verlaine par domac Paul Verlaine à Victor Hugo
Samedi 19 juillet 1873, Bruxelles
Cher et vénéré maître, cette lettre est bien faite pour vous surprendre, tant par l'indication qui précède que par l'ardente prière qui va suivre, mais n'êtes-vous pas la bonté comme vous êtes le génie ? - et puisque depuis les déjà longues années que j'ai l'honneur et le bonheur de vous connaître, vous m'avez toujours bien voulu témoigner, ainsi qu'au bonheur de mon pauvre ménage, le plus vif et le plus paternel intérêt, j'ose, mon cher maître, m'ouvrir à vous tout entier aujourd'hui, et près de sombrer affreusement, je vous crie au secours, sauvez-moi !
Voici : vous êtes plus ou moins au courant de mes affreux démêlé avec ma femme. Puisque vous êtes à Paris ( ce sont du moins les journaux d'il y a dix jours qui m'en ont instruit, je ne lis plus de journaux depuis ma captivité ) M. Burty à qui j'en ai écrit très longuement dans le temps pourra vous communiquer mes confidences, Voilà juste un an que, moitié folie moitié horreur, de la maison de mon beau-père j'ai quitté Paris et la France en compagnie d'un ami qui ne m'a quitté qu'à de rares intervalles, tous exigés par moi, et consacrés par moi à l'attente - infructueuse toujours hélas ! - du retour de ma femme auprès de moi. Il y a quinze jours ou trois semaines ( le surlendemain de la réception de votre dernière lettre ) je quittais brusquement Londres et mon ami, - laissant celui-ci sans autres ressources que ma garde-robe qu'il a dû vendre, - pour me rendre à Bruxelles dans le dessein bien arrêté - que je signifiai à ma femme, de me détruire si elle ne venait pas dans 3 jours à telle adresse que je lui donnais.
Elle ne vint pas. Mon ami, à qui en débarquant à Anvers j'avais écrit pour l'avertir de mon dessein, accourut avant la fin du 3è jour. Sa présence retarda mon projet. J'avais - durant les deux premiers jours, conçu la mort sous un autre aspect et fait une démarche auprès de l'ambassade d'Espagne, à l'effet de m'engager dans les volontaires fédéraux. On me répondit à l'ambassade
qu'on n'acceptait pas d'étrangers. Je télégraphiai à ma femme que je l'attendrai jusqu'au lendemain à midi, qu'elle me télégraphiât et vînt. Ma mère arriva, je lui avais écrit à tout hasard de venir. - J'avais une fièvre affreuse qui dégénéra en une véritable folie quand le lendemain de mon télégramme, ma femme ne fût pas venue. J'achetai un revolver que je chargeai bien décidé à partir le soir même pour Paris. J'eusse sonné à la porte de ma femme, l'eusse prié de me recevoir et si elle avait refusé me fusse tué sur son palier. Le hasard de la folie en disposa autrement. Je rentrai chez moi, où se trouvaient ma mère et mon ami. Ce dernier ( cause en grande partie de mes démêlés avec ma femme ) mais qui dans cette circonstance fit preuve, comme en mille autres, du plus grand dévouement, me parla - paraît-il - je vous dis que j'étais absolument
absent - je m'irritai et eus le malheur inouï de diriger vers lui un coup de pistolet qui le blessa heureusement très peu au bras gauche. Il se contenta de me reprocher doucement mon acte fou et me pardonna. Nous le pansâmes, ma mère et moi, il manifesta le désir d'aller se faire soigner chez sa mère. Alors, je m'y refusai et lui dis : si tu t'en vas maintenant
je me brûle la cervelle devant toi. Il se méprit au sens de mes paroles et s'enfuit ( ceci dans la rue ). Je le poursuivis, le rappelant. - Un sergent de ville nous arrêta -, et me voici en prison, en cellule depuis 9 jours sous l'inculpation de
Tentative d'assassinat.Toutefois, j'ose espérer en l'indulgence de la justice. Mon cas étant tout de folie, tous les témoignages y compris celui du pauvre blessé, le confirmant.
Mon cher maître, c'est affreux, mais le pire, c'est ma femme, qui est la cause indirecte de tout cela, et qui, - sans doute ne sachant rien encore - me laisse là !... Ô mon cher et vénéré maître, tenez, vous le pouvez,
vous seul le pouvez. Parlez-lui, faites-la venir chez vous, dîtes-lui qu'elle doit pardonner à ce malheureux, que seule elle peut me sauver du remords, de l'angoisse, seule elle peut m'aider à refaire ma vie, qu'il serait impie à elle de persister davantage dans sa rancune. Si légitime qu'elle puisse être. - Je lui offre tout, j'humilie mon orgueil. Je serai doux comme un enfant, qu'elle ait enfin pitié et qu'elle considère ce que le désespoir m'a déjà fait faire, qu'elle vienne ici me voir, avec notre enfant, et m'écrive bien vite : j'espère peut-être un temps prochain recouvrer ma liberté : mais qu'en ferais-je désormais sans elle ? Qu'elle profite de ce grand malheur qui me frappe pour pardonner tout le mal que j'ai pu lui causer. Je ne suis pas méchant, elle le sait bien.. Je serai si bon, elle sera si heureuse, si elle fait ce pas vers moi, si elle me veut bien sauver l'avenir !
juliette drouet
Dîtes-lui tout cela, mon cher maître ! Vous avez tout autorité sur elle et elle vous écoutera avec respect et
fruit, j'en suis sûr. Ai-je besoin de vous dire quelle immense gratitude nous vous aurons tous, elle, moi - et plus tard, ce pauvre enfant !
C'est peut-être fou à moi de vous demander un tel service, mais je vous aime tant, mon cher maître, que je suis sûr que vous me la rendrez.
Elle demeure rue Nicolet 14, 18è arrondt,Qr Clignancourt, Paris.
Si vous n'êtes pas à Paris, oh, alors, écrivez-lui. Daignez me répondre bien vite.
Je rougis de signer
Votre dévoué
P. Verlaine
Détenu à la prison des Petits-Carmes Bruxelles
Veuillez me donner votre adresse.
( Si Madame Drouet voulait se faire votre auxiliaire dans la tache pieuse que j'ose vous offrir, elle a, je crois, grande influence sur ma femme. )
Lundi 21 juillet 1873, Bruxelles
Rapport d'un indicateur à la Préfecture de µpolice de Paris
Bruxelles 21 juillet73
J'ai annoncé, il y a peu de jours, une tentative d'assassinat commise par un
Verlaine Paul, homme de lettres, sur le sieur
Rimbaud, arthur, également homme de lettres ; us deux français. L'enquête vient de faire connaître que la cause doit en être attribuée à des relations immorales, existant entre ces deux individus.
Rimbaud a quitté Bruxelles le surlendemain de l'attentat pour se rendre à Paris.
Cat.
Le nommé Verlaine... venait de contracter mariage avec une demoiselle Moté de Ferville lorsqu'il prit sous son patronage un jeune poète, le jeune Rimbaud, Arthur, 16 ans, né à Charleville. Celui-ci lui était recommandé par un sieur Corrège, rentier, domicilié dans cette localité qui faisait d'ailleurs l'éloge le plus flatteur de l'intelligence et du talent de son jeune compatriote.
Ce dernier ne tarda pas, toutefois, à s'attirer par ses goûts dépravés, le mépris des personnes qui, tout d'abord, s'étaient intéressées à lui.
Quant à l'inculpé, épris d'une passion honteuse pour le nommé Rimbaud, il quitta Paris avec lui au mois de juillet dernier en abandonnant sa jeune femme et un enfant en bas âge. Il est d'ailleurs représenté sous de mauvais rapports. Il aurait des habitudes d'intempérance, et l'abus des boissons alcooliques aurait, dit-on, affaibli ses facultés intellectuelles.
Cat.
( in Correspondance Arthur Rimbaud éd. Fayard )