettre de milord Sandwich me disant qu'il serait aujourd'hui à Woolwich et souhaitait que l'on s'y rencontrât. Je crains fort qu'elle n'ait traîné un bon moment dans la poche de John Mennes par qui elle m'est parvenue, ce qui nous donna l'occasion à milord Brouncker à sa maitresse et à moi de parler de sir John Mennes et de remarquer qu'il est des plus inapte en affaires, néanmoins j'appris plus tard qu'il n'était en rien coupable pour le retard de cette lettre, mais j'ai à présent la preuve claire et nette de ce que pense milord Brouncker de lui. Il fit aussitôt atteler sa voiture et on se rendit à Woolwich, où milord n'y étant pas on prit une barque et à environ un mile de la côte je le vis à bord de son ketch, l'abordai et revins avec lui. Après une petite halte chez moi que j'avais prévue afin que ma femme pût le rencontrer, nous allâmes tous ensemble chez Mr Boreman où sir John Mennes lui fit grand accueil, et c'est là qu'il dormira. Sir John Mennes lui fit servir d'emblée un excellent souper et on conversa fort plaisamment.....
            Milord me témoigna grand respect et force amabilités, puis au hasard des circonstances une chose en amenant une autre, il observa la joie extrême que je manifestai à la vue de la lettre que lui avait adressée le roi. Je leur dis combien je l'avais embrassée et combien j'aimais le roi quelle que fût son attitude. La chose eut un tel effet sur milord Brouncker qu'il ne put se retenir de m'embrasser devant milord, disant qu'il trouvait chaque jour davantage de raisons de m'apprécier. Le capitaine Cocke, quant à lui, entendit milord dire grand bien de moi, ce qui pourra m'être de quelque utilité.
            Parlâmes entre autres de longévité, sir John Mennes disant que son grand-père vi
vait sous le règne d'Edouard V et milord Sandwich que depuis le roi Henri VIII il y avait somme toute fort peu de descendants dans sa famille, à savoir le président du tribunal du Banc du roi et lord Montagu son fils, le père de lord Sidney soit son propre père. Et pourtant, fait étrange entre tous, il nous assura qu'il avait entendu lord Montagu lui-même qui au temps du roi Jacques avait eu l'idée de demander au roi de le priver du droit d'hériter de terres concédées à sa famille sous Henri VIII qui alors reviendraient à la Couronne, ce qui fut fait, afin de montrer au roi qu'il était fort improbable que la chose eût lieu à moins que le roi n'y trouvât un intérêt immédiat, dire qu'à cette époque il y avait 4 000 descendants issus du président du tribunal du Banc du roi. Il semble que le nombre de filles dans cette famille fût fort élevé et qu'elles-mêmes eurent des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. Il m'assura que c'était une vérité connue de tous et indiscutable.
            Après dîner milord Brouncker prit congé et je fis de même accompagné du capitaine Herbert que j'hébergeai chez moi. Il n'eut de cesse de savoir qui était la personne en robe noire qu'il avait vue aux côtés de ma femme hier, refusant de croire qu'il s'agissait de Mercer, c'était pourtant bien elle.


                                                                                                                 23 septembre 1665

            Levé et chez milord Sandwich qui me demanda quelle confiance il pouvait accorder au capitaine Cocke dans l'affaire des prises de guerre, milord me disant qu'elles lui ont rapporté 2 000 à 3 000 £ et que c'est une bonne manière de se procurer de l'argent plutôt que d'attendre la gratification du roi car, observe-t-il, l'argent ainsi obtenu du roi l'est beaucoup plus sûrement que s'il fallait patienter jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Je lui conseillai de ne point accorder une confiance illimitée à Cocke, mais offrir de lui avancer 1 000 ou 2 000 £ à terme, rubis sur l'ongle. Il fut d'accord, ce qui me réjouit fort car peut-être en tirerai-je quelque bénéfice.
            Puis nous prîmes des voitures pour Lambeth, milord ainsi que tous les membres du bureau et allâmes chez le duc d'Albemarle où, lorsqu'il eût fort aimablement complimenté milord, nous tînmes notre réunion sur la question des dispositions à prendre en matière d'argent et de subsistances pour la flotte, ainsi que sur le sort des invalides et des prisonniers; Je suggérai de prendre sur les prises de marchandises pour un montant de 10 000 £, ce qui fut accepté. Le duc et milord signèrent un ordre de paiement, comme il se doit, qui fut ensuite transmis à milord Brouncker et à sur John Mennes. J'ignore quelles difficultés apparaîtront dans cette affaire, mais je crains qu'elles ne soient nombreuses.
            Puis on dîna et j'entendis milord Craven murmurer des propos avantageux à mon égard, car il a fort bonne opinion de moi, et que ce bon milord appuya. Sur ce milord Craven parla de moi au duc haut et fort devant tous les autres, et le duc ajouta quelques compliments tout aussi avantageux ce qui, je crois, ne réjouis pas mes confrères outre mesure, mais me procura une très grande joie.
            On se quitta, milord Sandwich devant rendre visite à l'évêque de Canterbery et je descendis avec sir William Batten jusques à la Tour d'où il poursuivit son chemin par le fleuve, tandis que je rentrai chez moi. Entre autres, pris tout mon or sur moi, ce qui fait 180 livres ou plus, afin de le transporter ce soir en compagnie du capitaine Cocke, à bord d'un bateau, espérant l'investir et en tirer bien davantage.
            A Greenwich, à mon bureau où j'écrivis plusieurs lettres, puis chez milord Sandwich où ce fut fort plaisant. Il eut maintes bontés pour moi et me complimenta au su de tous. Je partis après souper, et avec le capitaine Cocke à bord du yacht, vers 10 heures du soir. Avons causé et bu quelque peu. J'avais l'esprit tout préoccupé de notre entreprise, craignant d'être doublé par le capitaine. Et on alla dormir sur des lits que le capitaine avait apportés à bord, fort confortables. Jamais je n'ai dormi aussi bien que sur ces lits posés à même le sol de la cabine.


                                                                                                                        24 septembre
   pinterest.fr                                                                                                      Jour du Seigneur
            Me réveillai, me levai, bus, puis nous discutâmes. Comme nous étions à la hauteur de Grayes et que c'était une belle matinée, fort calme, nous prîmes notre canot pour aller à la Pêcherie. Avons acheté quantité de beaux poissons, puis on se rendit à Gravesend, chez White, en faire préparer une partie. En attendant nous fîmes une promenade d'un mile environ, en-dehors de la ville et nous revînmes. Après le déjeuner un de nos bateliers nous vint dire qu'il avait entendu parler d'une bonne affaire de clous de girofle pouvant nous intéresser. Nous nous rendîmes à une taverne borgne à l'autre bout de la ville. Nous trouvâmes deux matelots misérables et pouilleux qui, à eux deux les pauvres, avaient 37 livres de clous de girofle et 10 livres de noix de muscade que nous leur achetâmes. 5 shillings et 6 pence la livre pour les premiers, et le reste à 4 shillings. Les payâmes en or, mais Seigneur ! ces hommes sont d'une bêtise quant il s'agit de vendre, et d'une telle crédulité qu'ils goberaient n'importe quoi. ils ont voulu nous vendre pour 20 livres de clous de girofle un sac qui pesait 25 livres après pesée. Mais jamais, sut ma conscience, je ne me serais permis de faire du tort à ces malheureux qui nous dirent au prix de quels dangers ils s'étaient procurés une partie de ces marchandises, et combien ils payaient cher le reste.
            Après, satisfaits de notre affaire, revînmes à bord et parlâmes de notre entreprise. Mais il rechigne encore de m'en entretenir à découvert, et je ne m'engage pas tant que je ne saurai pas clairement comment il se comportera avec sir Roger Cuttance. Quoi qu'il en soit cette conversation  me servit et me valut une copie de l'accord passé l'autre jour à bord au sujet de la part qui revient à Mr Pearse et sir Roger Cuttance, la plus belle part revenant à milord Sandwich.

            On dîna vers 3 heures, puis je descendis dans la cabine écrire mon journal pour ces sept derniers jours qui m'ont valu de grandes satisfactions, car il a plu à Dieu qu',en ces tristes temps de peste, de faire en sorte que tout a conspiré à mon bonheur et à mes plaisirs, et ce en l'espace très court de ces trois derniers mois qui m'ont plus apporté que tout le reste de ma vie. Que Dieu m'accorde longtemps cette faveur et m'en rende reconnaissant ! Ayant terminé mon journal, lus et bavardai, puis souper et, au lit, l'esprit quelque peu inquiet, car j'ignore encore quelle part de bénéfices le capitaine Cocke me réserve dans cette affaire.


                                                                                                                            25 septembre

            Arrivés près de la flotte montâmes à bord du Prince où, après de longues discussions, nous décidâmes avec sir Roger Cuttance, d'acheter pour 5 000 £ de soie, de cannelle, de noix de muscade et d'indigo pour le compte de milord Sandwich. J'étais sur le point de signer un ordre de paiement mais, par chance, je m'en gardai, ce dont à la réflexion je me réjouis par la suite, car je redoutais quelque machination de la part du capitaine Cocke dont les conditions me seraient peut-être désavantageuses.
            Je ne pus rapporter aucune babiole pour ma femme. Allai dîner puis, en grande hâte, fis une brève visite à sir William Penn que je trouvai avec milady, sa fille et de nombreux officiers, attablés pour le dîner. Il y avait entre autres sir George Ascue dont plus personne ne parle, pourquoi, je l'ignore. Ce fut un dîner fort plaisant, après quoi sir William Penn s'entendit avec Cocke pour lui acheter dix balles de soie à 16 shillings la livre, une bonne affaire au dire de Cocke.
            On repartit sur le Prince et milord venu de Greenwich monta bientôt à bord. Je le lis en gardeen quelques mot contre un excès de confiance envers Cocke, puis on se sépara et on revint à bord du yacht. Mais comme il n'y avait point de vent nous prîmes pour gagner du temps notre canot à rames pour aller à Chatham. La nuit tombante nous mit dans les pires embarras. Notre idiot de batelier, pourtant sûr de lui s'est trompé une ou deux fois, et je me demande si ce n'était pas plus. En chemin, j'ai été surpris, avec les autres, par l'apparence étrange de l'eau de mer par une nuit sans lune, et pourtant elle avait l'éclat du feu à chaque coup de rame. On dit que c'est le signe d'une tempête.......
            On se rendit à l'auberge de la Couronne, à Rochester. Soupâmes, plaisantâmes avec notre pauvre petit pêcheur qui nous raconta qu'il n'avait pas dormi dans un lit de toutes ces sept longues années, depuis le début de son apprentissage, et qu'il devait servir comme apprenti encore deux ou rois ans. Mangeâmes un morceau puis, au lit, tout habillés.


                                                                                                                      26 septembre 1665

            Levés dès 5 heures, prîmes des chevaux de poste, et en route pour Greenwich, après un arrêt à Deptford, pour boire.. A Greenwich me changeai et au bureau d'où bientôt milord Brouncker et sir John Mennes se mirent en route pour Erith, afin de prendre en charge les deux navires de la Compagnie des Indes orientales, chose que j'ai moi-même combinée dans l'espoir de rendre service au roi, ce qui me vaudra peut-être à moi aussi quelque faveur. Allai dîner avec Mr Waith chez son beau-père à Greenwich, ce vieillard le plus benêt, le plus inoffensif, le plus radoteur qui soit. .
            Creed dîna avec moi et, entre autres discours, me fit promettre de lui verser la moitié de la commission qu'il pourrait m'obtenir de milord Rutherford en remerciement de mes services pour ses affaires, ce qui, dit-il, devrait avoisiner au bas mot 50 £ pour ma part. Voilà qui est bon à prendre, bien que j'aie dû ruser pour y parvenir. Bientôt arriva Llewellyn, et je compte recevoir bientôt quelque chose de Dering. Eux partis, avec Mr Waith allai discuter dans le jardin, grandement embarrassés, car nous craignions de perdre l'intérêt et le principal de ce que nous avons investi en achetant les marchandises provenant des prises, ce qui me fait songer à me désintéresser de l'affaire, mais j'aviserai avant de m'y résoudre. Puis au bureau et, après quelques lettres, rentrai à Woolwich où voilà une semaine que je n'ai pas dormi auprès de ma femme, voire plus. Après souper et lui avoir confié mon embarras au sujet de ma décision d'acheter ces marchandises, au lit.


                                                                                                               27 septembre

            Levé pus voir et admirer le tableau que ma femme a fait de Notre Sauveur. Il est achevé et fort joliment exécuté. Par le fleuve à Greenwich où je retrouve Creed et lord Rutherford qui me dit qu'il me donnerait 100 £ pour ma peine, ce dont je me réjouis, mais ce sacré aigrefin de Creed m'a extorqué la promesse de lui en donner la moitié. Allâmes à la taverne de la Tête du Roi, celle où l'on joue de la musique, c'est la première fois que j'y vais, et nous eûmes un bon déjeuner. Pris congé, fort tourmenté d'avoir appris par Creed qu'il avait entendu raconter à Salisbury que j'étais devenu grand jureur et grand buveur, alors que je m'en garde bien, Seigneur ! Il a suffi que je boive un tout petit peu de vin ces derniers temps pour que ceux qui me jalousent en profitent ! Me rendis chez le capitaine Cocke qui n'est point encore en ville, puis chez Mr Evelyn où on plaisanta gaiement, puis avec lui en voiture chez le duc d'Albemarle, à Lambeth, qui était de fort belle humeur. Le duc nous apprit que les Hollandais étaient toujours en mer et que notre flotte doit faire voile à nouveau ou s'y préparer. Nous prîmes diverses résolutions, comme il convient, pour venir en aide aux prisonniers, aux malades et aux blessés, vis aussi le bulletin de mortalité pour la semaine passée. Dieu soit loué ! Il y a 1 800 morts de moins, c'est la première fois que le nombre de décès baisse de façon notable.
            Revins par le même chemin et eus une conversation intéressante avec Mr Evelyn sur toutes sortes de savoir, en quoi il me parut gentilhomme fort raffiné, tout particulièrement en peinture, discipline dans laquelle excelle, selon lui, la belle Mrs Myddleton et en quoi sa propre femme réussit assez bien. Il me déposa au bureau où le capitaine Cocke arriva à l'improviste avec une partie de nos marchandises dans un chariot. Il fut d'abord décidé qu'elles seraient d'abord entreposées dans notre bureau, puis on revint sur cette résolution, l'endroit se trouvant dans le palais du roi, elles furent alors déposées chez son ami Mr Glanville où elles seront en sûreté, il faudrait que le reste le soit aussi. Nous en vînmes à causer de mon bénéfice, et il m'offrit 500 £ net, alors que je voudrais m'assurer un profit net de 600 £. On se quitta à la nuit tombée et je restai dormir chez Mr Glanville, car il n'y a personne si ce n'est une servante et un jeune homme. J'ai quelque inquiétude, d'une part parce que je ne sais comment me comporter dans cette affaire où je n'ai point envie de renoncer à mes bénéfices, et d'autre part parce que Jack est toujours malade et le nègre de Cocke vient aussi de tomber malade. Une fois Cocke parti, au lit.


                                                                                                                  28 septembre
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            Levé fort satisfait de mon gîte pour la nuit, bus une chope de bière et en route pour mon bureau, travaillai, puis pris une barque et descendis à Woolwich, après être passé prendre Mrs Williams qui descend voir milord Brouncker. Dînai là, préparai papiers, argent et autres en vue de mon expédition à Nonsuch le lendemain. Et me rendis à Greenwich où je travaillai fort tard en attendant la visite du capitaine Cocke qui arriva. Il m'accompagna à mon nouveau logis, où j'ai choisi de dormir de préférence à cause des marchandises entreposées et du bénéfice qu'elles me vaudront, mais la maisonnée dormait encore, on dut donc taper à la porte pour les réveiller. Dormis mais fus fort embarrassé d'un relâchement du ventre en pleine nuit, causé, je crois, par une chemise encore humide portée cette nuit. Tâtonnai à la recherche d'un pot de chambre, mais n'en trouvai point et je dus aller tirer la servante de son lit qui avait, je suppose, omis d'en placer un. Si bien que je fus obligé, dans cette maison qui ne m'était pas familière, de me lever pour aller chier dans la cheminée, par deux fois. Me recouchai, la douleur passant me rendormis.
< < 29 >> jusqu'à 5 heures, où il fait encore nuit noire à présent. Me levai ayant donné à Marlowe la consigne de me réveiller. Levé donc, puis habillé. Bientôt arriva, à cheval, Lashmore, je me fis apporter mon cheval, emprunté à Mr Gilsthropp, secrétaire de sir William Batten, et on se mit en route à bride abattue. Atteignîmes Nonsuch vers 8 heures, après un voyage plaisant et par grand beau temps. J'arrivai juste pour l'heure de l'office à la Chapelle, et m'y rendis avec eux, puis allai dans divers bureaux au sujet de mes tailles. L'encochage était fait, mais mal, car on avait encore des sommes ne convenant pas à mes besoins, si bien que je dus les faire promettre de les encocher à nouveau pour les bonnes sommes. Seigneur ! J'eus toutes les peines du monde à convaincre ces crétins de le faire, en particulier Mr Warder, chargé d'enregistrer les dépenses et les recettes, alors qu'il n'avait guère lieu de se méfier. J'y parvins enfin et leur laissai mes tailles pour les reprendre un autre jour. Puis nous allâmes à pied à Ewell où je leur payai une tournée. La maison était pleine et on se divertit grandement avec la sœur de la patronne, une vieille fille qui vient d'épouser un lieutenant de la compagnie qui y a pris ses quartiers. Causâmes plaisamment puis, le dîner terminé, remontâmes en selle pour arriver à Greenwich avant la nuit. Regagnai mon logis où, fatigué, je m'assis et commençai à classer les papiers de mon portefeuille. Puis arriva le capitaine Cocke, eûmes une longue et sérieuse conversation sur le désordre dans lequel se trouve l'Etat  par manque d'officiers chargés des affaires publiques et capables de les démêler. On se quitta après avoir bavardé très tard. Avons aussi parlé de la dernière affaire que j'envisageais, à savoir des profits que je ferai sur le capital investi dans ces marchandises, mais il estime que j'en demande trop et continue à me parler de 500 livres net. On laissa là ce sujet et j'allai me coucher.
            < J'ai appris de source sûre, ce soir en chemin, que sir Martin Noell est mort de la peste aujourd'hui à Londres, après avoir été malade huit jours. >


                                                                                                                         30 septembre 1665

            Levé et au bureau où je travaillai toute la matinée, à midi allai dîner avec sir William Batten chez le colonel Clegatt, sur invitation, mets délectables dont je me rassasiai et force gaieté. La lourde tâche qui nous occupe à présent au bureau est de pourvoir aux besoins de nos prisonniers et de nos malades convalescents, car les pauvres diables passent leurs journées et leurs nuits couchés devant nos portes. Les capitaines ne veulent plus d'eux à leur bord, une fois qu'ils ont été débarqués à terre, et nous n'avons plus guère d'autres bateaux sur lesquels les embarquer, ni d'argent pour leur payer leur solde ou subvenir à leurs besoins. Dieu nous tire d'embarras ! Nous fûmes suivis tout du long jusqu'à la porte du gentilhomme chez qui nous étions invités à dîner. Ils nous attendirent à notre sortie. Llewellyn vint me trouver et voulut me faire accepter de force 20 pièces d'or de la part de Mr Dering qui me les avait déjà offertes il y a quelque temps. Je les pris, mais contre mon gré, car en toute franchise et en toute sincérité, il ne parait guère homme à réussir dans son travail, et il ne me sied guère d'avoir affaire à lui, ni d'être l'obligé de quelqu'un qui se soucie davantage de son plaisir et de son divertissement que de son travail.
            Repartîmes fort réjouis du dîner et de la compagnie, puis on se sépara. Me trouvai aussitôt encerclé d'une troupe de ces miséreux à qui je donnai quelques bonnes paroles et quelque argent, et les malheureux s'en retournèrent doux comme des agneaux. A vrai dire, on ne saurait les blâmer si le besoin les pousse au vol ou autres crimes quand ils n'ont pas même de quoi vivre. Puis au bureau, écrivis une lettre ou deux, et expédiai quelques affaires. Ensuite chez le capitaine Cocke où se trouvait Mr Temple, un gros gaillard, le bras droit de Mr Vyner. Tous les trois plus deux de leurs amis nous rendîmes le soir, comme prévu, à bord du Bezan et nous eûmes juste assez de marée pour atteindre Woolwich, vers 8 heures du soir. Je débarquai donc retrouver ma femme, mais fus vivement contrarié de la trouver tout en émoi. Elle me fit descendre et me prit à part pour me dire qu'elle s'était brouillée avec ses deux servantes, mais surtout avec Mary qui lui avait dit tout à trac qu'elle aurait bien des choses à me raconter à son sujet, qui lui rabattraient vite le caquet et autres paroles du même acabit, qui, je le soupçonne pourraient bien concerner Browne. Mais ma femme me pria d'examiner moi-même l'affaire, ce qui, étant donné ma jalousie naturelle, me mit hors de moi. Mais jugeant qu'il ne seyait point d'entamer une querelle, je partis courroucé, pensant retourner dormir à bord.. Mais à peine arrivé à l'embarcadère je réfléchis que le Bézan ne pourrait guère partir avant la prochaine marée, qu'il était plus confortable de dormir dans un bon lit et sans doute de me rasséréner en me raccommodant avec ma femme, si bien que je fis demi-tour et, au lit. Ayant par ailleurs tant d'occasions de me réjouir et d'espérer, en outre, des profits avantageux et songeant aux dommages qu'en ces temps de peste, les tourments et la mélancolie peuvent causer au sein d'une famille, je me dis que si grande que soit l'occasion de la dispute, ce n'est point le moment de licencier ses gens, si bien que je pris le parti de panser la plaie plutôt que d'y remuer le couteau. Je fis à nouveau bonne figure à ma femme et, au lit, sans qu'il ne soit plus question de notre dispute. 
            M'endormis donc fort content. Mis à part ce soir et un ou deux autres jours où semblable querelle eut lieu, il y a environ un mois ou six semaines, j'achève ce mois dans le plus grand contentement, et je puis ajouter que ces trois derniers mois, pour ce qui est du plaisir, de la santé et des gains, furent sans doute les meilleurs que j'ai connus en l'espace de douze mois. Rien ne me peine sinon la pensée de la maladie qui rôde en ces temps de peste, Dieu en soit loué !


                                                                à suivre............

                                                                                                                                                                                                                                                                                     1er Octobre 1665
                                                                                                  Jour du Seigneur
            Fus réveillé vers.............

            












 

















































































 

 

























































dimanche 17 octobre 2021

Rendez-vous Paul Verlaine ( Poème France )

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                                Rendez-vous

            Dans la chambre encore fatale
            De l'encor fatale maison
            Où la raison et la morale
            La tiennent plus que de raison,

            Il semble attendre la venue
            A quoi, misère, il ne croit pas
            De quelque présence connue
            Et murmure entre haut et bas :

            " Ta voix claironne dans mon âme
               Et tes yeux flambent dans mon cœur.
               Le monde dit que c'est infâme ;
               Mais que me fait, ô mon vainqueur !

            " J'ai la tristesse et j'ai la joie,
               Et j'ai l'amour encore un coup,
               L'amour ricaneur qui larmoie,
               Ô toi beau comme un petit loup !

            " Tu vins à moi, gamin farouche,
               C'est toi - joliesse et bagout -
               Rusé du corps et de la bouche,
               Qui me violente dans tout

            " Mon scrupule envers ton extrême
               Jeunesse et ton enfance mal
               Encore débroussaillée, et même
               Presque dans tout mon animal.

            " Deux, trois ans sont passés à peine,
               Suffisants pour viriliser
               Ta fleur d'alors et ton haleine
               Encore prompte à s'épuiser.
                                                                                                                             wowhead.com  
            " Quel rude gaillard tu dois être
               Et que les instants seraient bons
               Si tu pouvais venir ! Mais, traître,
               Tu promets, tu dis : J'en réponds.

            " Tu jures le ciel et la terre,
               Puis tu rates les rendez-vous...
               Ah ! cette fois, viens ! Obtempère
               A mes désirs qui tournent fous.


            " Je t'attends comme le Messie,
               Arrive, tombe dans mes bras ;
               Une rare fête choisie
               Te guette, arrive, tu verras ! "

            Du phosphore en ses yeux s'allume
            Et sa lèvre au souris pervers
            S'agace aux barbes de la plume
            Qu'il tient pour écrire ces vers...


                           Verlaine

                                        ( 1891 )
                                              



          


 
  












vendredi 15 octobre 2021

Une histoire du nationalisme Corse Hélène Constanty Benjamin Adès ( BD France)


 






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                                     Une histoire du nationalisme Corse

            Stéphane Paoli tient une bonne place dans cette histoire de la Corse. Fantôme statufié mais curieux. L'auteur Hélène Constanty, bretonne avec antécédents corses, enquête sur ce peuple turbulent. La belle île a été occupée et la terre travaillée depuis au moins les Phéniciens puis sous d'autres et finalement rachetée à Genes, et Louis XV rattache l'île rousse à la France. De 1975 à nos jours, la bande dessinée nous offre un parcours haché, sanguinolent, constellé de meurtres, d'enlèvements, de bâtiments plastiqués, et de bergers bien cachés dans les monts corses, tel Yvan Colonna. Et la jeune journaliste suit les événements tout en conversant avec Paoli descendu de sa statue. Les attentats ne se comptent pas tant il y a de haine d'une famille contre une autre, plus l'installation de pieds noirs installés sur des terres que les natifs corses revendiquent. Puis il y a les séparatistes, les autonomistes, les nationalistes, le FNLC. Un peu perplexes devant des noms aux consonnances assez semblables, on trouvera les parcours des différents protagonistes les Simeoni, Talamoni, Pantalacci, Ferrandi, Alessandri et autres Orsoni en fin de volume, 215 pages sur papier épais d'où un livre lourd mais qui intéressera les personnes âgées, qui gardent un souvenir heureux de leur passage dans l'île, que les jeunes générations, navigateurs. Dessins très simples de Benjamin Adès. Bonne lecture, bonne BD.

mercredi 13 octobre 2021

Etre Cary Grant Martine Reid ( Biographie Etats-Unis )



   
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                                                      Etre Cary Grant 

            Archibald Alexander Leah naît à Bristol, Angleterre, en 1904. En 1932 arrivé à Hollywood quelques années plus tôt, remarqué par les studios, la Paramount, il est décidé de formater le bel Anglais, aux yeux et aux cheveux noirs, grand et musclé. Il s'appellera Grant, Cary Grant. Sa  musculature il la doit à sa vie de saltimbanque, aux jeux du cirque où il est engagé très jeune. Son père évaporé, sa mère rapidement enfermée dans un asile, il la croit morte, ne la reverra que bien plus tard alors que star il revient et offre un vison blanc à la maman pas très sûre de reconnaître son fils. Comment le nouveau personnage Cary Grant résout-il sa transformation, passant d'une vie ordinaire, arrivé à New York à 16 ans, il mène une existence faite de diverses propositions, le voilà, vêtu, coiffé prêt à emprunter les attitudes et les expressions que lui imposent les metteurs en scène. Il tourne beaucoup avec toutes les stars féminines des années trente. Cary Grant se mariera, une, deux, trois, quatre fois, mais son entourage le dit sombre, parfois, changeant, colérique. Jaloux sans doute aussi. Mais interprète élégant Hitchcock lui offre quelques-uns de ses meilleurs rôles, Les Enchaînés avec Ingrid Bergman, La Mort aux trousses avec Eve Maria Saint, La main au collet avec Grace Kelly, film qui lui donne le désir de poursuivre une carrière qu'il voulait quitter, ayant fortune et célébrité, et lassé des rôles trop semblables. Stanley Donnen le met en scène et ce fut Charade avec Audrey Hepburn. Frank Capra, Arsenic et Vieilles dentelles, qu'il n'aima pas beaucoup mais qui plut au public. Mais toujours en quête de réponse, Cary Grant suit une psychothérapie, sous hypnose, soigné au LSD avant que cette drogue ne soit interdite, le comédien semble vivre un mal-être permanent. Que dit-il aux journalistes lorsque parfois il se confie ? " We are what we are in the opinion of others. It’s up to them to make up their minds as to what we are. [Nous sommes ce que nous sommes dans l’opinion des autres. C’est à eux de se faire une idée de ce que nous sommes.]" cary grant  Dernier entretien, juillet 1986. Ainsi débute la biographie que Martine Reid, par ailleurs professeur de lettres, a consacré à la star. Cary Grant arrêta de tourner, se maria une dernière fois, auparavant il fut père d'une petite fille, son épouse le quitta au bout de dix sept mois, pour cruauté mentale. Au bout de vingt ans d'une vie de retraité il s'ennuya et voulut savoir quel impact il avait encore sur le public et monta un one man shaw basé sur ses souvenirs et parcourut le pays avec son spectacle simple et bien accueilli par un public curieux. Il mourut presque sur scène, à Davenport, il avait 82 ans, c'éait un 26 novembre 1986. Bon livre court, bonne biographie, bons films et bonne lecture. 



lundi 11 octobre 2021

Sur les chats Guy de Maupassant ( Nouvelle France )Sur me






 



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                                                  Sur les chats

                                                              I

                                                                                                          Cap d'Antibes.

            Assis sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil, devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi Le Tonnelier, par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier, sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je posai à côté de moi pour caresser la bête.
            Il faisait chaud ; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide encore, intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi parfois des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que j'apercevais là-bas.
            Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en l'air, ouvrant et fermant les griffes, montrant sous ses lèvres ses crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple comme une étole de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. Elle ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant qu'être flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de la toucher, se redressait et poussait sa tête sous ma main levée.
            Je l'énervais et elle m'énervait aussi, car je les aime et je les déteste, ces animaux charmants et perfides. J'ai plaisir à les toucher, à faire glisser sous ma main leur poil soyeux qui craque, à sentir leur chaleur dans ce poil, dans cette fourrure fine, exquise. Rien n'est plus doux, rien ne donne à la peau une sensation plus délicate, plus raffinée, plus rare que la robe tiède et vibrante d'un chat. Mais elle me met aux doigts, cette robe vivante, un désir étrange et féroce d'étrangler la bête que je caresse. Je sens en elle l'envie qu'elle a de me mordre et de me déchirer, je la sens et je la prends, cette envie, comme un fluide qu'elle me communique, je la prends par le bout de mes doigts dans ce poil chaud, et elle monte, elle monte le long de mes nerfs, le long de mes membres jusqu'à mon cœur, jusqu'à ma tête, elle m'emplit, court le long de ma peau, fait se serrer mes dents. Et toujours, toujours, au bout de mes dix doigts je sens le chatouillement vif et léger qui me pénètre et m'envahit.
            Et si la bête commence, si elle me mord, si elle me griffe, je la saisis par le cou, je la fais tourner et je la lance au loin comme la pierre d'une fronde, si vite et si brutalement qu'elle n'a jamais le temps de se venger.                                                                                                     letemps.ch
            Je me souviens qu'étant enfant, j'aimais déjà les chats avec de brusques désirs de les étrangler dans mes petites mains ; et qu'un jour, au bout du jardin, à l'entrée du bois, j'aperçus tout à coup  quelque chose de gris qui se roulait dans les hautes herbes. J'allai voir, c'était un chat pris au collet, étranglé, râlant, mourant. Il se tordait, arrachait la terre avec ses griffes, bondissait retombait inerte, puis recommençait, et son souffle rauque, rapide, faisait un bruit de pompe, un bruit affreux que j'entends encore.
            J'aurais pu prendre une bêche et couper le collet, j'aurais pu aller chercher le domestique ou prévenir mon père. - Non, je ne bougeai pas, et, le cœur battant, je le regardai mourir avec une joie frémissante et cruelle : c'était un chat ! C'eût été un chien, j'aurais plutôt couper le fil de cuivre avec mes dents que de le laisser souffrir une seconde de plus.
            Et quand il fut mort, bien mort, encore chaud, j'allai le tâter et lui tirer la queue.

                                                           II

            Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et se roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne semblent jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse, l'égoïsme perfide de leur plaisir.
            Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes charmantes, douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour se frotter à l'amour. Près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les lèvres tendues, quand on les étreint, le cœur bondissant, quand on goûte la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent bien qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une chatte perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra quand elle sera lasse de baisers.
            Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement chantés. On connaît son admirable sonnet :

           Les amoureux fervents et les savants austères
           Aiment également, dans leur mûre saison,
           Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
           Qui comme eux sont frileux, comme eux sont sédentaires.

            Amis de la science et de la volupté,
            Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
            L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
            S'ils pouvaient au service incliner leur fierté.

            Ils prennent, en songeant, les nobles attitudes
            De grands sphinx allongés au fond des solitudes
            Qui semblent s'endormir dans un grand rêve sans fin.                                               parismatch.com

            Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
            Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
            Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

                                                                III

            Moi j'ai eu un jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais enchanté de la Chatte blanche, un château magique où régnait une de ces bêtes onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous les êtres humains qu'on n'entende jamais marcher.
            C'était l'été dernier sur ce même rivage de la Méditerranée.
             Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informais si les habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus de quelque vallée fraîche où ils puissent aller respirer.
            On m'indiqua celle de Thorenc, Je la voulus voir.
            Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je parlerai quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences et quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le litre. J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville, médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que la propreté des chambres. Puis je repartis au matin.
            La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins profonds et dominés par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me demandais quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là ; et j'hésitais presque à revenir pour regagner Nice le même soir, quand j'aperçus soudain devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le vallon, une immense et admirable ruine profilant sur le ciel des tours, des murs écroulés, toute une bizarre architecture de citadelles mortes. C'était une antique commanderie de Templiers qui gouvernait jadis le pays de Thorenc.
            Je contournai ce mont, et soudain je découvris une longue vallée verte, fraîche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante, des saules : et sur les versants, des sapins, jusques au ciel. 
            En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus en bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de la Renaissance.
            C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant caractère, flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
            J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir, qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
            Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants séjours d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis, après le dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé.
            Je traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces tableaux dont Théophile Gautier a dit :

            J'aime à vous voir en vos cadres ovales
            Portraits jaunis des belles du vieux temps,
            Tenant en main des roses un peu pâles
             Comme il convient à des fleurs de cent ans.                                          parismatch.com

puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
            Quand je fus seul, je la visitai. Elle était tendue d'antiques toiles peintes où l'on voyait des donjons roses au fond des paysages bleus. et de gros oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres précieuses.
            Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à leur sortie au jour, traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma porte, je me couchai et je m'endormis.
            Et je rêvai ; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la journée. Je voyageais ; j'entrais dans une auberge où je voyais attablés devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon, bizarre société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor Hugo, qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin j'allai me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et tout à coup j'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques, qui venaient doucement vers mon lit.
            Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour me reconnaître. Puis je me rappelai les événements de la veille, mon arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux yeux de feu qui me regardaient.
            Je saisis une allumette et, pendant que je la frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, mou comme la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de la lumière, je ne vis plus rien qu'une grande table au milieu de l'appartement.
            Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.
            Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon réveil, et je me rendormis non sans peine.
            Je rêvai de nouveau. Cette fois je voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime. Et j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein désert. C'était un Turc superbe ; pas un Arabe, un Turc, gros, aimable, charmant, habillé en Turc, avec un turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai Turc du Théâtre-Français qui me faisait des compliments en m'offrant des confitures, sur un divan délicieux.
            Puis un petit nègre me conduisit à ma chambre - tous mes rêves finissaient donc ainsi - une chambre bleu ciel, parfumée, avec des peaux de bêtes par terre, et, devant le feu - l'idée de feu me poursuivait jusqu'au désert - sur une chaise basse, une femme à peine vêtue, qui m'attendait.
            Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues, le front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu brun mais d'un brun chaud et capiteux.
            Elle me regardait et je pensais :
            " Voilà comment je comprends l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile qu'on recevrait un étranger de cette façon. "
            Je m'approchai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître, savait si bien
            D'autant plus heureux qu'elle serait silencieuse, je la pris par la main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses côtés... Mais on se réveille toujours en ces moments-là ! Donc je me réveillai et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque chose de chaud et de doux que je caressais amoureusement.
            Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
            Quand le jour parut, il était parti ; et je crus vraiment que j'avais rêvé ; car je ne comprenais pas comment il avait pu entrer chez moi, et en sortir, la porte étant fermée à clef.
            Quand je contai mon aventure ( pas en entier ) à mon aimable hôte, il se mit à rire, et me dit :
            - Il est venu par la chatière, et soulevant un rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
            Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et qui font du chat le roi et le maître de céans.
            Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut se coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la maison. Il est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promeneur nocturne des murs creux.
            Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire :
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             C'est l'esprit familier du lieu
              Il juge, il préside, il inspire
              Toutes choses dans son empire         
               Peut-être est-il fée, - est-il Dieu ?



            

                                              Maupassant

                                                      in Contes cruels et fantastiques

































      
                                                                     




















mercredi 6 octobre 2021

Pensée Antique - Vers dorés Gérard de Nerval ( Poèmes France )

 






                   


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                                    Pensée Antique

            Homme ! libre penseur, te crois-tu seul pensant
            Dans ce monde où la vie éclate en toute chose
            Des forces que tu tiens ta royauté dispose,
            Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

            Respecte dans la bête un esprit agissant ;
            Chaque plante est une âme à la nature éclose,                                                     pinterest.fr
            Un mystère d'amour dans le métal repose,
            Tout est sensible !... et tout sur ton être est puissant.

            Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie !
            A la matière même un verbe est attaché...
            Ne la fais point servir à quelque usage impie !
            
            Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché :
            Et, comme un œil naissant couvert par ses paupières,
            Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.


                                 Gérard de Nerval



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                                 Vers dorés    

                                                                Ultima Cumaei venit jam carminis aetas.

              La connais-tu, Daphné, cette ancienne romance,
            Au pied du sycomore ou sous les lauriers blancs,
            Sous les myrtes en fleur ou les saules tremblants,
            Cette chanson d'amour qui toujours recommence ?

            Reconnais-tu le temple au péristyle immense,
            Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,                                             twitter.com
            Et la grotte fatale aux hôtes imprudents
            Où du dragon vaincu dort l'antique semence ?...

            Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours :
            Le Temps va ramener l'ordre des anciens jours ;
            La terre a tressailli d'un souffle prophétique !

            Cependant la Sibylle au visage latin
            Est endormie encore sous l'arc de Constantin,
            Et rien n'a dérangé le sévère portique.


                                                                      Tivoli 1843.

                                        Gérard de Nerval