dimanche 15 juillet 2012

Ragotte Jules Renard suite 4 et fin ( Nouvelles France )

         .

                                                                               Ragotte
                                                                          4  /........
            Elle tourne autour de la maison de Paul, et regarde par la fenêtre. Elle a vu aujourd'hui, sur sa table, un pain entamé, un reste de fromage et un litre vide ; ce qui prouve qu'il ne prend point tous ses repas à l'auberge, comme il l'avait dit, et qu'il est embarrassé.
            Le Paul, qu'elle agace, ferme les volets quand il va à son travail.
            Elle se réjouit d'abord de ne plus avoir à faire de cuisine, même pour Philippe qui mangera souvent ce qu'il aime le mieux, du pain avec un cornichon à la croque-au-sel.
            - Ragotte et le Paul, dit Philippe, se sont tiré les oreilles, mais ils ne peuvent pas se passer l'un de l'autre. Ils se cherchent déjà.
            - Pense qu'il fait sa soupe lui-même, dit Ragotte.
            - Ne faut-il pas qu'il apprenne ? répond Philippe.
            - Oh ! toi, tu es dur, mais une mère ! Je me rappelle, madame, que, la veille de faire le Paul, j'allais encore laver à la rivière ! Quel ingrat ! On voit des enfants si bien élevés.
            - Il fallait, dit Philippe, élever ton Paul comme ceux de madame !
            - On n'est pas tout seul pour donner des conseils, réplique Ragotte.
            Philippe se tait.
            - Il vous reviendra, dit Gloriette, après la leçon.
            - Il sent qu'il a mal fait, madame, et il n'ose plus reparaître, ici, devant vous. Oh ! moi, à sa place, j'aurais honte, je ne reviendrais pas.
            - Puisqu'on ne se connaît plus, dit Philippe, il ne faut rien prendre au jardin de Paul.
            C'est leur voisine, la Chalude, qui en profite ; elle ne laisse pas perdre les choux et les carottes.
            - Vous a-t-il dit quelque chose ? lui demande Ragotte.
            - Non.
            - Il ne vous parle point de moi.
            - Oh ! non.
            - En mal, comme de juste ?
            - En rien du tout, ma pauvre Ragotte. Il se débarrasse bien de vous ! Il est comme les autres enfants.

            Ainsi ce n'était pas assez de la mort du petit Joseph, il faut que Ragotte souffre par les vivants.
            Le petit Joseph au cimetière, sa fille Lucienne mariée, le Paul fâché, elle n'a plus que son principal. Elle va s'asseoir près de lui et le regarde désherber les oignons. Toute l'année de la naissance de Paul lui revient. Il y a trente ans, jour pour jour, qu'elle le poussait au monde.La moisson était bien en avance, comparée à celle d'aujourd'hui.
            " Quand ils sont petits, dit-elle, avec un coup de pied d'un côté, une tape de l'autre, on les remet droits ; quand ils sont grands, il n'y a plus de prise. "
            Cependant, elle lui prépare, comme d'habitude, sa chemise de la semaine ; il ne vient pas la chercher.
            - Ne t'en occupe plus, dit Philippe. Tu ne l'as pas vu, tout à l'heure, sortir de sa maison avec une belle culotte blanche ?
            - Il se croit propre dans sa pouillerie, cet individu-là ! dit Ragotte mortifiée.
            Elle sait par la Chalude, qu'il ne prend jamais la peine de faire son lit et qu'un fromage blanc lui dure une semaine.

             Le Paul va partir pour ses vingt-huit jours. Viendra-t-il leur dire au revoir ? Jusqu'à présent, il évite le père comme la mère, et chaque fois qu'il rencontre Philippe, il se gare. Enfin, la veille du départ, Philippe le rattrape sur la route :
            - Tu n'as besoin de rien ?
            Paul - Pourquoi t'inquiètes-tu de ça ?
            Philippe - Si tu n'avais pas d'argent, je t'en donnerais.
            Paul - J'ai de l'argent.
            Philippe - Tu feras peut-être les manoeuvres !
            Paul - Je ferai ce qu'on me fera faire.
            Un peu après, Ragotte n'y tenant plus, va dans sa maison qui est ouverte.      
            - Comme tu pars, dit-elle, je viens voir si tes affaires sont prêtes.
            - Je ne les ai pas regardées.
            - Si tu veux que je te les prépare ?
            - Ce n'est pas le moment .
            " Il n'imagine pas, ajoute Ragotte, le plaisir qu'il pouvait me faire en me commandant quelque chose. Il m'aurait dit seulement : " Fais mon lit ! " Mais rien ! Comme je ne voulais pas lui montrer ma peine, j'ai tourné mon cul et je suis sortie. "

            Le soir, ils font une dernière tentative.
            - Montes-tu là-haut ? dit Ragotte.
            - Monte, si tu veux, toi, répond Philippe.
            - Comment faut-il que je lui tourne ça ?
            - Offre-lui les cent sous, mais ne le force pas. S'il les refuse, rapporte-les.
            Ragotte n'a pas la peine d'aller jusqu'au bout, elle aperçoit une voiture à âne qui emmène le Paul. C'était donc ce soir qu'il devait partir, et non demain ? Dès que Paul a disparu sans un regard en arrière, Ragotte n'est pas longue à remettre à Philippe la pièce de cent sous.
            Il ne s'agissait peut-être que d'une course ! La nuit elle se dresse et entend un bruit de souliers qui approchent.
            " C'est le Paul ! c'est le Paul !
            Non, il est bien parti, comme un orphelin.
            Philippe la console doucement.
            " Es-tu sûre, à présent, dit-il, que ton Paul se f... de toi ? "
            Elle pleure ; ses yeux ne débouffissent pas.
            " Il faut pleurer les morts et les vivants " dit-elle.
            Comme si elle avait peur de ce qu'elle vient de dire, elle rectifie :
            " C'est moins dur tout de même de pleurer les vivants. Un jour ou l'autre, on peut les revoir. "

            La femme Merlin, dont le fils fait aussi ses vingt-huit jours, dit malignemment à Ragotte :
            - Avez-vous de nouvelles de Paul ?
            - Non, dit Ragotte, je n'en ai point, mais je n'en attendais pas.
            - Oh ! moi, dit la femme Merlin, j'en ai d'Emile. Il nous a écrit, et il marque sur sa lettre qu'il nous récrira encore !
                                                                       

              Ragotte lave le linge qu'elle trouve dans la maison de Paul.
             - Tu en as de la complaisance, dit Philippe.
             - Ce n'est pas à cause de Paul, c'est à cause du linge qui s'abîmerait. La culotte était raide de boue et dressait les oreilles comme le diable ! Je ne pouvais pas la laisser dans un pareil état ; oh ! ça sera fini, je ne toucherai plus à rien.
             - Mais Ragotte, lui dit Gloriette, ce paquet de linge était dans la maison.
             - Oui, madame !
             - Et la clef ?
             - Je l'ai.
             - Il vous l'a donc rendue ?
             - Oh ! non, il a fait comme c'est l'habitude chez nous. Le dernier qui sort ferme la porte à clef, met la clef sur le rebord de la fenêtre, au coin, et pousse simplement les volets. Il ne les accroche pas. On le sait, on n'a qu'à ouvrir les volets et à prendre la clef.

             Pas une carte postale !
             Qui la préviendra s'il arrive malheur au Paul ? Va-t-elle, comme on dit, apprendre sa mort avant sa maladie ? Comment finira cette brouille ? Après ses vingt-huit jours, le Paul se remettra-t-il à la petite table de Ragotte, oublieux et affamé comme s'il revenait d'une guerre lointaine ? C'est possible mais il a une tête !
            Les quatre semaines passées, il est de retour et il ne vient pas la voir ; c'était pourtant une bonne occasion !
            Ragotte sait que, parti enrhumé, il a fait les manoeuvres enrhumé et qu'il rentre avec son rhume.
            Elle avait dit " Oh ! je n'irai pas laver son linge des vingt-huit jours ! S'il me le donne, je le laverai de bon coeur, mais s'il attend que j'aille chercher le linge !... "
            Et comme il ne l'apporte pas, elle va le prendre. Elle trouve le Paul au lit, la figure contre le mur.
            - Tu es donc malade ?
            - Oui.
            - As-tu besoin de quelque chose ?
            - Non.
            - Si je te laissais un verre de vin chaud ?
            - Je n'en veux point.
            Il ne se retourne même pas. Ni bonjour, ni bonsoir.
            - Laissez-le, Ragotte, dit gloriette, indignée. Vous finiriez par avoir tort, et vous vous faites du mal pour un mauvais gars qui ne le mérite plus.
           - Vous dites vrai, madame ! S'il arrive du malheur, je n'aurai rien à me reprocher.
           Elle ne dit pas que, le Paul ne lui montrant que le dos, elle a pris le paquet de linge des vingt-huit jours. Elle le lave et l'écarte sur la haie du jardin du Paul. Il le ramassera, s'il veut.

           Le Paul est malade pour de bon et le rhume lui donne de la fièvre. Il ne peut même plus bouger, parce qu'un vésicatoire le fait souffrir depuis seize heures. Ragotte, avertie par la Chalude, va le revoir et lui pose les mêmes questions.
           - Tu n'as besoin de rien ?
           - Non.
           - Faut-il que j'allume le feu ?
           - Ce n'est pas la peine.
           - Mais, ajoute Rigotte, il dit ça bien doucement ! Il ne se fâche pas, et il ne se tourne plus exprès de l'autre côté.
            Gloriette y monte.
            - Un vésicatoire, Paul, se garde huit heures au plus ! Où l'avez-vous pris ?
            - Chez le pharmacien.
            - Sans ordonnance ?
            - Je n'ai pas vu le médecin.
            - Qui vous l'a posé ?
            - Le pharmacien ?
            - Sans explication ?
            - Il m'a dit de coller à la place, quand je l'ôterais, du papier sur de l'huile.
            - Avez-vous du papier ?
            Le Paul montre un vieux papier de soie qui enveloppait des bougies.
            - Et de l'huile ?
            - Je n'en ai pas.
            - Qui vous enlèvera votre vésicatoire ?
            - Moi.
            - Oui, vous ! comme un pauvre abandonné, au risque d'une blessure. Écoutez, Paul ! on essaiera de l'ôter légèrement, puis on mettra un cataplasme de farine de lin, dont la toile aura bouilli, et on percera la peau ensuite. Nous allons vous soigner, Ragotte et moi ; je vais chercher Ragotte.
            Paul répond par un grognement.
            - Paul, laissez-vous soigner par Ragotte  ! Il ne faut plus être fâché. Elle a ses travers, comme toutes les vieilles mamans, mais vous êtes le seul garçon qui lui reste, et elle vous aime de tout son coeur. Vous ne devez pas lui faire plus longtemps de la peine. Je la ramènerai avec moi.
            - Je veux bien, dit Paul.
            Il le souffle, d'un râle, plutôt qu'il ne le dit, à cause de son rhume. Gloriette voir remuer le drap sur la poitrine. Il pleure ; c'est l'émotion ou le vésicatoire tire trop.
       
                     
                               Joseph peut-être victime de l'acarien du platane

            Le Paul laisse traîner, au bord de sa cheminée, toute une histoire d'amour en cartes postales.
            Sur l'une d'elles, Ragotte lirait, si elle savait lire, et Gloriette si elle était curieuse.
            " Trouves-en donc une plus jolie que celle-là ! Et on dit que je lui ressemble ! "
             Sur une autre :
            " Je t'aime autant de loin que de près. "
            Sur celle-ci, une petite femme à sa toilette n'est vêtue que de ses bas et de sa chemise transparente.
On voit le bout des seins et on devine le reste. L'expéditrice a crayonné aux pieds de la belle " Admire et comprend ! "
            Sur celle-là s'épanouit une rose jaune, et, sous le nom de cette rose que l'imprimeur appelle Infidélité, il est écrit à l'encre noire naturelle : " On s'en est douté "

            Gloriette reparaît, suivie de Ragotte, et lève le vésicatoire.
            - La Chalude les arrache d'un seul coup, dit Ragotte qui tremble.
            - Avec la peau ?
            - Ah! dame ! vient ce qui vient.
            - Je ne vous ai pas fait mal, dit Gloriette.
            - Non, madame, je n'ai rien senti.
            - Ragotte restera près de vous.
            - Oh! madame ! oh ! madame ! dit tout bas Ragotte, les mains jointes, que vous me rendez donc service ! Il y a un mois que je ne dormais plus.
             Elle s'installe chez le Paul. Il ne dit rien, et elle parle trop.
             - Oh ! que ça doit cuire, un vésicatoire ! Tu en as du courage ! Moi, je ne pourrais pas le supporter, je crierais.
             Paul va perdre patience, lui dire de se taire, ou sauter à bas du lit et la mettre à la porte. Mais il n'a plus d'humeur.
            - Il se rend, dit Ragotte, je savais bien qu'il se rendrait à vous, madame Gloriette. Il s'est rendu. Il cause, il a causé ce matin.
            - Qu'est-ce qu'il vous disait ?
            - Il m'a demandé si le lait qui était sur le feu ne tournerait pas. Oh ! c'est un bon coeur, mais une vilaine femme le perd.
            - Quelle femme ?
            - Je ne veux pas vous parler de cette femme ! je vous manquerais de respect ! Enfin, il cause ! Je ne tiens plus à ce qu'il prenne ses repas chez moi. Au contraire, je suis débarrassée. Qu'il mange où ça lui plaît, pourvu qu'il cause. Je tiendrai sa maison propre s'il cause, et je laverai son linge, mais qu'il cause !
            C'est la fin et tous y trouvent leur compte.Ragotte danserait ; Gloriette se félicite d'ôter un vésicatoire sans blêmir.
             Philippe seul resterait longtemps à l'écart, si Ragotte n'avait tout à coup une bonne idée.
             Elle porte ce matin la soupe au Paul et lui demande de ses nouvelles.
             - Ça va bien, dit Paul, me prêterais-tu vingt sous ?
             - Oh ! oui, mon garçon ; pourquoi faire ?
             - Pour aller à la ville par le train. J'ai de l'argent chez le patron, près de cent francs, mais j'aime mieux ne pas les réclamer avant la fin du mois.
             - Je n'ai pas, dit Ragotte, les vingt sous dans ma poche, je cours les chercher.
             Elle les avait sur elle, mais c'est à ce moment que lui vint son idée.
             Elle trouve Philippe au jardin. Il a bon coeur, lui aussi, comme le Paul, et il est encore plus têtu ; et il ne le reverrait pas sans un prétexte.
              - Le Paul a besoin de vingt sous, dit Ragotte ; ça ne se refuse pas, porte-les-lui donc.
              - Tu ne peux pas les porter toi-même ?
              - Est-ce que j'ai le temps ?
              - Prends-le.
              - Non. La dame m'appelle, il faut que je monte tout de suite. Porte les vingt sous au garçon. Le train passe à neuf heures et demie ; ça presse, va vite !
              Philippe, malgracieux et ému, se dépêche d'y aller.
              - Je mentais, dit Ragotte à Gloriette, vous ne m'appeliez pas. Ce sera pour une autre fois. N'ayez jamais peur de me déranger. Ça me fait tant plaisir de vous être utile à quelque chose.

               Le Paul reviendra-t-il prendre ses repas chez Ragotte ? Personne n'y compte plus.
               Il revient tout seul, un jour que sa chemise est mouillée et que son feu ne marche pas. Il entre chez son père et sa mère, qui ne disent rien, de peur de le faire sauver, et il s'assied en, bougonnant, le dos à la cheminée, où pétille un fagot.
            Comme c'est l'heure de manger, Ragotte pousse devant lui, sur la petite table, une assiette, un verre, le pain et le plat qui fume.
            Le Paul se sert, d'abord de loin, puis il s'approche un peu
                                 
                                            arbre de judée
5                                                 Ragotte et le Pauvre


            - On sonne, Ragotte !
            - Oui, madame, dit Ragotte, qui va, sans se presser ouvrir la porte de la cour.
            Elle l'entrouvre et dit :
            - Madame, c'est un pauvre.
            - Attendez, répond Gloriette, je vous jetterai deux sous par la fenêtre dans un morceau de papier.
            Ragotte dit : " Bien, madame ! " et elle attend avec le pauvre. Il ressemble à tous les pauvres de la route. On peut le croire, à volonté, très misérable, ou se méfier et dire qu'il est au moins millionnaire.
            Le pauvre - Bonjour, madame Ragotte, vous me reconnaissez ?
            Ragotte - Oui, je vous reconnaissais par vos pieds sous la porte ; vous êtes déjà venu plusieurs fois.
            Le Pauvre - Je viens tous les ans. Ils ne sont pas partis, vos maîtres ?
            Ragotte - Non.
            Le Pauvre - Ah ! j'avais peur. L'année dernière, je suis passé trop tard.
            Ragotte - Je me rappelle.
            Le Pauvre - Ils étaient rentrés à Paris ; j'ai fait une visite pour rien.
            Ragotte - Les maîtres partis, il n'y a plus que moi et mon vieux !...
            Le Pauvre - Monsieur Philippe ?
            Ragotte - Oh, monsieur Philippe !... un joli monsieur !... Et ce n'est pas nous qui pouvons donner.
            Le Pauvre - Naturellement.
            Ragotte - Nous ne sommes guère plus riches que vous.
            Le Pauvre - Oh ! je comprends ! Je n'avais qu'à me dépêcher l'année dernière comme cette année. J'ai pris le plus court... Ah !... madame votre maîtresse vient de jeter quelque chose.
            Ragotte - Je n'ai pas entendu ; vous avez l'oreille fine.
            Le Pauvre - L'habitude ! Tenez, là, au milieu de la cour ; c'est blanc.
            Ragotte - Mme Gloriette donne toujours, et je parie qu'il y a deux sous et non un petit sou dans le papier.
            Le Pauvre - Oui, ça se sent au doigt.
            Ragotte - Madame ne trompe personne.
            Le Pauvre - Merci, madame Ragotte ! ( A la fenêtre ) Merci, madame !
            Ragotte - Vous avez un fameux porte-monnaie.
            Le Pauvre - Il a du fond ; s'il était plein : Je n'y sers pas mes sous devant tout le monde, c'est mal vu , mais, avec vous, je ne me gêne pas.
           Ragotte - Vous préférez les sous au pain ?
           Le Pauvre - Le pain est lourd à porter , on ne peut pas tout manger à la fois.
           Ragotte - Vous aimeriez mieux de la brioche ?
           Le Pauvre - De temps en temps, mais je n'ai pas la peine de refuser des friandises.
           Ragotte - Si vous étiez venu plus tôt, moi, je vous aurais bourré de galette. J'ai marié ma fille, Lucienne, cet été.
           Le Pauvre - Je vous fais mes compliments.
           Ragotte - Et bien mariée, avec un jeune homme de Paris, un chauffeur qui voyage dans le premier wagon du train et qui gagne de bonnes journées. La noce a duré trois jours.
           Le Pauvre - Je ne pouvais pas prévoir. Vous avez plusieurs enfants ?
           Ragotte - Deux : ma fille et mon aîné, le Paul ; j'ai perdu le plus jeune cet hiver.
           Le Pauvre - Excusez-moi.
           Ragotte - Oh ! ce n'est pas vous qui me faites pleurer. En mariant ma fille, je riais et je pleurais ; tout ça éreinte, tout ça vieillit. Je ne me porte plus comme autrefois ; le mal me prend, me tient une journée au lit et me lâche ensuite ; mais on s'use, on s'approche de la fin.
           Le Pauvre - Vous ne fatiguez pas beaucoup, ici ?
           Ragotte - Oh ! non, je soigne les bêtes et je lave le linge. L'hiver, nous restons seuls, tranquilles, trop ; ça paraît long et vide.
           Le Pauvre - C'est gentil, ce coin-là, le lierre !
           Ragotte - On va le couper, il attire les rats.
           Le Pauvre - Ils sont convenables avec vous ?
           Ragotte - Qui ? Les maîtres ?... Il n'y a pas à se plaindre.
           Le Pauvre - Allons, tant mieux ! Au revoir, madame Ragotte. Meilleure santé ! A l'année prochaine !
           Ragotte - Vers la même époque, fin septembre ?
           Le Pauvre - Au plus tard, pour ne pas les manquer. C'est agréable de connaître, pas trop loin de la grande route, une maison sûre comme la vôtre.



                                                                   FIN
                                         ( édité en 1908 le texte est dédié à Descaves et Mirbeau
                                           Gloriette est le nom de la maison acquise en 1895 par Renard            
                                            Chalumeau est le vrai nom du couple Ragotte Philippe )







          

Ragotte Jules Renard suite 3 ( Nouvelles France )

      

                                                                      Ragotte
                                                           ........./ suite
                                                                                 Le Branle

            Deux jeunes hommes, fariniers au moulin, qui ne sont pas de la noce, dansent une espèce de bourrée, moins tapageuse que la vraie et qu'on appelle le branle.
            C'est grave et lent. ce doit être ancien comme la plus vieille maison du village. Ils dansent avec des sabots. On écoute le son fin du bois sur le carrelage et les sabots caressent du nez la brique rouge. Les deux hommes dansent presque sur place et ne sourient pas. C'est plutôt une occupation qu'un plaisir ; par moments, on dirait des prêtres. Gloriette s'approche du plus jeune et lui dit de ne pas fumer à cause des robes des jeunes filles. Il jette sa cigarette et continue, les mains derrière le dos. Son vis-à-vis, plus lourd, plisse le front, comme si vraiment il travaillait de la tête. Ils se sentent, sous les regards, une fierté pudique. Bientôt, ils disparaissent et ne tardent pas à revenir. Ils ont cru convenable de s'acheter chacun une paire d'espadrilles.
            Ce n'est plus ça du tout.
            Le lendemain de la noce, on attend les mariés pour s'asseoir à table.
            - C'est Lucienne qui nous a mis en retard, dit Marius.
            - Naturellement, dit-elle, toujours de ma faute !
            En signe de victoire, Marius porte le chapeau sur l'oreille.
            - Préférez-vous, Lucienne, hier à aujourd'hui, ou aujourd'hui à hier ?
            - Ça m'est égal, je me trouvais bien hier, je me trouve bien aujourd'hui.
            Marius dévore, le nez dans son assiette, et ne dit mot.
            Qu'est-ce qu'il se demande ?

            Mélanie, une des soeurs de Ragotte, étant de noce le premier jour, sa petite garde la vache et n'en est que le lendemain.
            Elle arrive toute joyeuse, dans sa toilette fraîche.
            " A mon tour ! s'écrie-t-elle, à mon tour ! "
            Mais la noce est finie, et si la petite, dont les yeux brillent, se bourre de bons restes, il faut qu'elle s'amuse toute seule à une table de grandes personnes déjà éteintes.
            Le garçon d'honneur fait, pour la cuisinière, une quête dans une assiette, puis il laisse tomber l'assiette et la casse. Le nombre de morceaux indique le nombre d'années que la demoiselle d'honneur doit attendre pour se marier.
            Comme Lucienne a vingt-quatre ans et qu'on lui demande tout bas l'âge de cette demoiselle d'honneur, elle répond, le plus haut qu'elle peut :
            - Trente ans !

            Ragotte aussi danse, oh ! pas le jour, non, le lendemain de la noce.
            Elle a été, autrefois, une bonne danseuse. Elle dansait toute seule, sur la route, jusqu'à en perdre ses chaussons, et, de retour à la maison, elle était battue ! messieurs, qu'elle était battue !
            C'est Michel qui la tire par le bras et la décide.
            Aussitôt, on fait cercle pour voir Ragotte danser une bourrée au mariage de sa fille ; on regarde, silencieux comme à l'instant le plus grave d'une cérémonie. Ragotte relève un peu sa jupe du bout des doigts. Les jambes ne fléchissent guère, les pieds quittent à peine le sol ; le corps ne se balance pas ; seule, la tête s'incline à droite et à gauche.
            Ragotte, très pâle, sourit d'abord. Tout à coup, elle s'arrête, laisse Michel en plan et s'éloigne, courbée, comme si sa tête se cachait. Nous devinons ce qu'elle a. Elle vient de se rappeler subitement la mort du petit Joseph. elle pleure de chagrin et de repentir et nous tourne longtemps le dos.

            Les Carol finissent par se trouver mal à l'aise
            Ils partent ce soir, avant la dislocation de la noce. La Chalude leur dit :
            - Quoi ! vous partez si tôt ?
            - Eh oui ! on ne nous regarde pas !
            Le Midi s'en va un peu vite, ce qui ne l'empêche pas d'être ému.
            M. Carol s'avance vers Gloriette, la main tendue.
            - Mais nous vous accompagnons jusqu'à la gare !
            - Ça ne fait rien, madame, je veux vous dire quelques mots à cette place ! je tiens à vous remercier de votre accueil, de vos...
            Il ne trouve plus, il pleure, il ne se reprend que pour nous faire promettre d'aller les voir.
            - Une dépêche, dit-il, et nous serons à la gare ! avec le cheval. Et soyez tranquille, il connaît le chemin !
            Nous avons beau promettre, il nous invite encore. J'affirme que nous irons, et, tout de suite inquiet, il rectifie :
            - Oh ce n'est pas aussi bien là-bas qu'ici, mais nous vous recevrons de notre mieux. Et vous, monsieur Philippe, je vous invite également ; il faudra venir.
            - Je ne dis pas non.
            Le train va partir. On voit, collée à la vitre, la joue de Mme Carol qui pleure comme si la pluie tombait dans le wagon. Ils agitent des mouchoirs : Adieu ! adieu !
            - Ma foi, ce n'est pas trop tôt, répond Philippe.
            Il est mécontent.
            Il juge que le beau-père n'a pas été convenable.M. Carol avait promis, par lettre, de payer la moitié des frais. Le jour du mariage, il fait dire par Lucienne qu'il paiera sa part, celle de sa femme et celle du soldat. L'heure venue de régler, il demande une note. Comme elle n'est pas prête, il offre cinquante francs.
            - Ça ne faisait pas mon compte, me dit Philippe.
            - Mais vous les avez pris.
            - Oui.
            - En disant : " C'est trop ".
            - Je voulais même lui rendre sur son billet de cinquante francs.
            - Pourquoi ? puisque vous dites qu'il vous devait davantage.
            - Précisément ! Je lui disais : " C'est trop ! " parce que je voulais lui montrer que ce n'était pas assez.
            - Ça me paraît bien délicat, Philippe.
            - Enfin, voilà ce que je voulais.

             Ragotte - Je suis bien contente, ma Lucienne, que tu sois établie. Quand l'ennui me prendra, j'irai vers toi, à Paris.
             Lucienne - Ne te mets pas cette idée-là dans la tête ! Reste où tu es. A Paris tu ne serais pas capable de gagner ta vie !... C'est tout ce que tu me donnes ?
             Ragotte - Je t'ai donné six cuillers, six fourchettes et six assiettes.
             Lucienne - Donne-moi encore des assiettes.
             Ragotte - Je ne peux pas.
             Lucienne- Oh ! ce que tu es intéressée !
             Ragotte - Et le Paul !
             Paul - Oui, et moi  ! Qu'est-ce qu'il me restera pour ma part ? Si tu veux tout prendre, je vas bien t'arrêter !
            Le Paul surveille en effet les caisses et Philippe qui les cloue, s'écrie :
            - Qu'on ne m'apporte plus rien ! je ne les déclouerai pas !
            Lucienne boude.
            Soignez votre caractère, lui dit Gloriette.
            - Mon caractère est bon, dit Lucienne, pincée.
            - C'est votre avis, monsieur Marius ?
            - Oh ! répond Marius, je n'ai pas encore regardé.
            - Ah ! que le temps me dure, dit Philippe. Depuis ce matin, clouer leurs caisses, et les haricots de votre jardin qui attendent !

            - D'un côté, dit-il, ça me fait de la peine de voir Lucienne partir, mais, de l'autre, je n'en suis pas fâché.
           Ragotte dit doucement à Lucienne :
           - Tu as beau être mariée, ce n'est pas une raison pour te mettre en colère.

           - Personne ne se connaît, lui dit-elle, tant que les caractères ne sont pas l'un devant l'autre, et il faut toujours en rabattre.

           - Tu vas sentir, Lucienne, le pou te piquer derrière l'oreille ! Il n'y a rien de mieux qu'un homme pour tenir une femme droite ! J'en ai vu que le mariage a bien réduites.
           - Un mariage, ce n'est pas comme un marché de boeufs.

           Au moment de l'adieu, Philippe dit tout de même à Marius et à Lucienne.
           - Comme vous n'êtes pas riches, on pourra vous envoyer, à l'automne, un sac de pommes de terre.
           - Tu feras bien ! dit Lucienne.
     
           Les Philippe ont reçu, au premier jour de l'an, une carte des jeunes mariés, ce qu'on appelle une carte de visite, avec les noms imprimés au milieu :
                                            Monsieur et Madame Marius  Carol
           Pas un mot de plus, mais c'était assez, et Ragotte a dit :
           " Il ne leur manque rien ! "
         
                 
                                                                                
4                                                       Le Paul

            Le Paul entre furieux chez Ragotte.
            A l'autre maintenant !
         
            Paul - Pourquoi ne m'as-tu pas apporté ma soupe ce matin ?
            Ragotte - Je ne savais pas si tu travaillais aujourd'hui.
            Paul - Tu sais bien, quand on boit, tu ne sais pas quand on travaille !
            Ragotte - Tu ne m'avais pas dit où tu travaillerais.
            Paul - Au canal, sur le port ; c'est malin à deviner !
            Ragotte - A quelle pile ? Il faut toujours chercher. Les empileurs se moquent de moi. Ils rechignent à ma question : " Avez-vous vu le Paul ? " Et je drogue de pile en pile. Mais ta soupe est prête, tu peux l'avaler.
            Paul - Je n'en veux plus, de ta soupe.
            Ragotte - Laisse-la, mon garçon.
            Paul - Et je te défends de me la faire, demain et les autres jours. Je te défends, je te défends !
            Ragotte - Ce n'est pas la peine de tant le répéter, j'ai compris.
            Paul - J'en trouverai à l'auberge.
            Ragotte - Tu es libre ; tu verras ce que ça coûte.
            Paul - J'ai de quoi payer et ce sera meilleur.
            Ragotte - Puisque tu ne mangeras plus chez moi, je ne balaierai plus ta maison où tu couches ; ferme ta porte.
             Paul - Elle est fermée.
             Ragotte - Ôte la clé.
             Paul - Je l'ai dans ma poche               
             Ragotte - C'est fini entre nous, mais quand tu auras besoin d'un morceau de pain...
             - J'ai plus les moyens que toi, dit Paul, déjà dehors.
             - Il m'a jeté ça dans les jambes, dit Ragotte, parce que je l'avais piqué net.


                                                                                                        ........./
                                                                                                   à suivre
                                                                                               

samedi 14 juillet 2012

Ragotte Jules Renard suite 2 ( Nouvelles France )


   une arlésienne Vincent Van gogh                            Ragotte
                                              ........../ suite 2

3.                                                                Lucienne

            Il faut que Ragotte s'achète un bonnet de dame qu'elle ne mettra que le jour de la noce. Son Paul se mariera-t-il à temps pour que le bonnet puisse servir encore ?
            Le gendre, Marius, vient demain pour la première fois. Va-t-il coucher ?
            " Conseillez-moi, madame, dit-elle à Gloriette. Je ferai tout ce que vous voudrez. Quand je ne saurai plus, je vous demanderai. Vous me servirez de mère. "

            Ragotte trouve enfin ce qu'elle fera à Marius pour son dîner. Après la soupe elle cassera des oeufs.
            Elle lui prépare un bonnet de coton.

            " On n'est pas à la ville, dit-elle, avec son petit orgueil modeste ; moi non plus, je ne serai pas embarrassée de bien faire, si j'avais tout ce qu'il faut. "
            Ragotte - Oh ! les parents de ton futur ne vont pas venir, c'est trop loin.
            Lucienne - Tu crois ça, toi  ! parce que tu n'oses pas monter en chemin de fer, tu t'imagines que les autres ont peur de se déranger. Tâche plutôt de retourner ton bas de laine. Dans le pays de Marius ils font la noce trois jours !
            Et Lucienne ne cesse de jeter des choses dans les jambes de Ragotte.
            " Tu n'es pas capable de cirer mes souliers, jamais tu ne me réveilleras à l'heure ! "
            - Lucienne a tort, dit Gloriette à Philippe, de parler durement à sa mère.
            - Ma foi ! madame, répond Philippe, je ne dis rien parce qu'elle ne me dit rien ! Si elle me parlait comme ça, à moi, j'aurais vite fait de la rembarrer !

            - Je lui^passe tout, dit Ragotte, parce qu'elle va s'en aller, comme l'autre.
            - Quel autre ?... Ah !
            - Jamais mon petit Joseph ne me faisait d'affront ; il était trop bien montré par ses maîtres. Un jour qu'il avait faim d'un oeuf cuit dans la cendre, je luis sers l'oeuf sur notre petite table. ll le mange et met les coquilles comme il faut, à côté de lui, et il veut ramasser les mies de pain par terre. Je lui dis : " Laisse donc ! ne te salis pas les mains. Ton frère et ta soeur ne prennent point les mêmes précautions, et ce n'est pas prêt que tu sois aussi malpropre qu'eux ! "
            Mais Ragotte se précipite : Voilà une corbeille d'oeufs et la farine pour les brioches !
            " Ce qu'ils nous font trotter, dit-elle, ces deux saloperies ! "
            C'est ainsi qu'elle appelle les fiancés.

             La famille de Marius Carol arrive du Midi, le père, la mère et un frère soldat, lequel rapporte des manoeuvres une colique qui n'est pas dans une musette.
             Ils ont voyagé toute la nuit et personne ne les attendait à la gare.
             Philippe comptait sur Lucienne qui comptait sur le Paul qui n'y pensait plus.
             Les Carol sont chargés de paquets. On ne s'élance pas pour les débarrasser. Ragotte est assise dans un coin de la cour et plume des poulets. Philippe cloue des draps et du feuillage aux murs de la grange où se fera la noce.
            - Philippe, dis-je, c'est peut-être le moment de saluer votre nouvelle famille !
            - Oui, monsieur.
            - Dérangez-vous ! Allez donc !
            Il faut que je le pousse et que je lui prenne son marteau des mains. Ragotte se décide à se lever.
            Le Centre et le Midi s'abordent et mêlent leurs accents.
            M. Carol corrige un peu le sien, mais Philippe garde son patois de tous les jours.
            M. Carol est habillé à la mode de son pays. Le gilet laisse voir une ceinture de flanelle bleue. Sous un large feutre, il a le port sans modestie de là-bas. Il appartient aux ponts et chaussées. Mme Carol peut passer pour une Artésienne, à cause de son bonnet. Par comparaison, les Philippe semblent ternes. La vieille culotte de Philippe reste ouverte. Ragotte se tient comme une pauvre servante effarée.
            " Ah ! moi, dit Philippe, je retourne à mon travail.
            Les Carol demeurent plantés au milieu de la cour.
            Venant du Midi, ils ont apporté un panier de raisin. Ragotte l'expose tout de suite au soleil, sur un banc. Les guêpes ne tardent pas à bourdonner. Ragotte, les mains croisées, médite et se demande si elle ne devrait pas écarter un journal dessus.

            - Vus avez toute la peine, monsieur Philippe, vous plaît-il qu'on vous aide ?
            La surprise empêche Philippe de répondre. Ce monsieur saurait-il planter un clou ?
            Le soldat a une idée : deux guirlandes parties des quatre coins, se croiseraient sous les voûtes de la grange ! Mais c'est une idée que nous avons eue déjà, Philippe et moi. Aucun succès. Silence.
            M. Carol insiste et offre encore un coup de main.
            - Pas besoin, dit Philippe.
           - Allez plutôt faire un tour, dis-je, voir le jardin.arlésien vincent van gogh
           Ils répondent : " Ce sera très joli cette grange ! " et ils s'éloignent.
           - Nous sommes un peu dépaysés, avoue M. Carol. Quand on ne connaît pas l'endroit !
           Mme Carol ne sait où se tenir. Elle répète, parmi les casseroles et les volailles de Ragotte :
           - Je vous gêne, je vous gêne !
           - Oh ! je ne fais pas attention à vous, dit Ragotte.
           - Ma bru a l'air doux, dit M. Carol à Gloriette.
           Ce n'est pas le moment de soutenir le contraire.
           - Elle fera de Marius ce qu'elle voudra, ajoute M. Carol. Ce n'est pas un homme qu'elle épouse, mais un " moutonne ".
           Ragotte ne leur a rien préparé. Elle pensait qu'ils ne devaient manger que le jour de la noce.

          " Ils ne se connaissent seulement pas, dans leur famille, dit Philippe. Les enfant disent vous au père et à la mère ! "
          Marius pouvait choisir là-bas entre dix demoiselles qui avaient toutes une position, et l'une d'elles possédait plus de vingt mille francs ! Mais Marius préférait Lucienne pauvre.
           M. et Mme Carol n'ont pas fait d'objection.
           " Épouse-la, petit ! "
           - Lucienne est une fille raisonnable et ordonnée, dit Gloriette.
           - Et honnête, dis-je.
           - N'est-ce pas ? dit Mme Carol inquiète.
           - Oui, madame.
           - Écoute, dit Mme Carol à M. Carol, monsieur affirme que Lucienne est honnête.
           - Ah !
           - Très honnête, à fond, dans tous les sens.
           - Combien a-t-elle fait de places ?
           - Cinq ou six.
           - Et vous croyez que ?...
           - J'en suis sûr, dis-je, comme si je le savais.
          
           - Où est leur maison ? me demandent M. et Mme Carol.
           - La maison des Philippe ? c'est la notre. Vous voyez qu'ils vivent chez nous, ils y sont installés.
           - Ils ont une maison à eux ?
           - Non.
           - Une maison natale, de famille ; on a une maison.
           - Ils en avaient une, elle est vendue.
           - Tiens !
           - Elle était toute petite et vieille ; elle tombait. Ils l'ont vendue plus chère qu'elle ne valait ; à un voisin riche. Une belle occasion !
           - Où habiteront-ils plus tard, une fois vieux ?
           - Encore chez nous.
           - Et si vous leur manquiez ?
           - Ce n'est pas probable.
           - C'est possible.
           - A notre mort ?
           - Pardon !... s'ils vous quittaient de force d'eux-mêmes ?
           - Dame ! ils chercheraient ailleurs. On trouve toujours de quoi se loger.
           - Pas de maison à eux ! répète M. Carol.
           - C'est drôle ! dit Mme Carol.
           Ils se regardent, un peu humiliés et dédaigneux ; car ils possèdent, là-bas, maison à eux, cheval et voiture, avec une vigne, et ils vendent même du vin aux amis.
            Leur grand air ne trouble point Philippe.
            " Supposons, m'explique-t-il, que je sois installé chez eux ! moi aussi, je serais nippé pour l'occasion, et j'aurais dit, comme ces gens-là, que nous sommes propriétaires. Mais je ne crois pas ce qu'ils racontent, et je suis à peu près sûr qu'ils n'ont rien. "
            Et ils refusent de savoir le nom de leur pays.

           Philippe - Nous viendrons vous voir samedi.
           Le Curé - Quelle cérémonie désirez-vous ?
           Philippe - Ce n'est pas la peine de dépenser tant d'argent !
           Le Curé - Je ne dis jamais de messe le samedi. Je ne peux que vous donner une bénédiction.
           Philippe - Oh ! ça suffit bien ?
           Le Curé - Ça suffit. Il y a une bénédiction de trente francs et une autre de neuf francs et quelques centimes.
           Philippe - J'aime mieux celle de neuf francs.
           Monsieur le Curé - Et quelques centimes. Elle sera aussi bonne.
          
          " Ce qui m'embête le plus, dit Philippe, c'est de prendre Lucienne par l'aile pour la mener à la mairie. Mais je la lâcherai sur la route jusqu'à l'église. Deux kilomètres ah ! non! Elle marchera bien toute seule. "

           Le jour du mariage, dès cinq heures du matin, il passe sa chemise propre et travaille aux préparatifs.
           C'est dans l'écurie de Jaunette que Ragotte se débarbouille et met son bonnet noir neuf.
           Le parrain de la mariée porte au côté gauche un énorme bouquet blanc, avec de larges rubans qui volent.
           Le Midi n'en revient pas. Il n'a jamais rien vu de plus ridicule.
           - On me paierait cinquante francs, me dit M. Carol, que je ne voudrais pas être à la place de cet homme !
           - Il serait bien fier, me dit Philippe.
          
           Alexandrine, l'aînée des soeurs de Ragotte, n'est pas venue ; on espérait encore la trouver au banc familial de l'église. Point. Il parait qu'il fallait, selon la mode, lui faire deux visites, la première pour lui annoncer le mariage, la deuxième pour fixer la date.
            - C'est vrai que je lui ai manqué, dit Ragotte soumise. Mais elle croit que je suis libre de mon corps. Elle cherche toujours des manières et on ne peut pas la décrotter.

           Le violoneux les attend à la sortie de la messe et, tout de suite, il se met à jouer le même air sur ces paroles différentes.
           " Le marié dit : - Je la tiens ! je la tiens ! je la tiens !
            La mariée dit : - Il est pris, il est pris, l'hébété ! "
            Sans compter les douzaines de brioches, il y a deux sortes de galettes : la galette aux bretelles, qui se compose de semoule et de bandes de croûtes croisées par-dessus, comme des bretelles, et la galette aux herbes, dite au mal de jambe.

           Par dépit, les Carol s'amusent entre eux, et un mot de là-bas, qu'ils prononcent avec l'accent, les fait éclater de rire.
           Le musicien n'a qu'un oeil et qu'une dent  ; ce n'est pas compliqué.
           Il passe pour avoir gagné plus de cent mille francs avec son violon.
           Il ne change d'air que s'il change de place.
           Quand il ne joue pas, il mange. Il parle peu et méprise les danseurs, sauf moi qui ai dû danser beaucoup dans ma jeunesse.
           - Vous devez être musicien, dit-il.
           - Non.
           - Oh ! ça se voit.
           - Vous trouvez ? Peut-être.
           Mais non ! Mais non ! Toujours mentir !


                                                                                         ............./
                                                                                                      à suivre
                                                

vendredi 13 juillet 2012

Ragotte ( suite ) Jules Renanrd ( Nouvelles France )


                                                            Ragotte
                                                                       ( suite)              


2                                                                      La mort du  petit Joseph

            L'infirmière dit à Gloriette :
            - Votre petit jeune homme ne va pas.
            - Perdu ?
            - Bien malade !
            Et le médecin :
            C'est une méningite ! Il peut vivre encore huit jours ou trois semaines. Trois semaines, ça m'étonnerait. Prévenez la famille.
            J'écris à Philippe et lui conseille de venir à Paris.
            - Triste voyage, dit-il en arrivant.
            Il va tout de suite à l'hôpital avec sa fille Lucienne et ne trouve pas Joseph si mal.
            - Il vous a reconnu, Philippe ?
            - Oh ! et même de loin ! Il faisait : bou ! bou! avec ses lèvres. Je lui ai dit : " Tu veux donc m'embrasser ? " Il a répondu : " Oui. " Je me suis penché, et, comme mon pied glissait, il m'a dit : " Tu vas tomber ! " Il a voulu boire, Lucienne soutenait le verre par le fond. Je disais à Joseph : " Tu en en as assez ! " C'était pour rire, non pour lui refuser son lait. Il répondait : " Ma foi, je bois tout : " Et il a tout bu : preuve qu'il va mieux.
            - Ne vous faites pas d'illusion !
            - Oh ! je ne m'en fais pas beaucoup ; son mieux, c'est peut-être son pire.
            - Dès qu'un grand médecin comme le sien a parlé!...
            - Quelquefois, les médecins se trompent, dit Philippe.
            - Pas quand ils affirment qu'il n'y a rien à faire.
            - Ah !
            - J'admire les grands médecins, dit Gloriette émue.
            La barbe de Philippe et ses rides  se brouillent et sa figure a bientôt l'air d'une souche trempée.
            - Vous avez pu, Philippe, vous assurer par vous-même que Joseph est bien soigné à cet hôpital ?
            - Oui, mais il y a de l'eau qui lui coule du front et le mouille jusqu'à l'estomac.
            - C'est l'eau de la glace qu'on lui met sur la tête pour endormir le mal.Vous ne trouveriez pas de glace à la campagne.
            - Non : il serait mieux tout de même si quelqu'un restait près de lui.
            - L'infirmière ne bouge pas, Philippe ! Elle va d'un malade à l'autre. Elle ne quitte la salle que pour déjeuner, et elle n'a que ce moment de repos. C'est dur, le métier d'infirmières ; elles travaillent de sept heures du matin à sept heures du soir.
            - Joseph n'aurait pas d'infirmière chez nous, répond Philippe, mais moi, la Ragotte ou le Paul, on ne le laisserait pas seul, on serait toujours là pour le recouvrir s'il se découvrait et pour lui donner quelque chose, quand il demanderait à boire, ou n'importe.
            - Ce n'est pas de soif que Joseph mourra, Philippe. Que dites-vous de l'hôpital ? Vous n'en aviez pas encore vu ?
            - Non.
            - Il vous a semblé bien tenu, hein ? propre, tout luisant !
            - C'est assez convenable.
            - Depuis combien d'années Joseph est-il à notre service ?
            - Ce serait la septième.
            - Sept ans, déjà ! Espérons qu'il n'aura pas été bien malheureux chez nous.
            - Il ne se plaignait pas trop, dit Philippe.

             L'infirmière est jolie, blonde, douce et grave ; elle ne s'attarde pas aux malades qui plaisantent. Elle donne avec le même sérieux le verre de lait et la bouteille à pipi. Malgré son métier, elle reste si bien femme que Gloriette, à sa vue, ne manque de dire :
            - Comme je la comprends ! Moi aussi, j'aimerais être garde-malade.    
            Le petit Joseph n'a presque pas de fièvre et il divague. Il divague poliment, d'un air raisonnable. Il a reconnu son père et ne se rappelle plus sa visite. Il semble qu'on lui ait asséné un coup de marteau sur le crâne, non pour le tuer, mais pour l'étourdir. Il grimace et ne souffre pas. Ses mains sont glacées, l'une blanche, l'autre violette. Elles se cherchent, mais si la blanche fait, à elle seule, plus de la moitié du chemin, la violette bouge à peine.
            - Vous m'emmenez ? me dit-il .
            - Oui, bientôt.
            - Oh ! je peux marcher, allons ! dépêchons-nous !
            Il s'efforce de remuer ses jambes inertes.
            - On m'a monté ici sur un brancard, dit-il, mais, pour redescendre, je les aiderai et je tiendrai le bout du brancard.
            Il voit au mur des ronds de soleil et s'écrie :
            - Oh ! des brioches !
            - Hier, dit-il, un vieux était très malade. Il a demandé le bon Dieu. Il est là, dans l'armoire, le bon Dieu.
            L'interne l'a questionné.
            - Buvez-vous quelquefois ?
            - Non.
            - Jamais ?
            - Non, non,.
            - Qu'est-ce que vous faites ?
            - Moi ?
            - Oui, vous, dans la vie ?
            - Je suis domestique.
            - Servez-vous aux repas ?
            - Oui.
            - En débarrassant la table, vous prenez la goutte ?
            - Il n'y a pas de goutte chez nous ! répond le petit Joseph avec force.
            Les autres malades nous observent et se disent sans doute :
            " C'est lui, ce n'est pas moi, qui va mourir. "
            - Bonsoir, petit !
            - Vous partez ?
            - Oui, nous reviendrons.
            - Et moi, je reste ?
            Va-t-il pleurer ? Quand je me retourne, ses yeux s'amusent déjà aux brioches qui s'arrondissent sur le plâtre blanc.
            - Là-bas, on les habille, me dit Philippe ; est-ce qu'on va l'habiller ?
            - Je ne crois pas. Nous lui donnerons un drap avec un oreiller, et il sera mieux dans un drap propre que dans ses effets qui ne l'étaient plus.
            - Là-bas, on les habille, répète Philippe.
            - Ici, non. Chaque pays a ses habitudes. Paris a les siennes. Il faut les respecter.
            - Oui, mais je ne veux pas qu'on jaguille Joseph.
            - Comment ?
            - Je ne veux pas qu'on le jaguille ! Vous, qui connaissez les médecins, défendez-leur de le jaguiller. Je sais qu'à l'hôpital ils jaguillent les morts, si on ne dit rien. Ils ont jaguillé la fille de Rolin. Moi, je ne veux pas : Défendez !
            Il parle ainsi, têtu et sombre, parce qu'il se souvient d'en avoir presque jaguillé un lui-même à la ferme des Corneille.Un domestique était mort subitement. La Compagnie d'Assurances exigea l'autopsie et le médecin fit l'opération avec l'aide de Philippe, renommé pour son adresse à égorger les porcs. Philippe, quoique habitué au sang, ne trouva pas que c'était de l'ouvrage agréable.
            - Défendez, monsieur, défendez !
            - Je ferai votre commission.
                                                                       
                                                                                chrysanthème de la toussaint
            - Je n'ai plus rien à faire ici, je m'en vais , dit-il à Lucienne.
            Il s'assure qu'il a dans sa poche le livret de caisse d'épargne et le porte-monnaie du petit.
            - Vous savez que vos autres enfants ont droit à la moitié de cette somme ?
            Philippe ne répond pas. Il boutonne étroitement sa veste et son pardessus, se coiffe d'aplomb, et dit à sa fille, d'un ton autoritaire :
            - Je pars, je l'ai vu, ça suffit ; mais toi, tu restes. Tu iras à l'hôpital tous les jours, et tous les jours tu écriras pour donner de ses nouvelles. N'y manque pas, tu m'écoutes ?

            J'avais dit à Philippe :
            - Vous êtes un homme, vous ! un homme s'en rire, mais Ragotte n'est qu'une pauvre vieille maman ; soutenez-la !
           Philippe nous télégraphie de là-bas : " Ragotte pas malade, mais ennuyée. "

           Après Philippe, c'est le Paul qui vient voir son frère Joseph une dernière fois. Il a voulu partir à toute force. Il arrive à la gare de Lyon, au milieu de la nuit, et il attend que l'heure soit convenable pour sonner à la porte du concierge.
            Il se présente avec une petite cravate-plastron de couleur printanière, où brille une épingle dorée, et dès les premières paroles, il pleure, comme une grosse pomme cuite fendue.
            Le Paul ne veut pas s'y connaître moins qu'un autre.
            - Oh ! pour moi, il est perdu ! dit-il  
            Joseph aura été deux fois à l'hôpital. La première fois, Ragotte criait : " Il n'en sortira plus ! "
            Nous l'avons réprimandée ferme. Joseph est sorti.
            - Je regrette mes paroles de défiance, a dit Ragotte. Oh ! je n'aurai plus peur de l'hôpital, et si mon petit y retourne, je me tiendrai tranquille.
            Le petit Joseph y est retourné, et, cette fois, il y reste.
            
            Lucienne et Paul ont du chagrin, mais surtout de la mauvaise humeur : " Ça m'agace ! " dit Lucienne. Ils gémissent en bougonnant. 
            - Ce n'était pourtant guère difficile à voir, que la fin approchait !
            - A quoi ça sert d'envoyer une dépêche ? Il est mort, il est mort !
             Le Paul dit à Lucienne :
             - Naturellement, je reste à Paris jusqu'à demain. Il faut bien que j'achète une couronne !
             Et Lucienne dit :
             Inutile de faire tant de frais ! C'est déjà gentil de l'emmener. Et tu sais qu'on ne les habille pas, ici ; tâche de garder ça pour toi et de ne pas raconter chez nous qu'on l'a mis dans le cercueil sans l'habiller.
             - Je ne suis pas si bête que tu crois, répond le Paul.
             - Non, dit Lucienne, mais tu n'as guère souvent la main à la poche, quand il s'agit de payer ! Si tu me remboursais ! tu t'imagines que ça ne coûte rien, le Métro ?
             Ils disent : " Je l'ai vu ; il est tel qu'hier; la mort ne l'a pas changé ! "
             C'était bien la peine !

             - Pour l'emmener, disent-ils, on paiera avec ses économies. C'est son argent. Il faut que l'argent qu'il a gagné lui profite.
             - Cet argent, dis-je, profitera surtout au patron de ce monsieur noir qui vient de nous faire ses offres. 
            - Vous avez raison, mais si Joseph pouvait parler, il dirait comme nous.
            C'est Philippe qui reçoit la dépêche au village. Il la lit et pleure d'abord, seul, tout son soûl. Il garde la dépêche dans sa poche plus d'une heure.
             Ragotte est au coin du feu avec une voisine, la Chalude. Philippe, sans donner la dépêche à Ragotte, puisqu'elle ne sait pas lire, sans même la lui montrer, l'embrasse, ce qu'il ne faisait plus depuis des années.
             Ragotte comprend et pleure dans son tablier. La Chalude ayant deviné, pleure aussi.

             Il y avait beaucoup de monde à l'enterrement. Ragotte a dit :
             - Nous avons beau être pauvres, nous ne sommes pas mal regardés !  
             Elle aura bien du plaisir à se rappeler toutes les personnes qui se sont dérangées.
             Mais Philippe n'y était pas. An dernier moment, il a refusé de mettre une chemise. Il a dit d'une voix sourde : " Non , je n'irai pas ! " Et il est allé se coucher sur la paille, près de Jaunette.

             Le monde marchait, silencieux, sauf la Chalude, courbé contre le vent qui balayait la route. La Chalude, qui ne parle pas vite, mais qui finit tout de même par dire ce qu'elle veut, déclarait à Lucienne :
             - Il y a juste treize ans que, à la même époque, au mois de mars, votre frère aîné est mort  J'ai bonne mémoire, je ne me trompe pas. Et quand votre frère aîné est mort, il y avait juste treize ans que votre grand-père était déjà mort. Vous verrez, que, dans treize ans, il y aura encore quelque chose pour vous. 

            A l'église , M. le curé en donna pour ses vingt-cinq francs, mais il n'était pas rasé, ce que tous remarquèrent.
            On a vraiment bien pleuré le petit Joseph. Je ne l'ai jamais vu pleurer lui-même, et c'est la première fois qu'il faisait pleurer les autres.
            Quelques jours encore, il continue de vivre pour ceux qui ne savent pas.
            - Et votre petit jeune homme, on ne le voit plus ; qu'est-ce qu'il devient ?
            - Mort.
            - Oh ! pardon ! si j'avais su, je ne vous aurais pas demandé de ses nouvelles.
            Il venait de faire une folie.
            Souvent invité aux noces de son village, où il ne pouvait que regarder les danseurs, il prenait, cet hiver, sans le dire à personne, des leçons de danse. Il avait acheté d'un coup pour cinquante francs de cachets.
            Il en laisse trois ou quatre.

                                                       Le chagrin de Ragotte

            Quand le petit Joseph venait la voir, il était câlin avec elle. Il ne lui flanquait jamais rien dans les jambes. Il ne partait jamais sans lui glisser, au moment de l'adieu, sur ses gages à lui, une pièce d'argent pour sa cachette, et comme Ragotte voulait la rendre, il lui tenait la main fermée jusqu'à l'arrivée du train.
       
            

            Le petit Joseph lui revient trop fort à la pensée ; elle dit à Gloriette :
            - Oh ! si vous saviez, madame, comme on se sent puni !
            - Puni de quoi, Ragotte ?
            - Oh! madame ! Oh ! madame !
            Elle ne saurait pas le dire au juste... peut-être d'avoir oublié que le malheur nous guette à chaque instant, et qu'il faut toujours vivre en inquiétude.
            Elle dit à propos des leçons que la vie nous donne : " Il faut être pris pour être appris "
            Et à propos du petit Joseph : " Tant qu'on ne passe pas par là, on ne passe pas serré. "
            Tous les matins, elle pleure en tapotant le lit avec la petite fourche usée et jaunie.
            " Il aurait été si content de me voir un matelas ! "
            Elle a gardé son réveille-matin, dont elle aime entendre le tic tac, mais il s'arrête, elle n'ose pas le remonter et elle appelle Philippe pour qu'il le remette en vie.
            Son ouvrage fini, elle pense à Joseph et ça lui fait mal. Elle y pense trop et ça l'endort. Elle baisse la tête plus bas, un peu plus bas, jusqu'à ce qu'elle la relève avec brusquerie, comme si elle venait de heurter du front la pierre du petit.
            L'après-midi, elle s'assied au pied de la croix qui est à l'ombre, devant la porte.
            Elle y raccommode, elle y rêve et elle y dort.
            Comme le bas de la croix était vermoulu, on l'a scié, et la croix, replantée, se trouve à la taille de Ragotte. Debout, elle pourrait coller son oreille à la niche vide entre les deux bras et dire : " J'ai cru qu'on me parlait  ! "
            Mais, assise, elle semble porter la croix sur son dos et se reposer là, n'en pouvant plus de fatigue et de misère.
            Depuis longtemps, elle ne croyait plus à l'enfer, et, depuis la mort du petit Joseph, elle cesse même de croire au paradis.
            A quoi bon ?
            Elle sait que Joseph est là-bas, au cimetière. Elle profite du dimanche pour aller le voir. Elle ne prie pas. Elle aime mieux pleurer. Elle lui parle à voix haute et elle lui dit, pour qu'il entende :
            " Oh ! pauvre petit Joseph, tu étais si bon pour moi ! "
            Elle viendra prochainement à côté de lui, mais elle n'espère pas le retrouver plus tard au ciel.
            Y a-t-il seulement un ciel ?
            Est-ce que Mme Gloriette, si savante, croit au ciel ?
            Puisque madame n'y croit pas, comment Ragotte y croirait-elle ?
            Il n'y a point de ciel ; il y a, dans le cimetière, le corps du petit Joseph, et il y a, dans l'armoire de Ragotte, le linge qu'il a laissé, et qu'elle déplie et replie ( oh ! que c'est dur ! ) en criant de chagrin.
            Elle résume ainsi sa vie, hochant la tête : " J'ai enduré bien du mal ! "
            Elle dit encore qu'elle a versé des larmes pour faire marcher un moulin.
            Elle n'oserait point aller voir sa fille à Paris.
            - Votre voyage, dit Gloriette, lui ferait plaisir.
            - Je ne pourrais pas rester où la chose s'est passée.
            - Mais votre fille n'habite pas ce quartier-là, et vous ne sauriez à quel endroit votre petit Joseph a pu mourir. Paris est grand !
            - C'est égal, dit Ragotte, ce serait toujours le même pays.
            Elle n'a plus de goût à la cuisine.
            Elle fait un oeuf au vin, donne l'oeuf à Philippe et ne garde que le reste du vin. Elle y sauce son pain et tâche que ça dure longtemps, pour que Philippe voie bien qu'elle mange et qu'il ne la gronde pas.
            " La mort de Joseph l'a bien changée, dit Philippe à Gloriette, mais où elle a été le plus abattue, c'est quand vos petits poulets n'ont pas réussi. "
            Elle n'irait plus à la ville pour son plaisir, elle n'irait que pour un enterrement.
            Elle a de moins en moins d'agrément à aller à la rivière et à porter sur son bras les lourds draps mouillés.
            - Est-ce qu'on ferai la lessive demain, madame Gloriette ?
            - Comme tous les lundis, Ragotte, depuis neuf ans.
            - Faut-il acheter du savon ?
            - Naturellement.
            - Et des cristaux ?
            - S'il n'y en a plus.
            - J'apporterai les cristaux avec le savon ?
            - Mais oui, Ragotte, par la même occasion ! Qu'est-ce que vous avez ?

            Elle se lève ce matin,pour aller faire le lit du Paul qui n'est pas marié et qui couche dans une petite maison bâtie par lui.
            Comme elle ne revient pas, Philippe va voir.
            Elle était chez la Chalude, assise et causant.
            Philippe la laisse bavarder et dit, le visage dur : " Sacrées femmes ! "
            Un autre jour, à midi, à une heure, elle n'est pas là.
            Philippe mange ce qu'il trouve, et va de porter en porte demander si quelqu'un a vu Ragotte ? Personne ! Philippe n'ose pas interroger trop de monde ; l'inquiétude le gagne. Il retourne à la maison, et s'assied près de l'arche, la tête dans les mains.
            Le soir, Ragotte rentre comme si elle venait de sortir.
            Philippe la regarde et d'abord il ne peut pas parler.
            - Qu'est-ce que tu as ? dit Ragotte.
            Philippe - Où étais-tu ?
            Ragotte - Je faisais la vaisselle chez Mme Lerrin, c'est aujourd'hui la Pentecôte. Elle régale du monde, comme tous les ans, tu le sais bien.
            Philippe - Une autre fois, tu ne feras pas mal de prévenir.
            Ragotte - Pourquoi ?
            Philippe - Parce que.
            Ragotte - Tu me cherchais donc ?
            Philippe - Moi ! je n'ai pas bougé.
            Ragotte - On dirait que tes yeux sont rouges.
            Philippe - Je dormais sur l'arche.
            Ragotte - Tiens, tiens, voyez-vous ce que c'est ! Ça me fait plaisir de t'avoir désolé un petit peu.
            Et, pour la première fois, depuis la mort du petit Joseph, Ragotte sourit.
            - Tu ne pourrais plus vivre, mon pauvre vieux, sans ta vieille demoiselle !
            Philippe hausse les épaules.
            Ragotte retombe dans l'ennui.

            Elle passe toute une soirée à chercher son dé et ses lunettes.
            Elle va dehors ; au milieu de la cour, elle oublie ce qu'elle veut, s'arrête, rentre chez elle et s'assied jusqu'à ce que ça lui revienne.
            Elle n'y est plus. Il fait nuit, quand nous revenons de promenade, et elle nous dit, les mains sur le ventre : " Faut-il une lampe ? "
            Et si on lui dit : " Ragotte ! allumez le feu ! " elle répond d'une voix funèbre : " Il est donc mort ? "
            Elle a remué toute la nuit comme quatre pois dans un pot.
            Elle voudrait si sincèrement être morte qu'elle n'a presque plus peur de l'orage.
            Elle perd la mémoire.Les mots ne sortent que syllabe par syllabe, déformés, comme d'une bouche d'enfant.
            Elle ne dit pas rapetisser, mais rapetitzir un corsage.
            Elle n'est plus bonne qu'à s'endormir près du feu et à le laisser s'éteindre.
            La cendre l'attire.
            Va-t-elle bientôt mourir ? Nous attendons.
             " On meurt, dit-elle depuis que le Paul est soldat, quand on reçoit la feuille de route. Dès qu'elle arrive, il n'y a plus moyen de reculer : il faut qu'on parte ! "
            La feuille de route n'est pas encore venue.
            Ragotte se remet à vivre pour le mariage de Lucienne.

                                                               Lucienne
                                                                                                                 ....../
                                                                                                             à suivre